Entre deux caresses/Texte entier

Jean Fort, Éditeur (p. 7-257).


PREMIÈRE PARTIE

SENTIMENT

CHAPITRE PREMIER

TROIS HOMMES

Dans son cabinet de travail, sobre, sombre et glacial, le banquier Georges Mexme dictait à sa dactylographe une brochure sur les Mines d’Or de Pornichet. L’après-midi parisien fondait en un brouillard triste. De la rue Pillet-Will venait un jour blême. Il dessinait et accusait fortement le masque du financier. C’était un homme de taille moyenne, râblé et puissant. L’œil gris, fixé sur le rouleau de la machine à écrire, avait une dureté froide et orgueilleuse. Le visage, taillé à méplats anguleux, possédait à la fois de la beauté et un antipathique sceau d’énergie. Le front un peu surbaissé, les lèvres rouges, bien marquées sur la face glabre et mate, faisaient penser, en moins sphéricisé, à l’Antinoüs du Vatican. La voix avait en même temps une sécheresse âpre et quelque douceur aimante.

Le banquier, les mains allongées sur son bureau, regardait cependant les doigts de la secrétaire courir sur le clavier.

Ses phrases se suivaient, courtes et denses. La jeune femme, une Danoise polyglotte, devait transférer le texte de la brochure en quatre langues. Elle écrivait sans un geste de la nuque, et l’on voyait juste sa moue légère d’attention, le menton en galoche et le bombement du front.

Le téléphone tinta. Mexme fit signe d’arrêter et saisit l’écouteur. On lui apprit que Messieurs Séphardi et Robert de Boutrol venaient d’arriver.

Georges Mexme attendait ces deux hommes, l’un, redoutable financier, son ami ; l’autre, frère d’un des plus puissants politiciens du jour et administrateur de plusieurs journaux. Il donna ordre d’introduire les visiteurs dans son salon personnel, pièce discrète, luxueuse, et nantie de deux issues, où se débattaient les plus graves intérêts de la maison ; puis il sortit comme pour descendre.

Mais, à droite du bureau, dans le couloir, était un escalier étroit fermé par une porte invisible. Il ouvrit, monta d’un étage et s’inséra dans une cabine téléphonique à microphones. Coiffant le casque, il écouta alors, dans le silence absolu d’un lieu si bien placé que tous les bruits du dehors y restaient inconnus.

Mexme se trouvait ainsi en relation avec le salon ou Séphardi et Robert de Boutrol venaient d’être introduits. Il voulait savoir ce que disaient ses deux visiteurs avant qu’il les vint trouver. Telle était son habitude.

On parlait là-bas de la fameuse affaire des Pétroles Narbonnais, qui justifiait précisément la réunion des trois hommes d’affaires. C’était une entreprise géante, enfantée par Mexme et Séphardi. Sur des confidences d’ingénieurs ils avaient fait secrètement effectuer des sondages près de la côte Méditerranéenne. On avait enfin trouvé une nappe de pétrole, jusque-là inconnue, et qui partait des Pyrénées pour se perdre, soit en remontant vers le Nord, aux environs des houillères du Gard, soit vers l’Estérel, en pleines Alpes Maritimes.

Les deux financiers, associés dès la découverte confirmée, ne s’en étaient pas moins considérés comme adversaires. Ils avaient acheté séparément, par personnes interposées, d’immenses terrains autour du centre où les nappes d’huiles venaient le plus près du sol. Maintenant ils possédaient près de quinze mille hectares de terres, non pas d’un seul tenant, car de nombreux lots n’avaient pu être acquis ; mais dans de telles conditions qu’il faudrait bien voir un jour les propriétaires récalcitrants passer sous leurs fourches, lorsque près de deux départements français seraient transformés en une immense usine, hors laquelle rien ne vivrait.

Les Pétroles Narbonnais devaient se constituer maintenant en société anonyme. Mexme avait englouti en achats de terrains toute sa fortune et presque tous les capitaux étrangers dont il disposait, grâce à sa banque, soit vingt-cinq millions.

Son destin tenait donc désormais aux fameux Pétroles. L’affaire devait d’ailleurs, selon la pensée de Séphardi, valoir trois milliards avant dix ans.

Celui-ci, homme froid et calculateur, différait beaucoup de son associé. Ancien homme de sports et champion, en sa jeunesse, des jeux Olympiques pour les huit cents mètres plat, Mexme restait un impulsif, magnifiquement armé pour la lutte, mais dont l’impétuosité préparait les défaites.

Séphardi, aujourd’hui quinquagénaire était apparu quinze ans plus tôt à Paris et personne ne savait son origine. Il parlait avec indifférence toutes les langues d’Europe et d’Asie.

Actif, froid et intelligent, il avait constitué en peu d’ans une maison de banque capable de traiter à égalité avec les plus célèbres établissements de Paris. Muet et ne se confiant jamais, il finit par peser sur le marché comme une sorte d’entité maléfique, car tous ses ennemis durent disparaître.

Personne ne savait aujourd’hui sa fortune, ni même ses secrètes ambitions qu’on devinait immenses. Le bruit courait pourtant que Séphardi voulut devenir une sorte de monarque « in partibus » en France. Pour cela il avait poussé au pouvoir, par d’énormes libéralités, d’ailleurs fort savantes, un politicien nommé Jacques Capet. Capet se trouvait maintenant président de la République. L’élection avait coûté trente millions à Séphardi. Cent journaux appuyaient depuis peu sur la parenté — imaginaire — de Jacques Capet avec les anciens rois de France. On parviendrait à faire de cet homme un président à vie, puis un roi. C’était une question de dix ans, et de cent millions…

Alors, Séphardi régnerait sous le masque du faux descendant de Hugues Capet. Il voyait grand…

Robert de Boutrol apparaissait dans les Pétroles Narbonnais, ce qu’on nomme un « outsider ». Il ne prétendait ni diriger ni même influencer l’administration de la puissante affaire. Mais, en ce moment, son frère étant Ministre du Commerce, Boutrol représentait les faveurs, pressions, autorisations délicates et processives, les jeux administratifs et moyens d’action gouvernementaux, qui valent, dans une affaire comme les Pétroles Narbonnais, un nombre considérable de millions.

Robert de Boutrol n’apportait d’ailleurs pas que cela. Étant depuis peu Administrateur du Syndicat P.O.I.L. (« Presse ouvrière indépendante et littéraire »), il commandait ainsi au groupe des journaux Hurlub : « Paris-Univers », la « La Certitude » et « Minuteries » la feuille aux six parutions quotidiennes.

Boutrol avait toujours besoin d’argent. Sa maîtresse, Orlandette, l’actrice du Français, lui coûtait cher. Et l’orgueil de Boutrol tenait à cette illustre personnalité, dont le premier époux, le boiard roumain, Anglesco, fut jadis trouvé mort un matin avec une épingle enfoncée dans le bulbe rachidien, par la nuque. Orlandette avait été relaxée, contre toute attente, et le crime qualifié suicide par un jury attendri. Le second mari de cette femme dangereuse, un Américain nommé Seelond Guldent, se trouvait au tombeau, à son tour, huit mois après. Il abusait, pour complaire à sa charmante, mais un peu incandescente épouse, des plus redoutables aphrodisiaques : noix vomique et cantharide. Après cet obituaire, Orlandette passait aux mains d’Alcide Boileau, des Aciers Français, qui la faisait entrer au théâtre et la constituait étoile pour un forfait de quatre millions versés au groupe Hurlub, roi de la publicité. Alors Boutrol s’en emparait en lui promettant le mariage. Orlandette voulait être enfin dite Madame la Duchesse. Car Boutrol, qui était noble, sans titre d’ailleurs, timbrait maintenant ses papiers à lettres, ses voitures et tous objets propices, d’une couronne de duc et pair à huit fleurons d’ache.

Séphardi prenait Robert de Boutrol pour un sot, et Mexme l’estimait comme un imbécile. Cette nuance précisait bien leurs attitudes respectives, mais il fallait l’acheter… et le ménager.

. . . . . . . . . .

Georges Mexme écoutait toujours, dans sa muette cabine téléphonique. Enfin la voix du publiciste s’entendit. Il parlait du sénateur Magma, le protecteur des pétroliers, qui allait devenir un fâcheux ennemi des Pétroles Narbonnais. De là, il sauta à un éloge de Fanny Bloch, la femme de lettres, dont le dernier roman l’« Hyperjoie » avait un succès fou.

Il vint ensuite à Madame Jeanne Mexme, amie de Fanny Bloch :

— Il a une bien jolie femme, ce Mexme, hein ?

Séphardi se taisait, Boutrol reprit :

— J’y reviens ; vous avez eu tort de ne pas vouloir que nous nous entendions d’abord, vous et moi. Avec mon frère je vous aurais obtenu une organisation des voies ferrées desservant les puits. On aurait placé, sous des prétextes techniques, les gîtes de Mexme en dehors du système ferroviaire autorisé. Il aurait été obligé de nous céder ses parts.

Séphardi répondit doucement :

— Vous faites fausse route, Boutrol. Mexme participe à l’affaire totale, comme moi. Nous n’aurions, avec votre combinaison subtile, abouti qu’à rendre notre exploitation plus onéreuse. Il n’y aura qu’un bilan et une société. Au surplus je suis certain que Mexme ne veut que faire de l’émission et créer un marché aux titres. J’estime qu’il aura gagné cent millions dans trois ans, quand il jettera son paquet de parts sur le marché.

Mais Boutrol se cramponna.

— Qu’est-ce que ça fait ? Nous sommes, vous et moi, plus forts que lui. Il est enfoncé là-dedans jusqu’au cou. Notre devoir était de l’inférioriser assez, précisément, pour qu’il liquide ses parts de fondateur au plus vite, et sans attendre que l’affaire vaille un demi-milliard de plus.

Séphardi dut sourire. Il dit avec une nuance de moquerie :

— Mon cher Boutrol, vous ne semblez pas juger Mexme à sa valeur. Ces ruses enfantines auraient eu plus d’inconvénients que de vrais avantages. C’est un lutteur, Mexme. D’ailleurs, il faut être sincère, si on veut que les gens le soient avec vous. Sur lui repose le départ financier de l’affaire. Vous ne semblez pas voir à son plan l’opération immense que va représenter le lancement sur un marché encombré, et assez timoré, de cent millions de titres. Or Mexme, qui est un vrai boursier, un maître de la confiance publique, nous est ici indispensable.

— Vous croyez ?

— Mais je ne le crois pas. J’en suis certain. Vrai, Boutrol, vous devenez extraordinaire. Comment ne vous faites-vous pas une idée de cette chose monstrueuse : émettre cent millions de papier sans passer par les grandes banques à succursales… Mais c’est géant.

— Oh… Vous êtes encore plus fort que lui…

Séphardi, que Mexme, écoutant toujours, imaginait très bien, dut jeter sur l’autre un regard de mépris. Il était insensible à la flatterie. Il répartit enfin :

— Je ne suis pas, comme Mexme, un financier familial, né en ce pays, fils de trois générations de banquiers. Mon nom seul est déjà fait pour épouvanter la Bourse. N’allez pas comparer nos moyens d’actions. Je vous l’ai dit, il est indispensable et il mérite notre confiance comme il nous faut mériter la sienne.

— Bah… Bah… Il y en a d’autres qui pourraient le remplacer.

— Oui, Boutrol ! Mais ils n’ont pas la moitié des terrains pétrolifères, et Mexme les a…

Comme Boutrol ne répondait pas, Séphardi reprit :

— Et puis Mexme est un administrateur, un spécialiste. Voyons, entre nous, croyez-vous que je vous chargerais de gérer les intérêts qu’il dirigera ?

— Pourquoi non ? dit l’autre.

Un rire se perçut au téléphone.

— Pourquoi ne pas donner la signature sociale à Orlandette ?

— Je vous assure qu’elle est très intelligente.

— Je le crois…

« Mais elle sait mieux escoffier ses amants que faire des affaires. Entre parenthèses, prenez garde ! Il existe encore des moyens qu’elle n’a pas essayés de vous faire passer le goût du pain…

Boutrol, qui dut être vexé, ne répondit rien. Un silence régna. Enfin Séphardi reprit railleusement :

— Ce qui m’étonne, mon cher, c’est qu’étant le frère du ministre le plus astucieux et le plus habile en moyens de police qu’on ait jamais vu depuis Fouché, vous parliez comme vous venez de faire.

— Que voulez-vous dire ? Mon frère est un homme d’honneur…

— Oui da !… Sachez donc que Mexme a certainement entendu tout ce que vous disiez de lui depuis que nous sommes ici. Il a son téléphone et ses postes d’écoute, tout comme Tancrède de Boutrol…

— Mon frère ne s’abaisserait pas…

— S’il vous plaît, mon cher, ne faites pas le naïf. Quand il était au ministère des Voies et Communications il y a un an, j’ai eu affaire à lui. Il est tombé le surlendemain. Je savais que le ministère était condamné et je lui ai fait jouer un tour, en obtenant de son électricien de confiance qu’il créât des courts-circuits partout dans son organisation secrète. Il m’avait demandé des choses que je ne lui aurais pas dites, sachant que ce serait enregistré. Mais je ne me suis pas gêné. Il a été furieux, après coup, lorsque son sténographe lui avoua n’avoir rien saisi…

« Il a bien fait rédiger de mémoire un document constatant mes réflexions. Mais, le lendemain de sa chute, j’ai fait enlever la pièce des dossiers.

— Vous êtes un type dangereux !

Un rire sonna et le silence suivit. Boutrol devait digérer mal son humiliation et l’aventure de ce frère qu’il aimait tant.

Alors Georges Mexme comprit qu’on ne dirait plus rien d’intéressant, ou bien qu’il lui faudrait encore passer dans la cabine un temps trop long, ce que les bienséances rendraient inconvenant. Il prit quelques notes sur un bloc sis à côté de lui, puis sortit pour descendre.

Il croisa sa femme, Jeanne Mexme. Elle aussi, venait de l’étage au-dessus, car la banque occupait tout un immeuble.

— Tu sors, Jeanne ?

— Oui, mon ami !

— Tu as rendez-vous ?

— Non ! Je vais prendre l’air.

Il la regardait avec une affection jalouse et orgueilleuse. Grande — plus que son mari — blonde, souple comme un jonc, elle portait sur son corps ophidien un masque somptueux et magnétique. De grands yeux violacés, une bouche hautaine, arquée et sanglante, quelque chose d’impérial dans l’allure, la manière de tenir à distance, même celui qui disposait d’elle, tout faisait de cette femme une sorte de divinité. Elle était fidèle, pourtant, et aimait son mari. Mais tandis que, lui aimait sa femme avec un rien d’avarice sentimentale, elle se désirait libre, maîtresse de soi et souveraine de ses actes. Pourtant Jeanne Mexme, qui avait le sens des traditions et le respect des préjugés d’autrui, consentait à laisser son mari ignorer en quoi leurs deux âmes divergeaient tant.

Ils descendirent quelques marches de conserve. Chez le banquier, dont le sang vif et l’ardeur impulsive étaient difficilement refrénés il y eut une sorte de violence inconsciente. Il saisit sa femme par la taille et l’approcha de lui pour poser un baiser brûlant sur la nuque lisse et parfumée.

— Ah, Jeanne !

— Eh bien, mon ami, vous vous oubliez…

Elle riait, avec un rien de hauteur négligente dans le regard, comme une princesse qui pardonne à un manant quelque geste trop audacieux.

— Jeanne, tu ne sais combien tu es attirante.

Elle tourna la tête de trois quarts, avec un sourire.

— Mais si, mon ami, je le sais…

Un pinçon au cœur fut sensible au banquier…

— Tu le…

— Au revoir, mon ami. Songez aux choses à leur heure. En ce moment je crois que vous êtes attendu…

Elle se sauvait, et Georges Mexme resta une minute, la face crispée, à regarder fuir cette ombre voluptueuse et à respirer le parfum lascif qui subsistait d’elle autour de lui.


CHAPITRE II.

DEUX FEMMES

— Je venais te chercher, ma chérie.

Fanny Bloch, grasse et forte, avec une face ardente, et des yeux qui semblaient toujours estimer les choses, sauta au cou de Jeanne Mexme.

— Je suis heureuse de te voir, Fanny ! Allons marcher un peu Avenue des Champs-Élysées.

— Ton mari va bien ?

Jeanne rit.

— Trop bien !

Les lèvres écarlates de Fanny Bloch s’ouvrirent pour un sourire, et son regard en coin exprimait une sorte de complicité. Elles montèrent alors dans l’auto des Mexme qui attendait. Le chauffeur, un tout jeune homme à face blême et perverse, attendit l’ordre.

— Vous nous déposerez au Rond-Point des Champs-Élysées, nous marcherons. Vous suivrez.

. . . . . . . . . .

Sous un tendre soleil trop pâle, l’Avenue se déroulait comme une estampe. Posés sur la perspective, les promeneurs, étirés par la lumière, prenaient une sorte de rigidité médiévale. L’espace les noyait dans un halo. Le ciel profus et liquide accusait la salissure des façades. La chaussée, rongée par les ferrures des pneus, gémissait au passage des voitures. Il en venait des milliers, et le souffle d’asthme épandu par les moteurs apportait un vertige inconscient aux cerveaux.

Des femmes suivaient l’Avenue d’une marche à la fois alanguie et cabrée. Les yeux fixes et cernés de fard, la souplesse et l’offrande des torses, dénudés sous la mollesse des étoffes, les gestes lents et hiératiques emplissaient la grande voie d’une sorte d’artificielle volupté.

Jeanne Mexme, frêle et orgueilleuse sous des soieries fauves, marchait près de Fanny Bloch, aux formes épanouies, et dont l’œil dur semblait provoquer les passants.

L’odeur de pétrole et de caoutchouc, de pourriture végétale et de papier, mélangée à de subtils parfums féminins, créait autour des deux femmes un arôme irritant et sexuel.

— Tu étais au « Page Bulgare » hier ? demanda Fanny Bloch à Jeanne Mexme.

— Non, ma foi !…

Jeanne sourit à un petit bossu passant près d’elle, qui lui jetait un regard concupiscent et féroce.

— Non, ma foi !… Je n’aime pas ce théâtre exotique.

— Exotique, Jeanne, c’est polonais…

— Je n’aime pas le théâtre finnois, ni le hongrois, ni le roumain, ni le croate, ni l’islandais, ni le polonais.

— Ah, ma chère, toi qui poses à tous les Internationalismes, comment peux-tu dire cela ?

— Mais, Fanny, je le dis comme je le crois. Parce que je tiens les autres peuples pour égaux au mien, parce que je n’éprouve nul orgueil de race, est-ce que cela m’oblige à comprendre ce qui m’est étranger ?

— Mais alors, puisque tu comprends le reste…

— Il n’y a pas de reste, Fanny. Je suis de mon pays. Les autres le valent bien. Mais serais-je obligée, parce que je ne méprise point le turc, le crétois ou le malgache, de soumettre mon estomac à la cuisine turque, ou crétoise ou malgache ? Enfin, dis-moi si c’était bien ce « Page Bulgare » ?

— Oh ! Assez excitant. Il y avait là un adolescent aimé par son prince et qui l’épouse.

— Devant le Pope ?

— Oui… On l’avait déguisé en jeune fille…

— Tiens, il y a eu, je crois, sous le Premier Empire, une histoire de ce genre, une femme chirurgien sous Larrey, qui, en Allemagne, durant la campagne de 1810, épousa une autre femme…

— Et puis ?…

— Oh ! cela fit ensuite un de ces scandales que Napoléon détestait tant et qui, comme par ironie, foisonnaient sous ses pas. Mais il n’y avait, en vérité, pas de quoi fouetter un chat.

Fanny Bloch se mit à rire.

— On n’a pas trouvé cela si ordinaire hier soir. Il y eut des protestations. Mais les amis de l’auteur ont fait le silence. Tous portaient des matraques…

— Ils avaient raison. On n’est pas obligé de venir voir jouer le « Page Bulgare ». Qui paie les quarante francs d’un fauteuil accepte ainsi de respecter les bienséances du lieu. Elles consistent à écouter et à se taire, ou encore, si cela vous déplaît trop, à partir.

— Nous ne sommes pas du même avis.

— Je le pense bien. Toi, qui es de théâtre, et qui fais jouer des pièces, tu aimes ces atmosphères de bataille, le tumulte exaspère en toi cette rage de plaisir que tu portes comme un ostensoir.

— Comme… Tu exagères, Jeanne !

— Mais non, Fanny. Tiens, tu viens de regarder avec un vrai sourire de provocation cet homme que nous avons croisé. Tu n’as pas envie de lui, je pense ?

— Pas du tout.

— Eh bien, je vais expliquer ce qui se passe dans ton esprit. Tu aimes toujours à imaginer une volupté étrangère dont tu serais la déesse inspiratrice, et cela, en retour, agit sur tes propres nerfs.

— Tu connais le fond des âmes, Jeanne. Mais toi, serais-tu seule hostile à cette excitation ? Je sais qu’elle tient aussi presque toutes nos pareilles.

Jeanne éclata de rire.

— Certes. Je ne suis pas si vicieuse que toi. Ni cette imagination réfléchie et réversible, ni l’homosexualité de ton « Page Bulgare » ne me sont agréables. C’est bien pour cela que j’en discute avec sang-froid.

— Trop froid…

— Où est la mesure, Fanny ? Pour dire un « trop » ou un « pas assez » il faudrait admettre une ligne de démarcation, au-dessus de laquelle commence ce « trop » et au-dessous de laquelle le « pas assez » apparaît, mais…

— Raisonneuse !…

— Nous sommes de deux races, Fanny, et nous portons des sangs différents. J’aime la mesure, même en volupté. Tu ne crois qu’aux perversités neuves et ton désir tend à outrepasser sans cesse ton expérience. De ce seul chef que c’est connu, tout te paraît banal.

— C’est vrai.

. . . . . . . . . .

— Tu as vu passer Séphardi ?

— Oui. Il sort de la banque.

— Ah ! Il fait des affaires avec Georges.

— Fanny, tu es trop hypocrite ! Tu le sais bien. Qui peut ignorer la grande affaire des Pétroles Narbonnais ?

Fanny rougit et se tourna vers son amie.

— J’oubliais. Alors il était venu arranger cela avec ton mari ?

— Je crois. Mais je ne suis pas assurée de connaître tous les dessous. Georges me les dissimule.

— Dame ! il considère que la banque est une chose, et toi une autre…

— Fanny, dans notre union, l’intellectuel c’est moi. Je n’en tire aucun orgueil, mais les affaires, tant qu’elles ne sont pas de simples cours de Bourse, ressortissent à l’intelligence pure, et j’aurais eu mon mot à dire.

— Toi, Jeanne, je te vois banquière !…

— Ne dis pas de bêtises, Fanny. Georges est un homme impulsif et ardent au possible…

— Alors de quoi te plains-tu ?

Fanny jetait obliquement un regard amusé à Jeanne, qui éclata de rire.

— Mais tu ne penses qu’à ça, mon petit ! C’est une maladie. Tu finiras paralytique générale…

— Rare chez une femme ! Et puis, au fond, ce n’est peut-être pas si désagréable. Surtout, si l’on a fait auparavant collection de souvenirs…

— Laisses-moi préférer autre chose… Enfin, je parlais du caractère de Georges en affaires. Il se croit toujours aux jeux olympiques. Il se rue, sans réfléchir, devant soi, comme un fou. Il aurait pourtant mille raisons de me tenir au courant des choses qui m’intéressent autant que lui et que je jugerais plus sainement.

— Il ne veut pas mélanger la finance et l’amour.

— Tu es sotte, Fanny…

— C’est parfois agréable…

— Pas pour moi…

— Perverse !…

— Allons, tu sais bien que la question n’est pas de séparer ou de réunir les affaires et l’amour, mais d’établir une sorte de contrôle d’ordre intellectuel sur des activités par trop dépendantes de la passion. Car la banque est un domaine spirituel où dominent les sentiments. Or rien n’est dangereux comme les commerces à base sentimentale aux mains de personnes dépourvues de sentimentalité…

— Profond, ça !…

— Vois la politique. Pas un atome de raison là-dedans. C’est pourquoi seul l’arrivisme intellectuel y règne. Les hommes de sentiment ne sont jamais au diapason. Ils oscillent entre le « trop » et le « trop peu »…

— Alors, ton mari ?

— Bourgeois raisonnable et équilibré, il prend pour un fruit de la logique pure et intelligente les impulsions enthousiastes de son vieil esprit olympique. Séphardi, lui, est un poète en finance. Mais un poète qui se sait tel et qui se contrôle. Georges manque du scepticisme indispensable dans le monde où se meut sa volonté. Il croit à lui-même. Je trouve cela comique. C’est un état d’âme juste bon pour faire des fanatiques et des créateurs de religion…

— Alors, en somme, les Pétroles Narbonnais exaspèrent entre vous de vieilles querelles… mettons des oppositions de pensée, de jugement et de sexe ?…

— C’est presque ça. Le grave, ici, c’est que nous jouons tout l’avenir.

— Et cela aidant, tu finis par ne plus aimer ton mari…

— Qu’est l’amour ? Ou le rut ou le raisonnement. Dans le second cas, ton jugement est exact. Voyant clair et juste, sans préjugés et comprenant bien mon temps, j’apprécie à leur valeur, mieux que Georges, les haines que nous soulevons dans cette énorme affaire des Pétroles. Il est donc clair que je ne l’aimerais plus s’il se ruinait et me mettait en nécessité de travailler pour manger ?

— Tu ne crains rien de tel, je pense ?

— Non, mais je fais une hypothèse qui précise en quelle mesure mon affection se limite seule par le souci des dangers possibles.

— Tu ne m’as pas dit encore ce que tu soupçonnais de Séphardi ?

— Tes idées se relient avec autant de curieuse finesse que celles du policier Dupin inventé par Edgar Poe…

Elles se mirent à rire toutes deux, de ce que leur conversation avait dit sans l’exprimer.

— Il te fait la cour, Séphardi ? reprit enfin Fanny Bloch.

— Parfois… Mais de façon si féroce, si agressive, que cela me met en méfiance quant aux affaires de Bourse qu’il mène avec Georges.

— Tu vois loin…

— Je désire voir loin. Au fond je me trompe sans doute dans mes points de départ.

— Certes. Je ne crois pas Séphardi capable de mener ton mari à une catastrophe rien que pour te vaincre. Cela, sans diminuer en rien l’affection que Séphardi te porte sans doute.

— Évidemment, Fanny. Le désir de m’avoir entre deux draps ne peut pas faire sacrifier cinquante millions à cet homme froid et dominateur qui paraît n’avoir aucune faiblesse. Mais il y a tellement de trucs et de ressorts cachés dans les affaires de haute finance ! Souviens-toi de Barthely. N’est-ce pas sa femme qui dut payer de son corps une échéance de trois millions pour laquelle on avait mené à la faillite cinq débiteurs qui méritaient mieux.

— Ton mari n’est pas Barthely. C’était un individu sans morale ni préjugés.

— Un banquier est un banquier, Fanny. La banque est un jeu, et, comme tel, cette activité passionne l’esprit plus que tout autre métier. Cela met donc en mouvement les ressorts les plus féminins de l’âme masculine. D’où…

— Tu raisonnes trop. Dans l’existence il faut se laisser aller un peu. À quoi bon prévoir tant et de si délicats événements ? S’ils adviennent même, ils auront sans doute un tout autre aspect que tu ne crois et tu auras rêvé en vain.

— Je sais cela. Mais Séphardi m’est à charge, dans ma vie et dans les affaires de la banque. Pourtant il ne me ment jamais. J’ai confiance dans tout ce qu’il me dit, à moi.

— Dis donc, Jeanne, tu n’es pas superstitieuse, mais tu sais aussi que je le suis, si l’on peut dire, moins encore. Pourtant j’ai visité souvent Raia, tu sais, la devineresse de la rue du Colisée. Tu devrais y aller. Elle remettrait, j’en suis assurée, du calme en ton esprit un peu trop porté vers les images fatales…

— Tu y vas, toi ?

— Oui.

— Que te dit-elle ?

— Ce que je désire savoir et elle ne s’est jamais trompée. Elle évoque dans des miroirs magiques, et vous voyez l’avenir vous-même. Vous l’interprétez ainsi à votre gré.

— Trucs de prestidigitation…

— Mais non, Jeanne. D’ailleurs tu es toujours très maîtresse de toi et ne te laisses jamais impressionner. Va donc voir Raia. Je suis certaine que ses paroles ou ses évocations — tu jugeras à ton gré — t’apporteront une quiétude neuve.

— En somme, pourquoi pas ?

— Nous sommes à deux pas. Cours-y ! Justement j’ai vu passer à l’instant l’auto de Nahmys. Il va où je sais, je vais le retrouver…

— Passionnée !…

— Laquelle de nous ?


CHAPITRE III.

TROIS SQUALES

Georges Mexme entra dans le salon où Séphardi et Robert de Boutrol semblaient se confier des histoires drôles. Il serra les mains des deux hommes, puis s’assit. Alors, ils s’entretinrent de choses médiocres et indifférentes. Personne ne voulait entamer le sujet qui pourtant les réunissait.

Enfin Mexme accrocha le grelot.

— Tiens, si nous parlions des pétroles, puisque nous voilà ensemble ?

— C’est une idée, dit Séphardi que cela seul occupait. Je n’y avais pas pensé.

Tous trois se surveillaient âprement. Ils avaient reculé insensiblement leurs fauteuils vers des emplacements conformes à leurs stratégies. Leurs mains nerveuses trituraient des accoudoirs de cuir rouge.

Boutrol se lança, comme le désiraient les deux autres.

— En vous attendant, mon cher Mexme, nous avons justement dit un mot de cela. C’est magnifique, sur le papier, ces Pétroles Narbonnais ! mais je n’ai pas confiance…

Séphardi coupa d’une voix incisive.

— Moi non plus…

Boutrol, éberlué, se tourna vers le banquier et demanda naïvement :

— Ah ! Et en quoi ?

— En votre méfiance…

Boutrol rit, pour se donner une contenance, puis il reprit gaillardement :

— Agissons toutefois comme si nous avions confiance.

Mexme dit :

— Ainsi font les votants qui soutiennent Tancrède de Boutrol, et ce n’est pas la méfiance qui leur manque…

Boutrol se lança sur la voie ouverte.

Précisément. Vous avez besoin de lui et de moi. Voyons un peu comment nous allons arranger cela. Il m’a donné pleins pouvoirs…

Mexme reprit d’une voix coupante :

— Nous n’avons pas « besoin », mais « utilisation » de votre frère et de vous.

Boutrol énuméra :

— Le ministère, la presse, la grande Agence Hurlub, c’est une force qui vous dépasse.

Comme les deux hommes ne disaient rien, il ajouta :

— Et j’ai des amis.

— Rien pour eux, dit Séphardi. Pourquoi pas le syndicat des P.D.P. ?

— Qu’est-ce que c’est que ça, les P.D.P. ?

— Profiteurs des Pétroles, dit Mexme en riant…

Et pour canaliser l’éloquence de Boutrol, il se décida à parler net :

— Nous utilisons votre frère et vous, c’est entendu. Nous le faisons d’ailleurs largement et sans marchander, mais, du premier coup, je vais à la limite de ce que nous consentons, et encore je n’ai pas l’approbation de Séphardi.

— Dites toujours provisoirement, dit Boutrol.

— Voici : Pour vous le titre d’administrateur-délégué. Vous confierez illico tous vos pouvoirs à un administrateur-délégué-adjoint de notre choix. Pour ce, quatre cent mille par an tant que votre frère sera ministre. La moitié s’il tombe. Deux millions en espèces pour lui et cinq cent mille pour vous. Mais il nous faudra de lui des engagements signés, que Séphardi a dû établir, et dont copie vous sera donnée. Nous verserons par mensualités de cent mille.

Boutrol s’écria :

— Quatre millions, pas un sou de moins ! Mon frère ne marche pas à moins.

Séphardi cingla, la voix aigre :

— Mexme exagère déjà. Je consens aux sacrifices qu’il vient d’énumérer mais il nous faut des garanties. Si vous refusez, demain je fais interpeller par Giroy et nous coulons le ministère. J’aurai le nouveau ministre pour trois cent mille.

Boutrol blêmit. Giroy, le fameux ennemi du ministre, possédait des documents si compromettants que son seul nom mettait en fuite les partisans de Boutrol aîné. Il monnayait ainsi ses pièces, à intervalles, par le truchement de Séphardi.

— Donc, deux millions pour votre frère et cinq cent mille pour vous, que vous remboursez.

— Que je rembourse ?… vous êtes…

Le banquier reprit toujours aussi aigre.

— Parfaitement. Je veux deux cents parts de fondateur de la P.O.I.L. et nous entrons, Mexme et moi, au Conseil d’administration.

— Ce n’est pas tout, dit Mexme. J’entre au titre d’Inspecteur des Comptes au Conseil de la société Hurlub. Croyez-vous que nous allons vous laisser toucher de l’argent des pétroliers de Londres et d’Amsterdam, comme vous ne manqueriez pas de faire si je ne suis pas au poste central ?

— Non ! cria Boutrol, rouge comme un foie de bœuf. Je ne vais pas me laisser gruger comme ça. À vous entendre on croirait que vous commandez partout.

— Naturellement, dit Séphardi. Les Pétroles doivent être garantis contre les amis que vous nous offriez tout à l’heure. Voyez-vous votre frère tomber et le groupe Hurlub venir aux mains du syndicat hollandais ? Nous serions frais ! Cela nous coûterait trente millions au bas mot.

— Non ! hurla Boutrol, je n’accepte pas.

Séphardi murmura d’une voix aimable :

— Et les trois cent mille que vous devez payer pour Orlandette après-demain ? Vous les avez demandés à Dryllis qui vous a renvoyé à ce soir. Mais c’est moi qui suis le maître de Dryllis et je ferme le robinet. Enfin, si vous n’acceptez pas, depuis trois mois que j’achète de la P.O.I.L. je vous fais tous sauter au prochain conseil.

Robert de Boutrol se passa la main sur le front.

— C’est malheureux, tout de même, de s’entendre dire ça. Vous, Séphardi, un ami…

— Ici, coupa le financier, nous discutons affaires. L’amitié, ce sera pour tout à l’heure.

Mexme dit à son tour :

— Allons, il faut se décider. Demain nous aurons avancé nos batteries…

« Les Boutrol et leurs affaires sont-ils pour nous ou contre nous ?

— Nous sommes toujours avec vous, reprit l’autre soudain souriant. Mais vous être salement mercantis. Ainsi, vous, Séphardi, j’en suis certain, rien qu’à l’émission, vous allez toucher cinq ou six millions.

— Quatorze ! dit le banquier en souriant.

Boutrol assommé ne souffla plus mot.

Mexme prit une voix aimable pour demander :

— Vous avez le papier de votre frère ?

Mais Boutrol, redevenant écarlate, s’exclamait avec l’air d’un sacrifié :

— Il me faut un million pour moi.

Séphardi eut un rire bon enfant.

— Cinq cent mille, c’est dit. Mais je vous fais une prime de deux cent mille si vous me déplacez un préfet, pour mettre là-bas l’homme que je désignerai.

Mexme ajouta :

— Je vous rachète déjà, en plus, vos deux millions de parts de fondateur pour cinq cent mille comptant. Vous gagnez encore deux cent mille sur vos propres exigences, avec l’offre de Séphardi.

Boutrol parut calculer, puis hocha la tête avec un air mi-satisfait, mi-furieux.

Il tira alors un papier de sa poche et le tendit à Séphardi.

Le banquier le prit, eut un sourire à Mexme, et dit enfin :

— Je n’ai voulu faire aucune pression sur vous. Il faut le reconnaître. Mais j’ai acheté la série des pièces Tivursin sur les cessions coloniales. Votre frère n’irait pas loin avec le reçu de six cents mille…

Mexme termina :

— Nous commençons à payer dans trois mois. Cent mille à la fois et jamais d’avances. Les trois cent mille d’Orlandette seront différés seulement. Vous comprenez, Boutrol, que tout notre argent ne peut pas être réservé à la firme Boutrol Brothers…

L’autre, gentilhomme, toisa ses deux adversaires.

— Quels maquignons vous faites…

— Ouais ! repartit Mexme, à maquignon, maquignon et demi. Le dit ma… ne se termine peut-être pas comme l’autre…

Il regarda Boutrol avec hauteur.

… J’ai le reçu des quatre-vingt-dix mille empruntés. — Quel drôle d’emprunt !… — par Orlandette à Chibbre, mardi dernier, la veille du jour où vous alliez être affiché au Cercle pour les quatre-vingt-trois mille perdus au chemin de fer…

Et vous savez comment Orlandette les a eus, les billets ?

Boutrol poussa un cri inintelligible. Séphardi ricana :

— Pas à la caisse, bien sûr…

Il jugea alors Boutrol suffisamment assommé et leva une main en l’air.

— Bah… Mon cher Mexme, n’insistons plus. Notre ami est souple comme un gant. Vous avez la pièce à lui faire signer ?

— La pièce 1 ou la 2 ?

— La 2. Il est sage, cet ami. Mais il promet que son frère sera chez moi demain soir. Vous viendrez, Mexme, pour certaines précisions.

— Si c’est encore pour dire des insultes ! grommela Boutrol.

— Mon cher, dit Mexme, vous n’aviez pas semblé bien désireux de nous faire réussir — il se tourna vers son associé — et il fallait des étais solides. Les deux Boutrol sont précieux, mais ce sont aussi des paniers percés. Nous devons aviser à ce qu’ils dépendent de notre caisse le temps utile à notre mise en marche.

— Nous n’avions rien à craindre, n’est-ce pas ? demanda innocemment, avec un sourire moqueur, Séphardi à Boutrol.

L’autre fit non avec dignité.

Séphardi éclata de rire.

— Vraiment ! Il n’y a qu’un cheveu, c’est que mes renseignements m’ont affirmé que Boutrol aîné avait déjà reçu cent mille du groupe Kaulbach pour nous jeter des bâtons dans les roues. Le Shell a envoyé à Paris son diplomate, le Général Cornwith qui s’est présenté hier au ministère. Les Pétroles roumains ont des prospecteurs dans la Narbonnaise. J’ai dû les faire expulser avant-hier. Le syndicat Bakou s’est arrangé avec Tourcoup, l’ancien président du conseil, qui est un avocat de première force et centralise déjà toutes les instances judiciaires qui vont pleuvoir sur nous. Enfin les brigands de la Standard Oil ont essayé d’avoir le ministre de la Justice. Ils tombaient mal. Il est destiné à siéger au Conseil.

« Vous pouvez le croire : les efforts pour nous casser les reins ne vont pas manquer encore. J’ai même ouï parler d’un agitateur arrivé à Paris, voici une quinzaine, et que je soupçonne de vouloir fomenter les grèves là-bas, pour nous tenir le bec dans l’eau tant qu’on pourra. C’est un ingénieur de la Mexican Eagle. Voyez si je suis renseigné.

Il ajouta :

— Et chez Pearson on étudie en ce moment de nous interdire la création d’un port d’embarquement pour les citernes. Ah ! ils le défendent, leur monopole !

Il réfléchit un instant :

— Il est vrai que nous allons régner sur tout l’Occident désormais. Cette royauté mérite qu’on lutte pour elle.

. . . . . . . . . .

La discussion continua plus aimablement. On donna lecture à Boutrol des engagements qu’il devait prendre. Il ne sourcilla plus. Mexme, qui le sentait vaincu, faisait semblant de craindre encore pour le flatter. Les deux financiers ne voulaient que dissimuler à l’homme d’affaires leur intention, sitôt la société constituée et la première tranche de titres émise, de doubler, puis de quadrupler le capital. Ils voulaient lier les Boutrol de façon infaillible auparavant. Enfin, comme les deux banquiers avaient obtenu les engagements désirés ils virent Boutrol sortir un papier et le montrer sans l’abandonner à Séphardi. Il s’agissait d’un accord avec le ministre, signé par lui. Mais il fallait, en échange de ce document, que les trois cent mille d’Orlandette fussent, non pas reportés, mais payés le lendemain. Il y avait, en effet, quatre cent mille à solder à la fin du mois suivant, que seul Boutrol connaissait jusqu’ici. Il préparait donc sa future demande. Il y eut une courte discussion, puis, au téléphone, les ordres furent donnés de verser les fonds.

Boutrol, heureux, s’en alla, trouvant subitement un vieux rendez-vous urgent dans sa mémoire. Séphardi et Mexme restèrent face à face.

— Quel idiot ! dit Séphardi avec mépris.

— Oui, repartit Mexme, mais son frère est retors et astucieux.

— Qu’importe. Nous sommes assurés désormais, par le Commerce et les Travaux Publics, de pouvoir faire notre affaire sans ennuis. La Justice est à nous. Le groupe Hurlub sera soumis et la P.O.I.L. nous appartiendra. Il faut hâter notre entente.

— Elle est acquise ! dit Mexme.

— Oui. Mais je n’ai pas vos chiffres.

— Bah ! je cède mes terrains pour trente-cinq millions en espèces et autant de parts de fondateur.

— Combien de coût ?

— Vingt-deux.

— Oui. Moi j’en ai moins que vous, mais achetés à meilleur compte. Cela m’a coûté douze millions. Mes trente millions avec vos trente-cinq nous obligent à lancer tout de suite les soixante millions d’obligations.

— Évidemment.

— Nous disposons de quatre-vingt millions pour commencer les travaux.

— Si nous n’avions pas terminé notre émission dans un an, nous aurions des embarras de trésorerie.

— Combien jetez-vous en circulation sur les cent ? demanda Mexme.

— Ce que vous voudrez.

— Je prends quarante millions.

— Je garde les soixante. Six mois me suffisent.

— À moi aussi.

— Dans ce cas, cela va aller.

— Vous avez quand même risqué gros, mon cher Mexme.

— En quoi ?

— Bah ! vous avez commencé à acheter les terrains avant la certitude que les gisements passaient dessous.

— Si on ne risquait pas parfois…

— Je tiens que c’était assez peu prudent au fond, mais je ne songe pas à vous le reprocher. Ces qualités d’audace vous serviront pendant l’émission.

Mexme fit un geste.

— J’ai dû, pour me lancer ainsi, fermer les yeux de ma femme. Elle est un peu timorée.

— Qui peut le lui reprocher ?

— Certes pas moi.

Séphardi prit un ton étrange pour dire :

— Je serais heureux de voir votre charmante femme devenir une des reines de notre civilisation. Car j’espère, Mexme, que vous feriez d’elle une sorte d’idole.

— N’est-elle pas assez belle ? demanda le banquier.

— Si certes ! Mais la beauté doit être parée. Si je ne vous savais pas si amoureux, et si je ne craignais pas que mon don fût par vous mal interprété, lorsque nous aurons mené notre affaire où je veux, je lui offrirais — cela se peut, en somme, car nous sommes associés…

— et amis…

— et amis… Je lui offrirais un collier de perles roses, celui même que mon ennemi Morgenstead a refusé à sa femme et que Trelikman veut vendre quelques roupies… huit chiffres…

— Vous pourrez, Séphardi, nous vaudrons dans dix ans quatre ou cinq milliards…

— Au moins…


CHAPITRE IV.

LE TRÉPIED

Jeanne Mexme n’ignorait point où Raia rendait ses oracles. Elle en avait tant ouï parler !… Elle fut bientôt rue du Colisée et vit, à gauche d’une vaste porte, entre la plaque d’un médecin et celle d’un courtier en films, le triangle écarlate au centre duquel un R d’or étalait sa délinéation mystérieuse.

Deux minutes plus tard, Jeanne se trouvait introduite par une soubrette délurée, au teint pourtant bizarre et couleur de safran, dans un petit salon strictement carré. Au milieu était une table ronde, couverte de plans à l’aspect astronomique. Face à la fenêtre, un nègre de bois sculpté, grandeur nature, étalait son obscénité de fétiche. Aux murs, des tableaux de chiffres à colonnes, avec des pointages à l’encre rouge. Enfin un seul fauteuil, vissé, dans l’axe d’une ligne rouge tracée sur le parquet.

Jeanne, d’un regard, détailla ce mobilier qui n’avait rien d’ensorcelant. Elle s’assit enfin. Un malaise lui fut perceptible au sein de ses fibres les plus secrètes. Elle se releva et vint, par la fenêtre, regarder la rue étroite et les maisons d’en face. Du temps passa. Soudain elle crut deviner une présence à son côté. Cela était si aigu que le cœur lui en sauta. Une horreur incompréhensible se dégageait du silence.

Une porte s’ouvrit. Un homme entra. Il saluait avec toute la grave humilité d’un oriental, puis il dit d’une voix sans timbre :

— Madame, veuillez attendre, je vous en prie, quelques minutes. Madame Raia sera à vous dans peu d’instants.

Jeanne dévisagea l’inconnu avec curiosité. Il se tenait, les paupières baissées, très droit, avec sur les lèvres une expression de douleur.

— Voulez-vous, Madame, me dire, s’il vous agrée, le quantième de votre naissance ?

Jeanne dit, avec une légère ironie :

— Neuf avril.

L’homme vint à la table et mania les cercles de bois minces qui se superposaient en un plan arrondi à rebords de cuivre.

Il disposa tout selon un ordre à son gré.

— L’heure, Madame ?

— Une heure du matin.

Il modifia quelque chose, puis sembla attentivement lire dans la figure complexe que l’ensemble dessinait :

Enfin il dit, sans lever les yeux :

— 1898 n’est-ce pas ?

Jeanne sursauta. Pour masquer son trouble, elle répondit comme si le doute avait été impossible :

— Évidemment !

Le personnage alla au mur consulter un tableau. Il suivit une ligne de chiffres, et revint modifier quelque chose à la figure. Il parut alors calculer, puis médita un instant :

— Oui, dit-il enfin, vous avez failli mourir, à six ans, je crois, un accident. L’« Eau ! »

Jeanne se raidit, comme si sous elle le plancher oscillait. Elle se souvint de sa chute dans un bassin, à cet âge même… Mais qui donc peut connaître cette histoire ?…

— L’« Eau », reprit l’homme, l’eau est dans votre famille une fascination héréditaire…

Il murmura des mots bizarres et des chiffres :

— 124 degrés… Trine… sextile… Maison parentale… 56… Neptune et le trident…

— Madame votre mère a été aussi victime de l’eau…

Jeanne tente de coordonner ses idées. Une stupeur la possède. Sa mère, lorsque le Titanic coula, était à bord et fut sauvée. Mais comment donc les choses sont-elles décelées à cet individu incolore et blême ?

Il reprend :

— Mariage… Amour… Finance… Dissentiments légers… aggravation. Oh !… Oh !… Départ… Et voici… voici… Non !… Il reviendra…

Il va encore au mur consulter un tableau, puis s’adresse à Jeanne :

— Madame, votre vie s’inscrit moins belle qu’au temps l’on bâtissait le Parthénon. Tous les hommes subissent désormais un maléfice qui durera près de quatre mille ans…

Il s’arrête, puis reprend :

— Les plus beaux dons du destin ne sont aujourd’hui qu’un tourment fatidique. Et vous… vous…

Jeanne le dévisagea farouchement. Il avait levé les paupières et ses yeux brillaient d’une insoutenable lumière. Il continua avec majesté :

— L’eau vous désunira. Vous l’ignorerez même, fascinée vous aussi par l’eau… Mais l’eau rapproche… Il est trop tard pour arrêter le malheur infailliblement pur… Qui donc croit encore qu’il faille implorer le fils de Rhée ?…

L’eau vous restituera une des faces du bonheur, Madame. Mais encore répandrez-vous également les deux sangs dont naquit Aphrodite…

Il leva la main en l’air :

— Tous les cercles se recoupent. Nul désir ne vaincra votre volonté. Mais le sang vaincra votre corps…

. . . . . . . . . .

L’inconnu était disparu. Jeanne tentait de comprendre les paroles sibyllines. Elle suivait sans les interpréter les menaces étranges et obscures. Une sorte de vertige la pénétrait.

. . . . . . . . . .

Une femme merveilleusement mince était apparue. On eut dit qu’elle se matérialisait dans l’air même. Jeanne égarée regarda le long péplos rouge qui vêtait ce corps insexué. Appelée par un geste bref, elle suivit l’apparition et se trouva dans une pièce à cinq pans. Tout y était d’un blanc laiteux. Deux fauteuils s’y faisaient face. Au centre, une boule de cristal grosse comme une tête d’homme s’épanouissait au sommet d’une tige d’acier vrillée.

La fenêtre n’avait pas de rideaux, mais on eut cru qu’une buée légère couvrait les vitres.

Elle était devant Raia.

La devineresse regarda dix secondes sa cliente avec attention. Son regard avait la froideur sinistre de certains yeux de fauves. Enfin elle dit d’une voix harmonieuse et chaude :

— Je pense, Madame, que vous désirez savoir certaines choses sans avoir à m’exposer vos soucis. Est-ce vrai ?

Jeanne fit « oui », de la tête.

— Je vais vous faire répondre par l’avenir même. Non pas l’avenir total… Celui seulement qui saura le mieux vous dire les aboutissements…

Elle parlait avec sérénité et ses deux bras nus, pendants hors de la tunique écarlate, semblaient des serpents animés d’une vie sourde. Elle était absolument nue, sous cette soie molle et collante. On eut dit quelque statue égyptienne. Son visage portait aux coins de la bouche des plis de dégoût ou de mépris. L’œil avait pourtant une entière jeunesse. Le vert tendre des cornées donnait du relief à un iris mélangé d’orangeâtre et d’outremer. Elle semblait à la fois violente et lasse.

Alors elle tendit son bras droit. La main était d’une blancheur de plâtre. L’index et le médius s’unissaient comme pour une bénédiction. Au pouce scintillait une pierre flammée. Jeanne vit ce pouce venir au contact de son front puis s’éloigner. Une sorte de picotement douloureux se fit sentir à l’intérieur de son cerveau et elle ferma une seconde les yeux.

Lorsqu’elle les rouvrit, le bras décrivait devant elle une courbe fermée, inclinée à quarante-cinq degrés vers le parquet.

Et voilà que l’intérieur de la courbe ovalaire fut une sorte de ténébreuse nuit, une nuit interplanétaire, où le regard se perdait dans une horreur inconcevable. Là-dedans passaient des choses sans nom, inconnues et plus obscures encore que la nuit qui les baignait. Mais brusquement, un fragment de réalité jaillit de cette ténèbre. C’était comme une vue de télescope et la précision des détails s’atténuait du centre à la périphérie. Cela n’occupait qu’une moitié de l’ovale et y tremblotait.

Jeanne reconnut un restaurant de nuit, sans doute, ou plutôt une partie de la salle. Des femmes dansaient. On voyait des tziganes à veste rouge se démener sur leurs instruments de musique. Un maître d’hôtel en frac passa, glabre, digne et compassé, portant un seau de glace ou trempait une bouteille de champagne coiffée d’or.

Alors Jeanne vit…

Sortant d’un couloir qui menait certainement à ces cabinets particuliers où la débauche ignore toutes vergognes, un couple se dirigeait vers la sortie. Jeanne Mexme reconnut l’homme : Séphardi, et enfin la femme : elle-même…

Mais la Jeanne entrevue n’était point celle d’aujourd’hui. Cette grande bête souple et onduleuse, les seins presque nus dans une robe bas-décolletée, la face lasse et irritante comme après le plaisir, marchait avec un lascif déhanchement. Elle riait aussi en une étonnante attitude de fille, la tête renversée, tandis qu’entre ses paupières filtrait un regard lubrique et dur.

Jeanne Mexme, horrifiée, se crispa. Elle crut courir, sans savoir où, dans son avenir comme dans une forêt, pour y localiser l’abominable scène. Les mâchoires serrées, les vertèbres froides, elle eut voulu mourir de rage en ce moment.

Elle ferma encore ses yeux affolés et se contint pour demeurer calme. Au bout d’un instant elle regarda à nouveau.

Le tableau changeait. Il se formait peu à peu, comme par des retouches insensibles, une autre figure ; puis ce fut…

Une sorte de paysage exotique, une combe tropicale écœurante de complexité. Les arbres s’y entassaient, énormes et verruqueux, parmi les lianes en vrille, dans une sorte de magma végétal. À terre couraient d’étranges bestioles polychromes et des serpents minuscules aux nuances ignobles, pareils à des suintements de pus.

Alors, d’un buisson sabré surgissait un étrange individu : un homme vêtu d’une sorte de bourgeron jaunâtre et déchiqueté.

Les jambes étaient couvertes de toiles serrées par des cordes. Sur la tête, l’inconnu portait une façon de chapeau en paille à bords usés… Il tenait à droite un sabre court, et à gauche un gourdin courbé. Attaché aux épaules par des cordes, un sac lourd et étagé se voyait.

Il regarda soigneusement le sol autour de lui, et, du bâton, fouilla la terre. Une souche le requit. Il y vint et s’assit pesamment… Il levait une tête creuse et fatiguée, où les muscles soulevaient directement la peau. La barbe était sale et courte, les maxillaires se contractaient spasmodiquement. Une extraordinaire noblesse ressortait pourtant de ce masque dur, farouche et impassible. Le regard clair et fixe, la pose des mains sur le manche du sabre et sur le lourd bâton, la cambrure orgueilleuse du torse, et une expression de volonté indéfectible disaient sans doute des efforts prodigieux, mais aussi la réussite…

La réussite de quoi ?… Mais Jeanne vit sur le côté gauche du bourgeron sale une tache de couleur qui avait être un numéro de drap cousu : Un forçat…

Jeanne Mexme reconnaissait Georges Mexme…

. . . . . . . . . .

La jeune femme avait quitté l’antre de la sorcière sans presque s’en apercevoir. La mystérieuse Raia ne lui avait plus dit un seul mot et la regarda s’enfuir comme une bête chassée. Jeanne courait maintenant les Champs-Élysées pour retrouver sa quiétude, par l’espace, la vie et la douceur du soir tombant.

Quelle étrange idée avait-elle eu d’aller consulter cette magicienne ? Quel souvenir, quel appel, quelle prévision tragique se trouvait maintenant en elle comme le ver dans un fruit ? Il lui fallait chasser ces images redoutables de son cerveau. Pourrait-elle ?

Cependant, à marcher sous les arbres aux feuilles opalisées par les reflets du couchant, elle reconquit peu à peu le calme. Son inconscient réagissait. Dans le chaos des perceptions réelles, les images entrevues chez Raia reculèrent lentement. Elle raisonnait pour expliquer cette jonglerie. Car c’était, n’est-ce pas, une sorte de rêve provoqué par quelque secret, qui, durant un court instant, avait possédé son cerveau.

Le calme lui revint. Quoi, sans doute la sorcière faisait-elle voir à tout le monde quelque chose de semblable et les imaginations de ses clientes travaillaient alors seules sur l’unique donnée fantastique. Oh ! c’était certes bien fait. Mais…

Et puis, maintenant que tout cela s’était effacé, comment pouvait-elle croire s’être reconnue ? Une grande femme mince et blonde, soit, mais il y en a tant, et la mode unifie si bien les corps, même les visages… Elle cherchait, pour se rassurer, une explication scientifique. Ce devait être une projection de cinéma, mais faite dans l’air. La chose ne semble pas absurde au premier coup. La couche d’air est une réalité. En somme, elle peut servir à former des images… À preuve le mirage… Cette fois, Jeanne reconquit le calme. Le besoin de se rassurer, la force spontanée d’optimisme de cette jeune femme, à laquelle tout souriait dans la vie, et cette idée surtout, du mirage suffirent à effacer en elle les traces de l’extravagante aventure.

Une amie venait au devant d’elle.

— Bonjour, Sophie !

— Bonjour, Jeanne.

— Où vas-tu de ce pas agile de Diane fuyant Actéon ?

— Au nouveau dancing, rue Boissy d’Anglas.

— Cela se nomme ?

— Suburre.

— Allons-y ! Je ne t’embarrasse pas ?

— Il s’en faut. Nous y verrons Tennis-Barlesse, qui me parlait de toi l’autre jour.

— Que disait-il ?

« Elle ne vadrouille donc pas un peu dans ce genre de boîtes, la femme de Mexme ? »

— J’ai répondu que ça ne t’amusait pas et qu’on n’y vient guère que pour se frotter aux hommes, tandis que ton mari te suffit.

— Tu es un ange, Sophie !

— Attends ! il a répondu :

— Sophie, si je n’avais pas été bien avec vous, au lieu de vous rapporter cent mille francs, votre procès avec Pancrasse vous les aurait coûtés. Or, une femme de banquier a encore plus de raisons d’être bien avec un Président de Cour d’Appel qu’une femme de lettres. Un banquier, c’est toute sa vie exposé aux mitrailleuses du Code Pénal.

— Quel cochon !…

. . . . . . . . . .

Jeanne Mexme avait oublié.


CHAPITRE V.

L’AMOUR

C’est un dimanche après-midi dans le salon du banquier Georges Mexme. Le soir tombe doucement. Le tabac et les alcools ont irrité jusqu’au fond des consciences un goût âpre de confidences. On parle d’amour. Le décor galant et somptueux suggestionne inconsciemment les cerveaux. Fanny Bloch affirme :

— L’amour est tout dans les sens. Il ne faut pas le chercher ailleurs. S’il réagit sur l’esprit c’est par simple hasard. Les êtres sains ne sont pas du tout semblables à des vases communicants.

Léon de Barleigne, sénateur et directeur du « Journal des Énergies », soupira d’un air défait :

— Non, Fanny, l’amour n’est pas tout sens. Les sens même n’y doivent avoir aucune place. Nous avons surchargé d’émois adventices un sentiment exclusivement moral.

Le banquier Séphardi, coupant, ironique et autoritaire, certifia :

— Qu’est-ce que cela peut être que l’amour privé des sens ?

Barleigne dit :

— C’est une sorte de mystique de l’amitié.

Séphardi reprit :

— La « philia » grecque… avec l’homosexualité de Socrate au bout ?

Jeanne Mexme éclata de rire. Son mari, catégorique là comme en tout, réglementa le problème :

— L’amour est une impulsion assurément bisexuelle. Mais il comporte divers étiages. Il se subordonne donc, ou non, les autres types d’impulsions. Il n’est total que chez les êtres à puissante vitalité.

Sophie de Livromes, épouse divorcée d’un ministre, et romancière illustre, parut alors s’égayer. Elle tenait au bout des doigts une cigarette à saveur opiacée et violente. Grasse et salace, elle était une des femmes les plus connues des cinq mondes, pour avoir posé une Vénus de Cnide dont les reproductions en bronze, en marbre, et en plâtre même, abondaient partout. Elle parla d’une voix rauque :

— Il nous faudra tout entendre… Voici Mexme qui transforme maintenant l’Amour en championnat olympique. Dites donc, pendant que vous y êtes, l’Amour ne serait-il pas une course à pied ?

Tout le monde rit. Elle ajouta :

— L’Amour n’est pas un point de départ mais un point d’arrivée. Il naît d’appels, de désirs, d’émois exclusivement sexuels, mais inconscients. La conscience lui vient lorsque tout cela s’intellectualise. Et c’est dans le transfert sur un être nommément désigné que l’opération se fait. Ainsi je concilie la thèse de Fanny et celle de Barleigne. De plus j’explique par le même coup la variété infinie des amours. En effet, le degré de conscience varie d’être à être…

Blanc-Simplaud, l’ancien Ministre, demanda :

— Et comment s’opère votre sélection ? Car enfin il faut y venir, l’amour est une exclusive…

Sophie reprit :

— L’instinct choisit. Sur dix hommes que rencontre une femme, elle en trouve un pour l’aimer, par exemple.

— Que dites-vous ? reprit l’ancien ministre. Si la femme est belle, elle en trouvera dix.

Sophie haussa les épaules :

— Vous êtes un farceur, mon cher Ministre. Aimer, aimer, est-ce que je parle de faire la bête à deux dos ? C’est une force purement psychique que l’amour.

— Pardonnez-moi, reprit l’ex-ministre. Là où il y a psychologie il y a physiologie. Donnez-moi un nerf et un muscle et je vous donne une âme. Donc vous ne vous échapperez pas. L’amour, pour psychique, est d’abord un travail de vaisseaux, de secrétions, de glandes et de péristaltismes.

Georges Mexme dit :

— Ni l’un ni l’autre ne sont croyants et les voilà en plein dans une dispute théologique.

Sophie éleva la voix d’un ton :

— C’est ça, mettez-le en minorité, ce ministre cagot. J’ai dit que l’amour était une impulsion issue de l’inconscient. L’amour est toutefois pour les deux sexes un choix conscient, les raisons de ce choix nous restant obscures. Il est vraisemblable qu’elles soient liées avec ces états physiologiques dont parlait Blanc-Simplaud. Mais évidemment une fois la sexualité passée dans l’esprit, elle subit les règles de l’activité mentale et peut donner l’illusion de ne point avoir de rapports avec le physique.

— Sophie, dit Jeanne Mexme, tu es presque biblique.

— En quoi, ma chère amie ?

— Bah ! tu sais bien que le verset vingt-sept de la Genèse dit que l’homme et la femme, dans le Paradis Terrestre, furent bisexués, c’est-à-dire hermaphrodites. D’où il résulte que la monosexualité étant accidentelle et née de la fixation évolutive d’un vice, chacun cherche ici-bas l’entité capable de reconstituer l’androgynat primitif, de refaire l’homme-femme type, et c’est cette recherche, inconsciente en son fond, mais consciente en ses résultats que l’on nomme amour…

Blanc-Simplaud s’écria :

— Voilà une vraie thèse idéaliste, ma foi, et qui, mieux encore, permet à la chair de se donner toutes les fêtes. Si je deviens ministre de l’instruction publique je la fais enseigner dans les écoles…

— On peut remonter plus haut que la Bible…

Antonio Gréalli, Premier Secrétaire à l’Ambassade d’Italie, face étroite et maigre, sommée de deux bandeaux lisses, parlait avec un léger accent ramené de sa Sicile natale :

— Oui, en somme… L’amour c’est la forme perfectionnée du désir. Or, le désir, c’est la force qui distingue la matière vivante de l’inorganique. Que sommes-nous ? que fut la première cellule vivante ? qu’est la monère ? Un mélange d’azote, d’oxygène, de carbone, de fer, de phosphore, de soufre, de cuivre… etc., etc., avec comme principe agrégatif et vital…

— Le désir…

— Voilà tout.

Jeanne Mexme, subtile disputeuse, demanda insidieusement :

— Le désir est-il concevable sans la réalité qui le possède ?

Gréalli rétorqua :

— Madame, vous savez bien que l’on admet comme réelles des « mises à la limite », en soi inconcevables. Deux lignes se rencontrent à l’infini. Elles sont dites parallèles, c’est-à-dire irrencontrables…

— Hé bien ?

— Hé bien, le principe du mouvement me suffit pour mettre en marche toute la mécanique. Je puis supposer l’immobilité parfaite de tout. Ensuite le mouvement. Mais ce mouvement à l’origine rapproche juste deux unités constituantes du cosmos. Cela change leurs rapports de relations. J’étreins sous le mot de désir ce changement initial et l’applique à tous les rapprochements ultérieurs nés du premier. Ainsi j’ai défini l’amour métaphysiquement.

Jacob Leviston, le savant mathématicien, susurra :

— À condition que les mots utilisés, passant du relatif à l’absolu, gardent un peu de sens…

— Évidemment, dit Gréalli, mais votre objection est applicable à tout le langage. Les mots ne veulent peut-être rien dire… que leurs sons…

— C’est déjà beaucoup, sourit Jeanne Mexme.

— Trop pour le repos des hommes, ajouta Leviston. Il aurait été bien plus utile pour la vie que la philosophie cessât de prétendre à l’intelligibilité pour se résoudre en musique.

— Entendu ! dit Gréalli. Mais je termine ma théorie : Le désir serait donc la base de l’affinité chimique. Sous une certaine forme et un certain potentiel, ce désir intégrerait la vie, et au degré supérieur serait devenu ce que nous nommons amour, au degré suprême : la pensée…

— Gréalli, reprit Leviston, vous errez, sans l’avoir voulu, dans le jardin sauvage, redouté et aussi méprisé, de l’ésotérisme. Le satan des grimoires, en même temps qu’il enchaîne les couples en leur imposant cette attirance qu’est l’amour même, puisque la sexualité est maudite et mortelle…

— Diable ! dit Jeanne Mexme.

— Hé oui ! Ce Satan porte, tatoué sur le bras droit, le mot « Coagula » et sur le gauche : « Solve »… Ce sont les maîtres mots, de tout ce qui existe. Unis et dissous, conglomère et dissémine, lie et dissocie, crée et tue…

— Curieux ! dit Georges Mexme. Alors le désir leur semblait déjà le principe de la vie et de la mort.

— Comme de fait, sourit Leviston. Un corps meurt, mais tous ses constituants vont aussitôt former d’autres combinaisons. C’est ce second désir-là, vainqueur du désir de persister dans l’être vivant, qui est la mort. L’amour n’apparaît plus en cette idée, qu’une sorte d’entité de l’écoulement des choses… le principe de toutes transmutations…

— En somme, dit Jeanne Mexme, le désir suffit pour tout expliquer. C’est trop…

Leviston continua :

— Mais c’est la thèse même de Freud que l’on ne peut pas tenir pour un métaphysicien.

— Bah ! dit Fanny Bloch, toutes les théories de l’amour sont chez Freud. C’est la boîte de Pandore, avant la fuite des malheurs…

Gréalli sourit :

— Oui, Fanny, cet Éros monstrueux vous fascine. Le petit dieu de Lampsaque n’était excessif que d’un bout. Celui-là l’est de tous côtés.

— Certes, cria impétueusement Fanny, j’aime tout ce qui agrandit nos actes et les met à la mesure de l’infini… Nos actes et nos pensées même… D’ailleurs, le premier frisson de la gelée primordiale contenait déjà les sens, l’ouïe et la vision qui ont atteint un si prodigieux degré de délicatesse perfectionnée. Pourquoi donc l’amour ne serait-il pas, lui aussi, même dans ses frissons les plus charnels, une perfection de cet ordre de grandeur ?…

Elle se mit à rire agressivement :

— Vous avez donc beau tourner et retourner le problème, vous devez revenir à mon interprétation brutale du début. L’amour est tout sens…

— C’est le problème le plus abstrus, celui-là, dit Blanc-Simplaud. Le désir tel que viennent de le définir Grealli et Leviston, est-il un concept à base strictement matérialiste, ou s’il atteint le même degré d’idéalisation qui caractérise le mot Dieu ? En ce cas, la formule « les sens » désignerait une chose plus abstraite que l’âme même.

. . . . . . . . . .

— Nous sommes bien loin de notre pauvre société, où l’amour, qu’il soit ceci ou cela, n’en apparaît pas moins une donnée exclusivement morale et même économique.

Barleigne parlait ironiquement.

… Ainsi nous le connaissons mieux, nous, législateurs, ou du moins de plus près, que ne font vos transcendances.

Georges Mexme approuva :

— Nous nous sommes laissés entraîner dans des nuées. L’amour c’est une valeur sociale.

Jeanne Mexme dit :

— L’amour marital, peut-être ?

Mexme hocha la tête :

— Le reste, ce ne sont que des jeux d’épidermes.

Barleigne reprit :

— Le plus curieux est qu’ici la thèse métaphysique tombe et disparaît. Car il y a des époux qui s’aiment sans nul désir.

— Oh ! oh ! dit Sophie de Livromes. En connaissez-vous aussi qui se trompent par affection ?

— Évidemment !

— C’est un adultère qui devient alors la forme parfaite de fidélité. Quel paradoxe !

Jeanne Mexme dit :

— Cela va de soi. Le mariage est une union d’intérêts. Or il est facile de concevoir des circonstances où l’intérêt soit en opposition avec la satisfaction du désir.

— Voyons ?

— Supposez un mari malade et dont la femme soit ardente. Eh bien son adultère sera une marque d’affection.

— De cupidité, si elle jouit des biens du mari, plutôt…

— Ne peut-on pas aimer l’argent et aimer son mari à la fois ?

— Si, évidemment !

— D’ailleurs ne saurait-on concevoir une femme aimant un époux avec sincérité, et sensible tout de même au désir envers d’autres hommes ?

— Je pense que tu ne parles pas pour toi, dit Georges Mexme en riant.

— Toute thèse est d’ensemble, rétorqua-t-elle. L’amour dans le mariage est un compost. D’ailleurs les intérêts matériels y ont le pas sur les sentiments. Un mari qui ruine sa femme est beaucoup plus coupable que la femme qui trompe son mari.

— Cela c’est une théorie neuve, dit Blanc-Simplaud avec satisfaction. Et mon humeur parlementaire se réjouit de l’idée qu’on puisse un jour la plaider…

— Et perdre…

— Bien entendu. Mais là comme à la guerre, les résultats comptent peu et un général vaincu passe pour aussi héroïque que celui qui le battit.

Fanny Bloch ajouta :

— D’autant qu’ils se sont tous deux tenus loin des balles…

— Comme l’avocat, ma chère. Il plaide, mais, s’il perd, n’en perdra pas le sommeil, soyez-en assuré.

— Il y a autre chose, dit Jeanne. On admet couramment que l’homme ait un droit à l’infidélité et on refuse ce droit à la femme…

— Ma chère, dit Sophie de Livromes, les lois faites par les riches sont toujours faites contre les pauvres, par les propriétaires contre les locataires et par les soldats contre les civils. Les lois faites par les mâles ont été faites contre les femelles. Qui dit loi dit système d’ordres et de défenses utiles à qui rédigea cette loi.

— Il y eut des législateurs désintéressés…

— Voire ? Barleigne. Vous devriez être le dernier à le supposer…

Georges Mexme dit nettement :

— Une femme doit être fidèle. Mais l’homme peut avoir des caprices. S’ils ne sont pas durables, ils ne sont pas attentatoires à l’amour.

— Ah voilà le fossé devant nous. Je nie cette idée-là quant à moi, affirma Jeanne.

— J’espère, dit superbement Georges Mexme, que nous n’aurons point à en débattre autrement qu’en théorie.

Jeanne se mit à rire :

— Bourgeois !

CHAPITRE VI.

LES ÉPOUX

Les amis venus en visite passer l’après-midi du dimanche étaient partis après une longue discussion sur l’amour. Georges Mexme et sa femme, se séparèrent un instant. Elle alla écrire quelques lettres, lui médita un moment sur son dernier entretien avec Séphardi.

Ensuite ce fut le dîner.

. . . . . . . . . .

Le repas terminé, les deux époux vinrent dans un petit salon familier. Georges Mexme, satisfait, but d’une liqueur haute en goût. Jeanne Mexme rêva dans un fauteuil.

Il alluma un puissant cigare.

— Tu ne détestes pas l’odeur de ces havanes ?

— Non mon ami ! Mais tu bois trop.

— Comment ?

— C’est le quatrième petit verre de Kummel que tu prends. Je ne voudrais pas d’un mari alcoolique…

Il se mit à rire.

— Je suis satisfait, et j’en profite pour aggraver cette plénitude heureuse. L’alcool y aide beaucoup.

Elle fit un signe de doute.

— Et puis j’aime ce produit, dont la saveur un peu âcre et douce pourtant, contient un relent de bois brûlé, de chêne macéré et d’éther, avec un arrière-goût d’opium. Tout cela, fondu, est, à la bouche d’un homme heureux, chose délicate et plaisante.

Jeanne ne répondit pas. Elle alluma une cigarette.

— Tu deviens professoral mon cher. Tout ce que tu éprouves, tu le mets en formules comme un Quaker expliquant la Bible.

— Je n’aime pas à rester silencieux.

— Dis-moi donc au moins le sujet de cette satisfaction que tu portes comme un panache ?

— Ah ! Je ne te l’ai donc pas dit ?

— Ne feins pas, je te prie !

— Vrai ! Je le croyais. Tu sais bien, hier, lorsque nous nous sommes rencontrés dans l’escalier.

— Oui. Tu allais retrouver Séphardi et Boutrol.

— Oui, c’est cela ! Nous avons mis au point une entente avec les deux Boutrol et c’est pour nous une affaire magnifique. Je croyais qu’il serait indispensable de débourser peut-être le double de ce que cela nous a coûté.

— Je ne sais pas, mon ami, où tu en es de cette histoire pétrolière. Tu ne me tiens pas au courant, depuis six mois, quoique je sois certaine de bien des choses.

— De quoi Jeanne ?

— De l’importance des engagements pris par toi là-dedans.

— Certainement, je suis au cœur des Pétroles Narbonnais.

— Au cœur ?

— Oui…

Georges Mexme se rendit compte qu’il venait d’en dire trop pour le peu qu’il avait confié jusqu’ici à sa femme. Il n’était peut-être pas temps encore de dire tout.

Mais, à y songer, et l’alcool aidant il se lança malgré sa prudence habituelle.

— Je suis au cœur, parfaitement ! Je possède presque un tiers des terrains pétrolifères de plus que Séphardi.

Jeanne fronça les sourcils. Elle craignit qu’une question trop nette muselât son mari et demanda doucement :

— Que seras-tu dans la société ?

— Président du Conseil d’administration.

Jeanne se tut. Georges lui avait promis cent fois de ne point chercher de poste prépondérant dans la célèbre affaire.

— On te propose cela, ou si tu prends la place ?

Il ne vit pas le piège.

— Je prends.

Un tremblement passa dans la voix de Jeanne.

— Quels sont tes apports ?

Georges faillit se taire. Et puis l’orgueil l’entraîna :

— J’ai acheté vingt-deux millions de terrains…

Elle sauta sur son fauteuil. Il avait une fortune de six millions et la banque en valait dix…

Mais lui continuait fièrement :

— Je les passe pour trente-cinq millions à la société.

Elle le regarda avec une colère sourde, et ses mains tremblèrent.

— Trente-cinq millions ?

— Oui… Et je prends quarante millions sur la première tranche d’actions à émettre.

Elle se pencha en avant, les yeux fixes, la bouche sèche. Sa voix siffla :

— Quarante millions… Mais tu ne les placeras jamais dans notre clientèle.

— Mais si… Mais si… Je connais mon métier, je pense.

Elle se tut. Sa jambe battait fiévreusement.

Se contraignant enfin au calme, elle murmura :

— Et le plan que tu m’avais soumis, voici dix mois, tu l’as donc abandonné ?

— Certes ! dit-il avec orgueil.

— Pourtant tu courais beaucoup moins de risques.

— Il faut en courir pour s’enrichir.

— Mais, Georges, tu avais calculé pouvoir gagner une vingtaine de millions et tu n’engageais pas ta fortune.

Il éclata :

— Qu’est-ce que c’est que vingt millions ? Je deviendrai milliardaire.

Elle appuya sur l’ironie du mot :

— …Si…

— Il n’y a pas de « si ». Deux plans se sont offerts à moi. Participer à cette énorme affaire des Pétroles Narbonnais avec précaution, et laisser tous les bénéfices à des gens plus audacieux que moi. Ou alors prendre la place royale et drainer tous les avantages.

— Lesquels ?

— Je dis « tous ».

— Un mot ! Voyons ! Il suffit d’un rien, tant qu’une société n’est pas partie à exploiter, pour faire disparaître les bénéfices espérés.

— Eh bien, ce rien ne se produira pas !

Il but encore un verre de kummel, puis se tourna vers sa femme.

— En ce moment, les Pétroles valent soixante millions… Dans six mois ils en vaudront cent, dans un an ils en vaudront trois cents et dans dix ans trois milliards. Voilà !

Elle jeta sa cigarette violemment.

— Et tu as eu l’intention de te faire roi des Pétroles ?

— Je me suis fait roi moi-même.

— Et Séphardi ?

Il dit avec suffisance :

— Malgré tous ses efforts j’ai pu damer le pion à Séphardi. Il a beaucoup moins de terrains pétrolifères que moi. Je suis maître, là où les puits seront forés, et sur le littoral, là où sera fait le port.

— Folie des grandeurs, mon ami…

— Moi !…

Il se mit à rire.

— …Pas le plus petit grain de folie. Je suis le banquier le plus calme de Paris. Je suis renommé pour ma prudence. Ce dont je suis certain, c’est que, dans deux ans, je serai commandeur de la Légion d’Honneur et député de là-bas. Il n’est pas dit que je ne sois pas dans peu d’ans Ministre du Commerce ou des Travaux Publics… Le ministre de mon affaire…

Elle haussa les épaules.

— Tu as tout l’optimisme enfantin des athlètes. Tu es toujours le coureur de jadis. Est-il possible de partir ainsi à bride abattue sans rien regarder autour de soi ? Un mirage t’affole. Tu cours un championnat bancaire. Mais songe donc que dans Paris il y a cent financiers plus forts que toi, et qu’à eux tous ils…

— Qu’ils y viennent…

— Alors il est impossible de te prouver que tu erres, qu’on ne doit pas ainsi engager toute sa fortune et au-delà dans une spéculation débordante de risques, et des pires.

— Penses-tu, Jeanne, que si tant de risques grouillaient sous nos pas, Séphardi serait parti, lui aussi à bride abattue, sur la même piste ? Et tu sais, Séphardi, c’est en finance l’homme fétiche. Il a le renom de n’avoir jamais mis la main dans une affaire qui ait mal tourné.

— Superstition…

— Mais enfin, voyons, ma chérie : Je ne suis pas un enfant. Tous les atouts sont en mes mains. On ne peut dire qu’il y ait lutte possible. Je possède les gîtes pétroliers. J’ai les rapports des ingénieurs qui ont pratiqué les sondages. Tous les engagements sont signés avec de forts dédits pour les entrepreneurs. Le prix de revient du litre de pétrole m’est déjà aussi bien connu que le sont les prix de revient de Bakou ou de l’Arizona. Il n’y a pas d’erreur possible. Je suis maître, roi, si tu veux…

— Et si tu avais été trompé. Si les ingénieurs se trompaient même ?

Georges Mexme demeure la bouche ouverte. Cette idée ne lui était jamais venue.

Jeanne reprend.

— Tu sais bien que tu es entouré d’ennemis. La confiance est une chose admissible, dans certains négoces transmis comme une religion. Je sais que des marchands de pierres précieuses confient des diamants pour des sommes énormes à des courtiers sans le sou gîtant dans des hôtels borgnes. Je sais que certaines fortunes se sont édifiées sur une sorte de foi, mystique en autrui. Mais nous sommes dans une société de fauves menacés par d’autres fauves…

— Jeanne…

— Tu ne veux pas, mon ami, que je me fasse de stupides illusions sur la valeur morale de notre métier, voyons…

— Enfin, Jeanne, sache-le, je suis un homme de finance, né dans la finance, fils et petit-fils de banquiers. La prudence, celle qu’il faut garder, je le reconnais, est dans mes traditions de famille. Ne t’avise donc pas de me tenir pour un enfant emballé qui s’en va à l’aventure…

— Des mots, mon ami… des mots…

Jeanne se lève irritée et nerveuse. Quoiqu’il ne fasse aucunement froid, elle commute le radiateur électrique, sans savoir pourquoi, puis s’approche de la vaste lueur violacée qui illumine la cheminée. Elle prend une nouvelle cigarette et l’allume. Ses doigts tremblent. Elle sent en elle une colère sourdre, et la maîtrise avec difficulté.

Elle se tient debout, maintenant, le sourcil froncé et la face dure.

Son corps svelte s’enlève sur des lumières contrariées. On perçoit, à travers la jupe, la lueur du foyer et les longues jambes sont convergentes en un angle très aigu.

Elle tire brutalement sur la cigarette. Comme la chaleur lui apporte une sensation déplaisante, elle se secoue d’une nerveuse saccade. Georges Mexme admire un instant sa femme irritée. Mais brusquement les aspects voluptueux de ce grand corps souple éveillent en lui la bête mâle…

Le désir envahit ses méninges. Le sang monte en poussées fortes jusqu’à ses tempes gonflées. Une sorte de bouillonnement dans son cerveau efface peu à peu toutes les idées… Une seule flamme subsiste, ardente et croissante…

Inconsciente de l’action qu’elle produit sur son mari, Jeanne Mexme se tourne pour regarder elle ne sait quoi sur la cheminée. Elle lutte en son tréfonds pour ne pas dire mille choses qui seront pénibles et ouvriront un fossé entre les époux. Les Pétroles Narbonnais lui semblent un vaste abîme où va s’effondrer le destin de la banque, et le sien… Georges s’est levé…

— Quoi ? Laissez-moi, mon ami… Je ne suis pas d’humeur à faire de la lutte à mains plates.

Elle crie d’une voix sèche qui claque dans la pièce bien close.

Son mari la tient par les hanches…

— Jeanne, ne te fâche pas. Tu es si belle, en ce moment…

— Reste donc à m’admirer de ton fauteuil, dit-elle, à demi-désarmée.

— Mais, Jeanne, il m’est impossible de t’admirer de loin…

Il esquisse un geste précis. Jeanne recule violemment.

— Laissez-moi, je vous prie. Vous avez des façons de paysan troussant une servante d’auberge…

Les deux époux sont face à face. Lui, un peu hagard, lutte contre un rut qui le mène. Sa volonté organique le pousse à saisir sans parler, à jeter à terre et à prendre cette magnifique créature faite pour la joie des hommes. La certitude d’être vainqueur tend en lui toutes les forces de l’être, en un désir brutal et incoercible.

Elle sent le danger de repousser fermement son mari. Mais elle ne s’abandonne pas. Les dents serrées, elle le regarde avec un mépris énorme… Pour un peu elle aimerait plutôt le tuer…

Georges tient sur l’épaule féminine sa main de lutteur, bandée de muscles. Il veut poser l’autre sur les reins, là où commence la cambrure plus bas épanouie dans la croupe géminée.

— Jeanne !… Jeanne !…

La voix de l’homme perd le nuancement du langage articulé. C’est maintenant une sorte d’aboi rauque. Dans l’âme virile monte comme un flux rapide l’instinct primitif, le réflexe de la bête attirée par sa femelle et qui ne connaît plus rien, hors son appétit sexuel.

— Non… Georges… Laissez-moi !…

Jeanne, d’une poussée, éloigne son mari. Mais, lui revient, furieux comme un félin blessé. Il se jette sur elle.

— Vous me faites mal… Georges.

Il ne répond pas. Les mots et le langage humain ne sont plus à portée des actions animales qui occupent tout son cerveau. Son corps entier est une baliste, et seul le geste d’amour accompli saura ramener l’homme en cette bête farouche.

Il parvient à étreindre sa femme de ses deux bras rigides. Elle se défend, blême et haletante. Il veut la soumettre et plie en arrière, puis en avant, le corps souple et frémissant. Il tire si violemment sur la ceinture de la robe que tout vient en une large déchirure montant jusqu’aux seins. Il n’est pourtant pas encore devant la chair nue, encore celée, mais qui l’attire férocement.

Sans dire un mot, elle tente de se dégager par petits gestes prestes et agiles. Ils bataillent ainsi trois minutes. Elle tient l’homme à distance et la conquête n’avance pas…

Alors, dans une colère bestiale, il empoigne toutes les étoffes qui le séparent encore de cette chair nue qu’il immobiliserait par la mort plutôt que de l’abandonner. Il se tend en un effort de prisonnier faisant éclater ses menottes. Un crissement atteste la défaite des soies et des linons. Une sorte de large baie lacérée s’ouvre dans les vêtures de Jeanne. La jeune femme pousse un cri de douleur et se replie comme un serpent. Alors, attirées invinciblement par la nudité entrevue, les deux mains du mâle descendent vers cette plaie de soie, où, tout près, il sait trouver la femme même…

Mais Jeanne a vu le double geste commencer. Avant qu’il soit achevé elle a glissé hors l’étreinte de son mari.

Elle bondit derrière le guéridon aux liqueurs et s’arrête en maintenant d’une main son cœur affolé. Elle est couleur de craie et ses yeux flamboient. Si son mari veut encore s’approcher, elle lui casse sur la face cette bouteille de liqueur.

Lui, désemparé, congestionné et stupide, reste béant, chu soudain dans une sorte de coma. L’intelligence revient lentement en son cerveau bouleversé.

Alors, Jeanne saute vers la porte, l’ouvre et va sortir. Elle dit toutefois :

— Mon cher ami, si vous traitez vos affaires de finance aussi intelligemment que votre femme, toutes vous joueront quelque vilain tour…



DEUXIÈME PARTIE

VOLONTÉ

CHAPITRE PREMIER

LES PÉTROLES.

De l’étang de Vendres à Sigean et de Lézignan à la Méditerranée les Pétroles étaient désormais rois. Sortie des épures et graphiques, des devis et géodésies, la puissante entreprise de Mexme et Séphardi occupait maintenant tous les financiers d’Europe.

Trente mille terrassiers Piémontais, car les Français s’étaient refusés au labeur imposé, taylorisé et à journées longues, affouillaient un sol illustre, dévasté par eux comme par un cataclysme. On rasait les villages, on brûlait des vignes millénaires, on détruisait les collines à la panclastite, on faisait plat comme une table un immense terroir, où des bâtiments géants, des entrepôts babéliques, des halls vertigineux et des voies ferrées innombrables commençaient de naître hâtivement.

Les habitants de la Narbonnaise émigraient comme des fourmis. L’antique Narbôn créée par les Phéniciens mille ans avant notre ère redevenait, après bien des aventures et des avatars innombrables, une des cités-reines de la Méditerranée.

La côte ligustique allait retrouver une splendeur égale à celle de cette Venise, née, comme Narbonne, sur pilotis, dans son golfe harmonieux : Mais Venise n’a pas eu ce fleuve redoutable : l’Atax (l’Aude), qui véhicule depuis des siècles et des siècles ses millions de tonnes d’humus. Elle est donc restée marine, tandis que Narbonne est désormais loin de cette mer qui jadis lui fut amie et protectrice.

Les sondages des ingénieurs se faisaient aux lieux même où, voici vingt-trois siècles, Pythias vit des marécages bordant la Méditerranée. Longtemps plus tard des vignobles renommés y fructifièrent. Maintenant des geysers d’huiles lourdes et schisteuses commençaient d’y jaillir.

La mer, le golfe et le lac de Narbonne n’avaient jamais été profonds. L’Atax peu à peu les combla. Les îlots nombreux, les « Lidi » qui, comme à Venise, séparaient jadis Narbonne de la pleine mer, s’étaient donc soudés au continent, mais on recréerait, pour la société des Pétroles Narbonnais, ce que la nature avait anéanti…

La première découverte des naphtes fut faite dans le lit même de l’ancien Golfe. On perçait là un magma de terrains tertiaires travaillés par des séismes violents durant des époques géologiques entières. Dans le sous-sol, des fissures énormes s’étaient alors formées, où des lacs souterrains du précieux carbure s’amoncelaient. Cela s’enfonçait à la base des Pyrénées, où les sondages ne pouvaient plus rien atteindre, et se perdait, du côté opposé, dans une rupture des couches tertiaires, au nord du golfe Massaliote. Peut-être pourrait-on retrouver le pétrole autour de Nice ?…

Il fallait donc partout forer la terre alluvionnaire, prendre contact avec la roche, jadis sous-marine, et la percer jusqu’aux ressources d’huiles. En même temps qu’ils remuaient la terre, sondaient les puits et préparaient la formidable exploitation, les rudes ouvriers du Piémont rattachaient ce territoire, renouvelé dans toutes ses activités, au système de voies ferrées du Pays. Une pipe-line conduirait le Pétrole à Bordeaux, une autre à Marseille. On rêvait d’alimenter de même façon Nantes, et peut-être Le Havre, puis Paris. Le charbon le céderait au Pétrole pour les machines des paquebots et des cuirassés. Cette terre, jadis glorieuse, puis rentrée dans l’oubli jusqu’à la création d’un gros commerce de vins, soutenu longtemps par la culture vinicole de tout l’arrière-pays, changerait en quelques années, par son nouvel avatar, les axes du grand négoce occidental.

Les ambitions de Séphardi et de Georges Mexme étaient déjà dépassées et noyées dans un succès venu comme un mascaret. Par un caprice extraordinaire de la publicité, les Pétroles Narbonnais non seulement intéressaient aujourd’hui tous les financiers et leur clientèle, mais ils passionnaient le public comme une belle actrice ou un crime sensationnel.

Le fait est rare. On ne cite guère que les affaires de la Compagnie des Indes, qui, sous l’Ancien Régime, aient eu la même gloire. Mais le certain c’est que ce « boom » des pétroles atteignait le niveau d’une folie collective.

Au début, Mexme et Séphardi conçurent juste d’exploiter les vingt puits où le pétrole sourdait spontanément. On pensait commencer modestement et appeler les capitaux au fur et à mesure. On ne craignait, en effet, aucune concurrence. Des possessions de titres faisaient les promoteurs maîtres des voix ferrées aboutissant dans la Narbonnaise. On avait acheté en bloc le port de Graissan et ses entours. Là on édifierait une sorte de Liverpool du Pétrole. C’était déjà grandiose. Toutefois il fallut voir plus vaste dès que la mode s’y mit. C’est une maîtresse agréable, certes, mais très tyrannique et qui court plus loin qu’on ne voudrait…

Dès qu’on parla des transformations à prévoir dans le département de l’Aude par l’industrie des pétroles, les milieux intellectuels s’agitèrent. Des artistes, des historiens et des littérateurs se prirent subitement d’affection pour une terre dont les gloires certaines d’ailleurs et notables, avaient été bien oubliées jusque-là.

Pendant des mois, les journalistes publièrent et rendirent quotidiens, à ce propos, le Larousse et les encyclopédies. On se serait lassé de cette érudition quand l’Académie française couronna un livre titré : « Narbo-Martius ». Il contait la victoire remportée en — 118 par Encius Donatius Ahenobarbus sur les Allobroges. C’est à la suite de ce fait d’armes que Narbôn était devenue ville romaine. L’ouvrage plut. Il avait des qualités de style et de savoir. Son succès fut prodigieux. Jamais une œuvre de pure érudition n’avait tiré à deux cent mille…

Mais ce fut bien pire lorsque le même écrivain donna sa « Colonia Julia Paterna Claudia », ouvrage curieux contant la vie mouvementée de Tibérius Claudius Néro, proconsul de Narbonne, en 45. Un tel engouement naquit pour l’histoire du Languedoc, à la suite de ces livres arides, que désormais le théâtre, la sculpture, la peinture, la gravure et même l’architecture se dévouèrent à la Narbonnaise…

Et tout le monde voulut si bien avoir des aïeux nés au bord de la Méditerranée qu’un ministre, né effectivement à Béziers, dit un jour à la Chambre, au milieu des vociférations et des insultes : « Nous autres, les seuls vrais Français… »

Le pays narbonnais devint donc aussi célèbre que les bords de l’Arno.

Pêle-mêle avec les ingénieurs de Mexme, les espions des sociétés concurrentes, les ouvriers Piémontais, les métallurgistes, les maçons, les bâtisseurs d’usines et les spéculateurs curieux, une nuée de brocanteurs et d’antiquaires, de savants et d’anciens fouilleurs des ruines de Delphes ou de Délos, s’abattit alors autour des puits de naphtes. On fit autant de tranchées pour mettre la main sur des curiosités qu’on le faisait pour bâtir les usines.

Un Anglais qui avait mis à l’air les entrailles de Cnosse en Crête, un Américain qui avait découvert la ville sacrée des Incas et un Allemand qui prétendait posséder les restes d’Agamemnon et d’Achille, découverts à Hissarlik et à Tirinthe, d’autres encore, firent de passionnantes découvertes. Un député interpella même le Gouvernement pour qu’il interdît la sortie de France à tous les trésors retrouvés. Le ministre dut décréter que Messieurs Mexme et Séphardi avaient le monopole des fouilles d’art. Les deux directeurs de l’affaire en profitèrent pour expulser tous les aventuriers pullulant sur le pays. Alors Séphardi et Mexme agrandirent leur entreprise qui prit des proportions fabuleuses. Lorsque fut découverte une dalle portant le plan du canal construit voici 2000 ans pour irriguer la Narbonnaise, et dont l’ingénieur était Vipsanius Agrippa, toute la presse consacra une page entière à la reproduction du précieux document. On mit à jour la voie militaire romaine allant d’Ampurias au Rhône par l’étang de Capestang. Il y eut alors un pèlerinage vers cette relique Césarienne. Les compagnies de chemin de fer durent organiser des trains de plaisir à tarif réduit pour des curieux venus du monde entier.

La finance, la littérature et l’archéologie s’étayaient donc entre-elles et la réussite financière de l’affaire prit d’étonnantes proportions. Dépassant tous les devis de prudence et poussés par l’afflux des capitaux, Mexme et son associé engloutirent non pas soixante-dix millions, mais trois cents dans les seuls travaux préparatoires. L’âme des foules est ainsi faite que le succès forçait les deux associés à exagérer constamment l’envergure de leur entreprise. Il fallait toujours augmenter le capital social. Les petites gens protestaient avec une violence féroce lorsqu’on n’acceptait pas leurs souscriptions. Ils disaient leur rage de voir les riches seuls accaparer cette magnifique affaire. Et les riches accusaient Mexme d’être bolcheviste et d’aspirer à on ne savait quelle louche popularité lorsqu’il prétendait préférer les petits souscripteurs aux gros.

À toute force, le monde entier voulait donner son argent. Le directeur d’un journal de chantage, ayant un jour publié un article pour dire que l’affaire n’était pas si belle que ça, vit son bureau pris d’assaut par une cohorte d’actionnaires. On le bâtonna jusqu’à la mort incluse.

Et la folie crût encore. Mexme et Séphardi recevaient chaque jour cinq cents lettres de braves gens qui voulaient acheter des actions des Pétroles Narbonnais, non pas au cours de Bourse, mais avec une majoration de trente pour cent.

Les chefs de l’affaire se connurent débordés. Dans une telle situation les sous-ordres devenaient des personnalités d’une importance effrayante. Or, on n’avait fait que des choix provisoires, il se pouvait qu’il y eut, parmi eux, des traîtres capables de créer de toutes pièces un de ces accidents qui, chez les foules exaspérées, font en un tourne-main passer d’une opinion à l’opposite. Mexme n’en dormait plus.

Séphardi, assuré de l’appui de la haute banque juive, et nanti de formidables étais politiques, portait plus allègrement ce faix que son associé, passé sans transition d’une paisible et bourgeoise responsabilité, au rôle d’Atlas tenant un monde sur son dos.

. . . . . . . . . .

Jeanne Mexme devinait son mari accablé de soucis. Mais, comme il semblait jaloux de les garder pour soi, elle faisait mine de se désintéresser des Pétroles et ne lui demandait jamais de renseignements.

Blanc-Simplaud, qui cultivait pour elle une sorte d’amour platonique, avait tenté de l’informer du danger que courait Mexme sous un fardeau aussi colossal, avec, comme seule puissance effective son talent de financier et des garanties matérielles représentant la centième partie des fonds dont il avait la gérance absolue. Mais Jeanne aimait son mari, tout en nuançant cet amour de quelque mépris hautain. Elle ne voulait savoir ce qui concernait son foyer que de son mari seul. Aussi coupait-elle la parole au député lorsqu’il faisait mine de mener la conversation sur le domaine interdit.

Séphardi était pour elle tous les jours plus aimable et souriait. Il dépensait une fortune par an rien qu’en fleurs et en confiseries offertes à la femme de son ami. Il n’allait pas à vingt kilomètres de Paris sans lui envoyer des gerbes éblouissantes et des porcelaines rares bondées de bonbons. Avec cela il se montrait délicat jusqu’à l’astuce, ou astucieux jusqu’à en devenir délicat. Jamais il n’exprimait, en effet, même à mi-mot, un désir dépassant la seule courtoisie affectueuse. Évidemment il aimait Jeanne Mexme. Il était de ceux qui n’abandonnent jamais un désir insatisfait, et cela devenait plus grave.

L’idée pourtant était absurde que Séphardi put compter sur ses seuls charmes physiques pour conquérir cette créature originale, chez laquelle la passion restait froide et le cœur assimilé à l’esprit. De même il s’attestait vain qu’il tabla sur sa richesse, au moment Mexme allait devenir un des rois de la haute finance industrielle. Pourtant, à ce regard passionné, à cette sorte de volonté magnétique qui transsudait du regard fixe et dur de cet homme, on devinait qu’il fût prêt à tout tenter pour posséder Jeanne Mexme.

Elle ne s’y trompait pas.

Jeanne se sentait impuissante dans cette lutte ardente que Georges menait pour la fortune… et quelle fortune !… Mieux, elle devinait maintenant que les efforts de son mari tendaient surtout à ralentir la poussée d’un enthousiasme devenu gênant. Elle savait bien la vanité de toute intervention à ce moment où les Pétroles Narbonnais n’appartenaient plus à Mexme et à Séphardi, mais à l’Opinion Publique, monstre capricieux devant lequel il faut trembler. Toutefois, elle commençait d’espérer que la sagesse triompherait.

Georges Mexme comprenait la pensée de sa femme. Emporté comme par un attelage emballé, il craignait parfois de ne pas pouvoir remettre en main cette délirante licorne, galopant il ne savait vers quelle gloire ou quel abîme. Mais il y avait en lui l’orgueil du mâle, et la vanité du maître. Si souvent il s’apercevait que de tels sentiments furent stupides et périmés, il sentait quelle force ils donnent à l’homme têtu et sûr de soi, et cela le redressait dans ses préjugés.

Pourtant, certes, il n’était pas heureux…


CHAPITRE II.

FINANCE.

Émises à cinq cents francs, les actions de la société des Pétroles Narbonnais cotaient maintenant deux mille.

Séphardi commença vraiment de s’effrayer devant l’attitude populaire. Avant, non seulement le premier bénéfice, mais la première recette, la masse, démente de cupidité, poussait la cote des titres, en dépit de toute raison.

Il eut fallu diminuer cet enthousiasme qui courait risque de tourner en panique au jour où la valeur exacte de l’affaire serait seulement manifeste.

On engloutirait, c’était acquis, près de quatre cent millions avant d’avoir des bénéfices. À dix pour cent, il faudrait donc un bénéfice net de quarante millions pour commencer un service de dividendes. Or, on n’aurait pas cela avant quatre ans, peut-être trois au minimum. Pour qui connaît un peu l’âme des foules il est évident que ces centaines de milliers de souscripteurs ne garderaient pas patiemment en portefeuille leurs titres polychromes pendant quatre ans pour se voir offrir alors un intérêt représentant juste deux et demi pour cent par an. Il y aurait baisse. Mais qui peut se vanter en Bourse de limiter une baisse ? Une fois la chute commencée, ce serait la catastrophe, on reviendrait à trois ou quatre cents. Qui sait si la même fureur, souscrivante aujourd’hui, ne réclamerait pas alors des poursuites sous des prétextes redoutables ? Mexme ni Séphardi n’étaient pour rien dans le « boom », mais enfin, un gouvernement basé sur l’opinion doit suivre l’opinion…

Quant à voir maintenir à deux mille les titres émis à cinq cents francs, ce qui donnait à l’affaire une valeur de un milliard six cent millions. Quelle absurdité ! Il aurait fallu cent soixante millions de bénéfice pour verser un dividende sur ce taux. On les aurait certes, et trois cents millions, et plus même. On parviendrait peut-être un jour au bénéfice d’un milliard. Mais quand ? Et la raison ni la logique industrielle ne sont à portée de ces innombrables braves gens qui courent porter leur argent au guichet des banques pour avoir des Pétroles Narbonnais…

Bah, ne valait-il pas mieux compter sans plus sur les circonstances pour ramener, plus tard en évitant à-coups et panique, les titres à leur vraie valeur de capitalisation ? En somme cela pouvait tout de même s’arranger ainsi. Séphardi, qui était à la fois un lutteur et un fataliste, accepta les choses.

Mexme, que tracassaient les problèmes inattendus posés par l’affaire, fit dans ce but diverses tentatives. Il tenta de mettre les titres hors de cote. Le remède courut risque d’être pire que le mal. On répandit le bruit que l’État allait racheter les Pétroles et qu’une addition au budget allait prévoir des crédits de cinq milliards à cet effet.

Il fallut démentir et ouvrir à nouveau le robinet. D’ailleurs on venait de faire une émission de quatre-vingt millions d’obligations. Ce n’était pas le moment d’arrêter tout…

Racheter les titres c’était se condamner à alimenter soi-même la hausse.

Et les pétroles montaient toujours…

Un soir, à cinq heures, on vint dire à Mexme que la demande du jour était de cinq mille titres et qu’on cotait deux mille quatre cents. Comment faire pour entraver cette ascension qui n’avait, à ce taux, ni rime ni raison.

Il songea créer une petite baisse qui rendrait prudents les emballés. Toute la nuit il médita ce problème, qui l’obséda derechef le lendemain.

L’après-midi, ce jour-là, on cotait deux mille quatre cent cinquante-cinq, et le jour suivant les Pétroles étaient demandés, mais non offerts, à deux mille quatre cent quatre-vingt-dix…

Mexme attendit vingt-quatre heures encore. On était acheteur, et toujours sans contrepartie, à deux mille cinq cent trente.

Le mouvement, régulier, possédait la violence irrésistible d’un flux.

Décidé, il rédigea un petit article et le fit porter à un journal très lu. On y annonçait officieusement que les Pétroles Narbonnais ne donneraient sans doute pas de dividende avant deux ans.

Le lendemain du jour où parut l’article, il y eut du flottement en Bourse. On cota deux mille quatre cent quatre-vingt-dix-huit. Mais le surlendemain la nouvelle, qu’on assurait venue de bonne source, fut reproduite dans trente journaux financiers envoyés en province, et il y eut une Bourse troublée sur des ordres de vente venus par télégrammes. Sans effort, les agents de change maintinrent les positions. Les ordres d’achat absorbèrent le disponible.

Le danger apparut le lendemain même de ce jour d’hésitation. Mexme reçut douze mille lettres de protestations et d’injures, et, la baisse fut brutale. On perdit cent quatre-vingt francs avant trois heures.

En même temps, un député stipendié par le groupe Pearson, interpella le gouvernement sur les mesures propres à sauver la petite épargne. Le ministre, qui en avait bien vu d’autres, rappela au député une fâcheuse aventure à lui advenue lorsqu’il était membre du Conseil d’administration de la « Société des Heureux Ménages ». C’était une tontine qui outrait encore les facilités que le code donne à ce genre de filouteries. L’autre se rassit.

Mais Mexme trembla.

Ce ne fut pas tout. Les forces hostiles qui se dissimulaient, muselées par le succès jusque-là incoercible de l’affaire, crurent le moment venu de désagréger les Pétroles Narbonnais et firent donner la garde. On télégraphia à Mexme une grève de huit mille cimentiers italiens et douze mille autres avaient formé un énorme meeting pour délibérer s’ils demanderaient à rentrer dans leur pays.

C’étaient les envoyés des sociétés pétrolières ennemies, le gros consortium de Paris et la Shell Dutch qui, par des subsides à des secrétaires de syndicats, avaient fomenté tout cela.

Séphardi se trouvait alors à Smyrne, pour des affaires mystérieuses relatives aux industries à créer au bord de l’Euphrate. Il acheta un aviateur et son pilote, lorsqu’il connut l’aventure et rentra à Paris par un vol direct au-dessus de la Méditerranée. Il fut chez lui à sept heures du matin et sans s’arrêter commença une tournée défensive…

À midi il apparut devant Mexme éberlué. Les deux associés se regardèrent une minute en silence. Tous deux, voyant chez l’autre une face coléreuse et crispée, avaient envie de se sauter dessus pour s’étrangler.

Séphardi parla le premier.

— Vous en faites de belles, vous, quand on ne vous surveille pas…

— Moi ? riposta l’autre.

— Oui… C’est vous l’auteur du stupide article qui nous fera perdre quatre cents francs à la cote aujourd’hui ?

Comme Mexme ne répondait pas, Séphardi tira le manuscrit de sa poche.

— Je viens d’acheter l’original…

Mexme reprit sa maîtrise de pensée.

— Évidemment, je ne veux plus de cette hausse de cinquante francs par jour qui va nous mettre à la merci d’un grain de sable quand nous aurons dépassé trois mille.

Séphardi se mit à rire.

— Mon cher, votre femme a bien raison de vous tenir pour un enfant…

— Ma femme ?…

Séphardi avait entendu Jeanne parler cavalièrement de son mari, mais il sentit que la colère l’emportait. Il était impossible de mettre Mexme en lutte avec Jeanne sans dangers multiples. Et puis, enfin, ce serait à Jeanne d’en souffrir et Séphardi ne le voulait pas. Il reprit, le ton moins aigre :

— Oui… Elle vous traite parfois d’un peu haut. Et certes ce n’est pas sans raison. Vous ne deviez pas écrire cet article. Il ne faut jamais tenter des opérations de ce genre. Vous n’êtes pas plus maître de la baisse que de la hausse.

Mexme écoutait avec une étrange crainte mêlée de regret. Séphardi le comprit et devint plus doux.

— Mon cher, vous avez déjà un fardeau écrasant sur les épaules. Ne le prenez pas plus lourd. Il vous faut comme tout humain, ménager vos forces. Vous ne pensez pas que diriger l’organisation intérieure de nos affaires, les rapports avec les banques d’émission, le contrôle des devis et dépenses…, etc… soit suffisant ? Ce l’est pourtant, fichtre… Laissez-moi donc les relations avec la Presse, le Parlement et le public qui casque. Vous n’avez pas la souplesse de fin psychologue indispensable pour ces choses-là. À chacun ses vertus et ses défauts.

Il s’arrêta puis reprit plus lentement :

— L’opinion des imbéciles est un « impondérable » d’une extrême importance pour nous. Il faut le savoir et ne pas lutter avec cette force qui nous briserait comme du verre. Même si on nous monte à cinq mille, nous ne pouvons et ne devons pas décourager les preneurs. Leur entraînement va trop loin, soit. Mais leur défaillance irait encore trop loin. Je préfère l’enthousiasme, même dangereux… Ce peuple ne raisonne pas. Mais à chaque jour suffit sa peine. Quand nous en serons à calculer les moyens de maintenir la foi, devenue chancelante chez les sots, nous tâcherons de résoudre le problème. Il se posera toujours assez tôt, croyez-moi. Tout le monde a passé par là. Tant que la confiance est belle, prenons-la comme un cadeau des dieux et ne faisons rien contre elle.

— Mon cher, dit Mexme, notre affaire ne craint rien, même pas les paniques.

— Ne dites pas de bêtises, Mexme ! Vous êtes un homme raisonnable. C’est très regrettable… La finance, c’est de l’épopée. La raison n’a rien à y faire sauf chez nos comptables. Mais les dirigeants doivent être des poètes. Les plus grands boursiers ont été des rêveurs portés vers les lyrismes d’apocalypse… Songez que si nous baissions encore de trois cents il y aurait demain vingt mille plaintes en escroquerie contre vous.

— Pensez-vous que nous puissions remonter un pareil courant ?

— Vous n’avez pas l’air de croire que le Parlement est plein de députés payés par nos ennemis, les cinq ou six groupes jusqu’ici omnipotents du pétrole mondial. C’est un animal dangereux, un député. Cela fait très bien guillotiner un innocent, couler une banque et sauter le plus prospère des commerces. Du bien, ça ne sait pas, et c’est moralement incapable d’en faire. Mais, pour nuire, ce sont tous des as…

» Sachez en tous cas qu’un ministre peut nous être soumis, mais pas jusqu’à sacrifier son porte-feuille. Or, une interpellation bien menée, habile, et soutenue par trente farceurs claque-pupitres, est plus redoutable qu’une révolution…

« Parfaitement !

Mexme hocha la tête : Au fond il reconnaissait la vérité de tout cela.

— Sachez reprit Séphardi, que votre fantaisie journalistique me coûte six cent mille francs. J’eusse mieux aimé les offrir à une jolie femme.

— Comment ça ?

— Vous allez voir : Je suis arrivé de Smyrne à sept heures, après avoir couru le risque d’un magnifique plongeon, et irrémédiable, en pleine mer. J’ai illico commencé la tournée dans la presse. Racheté sept manuscrits d’articles, dont le vôtre. Les autres à paraître. J’ai fermé toutes les portes par lesquelles pouvait s’introduire ce genre de littérature. De là, je sautai chez les parlementaires. La baisse avait excité de terribles démangeaisons dans ce peuple. Formite, Lauswatte, Lagroume, Pollos-Meinvit nous guettaient. Je suis allé les prendre dans leurs repaires. Formite préparait une vaste campagne dans « Le Fraternel », Lauswatte, en sa qualité de député avancé, est à l’origine de nos démêlés avec les Italiens. J’ai fait arrêter le secrétaire du syndicat de là-bas en achetant soixante mille une pièce contre lui que détenait Lauswatte. J’ai vu le ministre des Travaux Publics, puis le Premier, et j’ai menacé. À tous risques j’ai sorti un de mes papiers « Boutrol Rude combat ! »… Par chance j’ai une bonne police…

— C’est votre police qui en quelques heures vous a permis cette série de parades ?

— Oui ! Elle est très bonne. Elle me coûte cher, par exemple… Mes espions à la Chambre et au Sénat sont de premier ordre. Mais j’en ai à la Bourse, dans les grandes banques à succursales, et même dans les cafés des boulevards, dans les restaurants de nuit et ailleurs… J’ai deux rapports quotidiens comme Bonaparte et Louis XV.

— Que dit-on encore ?

— Vous êtes naïf, Mexme ! Vous semblez douter de cette force-là. Elle est admirable. Seule elle permet de gagner des batailles dans la vie. Le pouvoir, ce n’est qu’une bonne police, mais une police bête, c’est-à-dire qui dit tout sans se soucier de rien. Un remarquable phonographe… Toutefois il le faut perfectionné.

— Je ne vois pas comment on peut organiser ça, de façon à tout savoir.

Séphardi avança la mâchoire :

— Je vais vous convaincre, et vous prouver que je sais tout.

Il tira trois feuillets, dactylographiés très fins, sur pelure rose.

— Voici une feuille qui me donne tous les détails utiles sur des choses indifférentes mais que vous ne pouviez croire connues. Je lis :

« Hier à 5 heures. Madame Fanny Bloch a visité Madame Mexme. En sortant elle a croisé M. Mexme qui l’a fait monter dans son auto. »

» Qu’en dites-vous ?

— Oui, ils sont habiles, vos agents. Mais ils n’en savent pas plus ?

— Vous croyez. Je lis la suite. C’est l’agent qui parle :

« Je rattrape l’auto Mexme rue Lafayette. Ma voiture la dépasse et je vois distinctement M. Mexme embrasser Madame Fanny Bloch. Je me laisse rattraper ensuite et je constate que Madame Fanny Bloch rend à M. Mexme ses baisers. Au tournant de la rue du Havre, je redépasse la voiture et j’ai vu distinctement M. Mexme donner quelque chose à Madame Fanny Bloch, qui semblait un ou plusieurs billets de banque grand format pliés ensemble…

» Cela vous suffit-il ?

Mexme hésita, très rouge, puis il dit :

— Il y en a encore ?

— Oui. Votre promenade jusqu’au Rond-Point des Champs-Élysées, le retour et le dépôt de Fanny chez Alopex le confiseur. Mais vous ne savez pas que, sitôt votre auto repartie, elle a quitté ses gâteaux pour courir chez Adelsohn, notre ennemi, porter un tuyau qu’elle vous avait soutiré avec quelque pécune…

» Finissez donc par voir qu’il vous faut ignorer la Presse, le Parlement et tout ce qui se rattache au jeu de l’opinion publique autour de nous. C’est mon rayon. Je suis armé…

Mexme, confondu, se tut. L’idée que tant de démarches imprudentes, qu’il avait commises fussent connues de Séphardi, lui était à charge. Pourtant il fallait s’y résigner. Ce diable d’homme avec lequel il restait associé, apparaissait tout de même un ami singulièrement puissant. Quel soutien !… Quelle aide !…

Et il songeait aux caresses de la belle Fanny Bloch… Avoir eu un témoin, au fond de l’auto, comme si cela s’était passé au milieu de la rue, quelle humiliation !…

Séphardi, comprenant le sens de ses réflexions, le regarda un moment puis se leva.

— Je vous quitte, mon cher ami. J’ai encore à faire et pourtant je meurs de sommeil.

Il ajouta près de la porte :

— Mes hommages à votre charmante femme. J’ai rapporté de Smyrne pour elle quelques pâtisseries turco-grecques qu’elle recevra demain dans une coupe ancienne que j’ai jugée assez curieuse.

Il sortit.

. . . . . . . . . .

Au même instant Jeanne Mexme, rentrant en auto de visiter Sophie de Livromes, se demandait :

— Mais que signifie cette voiture qui me suit ? Sans cesse elle me dépasse et se laisse ensuite rattraper sans rime ni raison. Le chauffeur aurait-il un béguin pour moi ?

Car la voiture n’avait pas d’habitant. C’était encore un agent de Séphardi qui la menait. Celui-là se trouvait spécialement attaché à Jeanne. Depuis longtemps il aurait pu dire minute à minute l’emploi de son temps. La jeune femme n’en tirait d’ailleurs aucun souci. Une surveillance l’eut ennuyée, mais elle ne la soupçonna pas.


CHAPITRE III.

LA DISCORDE

Jeanne Mexme supportait de plus en plus difficilement l’orgueilleuse suffisance de son mari. Les Pétroles Narbonnais avaient repris, avec plus de lenteur qu’auparavant, leur mouvement ascensionnel. De ce chef Mexme se reprochait amèrement d’avoir supporté les reproches de Séphardi lors de l’article écrit pour la baisse. Il se tenait désormais comme un manœuvrier hors pair. Son orgueil trouvait en cette petite aventure un aliment et un alcool.

Néanmoins, l’histoire alarmait des amis du ménage Mexme. On avait deviné un accident évité, mais un accident tout de même. On interrogea donc cent fois Jeanne qui ne disposait que des confidences de Séphardi pour savoir où l’on en était. Cela eut suffi. Mais la jeune femme était humiliée de devoir questionner l’associé de son mari sur des problèmes qui eussent dû lui être familiers. Et puis, elle devinait, à de petits indices délicats, que Séphardi aimait d’être interrogé. Cela lui donnait une sorte de secrète maîtrise sur Jeanne. Un jour donc elle se décida à demander les renseignements à George Mexme. Mais lui la rebuta aussitôt et la renvoya à ses salons, à la littérature, à ses dancings et à ses caprices de tout ordre. Il le fit même avec ce manque de finesse qui caractérise les personnes justement capables, sinon d’avouer leurs torts, tout au moins de les laisser involontairement soupçonner. L’amour de Jeanne était simple et nu. Il comportait d’abord un sentiment, auquel toutes femmes sont ouvertes, d’amitié vraie envers celui qui révéla les choses de la chair. Il y avait, en sus, une juste connaissance des vertus et qualités d’un homme qui n’était point parfait mais toutefois digne d’une estime féminine. Évidemment Mexme, au fond, restait un petit propriétaire jaloux, en matière d’amour, c’est-à-dire qu’il eût volontiers séquestré sa femme pour ne courir aucun risque… de ces risques qui font les maris trompés et ridicules. Mais il avait su dominer ces impulsions et acquérir une certaine largeur d’esprit, nécessitée par le milieu mondain, souriant, sceptique et peu exclusif, qui était le sien. Ainsi Jeanne Mexme pouvait aimer Georges dans un sain équilibre intellectuel, sans ignorer ses défauts et sans verser dans le mysticisme romantique. Toutefois, elle avait établi ainsi l’éthique de son union : « S’il s’appauvrit, il aura rompu avec moi ». Elle voulait rester riche. Évidemment, si son mari subissait des malheurs immérités, elle lui garderait son affection. Toutefois, fallait-il prévoir des déchéances. Elle acceptait ironiquement quelques contrôles de ses actes aujourd’hui. Alors, elle les refuserait, car pour contrôler une épouse, votre égale au fond, il faut que l’époux sache au moins garantir son destin contre les caprices de la fortune.

Telle était la pensée de Jeanne Mexme. Femme amoureuse et amante de son mari, mais esprit critique et réfléchi avant tout.

Georges Mexme avait mélangé, sans trouver leur parfait dosage, les préjugés de l’époux de notre race, un rien mesquin et étroit de cœur, avec la hardiesse sportive anglo-saxonne que d’ailleurs il ne cultivait qu’en affaires et non point en morale. Il ne se sentait pas aimé comme il l’eût voulu, c’est-à-dire avec la passion cline qu’apporte une religieuse prosternée devant son Dieu. Ainsi les époux tendaient donc tous deux à se séparer. Mais les liens de la chair, quoique ils ne fussent pas, comme en certaines unions, tendus à craquer, constituaient une force encore supérieure aux tendances de dissolution, et il y avait en sus, pour les consolider, l’habitude, la vie quotidienne et le laisser-aller humains.

. . . . . . . . . .

À toutes les questions posées par sa femme, ce soir-là, le banquier excédé répondit assez mal parce que des soucis graves pesaient sur lui. Il ne voulait pas les avouer, car c’était aussi avouer que le poids des responsabilités assumées lui pesait aux épaules. Il sentait que son devoir eût été d’introduire dans l’affaire certains amis de Séphardi, comme cet Ottsberg que son associé tenait pour le plus étonnant homme de Bourse de notre époque. Mais Mexme, en cela comme en amour, avait trop d’orgueil.

Jeanne savait interpréter les silences et les réticences. Elle devina que son mari traversait une crise. Elle avait heureusement fini par donner sa confiance à Séphardi parce qu’il lui paraissait impossible que les intérêts indissolublement liés des deux créateurs des Pétroles Narbonnais fussent désormais séparés. Et puis, il lui était si dévoué… Donc Séphardi, en cas de danger, protégerait Mexme pour se garantir lui aussi, c’était un espoir…

D’ailleurs Séphardi avait dit un jour à Jeanne, qui le questionnait et avouait les silences absurdes de son mari :

— Ma chère amie, je ne puis vous donner qu’une réponse, mais je la crois capable de calmer vos inquiétudes : Vous ne serez jamais pauvre… Il avait songé : « Moi vivant », et ne l’avait pas dit. Elle avait néanmoins deviné. La promesse était certes équivoque, mais elle constituait aussi de ces engagements que les Séphardi tiennent et qui sont pour eux plus impératifs que les signatures données.

Enfin, lassée de voir son mari tergiverser et bouder à toutes les questions qu’elle lui posait avec douceur ; évitant toutefois cette irritation qui aurait fini par mener à une vraie querelle, elle prit un parti et dit :

— Mon cher ami, je vais partir à Nice pour une quinzaine ou un mois.

Il la regarda avec stupeur. Puis il devina que cela voulait dire : Ou bien je serai informée de ce qui se fait ici et traitée en égale, ou bien je te laisse te débrouiller avec tes affaires de finance et pars mener la vie qui me plaira.

L’orgueil se tendit dans l’âme de Mexme. Il dit avec une froideur savante :

— Pars, ma chérie ! Il me navrerait de te voir acquérir la fièvre énervante de mes bureaux, où tout le monde grogne sans cesse !

Elle haussa les épaules. En fait de fièvre, c’était un problème de salaires qui encolérait les employés de la banque. Elle savait fort bien aussi que Georges souffrait beaucoup au fond de ses absences. Il se livrait alors, pour oublier, à de crapuleuses débauches. Il feignait maintenant l’indifférence !… Rien de mieux ! Bientôt il la rappellerait avec des paroles plaintives de mari jaloux et vaincu.

. . . . . . . . . .

Jeanne Mexme partit le lendemain pour la Riviera. Elle retrouverait là-bas un tas d’amis et de connaissances qu’éloignait la saison, particulièrement froide à Paris. Une campagne politique stupide et burlesque, mais qui touchait des milliers de sots, les chassait aussi. Des journaux, en effet, criaient sans répit à la révolution imminente.

Jeanne, à Nice, retrouva Fanny Bloch et Barleigne qui se trouvaient unis par une tendresse inattendue et sans doute purement provisoire. Le mathématicien Leviston, sybarite en rupture de Collège de France, traînait lui-même une ravissante jeunesse, rose et blonde comme une figure de keepsake.

Et Jeanne Mexme eut bientôt un cercle d’admirateurs, voire d’admiratrices, qui lui fit oublier Paris et ses brouillards, les Pétroles Narbonnais, les cours de Bourse, et cette phraséologie bancaire qui, comme celle des géologues, est un extraordinaire et cocasse mélange de métaphores poétiques, de barbarismes et de mots forgés par d’étranges mains… C’est alors que Jeanne apprit que des prospecteurs envoyés par Mexme rôdaient autour de Nice. On venait de découvrir du pétrole aux portes de la ville.

Dès que le bruit s’en fut répandu, la presse se jeta sur cette nouvelle. On prévoyait déjà la transformation de la côte d’Azur en une vaste usine. Une protestation violente s’éleva partout. Le rendez-vous des élégances du monde occidental serait bientôt une boueuse et puante série de réservoirs, de pylônes métalliques, de distilleries, et le royaume de la fumée… Horreur !… Le tollé fut universel.

Mexme, depuis le départ de sa femme, était devenu une sorte de despote oriental faisant trembler ses employés et ahurissant Paris de ses fantaisies galantes. Il aurait voulu que de Nice Jeanne sût tout ce qu’il faisait. Séphardi était alors en Espagne. Il avait dit : Je veux que l’Espagne me paye une dîme sur tout le pétrole qu’on y consommera.

Quand on parla d’édifier une immense usine à Nice, bien que jamais tel projet n’eut été jusque-là envisagé, Mexme, interviewé, fit cette réponse stupéfiante :

— De Vintimille à Port de Bouc j’achète la Méditerranée. Je crée un Empire du Pétrole…

Mais le lendemain même, il se constitua un syndicat de défense des intérêts menacés par la folie ambitieuse du « Tamerlan des Naphtes » comme le désigna un grand journal.

On opposa le vin au Pétrole, car le vin est aussi une fortune méditerranéenne. Des groupes de banquiers, de gros propriétaires, de politiciens se réunirent, pour, comme on dit, prendre des mesures… La lutte s’engagea, lors des élections municipales dans le Midi, où partout il y eut une liste de pétroliers et une d’anti-pétroliers. La victoire resta au Pétrole. Cette formidable machine acquérait une sorte de pouvoir magnétique. Il semblait que rien ne put l’atteindre. Dès lors, la lutte fut ouverte entre Mexme et de gigantesques groupements de gens que sa fureur impériale affolait. Alors, le bruit se répandit que Jacques Capet, le Président de la République, était vendu à Séphardi et préparait un coup d’État. On fit circuler la liste des membres du futur Gouvernement institué sous la dictature de Jacques Capet. Le Président du Conseil était Séphardi et le Ministre du Commerce Georges Mexme.

. . . . . . . . . .

Désormais on ne nomma plus à Nice Jeanne Mexme que « Madame la Ministresse ». Elle en rit de bon cœur. Toutefois cela ne lui disait rien de bon. Greffer, si c’était vrai, une entreprise politique de cette envergure sur une affaire de Bourse déjà accablante devenait chimérique et attentatoire à toute raison. Mais si l’idée n’en était venu à personne, pourquoi ne pas faire disparaître cette campagne imbécile qui pouvait amener, par le revirement de l’opinion publique, un krach monstrueux.

De fait les cours de Bourse des actions Pétrolières du Narbonnais ne gardèrent plus la belle allure d’antan. Cela stagnait sur place. On faisait de petits sauts de vingt-cinq francs, puis on revenait à la cotation précédente. À dire vrai quatre cents millions de titres avaient été placés dans le public.

Séphardi reparut à Paris. Il avait traité avec l’Espagne et mis une équipe de prospecteurs sur le versant sud des Pyrénées. Il espérait retrouver les nappes de pétroles en terre espagnole et créer là-bas, en Catalogne, une entreprise parallèle à celle du Narbonnais, mais dont il serait seul maître. Cela froissa beaucoup Mexme. Il crut sentir, dans l’opération de Séphardi, une sorte d’assurance contre l’écroulement de l’affaire française. Or, cet écroulement, pour lui qui en était l’âme, semblait impossible.

Pourtant, ses ennemis se concertaient et l’assaut était proche.


CHAPITRE IV.

LES CONJURÉS.

Certain jour, Mexme se sentit plus seul que de coutume. La journée avait été bonne La distillation des huiles lourdes était commencée depuis deux jours. La pipe-line se terminait jusqu’à Bordeaux, les voies ferrées portaient désormais leurs chargements de wagons et de locomotives qu’il allait suffire de discipliner selon le rythme industriel. Cent bateaux-citernes avaient été livrés. Ils étaient amarrés à Graissan. Les imprimeurs préparaient les étiquettes pour les trois millions de bidons qui s’amoncelaient là-bas sous une verrière plus vaste que le Grand Palais à Paris. Le magnifique immeuble de l’Avenue Montaigne, le premier de Paris qui fût à douze étages, serait habitable dans quinze jours. Sur la façade, « Les Pétroles Narbonnais » figuraient en lettres de cinq mètres de hauteur. On avait enfin définitivement soumis l’ancien syndicat des importateurs.

Tant de réalisations emplissaient Georges Mexme d’énergie et de majesté. Cela était son œuvre à lui. Que serait bientôt un Rockfeller devant un Mexme ? Rien, un enfant… Il allait régner sur une population de huit cent mille habitants.

Il avait reçu, l’après-midi, des nouvelles de Séphardi qui venait de traiter avec l’Amirauté anglaise. L’Angleterre voulait transformer Malte en un gigantesque dépôt de pétroles. On protégerait cette île par un système de défenses, inconnu, mais infrangible, découvert voici un peu et qui interdisait l’approche à plus de quarante kilomètres de distance et quinze kilomètres en hauteur.

Automatiquement, enfin, tout ce qui touchait les Pétroles Narbonnais prenait apparence fabuleuse et effrayante. Rien de normal ne pouvait vivre à proximité de cette affaire démesurée. Il ne lui fallait que de l’énorme. Mais elle se l’assimilait…

Mexme était donc heureux ce soir-là. Il téléphona au Parnasse, le délicieux théâtre pour gens riches, où les fauteuils étaient à cinq cents francs, et y retint une loge. Puis il alla dîner en ville. Le Parnasse avait été audacieusement construit à l’opposite du Mont Parnasse, au carrefour de Châteaudun. On y représentait ce soir-là une comédie de Timothée Rectangle, titrée « Manier le Persil. » Mexme y passa une soirée de bonne humeur. C’était, bien entendu, le décor normal des pièces dont le public parisien ne se lassera jamais : quiproquos et lits ouverts, placards et femmes en chemise, maris affolés cabriolant au long d’échelles fâcheuses, amants en caleçons et baisers suivis de pâmoisons bien imitées. Il y avait même une femme nue qui ne parvenait jamais à se vêtir. Toujours, au moment où elle allait mettre une chemise, quelque contingence cocasse et baroque la forçait à fuir, ou à se cacher, toujours nue, obstinément nue malgré la proximité des garde-robes les plus garnies.

Ce supplice, peut-on dire, de Tantale, conquit un vrai succès. D’autant que tous les personnages de la pièce profitaient de cette nudité avec le sans-gêne le plus parfait, et lui réservaient les hommages les plus extravagants.

Georges Mexme sortit du Parnasse fort diverti. Devant son auto on lui toucha l’épaule.

— Bonsoir, marchand d’or !

Il se retourna.

— Bonsoir, ma chère Sophie ! Comment, vous, une femme de mœurs pures, vous venez à « Manier le Persil » ?

Il disait cela parce que Sophie de Livromes passait pour être non conformiste en amour.

— Mais oui ! Vous me faites une bien mauvaise renommée en me traitant de femme à mœurs pures.

— Je croyais…

— Il faut faire comme ce Saint Thomas qui voulait toucher du doigt. Où irions-nous, seigneur, si on devait croire tout ce qui se dit ?

— Mon Dieu, Sophie, c’est en somme flatteur ce que je vous disais…

— Non ! Mexme, mon ami. La pureté est, ou bien comique, ou bien bête. Notez que c’est logique. Si je vous disais qu’un tel est « pur d’esprit », cela voudrait dire que c’est un imbécile et rien d’autre.

— Vous avez toujours raison. La pièce vous a amusée ?

— Follement !

— Montez donc avec moi. Nous allons converser un peu.

— Attendez que je retrouve ma petite amie Idéle de Javilar. La voilà : Idéle, ma chérie, voulez-vous dire à notre chauffeur de rentrer seul, nous adoptons la limousine de Mexme.

Une grande jeune fille mince, avec des yeux flambants, fit oui de la tête et s’éloigna. Mexme dit :

— Elle est fascinante, cette jeune fille-là. Qui est-elle ?

— La nouvelle secrétaire de Séphardi. Vous ne savez donc rien, mon pauvre ami ?

— Il a du goût, Séphardi. Je lui ai toujours vu des secrétaires étonnantes, titrées, magnifiques, et qui — chose encore plus rare — étaient discrètes… La jeune fille reparut. Silencieuse elle monta près de Sophie de Livromes dans la vaste voiture.

— Où allons-nous ? demanda Mexme.

— Je ne sais. Oh si, plutôt, je le sais, mais cela va peut-être vous ennuyer, mon cher ami ?

— Mais non, pourquoi ?

— Parce que c’est assez spécial.

— Je devine. Vous allez au Bois…

— Oui. Attendez que je donne les ordres à votre chauffeur… C’est fait ! Mais qui vous a dit nos secrets ?

— Blanc-Simplaud. Il m’a conté que vous assistiez, avant-hier, à une comédie champêtre, jouée par trois femmes inconnues devant Lagroume, les deux Boutrol, Barleigne et lui.

— C’est vrai !

— Vous n’avez pas honte ?…

— Mais non. De quoi ?

Mexme, sentait, en sa conscience pourtant assez polluée, refluer des préjugés provinciaux, Il se tut.

Sophie reprit :

— Nous avons vu mieux encore hier, par simple hasard. Nous marchions doucement, phares éteints, lorsque Idéle entrevit de loin une voiture éclairée, immobile, et tout autour on eut dit une foule qui s’agitait.

— C’était ?

— Je vais vous le dire. Patientez donc un peu ! Nous nous sommes approchées, et nous avons vu :

— Dites ?

— Un chauffeur, browning au poing, devant la portière d’une belle Rolls-Royce, et, dans la voiture une femme plutôt âgée…

— Mais encore ?

— Plus trois bandits, ou rôdeurs, qui se succédaient pour calmer la bonne dame…

Mexme se mit à rire.

— Y sont-ils parvenus ?

— Je n’en sais rien. Il faudrait tout de même qu’elle fût bien torride pour ne pas être rafraîchie par ces trois marlous…

— Messalina dans Suburre…

— Rien ne change ici-bas. Et je connais la femme.

— Dites vite ?

— Ah non, mon pauvre Mexme, vous ne le saurez pas. Elle…

— Mais ce n’était pas gratis.

— Bien sûr que non. Le chauffeur au pistolet payait à la sortie des brancards, comme aux Courses.

— Pardon, aux Courses, on paye au fond des brancards…

Sophie se mit à rire avec violence.

— Ah vous en avez d’impayables, vrai !

Cependant l’auto gagnait les Champs-Élysées, puis l’Avenue du Bois, et sortait de Paris. On prit les Acacias, puis une route étroite et encaissée. Les phares furent éteints.

La longue voiture glissait en silence dans l’ombre muette. On croisait parfois d’autres véhicules semblables, dont l’intérieur restait obscur.

On tourna deux fois, puis on embouqua une voie cavalière.

— Mexme vous êtes armé ?

— Il y a deux revolvers dans l’auto. En voici un.

— Merci ! prenez l’autre. On ne sait jamais.

Tous trois descendirent et s’enfoncèrent, guidés par Sophie, entre les arbres.

— Mexme, dit Sophie à voix basse, voyez-vous cette tache blanche, là-bas, à droite.

— Oui !

— Eh bien c’est une femme en tenue d’oréade…

— Que diable fait-elle ?

— Je ne sais. Elle pose pour un Corot amoureux de nocturnes.

— Merci. Elle ne doit pas avoir chaud.

— Chut… Avançons à la file.

Mexme fait l’arrière-garde. Devant lui Sophie et Idéle de Javilar glissent avec une souplesse merveilleuse à travers les taillis. Il entend seulement les branches qu’elles font plier et qui froissent l’air en se détendant, puis les herbes dures qui crissent sous leurs pas.

Et Mexme soudain se sent seul. Il a perdu ses compagnes. Il avance sans but, en trébuchant. Plus proche de la scène, il ne sait pourquoi l’aventure cesse d’avoir soudain aucun intérêt pour lui.

Il s’arrête. Il est au bord de la clairière où cela se passe. Il voudrait s’en aller. Cette nuit, ce silence, les chuchotements qui par moments viennent jusqu’à lui sans qu’il comprenne les paroles prononcées, tout l’emplit de tristesse. Mon Dieu, comme on est mieux dans une salle de restaurant de nuit parmi les bruits du Jazz-Band, les paroles audacieuses des femmes décolletées, et ces parfums ardents, cette volupté partout épandue et qui vous grise. Ici, on dirait que c’est la veillée d’un mort.

Il n’y a pas qu’une femme nue… il y a…

Deux hommes, qui causent ensemble s’approchent de Mexme sans le voir et s’arrêtent juste devant l’arbre auquel il est appuyé. Ils parlent :

— Mon cher, vous ne me l’enlèverez pas de l’esprit. Mexme est foutu.

— Vous êtes fou.

Mexme reconnaît les deux voix. L’une, c’est celle de Bigoinot, le député de la Basse-Seine, et l’autre, c’est Barleigne.

— Je suis certain que Mexme est coulé. D’abord Séphardi le laissera mettre à bas.

— C’est idiot, mon vieux. Leurs intérêts sont indissolubles. Vous ne prenez pas Mexme pour un gosse. Il a pris ses précautions. Séphardi ne peut pas lui nuire sans se nuire à lui.

— Plaisanterie ! Séphardi est un jouteur plus fort que vous ne croyez.

— Mais pourquoi coulerait-il Mexme ?

— Pour prendre sa femme.

Barleigne éclata de rire.

— Vous êtes piqué, mon cher !

— Pas du tout. D’ailleurs, je suis certain que Séphardi a déjà couché avec la belle Jeanne.

— Pensez-vous ?

— Mais oui ! Parce que vous êtes ami de Mexme on dirait que vous ne savez rien voir. Fanny l’a dit à Tivursin, et il me l’a redit. Or Fanny est l’amie du mari et de la femme, chez les Mexme.

— Je ne puis pas, en tout cas, voir le plan que suivrait Séphardi contre son associé.

— Mon cher, c’est un problème de capitaux. Séphardi peut tenir le coup dur qu’entraînerait la déconfiture momentanée des Pétroles. Comme l’affaire doit un jour payer, qu’est ce que ça peut lui faire de créer une catastrophe et de tout racheter au poids du papier. Il aura l’air de manger deux cents millions, mais au fond il s’en assurera peut-être le décuple…

— Je ne peux pas croire ça.

— Vous le verrez, dès après-demain. Je sais en tout cas, que l’on prépare un coup dur, une vente à découvert qui fera en une matinée baisser les Narbonnais de mille balles. Séphardi n’est pas positivement dans le truc mais un homme aussi fort ne peut pas ignorer ce qui se prépare. Il a une police, dit-on, mieux organisée que celle de l’intérieur. Donc s’il laisse faire, c’est qu’il approuve…

— Mexme tiendra…

— Il tiendrait peut-être contre certains. Il ne tiendra pas contre soixante des plus gros manieurs de capitaux de Paris coalisés pour le jeter bas.

— Alors, dans ce cas, Séphardi laisserait agir des gens qui veulent le couler lui aussi, mais en leur préparant, par le sacrifice de son associé, un retour de sa façon ?

— Évidemment. Celui-là sera bientôt le vrai costaud des Pétroles et il aura la peau, en même temps, des idiots qui auront sacrifié des millions pour couler Mexme en escomptant de les retrouver dans la liquidation pétrolière, laquelle leur passera sous le nez, car Séphardi en restera le roi.

— Ce serait canaille, mais terriblement fort. Un Rothschild pourrait engloutir sa fortune, dans un plan de cette envergure.

— Qui sait la fortune de Séphardi ?

— Alors, pour vous…

— Je vous explique ce que je crois. Je suis un trop petit personnage pour jouer un rôle là-dedans. Le Panama n’est qu’un négoce pour enfants à côté de cette prodigieuse entreprise.

— Tout de même, il ne faut pas que Mexme soit un crétin pour avoir déjà mené ça à ce pinacle.

— Trop honnête, Mexme ! et trop simplement loyal.

« Enfin, je vous le redis, toutes les mesures sont prises en Bourse pour effondrer les Pétroles après-demain et jours suivants.

— Cela va faire un bruit effrayant. Le gouvernement va dégringoler ?

— Pas de danger. Il est averti.

— Que fera-t-il ?

— Il arrêtera Mexme.

— Mais c’est une machination effrayante.

— Que voulez-vous ? Il a trop inquiété de gens. Il a des ennemis en nombre excessif. Et il ne tient pas ses ennemis. C’est Séphardi qui les tient par ses petits papiers. Or puisqu’il se tient coi…

— Mais si Séphardi intervient au dernier moment pour Mexme…

— …

. . . . . . . . . .

— Vous voyez bien. Au fond vous ne donnez que des ragots. J’ai confiance, quant à moi. Je dis qu’il y a encore plus de gens intéressés à soutenir Mexme qu’il n’y en a à le couler.

— Je vous affirme en tout cas qu’après demain la danse commence.

— Après tout, si Mexme s’en tire comme je pense il n’en sera que plus fort. Mais vous, Bigoinot, vous ne voteriez pas les poursuites puisque vous connaissez la machination.

— Moi ?… Vous savez, on ne peut pas dire ce qu’on votera avant de voir comment la chose va se présenter. Si je devais être accusé d’avoir touché pour Mexme, je voterais plutôt oui.

— Toujours ces mœurs parlementaires…

— Dame, vous savez !…

— Je sais bien que le député qui voterait les poursuites, s’il connaissait ce que vous venez de me dire, serait une fripouille.

— Mon cher…

— Je vous le dis comme je le pense. Notez bien que des centaines de milliers d’épargnants seraient atteints par le krach.

— Bien sûr. Mais l’intérêt de la foule et l’intérêt social sont des entités, et l’opinion publique me concernant est une réalité saisissable.

. . . . . . . . . .

Georges Mexme s’éloigna avec lenteur. Il sentait comme une corde lui étreindre la gorge. Quand il fut enfin à dix pas sans que les interlocuteurs eussent constaté sa présence, il s’assit à terre et se mit à méditer. Il était peut-être perdu…

La solitude, l’isolement, les vers obscènes que déclamait maintenant la femme nue qu’il ne voyait plus, lui apportaient dans l’esprit l’idée d’un cauchemar atroce et térébrant.

Il se releva enfin. Il lutterait. Il avait un jour à lui pour préparer la bataille…

Il gagna l’auto arrêtée dans l’avenue cavalière, donna au chauffeur ordre d’attendre les deux femmes qui l’avaient accompagné, puis se mit en route à pied, pour rentrer chez lui. La marche calmait la fièvre de son cerveau.

D’abord il fallait rappeler sa femme, afin qu’elle fût là, présente, pour assister à ce combat tragique qui risquait de la jeter sur le pavé. Sombre, le dos lourd, dans le bois nocturne où des pas inconnus le frôlaient sans qu’il y prit garde, le banquier se dirigea vers Paris…

Au Nord-Est, une lune voluptueuse et lourde, couleur de muqueuse, se levait avec majesté.

CHAPITRE V.

LE PRÉSAGE

Georges Mexme, après la longue marche, se découvrit très calme sitôt franchie la porte de son cabinet. Il venait d’envisager tous les problèmes posés par le danger qu’il allait courir. Jamais n’était venue à son esprit l’idée que Séphardi lui voulut le moindre mal. Il discutait couramment avec son associé, mais cela ressortissait à son instinct commercial, non à quelque secrète méfiance. Quant à imaginer un vaste traquenard comme celui dont il venait d’avoir la révélation, l’idée lui en était certes venue, au début, lors du lancement des Pétroles, mais, depuis le succès des premières souscriptions, il jugeait cela impossible. Le danger menaçait uniquement, à ses yeux, qui tenterait un tel coup. Seulement autre chose est d’imaginer une réalité hostile, lorsqu’on est un homme d’action, c’est-à-dire porté à l’optimisme, autre chose de voir le gouffre ouvert devant ses pas. Mexme passait en revue tous les moyens de défense dont il disposait. Ils étaient nombreux et puissants. En sus ce n’était pas un apprenti qui les mettrait en œuvre… Toutefois, il sentait un vide dans ses espoirs : Quels ordres Séphardi avait-il donnés lui-même pour les jours suivants ? Il séjournait dans la Narbonnaise. Fallait-il le ramener par une dépêche ? Mais, s’il était hostile Mexme risquait précisément par ce rappel de perdre le bénéfice d’une défense bien calculée et inconnue de l’ennemi…

Tout, dans la situation présente, lui apparut d’une extrême complication. Les pièges à éviter abordaient.

Et puis, au fond de cette âme, écrasée par des responsabilités lourdes, une donnée psychologique tendait à jeter un trouble dangereux. C’était l’ombre imaginée de Jeanne Mexme.

Georges Mexme savait sa femme obstinée à tenir pour absurde la situation pleine de dangers où il avait lui-même trouvé tant de satisfactions d’intime orgueil. Être tout, ou presque, dans une affaire géante qui renverserait peut-être les systèmes d’alliances politiques et l’ordre des échanges dans l’Europe entière, voilà qui longtemps avait flatté le banquier. Hélas ! la médaille avait un revers. Et, de sentir confusément que sa femme avait eu raison contre lui, apportait à cet homme, imbu du principe de la supériorité des mâles, une étrange humiliation.

Cela ne laissait pas de troubler aussi ses raisonnements financiers, dans lesquels, juste au moment difficile, intervenait un facteur sentimental inquiétant.

Et puis, la conciliation du bel optimisme de la matinée avec le sombre pessimisme dont il se sentait maintenant étreint devenait malaisée. Un tant soit peu de scepticisme l’eut servi et pouvait libérer cette âme ardente et passionnée. Mais Mexme ne pouvait être sceptique et il détestait de douter.

Il s’engagea donc à fond dans l’étude des mesures de défense, nécessaires pour vaincre la hurle des rapaces. C’était une question quasi inextricable pour lui, puisque Séphardi s’était réservé les rapports avec la Presse et le Parlement. Comment sauver les Pétroles Narbonnais ? Fallait-il plutôt sauver la banque Mexme, s’il en était encore temps ? Mais les deux problèmes étaient connexes. Il eut fallu un mois pour dégager délicatement les intérêts de sa maison de ceux des Pétroles et encore n’eut-ce pas été sans danger.

Il se décida. C’était un homme énergique, donc capable d’avoir des défaillances et surtout de voir son esprit incoordonné au réel. Mais une fois un parti pris, avec les tares que pouvaient donner à ses déterminations son manque de souplesse et de précautions psychologiques, ce n’en était pas moins une âme de chef.

Il travaillait encore, dans son bureau, à préparer des instructions et des ordres précis pour ses représentants et ses agents directs lorsque le jour naquit. L’aube, verdâtre et huileuse, lutta un instant dans la pièce contre la lumière électrique chaude et rassurante.

Mexme se sentit défait par cette hypocrite clarté qui rampait à travers les vitres de tulle et rôdait en étrangère autour de lui.

Il éteignit. Son papier parut soudain sale et sa main décharnée. Du dehors venaient des bruits sinistres et incohérents. Au lieu du borborygme mathématique des moteurs et de l’agréable symphonie des voies parisiennes agitées dans le grand jour, il ne percevait que des voix rauques de balayeurs et ces résonances incompréhensibles de passages matineux. De temps en temps une voiture auto passait. Mais son bruit, au lieu de se fondre parmi l’ambiance musicale de cinquante moteurs en mouvement, se détachait dans le silence avec quelque chose de menaçant et de heurté.

Maintenant le jour était plein. C’était une draperie grise flottant en l’air comme un fantôme. Mexme frissonna.

Il voulut reprendre son travail, mais il en était devenu incapable. Une tristesse glaciale envahissait son esprit.

Il quitta son cabinet et monta se coucher quelques heures après avoir envoyé porter au bureau de la Bourse un télégramme, pour Jeanne Mexme, d’un laconisme peut-être un rien brutal : « Reviens immédiatement Paris. Urgent. »

Quand il se réveilla, son corps avait repris son élasticité et sa pensée lui parut nette comme de coutume. Il retourna méditer sur les mesures urgentes et leur meilleure mise en œuvre.

La banque se remplit de son peuple d’employés. Il entendit les portes battre et les allées et venues témoignant de la vie revenue en ce grand corps dont il était l’âme même.

. . . . . . . . . .

La journée se passa dans la fièvre d’un travail ardent et minutieux. À mesure que les heures coulaient, Mexme revenait de plus en plus à cette confiance qui lui était normale. À six heures, il se rendit au Ministère de l’intérieur et mit le Ministre au courant du plan d’attaque préparé. Contre les gens surpris à coller des affiches injurieuses à son propos (ce qu’il fallait prévoir), contre les camelots qui vendraient des journaux de panique, contre tout ce qui se manifesterait enfin sur la voie publique de la haine de ses ennemis il réclama une vigilance particulière.

On détacha une brigade de sûreté spéciale à cet effet. Des commissaires furent désignés pour le contrôle.

La Bourse devait être soumise à une surveillance étroite. Toutes les dépêches concernant les Pétroles Narbonnais, avant d’être transmises aux intéressés, seraient visées par un Inspecteur de la Sûreté Générale, expert dans des questions financières et qui resterait en relations avec Mexme. Les imprimeries de journaux financiers ne pouvaient rien mettre aux mains de linotypistes sans que copie en fût donnée à cet inspecteur. Il avait des acolytes dans toutes les maisons d’impression. Ainsi on pourrait saisir, avant mise en vente, les feuilles publiant de faux bruits.

De même, tous les télégrammes d’agences envoyés en Province seraient retardés systématiquement s’ils étaient louches, arrêtés même s’ils semblaient dangereux. Quant au téléphone, on détacherait aux grands postes d’écoute la célèbre équipe policière dite du Chef, qui saurait au besoin brouiller les communications et les rendre inoffensives. Tout cela représentait quatre-vingt mille francs de mise en marche. Georges Mexme paya…

Le soir vint…

La journée s’était montrée bonne. La Bourse restait bien disposée sauf sur les valeurs exotiques. Les Chemins de Fer de la Terre de Feu avaient subi une sombre dégringolade et les actions du Port et de l’Arsenal de Casablanca se négociaient à cent francs après avoir dépassé huit cents. Quant à la Société de la Nouvelle Jérusalem, elle était chue de sept cents francs entre midi et une heure. Mais tout cela ne touchait point les pétroles.

Les Narbonnais gagnaient une petite avance de six points.

. . . . . . . . . .

Quand Mexme eut dîné, le sentiment de sa force lui revint avec la certitude de la victoire. Mais alors un nouveau tourment naquit en lui. Le député Bigoinot causant avec Barleigne avait dit de Jeanne qu’elle fut la maîtresse de Séphardi…

Si cela était vrai ?

À cette idée Mexme se leva furieusement dans la salle à manger et se mit à arpenter de long en large la pièce aux boiseries claires. Maîtresse de Séphardi, sa Jeanne, sa belle Jeanne…

Quelle horreur… Une colère énorme passait en lui comme un vent d’orage… Maîtresse de Séphardi !…

Incapable de commander à sa mécanique cérébrale, ne pouvant tenir en place, Mexme but coup sur coup plusieurs verres de liqueur et se sentit encore plus irrité.

Il serait bien allé voir Fanny Bloch ou Sophie de Livromes qui, sans doute, devaient savoir…

Mais un sentiment de dignité maîtrisa les impulsions de la jalousie. Tout de même il fut très malheureux.

Il ne voulait voir et questionner aucun de ses amis… D’ailleurs avait-il encore des amis ?

Oh, certes il en aurait le lendemain soir, après la bataille, si la victoire lui souriait. Pour le moment il restait comme ces gens qui ont vu de trop près un cholérique, et qu’on soupçonne de porter eux-mêmes la maladie. Aussi attend-on un peu avant de se décider à leur serrer la main…

Il le sut et comprit que dans ce moment il fallait aller seul en quelque lieu de divertissement où il put oublier ses soucis sans rencontrer aucune face connue.

Car il avait un besoin ardent de se divertir. En ce moment où il avait fait tout le nécessaire et ne pouvait plus qu’attendre la lutte prochaine, il eut voulu cesser de ruminer vainement le danger.

Or, l’oubli ne pouvait se trouver que dans un concert, un théâtre, un music-hall, avec des femmes nues, des chansons à double sens, des sourires aguicheurs et de la grosse gaîté populaire. Peut-être aussi lui faudrait-il cette nuit une chair à étreindre. Il croyait, ou il sentait nécessaire, avant une bataille qui pouvait renverser sa destinée, de goûter une fois encore des joies qui ne laissent pas de regrets.

Comme il pensait cela il dit à haute voix :

— La cigarette du guillotiné, quoi…

Et un frisson lui passa sur l’échine. Mais un frisson qui attisait ses désirs plutôt que de les calmer.

Il se fit conduire à Montparnasse et gagna paisiblement un concert de quartier. Là, nulle crainte de voir apparaître une tête blafarde de coulissier hostile, un masque cauteleux de député véreux, une face blette de journaliste maître-chanteur. Il se trouvait dans le bon public parisien, si facile à égayer… Il est vrai de dire que tout aussi facilement on lui donne la frousse, et même le courage…

Mexme s’amusa fort, en ce repaire de la vieille gaîté rabelaisienne et de la sentimentalité classique… Il aimait les plaisanteries un peu grosses et les chansons violemment épicées. Il ne détestait même pas les variations pleurnichardes sur toutes les déshérences de la vie sociale. Ce n’est pas qu’il se sentit en rien envie de pleurer à l’évocation du soldat envoyé à Biribi, et dont la mère infirme est chassée par un propriétaire cupide, ou de la petite ouvrière aimant à la folie un gaillard qui se prétend maçon mais s’atteste vraiment archiduc, la rend enceinte, l’abandonne et la laisse pleurer toutes ses larmes en maudissant le sort… Mais c’est un plaisir certain que d’accepter le sentiment qui vous entoure… Un plaisir dont l’orgueil, bien entendu, fait la chaîne…

Il vit donc sans ennui le tourlourou aux plaisanteries centenaires et inusables, une magnifique chanteuse, à la voix rauque et puissante, qui poivrait d’ironie une histoire mi-pleurnicharde mi-grivoise, puis un diseur pareil à un garçon d’honneur de noce provinciale, gêné dans ses gants blancs. Il débitait avec des finesses acrobatiques et des intentions étonnantes, des couplets où Gautier Garguille se mariait à Jean-Baptiste Clément et la Marseillaise à Turlupin. C’était charmant.

Il y avait surtout cette chanteuse à la voix vaincue, une voix de laryngitique, qui sentait les rogommes infâmes des mastroquets pour voleurs, les nuits passées à la recherche d’un gîte, les brouillards Parisiens et les cabanes de la zone, une voix crapuleuse et féroce, d’une justesse parfaite, et qui trouvait des roucoulements de chatte heureuse pour invoquer l’amour. Cette femme gardait à la fois une attitude de vierge dévote, devant le public qui la couvrait d’une sorte de gloire âcre, et un rien de prostitué dans le coup de hanches, dans la complicité du regard en coin, dans le rire à gauche de la bouche et dans la crispation de longs bras voluptueux.

Mexme, sortant de ce concert, se sentit un ardent besoin de parler à une femme. Il gagna la brasserie dont les arcs et la terrasse l’attirèrent de loin.

Là, il espérait puiser ou la paix du dégoût, ou celle du désir satisfait.


CHAPITRE VI

L’OR IMPUISSANT.

À peine installé, Mexme se vit le centre de vingt regards féminins. Il pensa connaître là son prestige de riche. Sa marche autoritaire, la sérénité de son coup d’œil, la quiétude de son sans-gêne lui étaient, sans doute, un passeport partout. Il y avait foule pourtant en cette brasserie, aux murs décorés de toiles cubistes ou sphéroïdistes, de peintures massives comme la pyramide de Kheops ou arachnéennes comme une hypothèse. On y voyait des femmes, plus légères que des sylphides, porter des muscles de titans, et des petits garçons ingénus s’offrir avec des apparences d’Hercule Farnèse. Des baigneuses incandescentes volatilisaient en s’y plongeant le lac de Come ou celui de Palmyre. Des édifices charnus puissamment bétonnés paraissaient ici témoigner d’un génie étonnant dans la construction de vitrines charcutières. Ailleurs des gens prenaient le thé comme nos aïeux prirent la Bastille. C’était un spectacle curieux et bien propre à faire méditer sur la relativité de toutes les esthétiques.

Mais Georges Mexme n’était pas venu là pour théoriser sur la beauté future.

Il songeait d’ailleurs à sortir déjà, ayant entrevu un personnage connu, dont il préférait ne pas être vu : un ancien diplomate, ami des arts, de la bohème et même du peuple, qui était ici à sa place. Le lieu renfermait, en effet, ces trois constituants du tiers-état, plus la police…

Mais une jeune femme vint d’un air ingénu s’asseoir à son côté. Elle était jolie, frêle et de tout petit module. La caresser devait être une besogne minutieuse de fine horlogerie. Avec cela un petit air insolent témoignait de son origine parisienne. Car les anciennes servantes issues du Morbihan ou de la Lozère n’acquièrent jamais cet air de négligent dédain qui est consubstantiel à la femme d’Île de France.

Aux premiers mots échangés avec cette statuette, Mexme constata avec gaîté qu’elle le prenait pour un de ces robustes rastas, ou faiseurs, qui ont transformé les cafés à femmes en atelier de travaux publics, ou encore, si l’on veut, en banques où l’on fait l’escompte des effets d’amour.

La jeune femme avait du goût pour ce type d’aventurier. Elle sut le dire et Mexme, par la naïve concupiscence qu’elle étala, se connut lui aussi transporté de désir.

Elle se nommait Aglaé. Ce nom Louis-Philippesque n’était pas sans charme et sans un léger parfum — moral — de cette bergamote, que vendait le Birotteau de Balzac.

Aglaé fut ravie de se sentir en familiarité avec un gaillard soigné et robuste, qui avait l’air d’un Américain, la courtoisie d’un hidalgo, les vertus, peut-être, d’un Aga, et le bon vouloir d’un Anglais. Avec cela il comprenait la plaisanterie comme un Français, ce qui s’attestait magnifique. Elle absorba une infinité de sandwichs et des liqueurs, à constituer une symphonie de maître, selon l’orgue-à-bouche de Huysmans. Ensuite, ils sortirent ensemble.

Mexme ne voulut point détromper la jeune femme qui le prenait pour un bandit de grande envergure. Il songea quelle serait la surprise de cette puérile et tanagréenne personne, lorsque en la quittant il ouvrirait en grand les écluses d’une générosité princière. Il alla donc chez Aglaé.

Le banquier n’avait jamais beaucoup fréquenté les petites prostituées faubouriennes. Il s’était montré toute sa jeunesse un enfant sage et plus tard un jeune homme sérieux. Ses maîtresses, fort aisantes, habitaient exclusivement le seizième arrondissement. Depuis son mariage il s’en tenait aux femmes du monde et d’esprit, dont un grand banquier est, en quelque façon, l’esclave et le bailleur par destination. Mais, pour ces raisons même, il trouva Aglaé exquise.

Il connut, dans la chambre meublée, pauvre à pleurer, et pourtant coquette, cette sorte de tristesse qui est, au demeurant, un aphrodisiaque. Cela lui fit croire une minute qu’il fut seulement le clerc de quelque basochien, l’employé d’un magasin, le comptable d’un homme de Bourse, au lieu d’être le puissant financier Georges Mexme. Et de s’imaginer qu’il avait si peu de soucis, il s’en sentit réellement allégé.

Mais l’idée qu’on le tint pour un fameux brigand de la vaste jungle Parisienne le fit rire surtout. Il était assis sur un fauteuil et regardait sa petite compagne se dégrafer lentement. Car elle craignait de détériorer des vêtures fragiles et dont le remplacement n’allait pas sans comporter des difficultés égales à celles — en leur genre — dont Mexme devrait se faire maître le lendemain. La pièce était éclairée par une lampe à incandescence suspendue au plafond. On voyait le lit avec son édredon bleu. Un lit 1848, comme le nom de la douce Aglaé. La table, au milieu de la chambre, portait quelques bibelots féminins. La cheminée se nantissait d’une pendule muette, de deux candélabres désassortis, et de trois cadres où figuraient, en photos animées des meilleures intentions, un sous-officier de zouaves, une jeune femme enceinte et un groupe de fillettes armées de bicornes en journaux, souvenir de quelque Sainte Catherine fêtée chez un photographe banlieusard. Voyant rire cet homme qu’elle admirait, Aglaé demanda :

— Qu’est-ce qui te fait rire, mon chéri ?

Il répondit :

— Des souvenirs qui me viennent.

— Tu ris de moi. Tiens je suis certaine que j’ai un trou à mon bas.

— Mais non, mon petit.

— Juste ! le vois-tu, ce trou ? C’est ça qui te fait moquer.

— Je t’assure mon petit que tu es charmante et ce n’est pas un trou à ton bas qui te rendra moins aimable.

— Tu sais ce n’est pas chic de te moquer de moi.

— Je ne me moque pas du tout. Je te l’assure. Tu dois bien comprendre que je puisse penser à une chose risible, voyons ?

— Dis la moi ?

— Mais non. Ce sont des affaires intimes. Il me faudrait une demi-heure pour te les expliquer.

Elle se mit à bouder.

Mexme se leva.

— Voyons, Aglaé, mon petit, qu’est-ce que tu as ?

— Tu te moques…

— Allons, cesse de bouder. Je ne t’aimerai plus si tu continues.

Elle se mit à rire dans sa moue.

— Dis, mon chéri… Pourras-tu me donner un peu d’argent ?

Elle doutait. Il lui restait un peu d’espoir, mais elle était résignée, si ce beau garçon n’avait pas le sou, à l’aimer tout de même… Néanmoins, s’il avait seulement vingt francs, demain serait moins à charge, car il y a cette logeuse qui…

Elle craignit de l’avoir froissé :

— Tu sais, je sais bien ce que c’est que d’être pauvre. Faut pas avoir honte.

Il se mit à rire follement.

— Petite, combien veux-tu ?

— Oh ! si tu en as, ne te moque pas. Et puis n’en parlons plus. Je vois bien que cela te déplaît.

— Mais non, bécasse, dit-il avec bonne humeur, Tiens, dis-moi ce dont tu as besoin. Tu n’es pas riche ?

— Ah, non, bien sûr ! Mais je t’aime tout de même.

— Bon !… Bon !…

Il tira son portefeuille.

— Faisons un devis de ce qu’il te faut :

« Des bas ?

— Tu sais je les ai chez un petit marchand à côté. C’est dix francs.

— Ils ne doivent pas durer longtemps.

— Non ! mais que veux-tu ?

— Ça va ! mettons dix paires. Cela fait cent francs.

— Tes chapeaux ?

— Je les fais moi-même.

— Tu ne feras pas celui-là. Mettons à cent francs. Je t’en donne deux, tiens ! Et pour un petit costume. Cela vaut bien six cents francs. Mettons sept cents. Nous sommes à mille…

» Il faut te parfumer voyons. Tiens mettons encore cent francs. Du linge : trois cents. Chaussures cent. Quoi encore ?

— T’es bête, mon chéri…

— Comment, je suis bête ? Mais pas du tout. Combien payes-tu ici de loyer ?

— Deux cents francs par mois.

— Alors, tu vois, je te paye deux mois, cela fait quatre cents francs. Sur les deux mille, tu n’auras que cent francs pour toi. On ne peut pas dire que je suis bien généreux. Cent francs !…

Et il sortit deux coupures de mille francs, puis les tendit à Aglaé.

— Ma petite, le reste, c’est pour les achats que je viens de dire.

La jeune femme recula avec épouvante :

— Tu en fais, des billets… Tu es un faux-monnayeur…

Sa voix grelottait de terreur.

— Mais non, petite niaise ! Aimes-tu mieux quatre billets de cinq cents ? Voilà !…

» Tiens, mieux encore : en voici deux de cinq cents et dix de cent…

Elle eut une telle expression d’horreur sur son fin visage qu’il voulut rire.

— Ne crains rien, mon petit, ils sont bons. J’ai donc tant que ça l’air d’un bandit ?

Elle prit la parole très décidée :

— Non, je ne marche pas ! Ou tu en fais, ou bien tu veux me forcer à te suivre après. On me l’a déjà fait pour aller en maison au Brésil. Je sais… Je sais… On vous fait crever là-bas… Et puis, on me l’a dit, une fois que j’aurai pris ton argent, on pourrait me faire embarquer par les gendarmes… Non… Non… Je ne marche pas.

— Mais, Aglaé, tu es folle…

— Non… Je te dis non… Tu es un sale maquereau, un bandit…

Elle se prit la tête entre les mains et se mit à pleurer.

Mexme, profondément ému, se leva. Le cœur lui sautait dans la poitrine. Il avait la gorge serrée comme devant un cadavre cher. Ainsi la différence des castes était si grande et si définitive entre ce petit être, perverti, mais d’une si parfaite innocence, et lui-même ; il y avait un tel espace du grand bourgeois à cette enfant sans courage que les mots n’avaient pas un sens identique pour eux deux.

Georges Mexme avait là, devant soi, une révélation de la misère, si totale même qu’il sentit un frisson d’épouvante passer sur ses reins. Il regardait cette jeune femme et il crut voir à côté d’elle Jeanne Mexme, sa femme. Celle-là c’était l’énergie et la volonté renouvelant jusqu’à l’âme et au corps. De la cambrure vertébrale, de l’avancée des seins, du port de tête aux gestes des jambes, à la marche ou à la station droite, tout chez Jeanne était le fruit d’une longue et patiente étude, d’une éducation subtile et obstinée, d’un dressage ou presque ; tout était artifice.

Ici, c’était la femme nue, nue d’instincts, de désirs, de pauvreté morale et de faiblesse avouée. Elle portait un petit visage larmoyant et décomposé. Le corps suivait naturellement la pente qui tend à nous transformer vivants en cadavres. Sur les apophyses, les muscles s’abandonnaient mollement, dénudant cette enfant de toutes ses pudeurs. Comment pourrait-il faire prendre son offrande à une femme ingénue, qui craignait d’être liée par l’or même à des misères nouvelles ? Comment lui faire voir que la bonté peut exister chez un mâle, et mieux encore, la bonté unie à la richesse ?

Georges Mexme vint à elle. Il lui prit les poignets et les écarta. Il aurait donné une fortune en ce moment pour paraître l’homme simple, généreux, et heureux de servir autrui qu’il se sentait vraiment. Il eût désiré au besoin, paraître seulement un amoureux que la passion aveugle… Et amoureux il l’était comme jamais il n’avait su l’être. Mais son masque dur et glacial de banquier habitué à simuler en tout l’indifférence, son allure de commandement, sa stature d’homme de lutte et cette bourgeoisie un peu hautaine qui éloigne souvent les sympathies, se manifestèrent seulement aux yeux de la jeune femme qui les interpréta à son gré.

Il la touchait à peine. Pourtant elle mentit en poussant une plainte douloureuse.

— Ah… Tu me fais mal…

Elle tremblait, certaine que cela se terminerait par des coups. Elle en avait déjà tant reçus.

Tout de même elle n’accepterait pas ces deux mille francs… Cela non !

Elle dit :

— Tiens, viens sur le lit… Et puis tu t’en iras tout de suite après, dis…

C’était un espoir. En satisfaisant cet homme elle parviendrait peut-être à l’éloigner.

— Dis, tu vas t’en aller après, dis… ! Il y a un agent de la sûreté qui habite au-dessus. Je te dis cela parce que je t’aime, je ne voudrais pas…

Elle tremblait, mais son courage était grand tout de même. Se sentir avec un homme comme cela, qui porte un portefeuille bourré de billets de banque. Il a peut-être assassiné quelqu’un… Il vient d’assassiner… Il doit avoir du sang sur lui…

Elle se retint de crier avec une grande énergie. Elle pensait :

— Si j’appelle il va me tuer…

Mexme lisait sur la face tragique et désespérée cette lutte entre la crainte et l’espoir. Défaite et anxieuse, pourtant décidée à tenir devant cet homme, elle restait droite, et elle tendait l’oreille par instants vers l’escalier. Qui sait si la police ne montait pas déjà ?…

Il leva la main pour lui caresser paternellement le front, avec des mots qu’il ne savait comment prononcer pour les rendre doux. Son impuissance le frappait au fond de terreur. Au moment où elle sentait la main de Mexme lui effleurer la face son joli visage se convulsa, elle se crut prise, écrasée, morte.

— Ah… Ah…

Les mots tremblaient dans sa gorge et elle faisait des efforts surhumains pour tenir debout.

Il tenta de dire quelque chose :

— Mais ma petite, voyons, je ne suis pas ce que tu crois.

— Va-t-en ! eut-elle encore la force de murmurer.

— Prends cet argent, dis…

— Non… Va-t-en, assassin !

Il réunit les deux mains en un geste de prière. La jeune femme crut qu’il allait la prendre par la gorge. Elle sentit sa vie s’enfuir et ferma les yeux, s’abandonnant à sa destinée, dans un désespoir si farouche qu’il en était beau. Il vit une sorte de lumière d’au-delà naître sur cette face soudain unifiée et ce lui fut si douloureux qu’il recula. Alors, Aglaé, reprenant courage, sauta à la fenêtre et l’ouvrit d’un coup sec. Elle se pencha dehors, le corps à demi entraîné dans l’abîme qui descendait des sept étages jusqu’à la rue, puis elle cria :

— Je saute… Je saute… Va-t-en… Je te dis, ou je saute…

Il voulut s’approcher d’elle, pour la retenir, par un geste quasi réflexe, mais elle parut prendre son élan.

— Ne me touche pas… Ne me touche pas… Je…

Il se précipita vers la porte, l’ouvrit et descendit éperdument l’escalier. Il avait vu la décision suprême sur ce visage de femme convulsée et claquant des dents.

Il s’en alla. Un poids pesait sur ses épaules lourdes. Il venait de sentir une chose irréelle, une sorte d’absolu dans le malheur accepté. Un désespoir le tenait en toutes ses fibres et il souffrait de son esprit comme il avait cru jusqu’ici qu’on souffre seulement par le corps.

. . . . . . . . . .

Il fut chez lui. Sans songer à rien, un peu hagard, il entrait dans la pièce unissant les chambres des époux Mexme. Soudain il vit se lever une grande forme encore enveloppée d’un manteau de voyage : Jeanne Mexme.

Elle le toisa sans parler.

Il tenta de s’excuser :

— Ma chérie ! j’ai passé la soirée avec…

Elle le coupa brutalement :

— Je ne vous demande que de m’expliquer ce télégramme me rappelant en hâte. Qu’est-ce à dire ? Devenez-vous fou ?


CHAPITRE VII

LE BRIS.

— Ma chérie, on m’a dit que pour aujourd’hui un grand effort allait être tenté contre nous.

— Nous ?… Qui ?

— Les Pétroles.

— En quoi ma présence peut-elle vous servir ?

Mexme fut embarrassé pour répondre.

— J’ai plus de courage quand vous êtes là.

Elle éclata d’un rire strident.

— C’est de l’ironie, je crois.

— Enfin, ma chère amie, tu comprends que…

— Mais je ne comprends rien du tout, expliquez-vous.

— Eh bien, il est possible que le sort de notre maison et de notre avenir se décide aujourd’hui… Si on arrive à…

— Mon Dieu, mon pauvre ami, que vous êtes donc embarrassé. Enfin qu’y a-t-il ?

— J’ai appris, en écoutant une conversation étrangère…

— De qui ?

— Bigoinot et Barleigne… J’ai appris qu’une immense préparation avait été faite pour créer aujourd’hui une baisse énorme sur les Narbonnais. Une baisse telle qu’on jette la peur dans toutes les âmes de porteurs et que les jours suivant il y ait une offre à effondrer les cours tout à fait.

— Mais enfin, dites-moi en quoi je vous sers par ma présence ?

— Jeanne, tu comprends bien que si nous sautons je ne veux pas te laisser l’apprendre à Nice par des indifférents. Nous sommes époux. Nous allons partager les affres de cette journée, et espérer, car j’ai pris des précautions minutieuses et j’espère être vainqueur.

— Et Séphardi ?

— Il était hier dans la Narbonnaise.

— Vous l’avez averti ?

Il hésita de répondre, puis se décida :

— Il sait tout certainement, par sa police. S’il ne m’a pas averti…

— C’est qu’il tient le danger pour inexistant…

— À moins que…

— À moins que quoi ?… Vous allez être atteint du délire de la persécution, ce me semble ? Croyez-vous que tout Paris va risquer son argent pour la seule et unique satisfaction de mettre Mexme à bas ?

— Cela ne serait pas nul ! dit-il avec orgueil.

— C’est idiot, entendez-vous… C’est idiot !… Je vous ai connu raisonnant droit, mais vous divaguez en ce moment. Il y a sans doute des groupes de défense contre vos prétentions. Vous avez parlé d’acheter toute la côte méditerranéenne. Vous auriez ce jour-là beaucoup mieux fait de vous taire. Des ennemis éventuels se sont unis. Ils ont bien fait. On ne menace pas les gens, on les étrangle, ou on reste tranquille. Voilà la vérité.

— Vous me semblez bien renseignée tout de même !

— Dame, j’habite au centre sur lequel vous avez jeté votre dévolu, comme si les Pétroles Narbonnais ne vous suffisaient pas. On parle des Pétroles Niçois…

— N’est-ce pas juste ? Séphardi a bien créé les Pétroles Catalans.

— Alors, c’est la course, entre vous deux ? À qui sera le plus gros marchand de Pétroles. Quelle sottise !…

— Ah, oui ! Vous défendez toujours Séphardi. Chez vous c’est un besoin !

Elle le regarda avec mépris. Il devint écarlate. Soudain, sans qu’il sût par quelles routes, la jalousie commença de sourdre en lui comme un flot.

— Certes je sais, par Séphardi, bien des choses que j’ignorerais sans lui.

— Je me demande ce que Séphardi peut bien vous dire sur mes propres affaires ?

Elle haussa les épaules.

— Georges, vous êtes ridicule. Les Pétroles Narbonnais, vous le savez, sont assez compliqués pour que deux personnes en parlent sans redites.

« Séphardi…

— Oui ! Je sais, vous êtes son amie intime…

Jeanne eut un sursaut. Elle regarda son mari avec des yeux fixes et froids. Deux plis méprisants distendaient les commissures de ses lèvres.

— Comment dites-vous cela ?

Georges tentait de se maîtriser. Tant d’émotions subies depuis deux jours avaient mis à l’épreuve sa volonté. Il avait peu d’imagination à l’accoutumée, mais il fut soudain saisi par l’idée de Jeanne offerte à Séphardi. Cela naquit aigument dans son esprit et il eut la même impression de colère irrésistible que s’il eût vu la scène matériellement.

Le sang afflua à son cerveau, une volonté secrète le poussait à dire des paroles inexpiables.

Insouciante de cette fureur croissante Jeanne continua :

— Vous avez, mon cher, des lubies de vieux jaloux. Naguère je me souviens qu’à la fin d’un dîner vous m’avez sauté dessus comme faisaient, aux beaux temps de la guerre cavalière, les houzards aux filles de fermes. Que signifie cette comédie à diverses faces ? Je vous prie de croire que rien n’est aussi profondément burlesque que d’étaler des sentiments ruraux, lorsqu’on a l’honneur d’être le grand financier Mexme…

Elle ajouta après un court arrêt :

— Et qu’on jouit de la faveur de m’avoir pour épouse…

— Je suis jaloux parce que vous me donnez des raisons de l’être.

— Bah… Lesquelles ?

— Vos amants…

Les deux mots tombèrent comme une pierre dans un puits sans fond.

Georges comprit confusément qu’il venait de dire une parole sans excuses. Il devint blême. Jeanne se leva. D’un coup de talon elle chassa sa chaise qui s’abattit derrière elle. Droite, et souriante de ses lèvres soudain blanchies, elle regarda son mari de haut en bas.

Il s’était levé, bouleversé.

Elle parla lentement :

— Je ne suis pas de la petite race des femmes qui se défendent ou se justifient.

Elle s’arrêta :

— Décidément je résiste mal au désir de vous cracher à la face…

Elle fit une pause et son sein se soulevait.

— Mais la colère conseille à tort. Je ne veux pas vous ressembler. Je ne vous dirai même pas les maîtresses comiques ou traîtresses que je vous connais, et qui me libèrent, en équité, de tout engagement de fidélité.

Un arrêt encore.

— Je veux pourtant — et je fais un grand effort pour vous le dire — je veux pourtant croire que seule une exaspération née de la menace qui vous guette inspira ces deux mots que vous avez dits.

. . . . . . . . . .

— Eh bien soit… Je pardonnerai. Mais vous allez quitter cette pièce le premier et vous retirer. N’y revenez plus avant ce soir. Mes ordres seront sur ce guéridon. Alors vous serez vainqueur ou vaincu. Vous saurez donc ce qui manque à votre succès ou ce qui complète votre défaite. Sortez, je vous prie !

Georges trébucha. Des lueurs dansantes passaient devant ses yeux. Il allait parler, mais, d’un geste de la main, Jeanne lui montrait que les paroles désormais restaient vaines.

L’idée que l’après-midi allait peut-être le ruiner et qu’en sus il perdrait, sans doute, sa femme le torturait comme une fraiseuse.

Il se serait jeté aux genoux de Jeanne, mais elle lui tournait déjà le dos, impassiblement. Il se ramassa alors lui-même comme une loque, et sortit. Ensuite, il voulut revenir se coucher, puis, comme un sacrifice fait aux dieux favorables, il décida :

Je descends au bureau et ne remonterai ici que ce soir à neuf heures.

. . . . . . . . . .

Jeanne, restée seule, rentra dans sa chambre, la face dure.

. . . . . . . . . .

Dix heures. Le banquier Mexme dans son cabinet regarde la cote électrique commencer de dévider en grinçant les chiffres qui fixeront le destin…

La Bourse est un redoutable champ de bataille. C’est, sans doute, le plus complexe et le plus subtil de tous ceux sur lesquels s’affrontent les humains. Mais, s’il est des généraux vainqueurs qui le furent sans savoir eux-mêmes pourquoi, — et c’est le fait de la plupart des gloires militaires, — le grand boursier est toujours un homme supérieur. Il lui a fallu, pour réussir, des dons psychologiques voisinant le génie. Or quelle est la science des sciences, sinon la psychologie ? D’ailleurs, à y regarder de près, c’est la seule. Tout n’est que psychologie, même les mathématiques et les religions. Mais les combats de Bourse n’ont jamais été codifiés en traités stratégiques et c’est pourquoi le jeu y est toujours neuf, toujours original. Le plus curieux consiste encore en ceci que nul ne sait jamais le total pourquoi d’une défaite ou d’une victoire. L’une ou l’autre naquit sans raison apparente, comme une idée à l’esprit. Et pourtant certains l’avaient prévue, et non point par hasard, car ils en sauront prédire d’autres. Cela se passe donc dans les contrées les plus secrètes de l’esprit humain. Et l’on comprend pourquoi la plupart des gens de finance sont superstitieux. Ce n’est aucunement par sottise et incapacité de raisonner les choses du réel, comme font des millions de sots. C’est par respect pour tout ce qui se tient dans les ténèbres de l’infra-conscience et qui pourtant existe, sans qu’on puisse jamais exactement le définir.

. . . . . . . . . .

Mexme n’était pas superstitieux. Cela, qui l’équilibrait mieux sans doute, comme homme, pouvait être une tare à la Bourse. Mais c’était un financier intelligent, raisonneur, apte au calcul et à la méthode. Il fut victorieux.

La journée se montra agitée et chaude. Comme l’avait bien prévu Bigoinot, qui était dans le secret des dieux, les Pétroles Narbonnais furent offerts à découvert dès le début de la séance. Une foule de bruits extraordinaires circulaient partout et la panique se fût certes organisée si Mexme n’avait pas prévu sensiblement toutes les causes de défaite. Les rachats égaux à l’offre, la poursuite des menus personnages qui collaboraient à la création d’une panique artificielle, de sages mesures prises par la Préfecture de Police et par le Ministère de l’intérieur, enfin des amitiés puissantes et averties à temps soutinrent le choc.

Les cours fléchirent sans s’effondrer. En clôture on cotait avec une baisse de quarante points. Les conjurés escomptaient cinq cents points au minimum, et peut-être mille.

Il y avait une terrible saignée faite au groupe adverse. Si l’on tenait encore trois séances comme cela — et on tiendrait — les gens qui avaient monté cette machine de guerre contre les Pétroles s’en mordraient les doigts. On verrait des faillites et des poursuites…

Mexme rayonnait. À sept heures et demie il reçut la visite de Brinquet, le ministre des Finances, surnommé dans la politique « La Grande Bringue », parce qu’il était tout petit et rond comme un pot à tabac. Il vint voir le banquier et l’assurer de sa sympathie. La veille il eût hésité à faire cette démarche. Mais, devant la victoire, il marchait au canon…

À neuf heures moins le quart, Mexme, qui n’avait pas dormi depuis deux jours, la tête lourde, mais du bonheur plein l’esprit, monta là où il devait trouver les « ordres » de Jeanne. Il avait, en toute sincérité, envie de se jeter à ses pieds et de lui demander pardon. Il était si heureux…

Et il se souvenait qu’elle avait, elle-même, prononcé le mot de « pardon ».

Il s’approcha. Il tenait prêtes, au bord des lèvres, toutes les paroles d’excuses. Ah, Jeanne… Comme ce soir il allait l’aimer…

Il songeait, devenu poète, que la Bourse est une belle chose. Elle représente l’activité des hommes, mieux certes que tous les lyrismes et les littératures, sous une symbolique somptueuse. Une cote, c’est la résultante de millions d’efforts convergents vers un but inconnu et que seul sait lire l’homme de Bourse. Une baisse c’est tout le labeur de millions d’êtres qui se vend plus mal, une mode qui change, une grève d’ouvriers, une inondation, une découverte en passe de modifier quelque chose aux utilisations des corps simples. Une hausse, c’est la guerre, ou un changement dans le comportement des hommes : le télégraphe, l’automobile, l’aviation. Deux ou trois chiffres suffisent à représenter tout cela. À 800, cette valeur explique qu’on préfère la perle au diamant, ou le platine à l’or, ou qu’on a inventé un nouveau moteur, ou qu’un groupe d’ouvriers est passé d’une opinion rose à une autre plus rouge. À 900, elle dit qu’un changement de Gouvernement a eu lieu, ou qu’il y a une tension diplomatique entre tel pays et tel autre. Tous les faits sociaux sont là-dedans. C’est l’histoire du monde qu’une cote de Bourse. Et ces noms de valeurs, quelle synthèse ils constituent ! Le Rio Tinto évoque les douilles d’obus et les bijoux faux, le trolley des tramways et la fausse dorure du cadre où figure un portrait aimé. C’est aussi la fourchette en ruolz et le sulfate de cuivre pour la vigne, c’est le fil du téléphone, le poison des Borgia et la petite monnaie… La de Beers c’est le diamant, désir féminin que rien n’apaise.

Voici des noms de charbonnages, de mines d’or, de magasins et de sucreries, de tramways et de Music-Halls. Derrière tous ces vocables vous entrevoyez des milliers d’ouvriers blêmes qui œuvrent désespérément pour manger chaque jour, ou des femmes parfumées qui se préparent à aimer. En vérité, pensait Mexme, je suis bien plus poète que les faiseurs de vers. Une cote de Bourse c’est la vraie légende des siècles, c’est l’Iliade et l’Odyssée, c’est les Folastries de Ronsard et le Gargantua de Rabelais…

Il ouvrit.

La pièce était muette et semblait plus vide que de coutume. Sur le guéridon apparaissait une feuille de papier. Il prit et lut ceci :

Georges, je ne sais pas si lorsque ce mot te viendra sous les yeux tu seras vaincu ou vainqueur. Mais ma décision, et ce sera ton châtiment, vaut dans les deux cas. Je pars. Je n’ai pu me décider à te pardonner tout de suite. C’est que je t’aime et l’amour est dur.

D’ailleurs ce que tu as dit déjà, tu l’aurais redit. Une fois que les mots ont été prononcés, le chemin est tracé.

Dans un an je reviendrai. Ne crois pas que même alors je t’impose ma présence si elle te déplaît. J’ai décidé à tous risques. Mais ton accueil me dictera la conduite ultérieure. Si tu crois me voir ici outrepasser le châtiment que tu méritais, notre séparation sera alors définitive. Je la préfère au renouvellement de la scène de ce matin. Ou tu plieras, ou bien je renoncerai à toi tout à fait. En tout cas, je reste, jusqu’alors, ta Jeanne.

Mexme relut le feuillet dix fois sans comprendre. Ensuite il sauta dans la chambre de sa femme. Tout était bouleversé. Il courut à la penderie. Deux vastes malles étaient disparues.

Jeanne s’était enfuie.

Il revint au papier. Un post-scriptum lui apparut.

Ne me cherche pas, ni ne me fais chercher. Tu ne me reverrais jamais.

Il descendit en hâte, appela la femme de chambre.

— Où est Madame ?

— Je ne sais pas, Monsieur.

— Vous l’avez aidée à faire ses malles ?

— Non, Monsieur.

Il appela le chauffeur.

— Vous avez conduit Madame cet après-midi ?

— Oui, Monsieur.

— Avec des malles ?

— Oui, Monsieur.

— À quelle gare ?

— Gare de Lyon, Monsieur.

— Pour quel train ?

— Je ne sais pas, Monsieur.

— Que vous a dit Madame ?

— De revenir me mettre à votre disposition au plus tôt, Monsieur.

Mexme ferma les poings.

— Quelle heure était-il ?

— Trois heures et demie, Monsieur.

Il tourna le dos brusquement, se sentant éclater de rage impuissante. Derrière lui le chauffeur et la femme de chambre se regardaient avec un demi-sourire moqueur.


CHAPITRE VIII

ROUGE ET NOIR

Georges Mexme fit signe qu’on le laissât seul, puis se mit à songer sans bien savoir, au demeurant, le sens de ses idées. Il avait la sensation de faire reculer un invincible malheur, rien qu’en tournant dans sa tête les modalités que l’événement pouvait prendre. Cela dura longtemps…

Ensuite il remonta voir encore la lettre de Jeanne. Il la lut et la relut. Il reprenait chaque phrase pour en extraire un nouveau sens et il flottait dans les ténèbres d’une absurde et incompréhensible exégèse. Il avait oublié sa victoire financière, et même le départ dont il souffrait. Sa lutte présente était contre les mots.

Jeanne était partie… Partie… L’hypnose de son cerveau surmené lui montrait les lettres du vocable unies ou dissociées en une totale absence d’intelligibilité… Partie ?…

Soudain il y eut une réaction violente. Mexme reprit la maîtrise de son cerveau. Il sentit alors une colère énorme se lever en lui comme un orage.

Il jeta la lettre à terre du même geste que si c’eut été un objet qu’on brise. Puis tandis qu’elle oscillait en se posant au tapis, il l’arrêta d’un coup de talon. Ensuite, il se mit à marcher : cinq pas et il fut au mur. Il y avait là une idole chinoise, de bois rouge sculpté, placée sur un petit cabinet laqué. D’un poing violent il frappa le dieu qui sauta et vint tomber plus loin.

Il revint en arrière. À sa droite il frôla une table Louis XV à pieds galbés, en forme de cœur. C’était un coffret à bijoux. D’un poing brutal il heurta le plat, où figurait une petite scène champêtre, une copie de Watteau.

Bien construite, la table ne sonna même pas. Ce fut pour Georges Mexme une sorte de défi. Il empoigna le meuble par les pieds et tenta de les écarter comme si c’eut été une femme à violer. Il savait que Jeanne aimait cette table élégante, et il se vengeait.

Mais les ébénistes du XVIIIe siècle savaient assembler les bois par d’invincibles queues d’arondes. La table résista, comme un être de solide volonté et qui ne s’abandonne point.

Humilié, Georges s’en alla. Une idée lui venait de la sottise où se réalisait sa vaine colère.

. . . . . . . . . .

Revenu dans son cabinet, il s’assit avec un sentiment confus de vacuité dans le cœur. Il voulait raisonner et ses idées le fuyaient. Une seule s’obstinait à demeure devant lui, comme un ordre : à savoir que la vie dans cette vaste bâtisse, privée d’âme par le départ de Jeanne, demeurât pourtant strictement semblable à ce qu’elle était auparavant. Cela, c’était en lui le grand bourgeois qui le voulait. Et il songeait qu’il fallut encore éviter la révélation à quiconque du départ de Jeanne. Était-ce possible ?

Pour rétablir la norme, d’abord il fallait dîner.

Georges se redressa encore une fois et se rendit dans la salle à manger. Rien n’était disposé. En termes acérés il donna ses ordres et monta relire la lettre de sa femme.

Quand il descendit, ayant brûlé le pli, le couvert était mis. Il s’assit et se contraignit à manger selon l’habitude. Ce lui fut un supplice, mais il le fallait…

Il but trois verres de liqueur et connut, à la flamme naissant alors dans son cerveau, que son optimisme inné ne mourrait pas ce jour-là. Il percevait, après deux jours sans sommeil, une grande lassitude dans sa machine physique, mais pourtant il n’avait nulle envie de dormir. Tout au contraire…

Que faire ? Ah ! ne point se coucher tout de suite certes… Attendre pour se mettre au lit que la fatigue devînt incoercible… Alors il éviterait les cauchemars et les angoisses que la fuite de Jeanne ne saurait manquer de traîner dans sa pensée, endormie, mais toujours consciente de son mal.

Il sortit. La soirée était douce et tiède. L’air lavé par une courte averse gardait une fraîcheur humide de baiser féminin. Le ciel étalait un velours gris cendre. Il était dix heures. La vie nocturne de Paris se préparait, pour commencer à la sortie des théâtres, cette vie qui doit tout au caprice et à ses folies, car sa raison ultime comme son point de départ sont le désir sexuel. Pourtant, dans la tiède caresse de l’air léger, Mexme sentait passer des frissons qui lui faisaient serrer les épaules. Et il songeait à Jeanne Mexme fuyant vers quelque pays perdu… Il eut aimé aller au concert de Montparnasse où la veille il s’était amusé… Mais il évoqua Aglaé… Ce fut comme si une pointe très fine passait en son cerveau d’une tempe à l’autre, et il souffrit d’un autre genre de peine qui complétait sa grande douleur.

Non… Il n’irait pas là-bas. Et d’ailleurs il était trop tard. Puis il avait connu, dans cette région de Paris, une de ces humiliantes faiblesses dont on ne se console point en un jour. Alors, faute de volonté nette, il suivit les rues au hasard…

De la rue Laffite il gagna la rue Lafayette, puis revint par la rue Caumartin. Dans un curieux état d’âme il laissait son esprit flotter autour des idées sans pouvoir les étreindre. Au fond cela ne laissait point d’être agréable. Mais il eut fallu faire taire cette conscience, qui, à chaque pas, répétait : Jeanne est partie… Il passa devant l’Olympia, et là, hésita sur la route à suivre. Brusquement il se décida à fuir ce quartier autour duquel une sorte de fascination le faisait tourner sombrement. Il revint alors jusqu’à la Madeleine, prit la rue Tronchet, large et muette, puis la rue du Havre et enfin se trouva dans la rue d’Amsterdam.

Il la gravit avec lenteur. Une activité sourde animait cette voie de grand passage qu’une sorte de prudence inquiète fait pourtant renfrognée et volontiers menaçante la nuit. Il fut bientôt à la Place Clichy. Mexme avait soif. Il vint chez Wepler, en un coin de la terrasse, et but encore deux chartreuses.

C’est une étrange destinée, pensait-il, que celle d’un grand bourgeois de finance, marié avec une femme renommée pour sa beauté, et qu’il aime vraiment…

Il n’avait jamais songé à ces choses. Elles lui semblaient en ce moment bizarres et naturelles à la fois. Il ne concevait point que son cerveau manquât de l’équilibre indispensable aux jugements sains. Tout ce qui se présentait avait donc en son esprit des allures de nouveauté ahurissante et toutefois acceptable.

Le brouillard augmenta cependant au fond de lui sous l’influence des alcools. Il commençait à concevoir, comme des certitudes évidentes, certains paradoxes, qui pourtant brûlaient au fond de son moi des fibres infiniment douloureuses.

Il en vint à être très content que Jeanne fût partie. Ma foi oui ! Au centre d’un labeur comme le sien, la passion ne pouvait que jeter des flammèches dangereuses. Il allait cesser de l’aimer, et, par suite, quand elle reviendrait, il la recevrait en homme débarrassé d’une fière peine…

Mais il la garderait parce qu’il ne voulait pas… Ah, cela, il ne le voulait pas, et saurait l’empêcher, que Jeanne fût à un autre homme. Il la garderait pour soi… Mais sans l’aimer…

Celle que j’aimerai, ce sera…

Il se mit à chercher, parmi les visages amis ou connus la femme qui mériterait désormais d’être désirée et chérie par le roi des Pétroles : Sophie de Livromes ? Il savait la couleur et le pli de son corps. Mais elle était trop portée pour ses pareilles… Fanny Bloch ?… Celle-là faisait une magnifique maîtresse… Et quelle richesse en voluptés. Un trésor des Mille et Une Nuits… Mais il savait que Fanny aimait mieux les tout jeunes gens… Et Georges Mexme avait quarante ans… La petite Javilar, la secrétaire de Séphardi ?… Voilà ce qu’il faudrait. Mais enlever la secrétaire de son associé… Et pour en faire quoi ?… Irrité de cette question, il paya, se leva et repartit.

Le large Boulevard des Batignolles s’en allait, droit, sombre, et muet, sauf au passage de lourds et trépidants autobus, ou quand des tramways faisaient sonner le long ruban métallique de leurs rails.

Les passants restaient rares et hâtifs.

Il dépassa le croisement de la rue de Rome, d’où venaient, issus de la gare Saint-Lazare, des bruits incohérents et animaux, puis continua sur le Boulevard de Courcelles.

Minuit sonnait. Le silence s’attestait complet entre les deux bordures de hauts immeubles obscurs. Quel bel endroit pour un guet-apens…

Comme il pensait cela, il vit, assez loin, deux ombres qui se croisaient, puis, après une sorte d’entretien, qui se séparèrent…

Mexme éprouvait une sorte d’oppression, comme le pressentiment d’un malheur ou d’un danger. Il comprit que là-bas étaient deux bandits, pratiquant l’attaque nocturne, et qui le visaient. Brusquement, pour chasser cette façon de crainte et de dyspnée qui le poignait depuis un moment, il avança vers eux. On va liquider ça…

Car Mexme était un mâle et le courage abondait en lui.

Il se sentit redevenu l’homme froid et décidé des jours passés. Ses muscles jouaient bien et son regard voyait tout.

Il approcha. Un des deux rôdeurs s’était incorporé à un arbre. Mais Mexme voyait bouger l’ombre de la large visière sous laquelle deux yeux le guettaient aussi.

Il connut une joie perverse lorsqu’il fut à quinze pas du danger. Le second individu avait fait un long détour par le trottoir. Mexme le dépassa.

Il était maintenant entre les deux hommes. Ils le prenaient pour un brave garçon, inoffensif, sans doute, car s’en aller de ce pas au beau milieu d’une avenue redoutable et sinistre à cette heure, est d’un provincial ou d’un sot.

Soudain Mexme entend derrière lui un frôlement léger qui arrive comme une pierre lancée. Maître de lui il attend encore et enfin, d’un bloc, se retourne. Il reçoit sur ses deux poings un mince gaillard en savates, armé d’un mouchoir tenu des deux mains écartées. On voulait lui faire le coup du père François…

Mais, pour réussir ce jeu, qui consiste à empoigner un homme par la gorge et à tirer en se retournant de sorte qu’il vous vienne sur le dos, étranglé plus qu’à moitié et se débattant en vain sans pouvoir crier, il ne suffit pas d’être preste, il faut que la victime apporte l’inattention qui est une sorte de consentement.

Mexme ne consent pas. Il s’est baissé pour éviter la prise du mouchoir puis, d’une poigne ferme, il prend le rôdeur et l’écarte de la main droite tandis que la gauche frappe.

On entend un « ploc », c’est le corps de l’agresseur, vaincu en un tournemain, et qui tombe à terre lourdement. Le coup de Mexme a atteint le temporal.

Et le banquier qui s’attend à une attaque de l’autre bandit fait face à ce second danger.

Ces voleurs nocturnes ne sont pas des parangons de courage. Le second amateur s’enfuit déjà de toutes ses ardeurs. Sa spécialité est de dépouiller l’homme tenu par son compère. C’est un labeur de tout repos. Aussi, l’aventure tournant mal, le mieux lui semble de pratiquer une retraite à la fois stratégique et tactique… Mais Mexme fut un coureur des Jeux Olympiques. Aussi son adversaire a-t-il beau détaler vertigineusement sur de rapides espadrilles, le vainqueur est parti à ses talons comme pour tenter un record.

À trente mètres de là, le banquier est sur le fuyard. Alors l’ancien joueur de foot-ball empoigne au vol une jambe du bandit qui fait un superbe plongeon sur le bitume. Sa tête frappe — dame à cette heure on ne sait pas où l’on va — un arbre… qui résiste… Et c’est maintenant une loque amoncelée sans précautions au pied du végétal rachitique…

. . . . . . . . . .

Mexme s’en va. La scène n’eut aucun témoin à ce qu’il semble… Car à Paris il y a des yeux pour tout voir… Mais ce sont le plus souvent des yeux discrets et prudents…

Mexme marche toujours… Il arrive à l’avenue de Wagram et se trouve à l’Étoile. Il est une heure et demie du matin… Maintenant il revient par les Champs-Élysées. Il sent enfin l’envie de dormir. Son souci de tout à l’heure s’est évaporé. Il va rentrer à pied et sera dispos au réveil. La nuit est douce et parfumée. Des autos passent comme des ombres longues.

Il est content : la bataille avec ces crapules lui a remis le cœur en place. Il pense : décidément je vais prendre à Séphardi la petite Javilar. Je la ferai millionnaire. On dit qu’elle a connu des heures sombres et des misères tragiques, cette gosse… Je me charge de réparer les erreurs des mauvaises providences…

. . . . . . . . . .

Le rond-point dépassé, le voilà parmi les massifs. Il aime cette sorte de parc aux allées flexibles. Il suit les méandres sablés. Il a contourné Marigny quand il entend courir derrière lui… Mexme se retourne. Grande et déchevelée, nu-tête, les yeux fous, une femme surgit devant ses yeux étonnés.

— Monsieur… Monsieur… Protégez-moi…

Elle a un accent étranger.

Mexme va dire qu’il est à sa disposition et il regarde autour de lui ce qui peut menacer l’arrivante, quand, traversant le massif, un escogriffe surgit devant lui, armé d’une cravache. Il en administre au vol un coup violent à la femme qui crie…

Mexme va s’interposer, mais l’autre redouble et le coup frappe le banquier…

Alors, Mexme sent son cœur absorber d’un mouvement violent tout son sang et le réexpédier d’une poussée irrésistible vers la périphérie de son corps. Le jet envahit son cerveau et la colère naît… L’homme à la cravache va frapper encore, mais la femme se réfugie derrière Mexme qui arrête l’autre par le poignet.

— Monsieur, je vous en prie…

L’inconnu ne semble pas entendre et lève son arme encore, en même temps que de l’autre main il paraît se fouiller.

Le banquier s’est précipité pour empoigner ce furieux à bras le corps. Il entend des injures en anglais et tente de basculer le grand corps osseux qui résiste.

Mais comme l’Anglais plie sous sa forte prise, il sent une arme à feu, un revolver, que l’autre est parvenu à tirer de sa poche et à lever. Une seconde tragique passe. Mexme se dérobe, l’autre tire, la balle passe. Il faut immobiliser cette main armée… Un second coup éclate aux oreilles du banquier qui parvient à prendre le poignet de cet ennemi et le retourne.

Mais, sous cet effort, le revolver revient vers la face de l’Anglais qui s’obstine, quasi inconsciemment sans doute, à peser sur la gâchette. Une balle, et une, et une… L’homme à la cravache s’est suicidé…

Du sang rejaillit sur les mains de Mexme qui n’a plus soudain entre les bras qu’une chiffe lourde…

Ils tombent tous deux, tant l’événement a été inattendu.

Mexme entend confusément des cris. Il se relève avec peine car il s’est fait mal dans sa chute. Des agents cyclistes l’entourent. On saute sur lui et sur l’autre qui gît inanimé. On le maintient comme s’il voulait fuir. Avec une lampe, quelqu’un regarde l’inconnu étendu sur le sol. Et Mexme entend des mots vagues qui étonnent :

— C’est le premier secrétaire — je le reconnais — de l’ambassade à côté.

TROISIÈME PARTIE

AMOUR

CHAPITRE PREMIER

LE TRANSPORTÉ No 54302.

Les équipes s’alignaient sous le soleil. Un à un, les sergents-surveillants jetèrent à haute voix le nombre d’hommes qui leur était dévolu. Un adjudant pointait sur une feuille à chaque appel :

— Neuf hommes.

— Quatorze hommes.

— Dix-sept hommes.

— Dix hommes.

— Vingt-sept hommes.

— Vingt-huit là-bas… Vingt-huit !

Le surveillant de la grande équipe, hargneux, regarda sa blême harde de bagnards.

— À droite… alignement ! Allez, vite !… comptez-vous par files.

— Un, deux, trois, quatre, cinq…

— Et toi, Cervelas, saloperie ?

— Six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze…

— Allons, Mexme ?

— … treize, quatorze.

— Pas de file vide. Vingt-huit, mon adjudant.

— Bon, allez !

La corvée s’éloigna en traînant. La chaleur humide rendait cireuses toutes ces faces tirées et glabres.

. . . . . . . . . .

— À toi, Mexme, le costaud, le coin bleu, là-bas… Oui ! entre la souche qui penche et le pavé de trois tonnes. Que, ce soir, ça soit plat comme un billard…

» Je t’avertis que si tu te fais grouper par un serpent, tu y restes, j’ai perdu ma trousse hier. À moins qu’un des bicots ne me l’ait étouffée…

» Rasibus hein, ce soir, les buissons disparus. Et ne te planques pas derrière le rocher pour en écraser. D’ailleurs c’est plein de bestiaux empoisonnés. Méfie-toi… Rompez !

L’adjudant s’étant éloigné, l’ordre donné, le sergent-surveillant regardait autour de lui avec méfiance.

Rassuré il s’éloigna vers un forçat, jeune et féminin, qui de loin le dévisageait avec des yeux tristes.

D’un geste de la tête il lui fit signe de suivre, et se rendit près d’une énorme bille d’acajou. Là était une pierre cubique faisant siège il s’assit, le dos accosté au bois roux.

Le forçat vint devant lui.

— Mets-toi là, de façon à surveiller mes frappes. Dis-donc, sais-tu qui a bien pu faucher mes cordes, la toile de tente et cinq paquets de biscuits, les seuls où les vers ne se soient pas mis ?…

— Sais pas. Rien vu.

— Gaffe mieux. J’ai aussi perdu un sabre d’abatis, ça devient la barbe. Si je le ceinture, celui-là…

— Dites donc, sergent, il en met, votre banquier. Je ne croyais pas qu’ils soient si maous dans ce métier.

— Oui, il a du cran. Ça lui passera avant que ça ne te revienne. Mais je me demande quelle tante me pégre mes cordes et tout le fourbi ?

— Ça doit être le bicot, évadé d’il y a huit jours, qui vient chercher du matériel ?

— On va lâcher les chiens. Si le juteux radine, tu m’avertis, hein ?

— Gy ! Qu’est-ce qu’il remue le banquier. Dix comme lui et on ratisse toute la forêt en deux mois.

— Dis donc…

. . . . . . . . . .

Georges Mexme, le forçat 54302, surveillait tout, en travaillant dans un coin isolé de la clairière. Il vit l’ami du sergent se tourner. On entendait assez loin les jurons rauques du reste de l’équipe. Tous étaient descendus dans une sorte de fosse et s’apprêtait à somnoler.

À trois cents mètres il percevait le surveillant de la corvée des scieurs de bois. Il tourna autour du buisson que précisément il lui fallait raser et examina encore attentivement êtres et choses. Le moment était venu…

À reculons et les yeux aigus il rentra sous bois. Vingt pas le plongèrent dans un inextricable fouillis végétal : la farouche et terrible forêt Guyanaise entourant et gardant le Camp des Serpents, où le Transporté 54302, ancien banquier à Paris, ancien Président des Pétroles Narbonnais, travaillait en ce moment comme terrassier-bûcheron.

. . . . . . . . . .

. . . . . . . . . .

Ç’avait été un étrange calvaire que celui de Georges Mexme. Les folies les plus romanesques inventées par les écrivains imaginatifs sont rarement aussi étonnantes que la réalité…

Certaine nuit, aux Champs-Élysées, il pensa protéger une femme poursuivie et cravachée par un Anglais. La chose n’avait eu de témoins que de rares passants, et encore, attirés seulement par les coups de revolver de l’Anglais. Par malheur, pour se garantir contre cet insulaire irascible, Mexme lui tordit et renversa le poignet. Et la chose fut accomplie de telle sorte qu’en déchargeant l’arme sur son adversaire l’Anglais s’était proprement exécuté. Il avait, dans l’agonie, lâché le revolver que personne de ceux qui survinrent ne vit aux mains de son propriétaire. Ainsi tout le monde put croire les coups tirés par Mexme, vainqueur du combat.

Le malheureux banquier se trouva donc inculpé d’assassinat et les témoins abondèrent.

Il se défendit énergiquement. Mais l’affaire prit soudain une envergure inattendue. Le mort était un personnage diplomatique notable ; premier secrétaire de l’Ambassade d’Angleterre. On ne pouvait donc, par déférence envers un pays ami et allié, que prendre grand soin de rendre en l’espèce une exacte justice.

Or, les dires de Mexme furent immédiatement jugés absurdes. Qu’est-ce qui le prenait de conter une histoire de femme poursuivie et cravachée dont nul n’avait rien vu ? Il fut impossible, non seulement de mettre la main sur cette femme mystérieuse, mais encore d’avoir aucune idée réelle de son existence. L’Ambassade, qui possédait certainement la clef du drame, se tut et même fit une démarche officielle auprès du Ministre des Relations Extérieures, pour que le Gouvernement prit position contre l’accusé.

On tenait en haut lieu le malheureux Mexme pour innocent, et les rapports de police avaient parfaitement précisé la redoutable habitude du diplomate, qui buvait outre mesure et ensuite se livrait à des sévices contre les femmes du quartier, fussent-elles parfaitement estimables. Mais la politique est un tyran plus dur que Néron. On ne fit rien pour l’accusé, sans vouloir toutefois l’accabler…

Une semaine passa, puis une irrésistible poussée de financiers fit bloc contre les Pétroles Narbonnais. Séphardi lutta, mais avec sa souplesse de race, il sacrifia son collaborateur.

Les Pétroles s’effondrèrent.

Bientôt les baissiers vainqueurs comprirent qu’il fallait tuer l’homme après avoir coulé son affaire. Une énorme campagne de presse commença contre la banque Georges Mexme et Cie.

Pendant deux mois, trente journalistes furent dévoués à calomnier le banquier. Des essais timides pour le défendre n’allèrent pas plus loin lorsqu’une nouvelle histoire vint compléter l’écrasement du malheureux. La femme de Mexme était disparue… »

Mexme avait-il assassiné sa femme et dispersé ses membres, ou s’il l’avait brûlée, ou si…

Ces questions furent posées partout et passionnèrent le public. La défense de cet homme sur qui pesaient tant de crimes devint impossible. Le grand avocat d’Assises Léonce-Ferran, qui avait accepté le dossier, se récusa. M. Joachim de Sivalles, le député, accepta seul de soutenir cette cause perdue, encore fut-ce surtout parce qu’il était le premier escrimeur de France et un tireur infaillible au pistolet, ce qui le mettait à l’abri des insinuations de la basse presse.

L’instruction du crime des Champs-Élysées fut donc noyée dans la débâcle des Pétroles Narbonnais et les recherches de Madame Jeanne Mexme, qu’il eut fallu retrouver pour tenter avec un peu d’espoir le sauvetage de son mari.

Devant l’opinion publique, Mexme était désormais condamné.

Le malheureux possédait, par chance, des réserves inépuisables d’énergie. Il batailla et se défendit, sans espoir, car il avait compris la défaite certaine, mais avec toutefois ce type de courage qui n’a pas besoin de réussir, comme disait Guillaume d’Orange, pour persévérer. Qu’était devenue Jeanne ? On n’en trouva nulle trace. Une partie de la presse avait voulu la tenir pour complice du banquier et la jugeait d’abord partie avec des fonds escroqués aux actionnaires des Pétroles. On ne s’en tint pas à cette thèse parce que les experts comptables constatèrent l’état rigoureusement honnête de la banque et de la Société Narbonnaise.

On affirma ensuite que Jeanne fût partie avec un amant, mais la foule préférait admettre que son mari l’eut assassinée. Or, les journaux disent ce qui plaît le mieux à leurs lecteurs. Il fut donc admis qu’il y avait crime.

Bien entendu la justice n’en croyait pas un mot, mais il n’est pas d’usage qu’elle se mette en travers des croyances populaires… Le chauffeur des Mexme ayant déposé toutefois sur le départ de Jeanne, on crut un instant au Palais que cela suffirait à calmer la foule, dont on craignait politiquement les colères. Mais, le lendemain du jour où un savant communiqué eut exposé l’opinion du Procureur Général, qui présumait Jeanne Mexme fâchée avec son mari et partie quelque part dans les Balkans en un bourg où elle ne lisait point les journaux de France, on put voir partout cette extraordinaire déduction journalistique : le chauffeur est complice de son patron, son arrestation est une question d’heures…

Georges Mexme était bien perdu.

Dans sa prison le triste vaincu de cette fureur plus financière que judiciaire eut beau méditer sur tous les moyens de défense il ne vit autour de lui que les abîmes. Éviterait-il même la guillotine ?

Sa grande douleur concernait Jeanne. Où était-elle ? Se serait-elle vraiment suicidée ? Pourquoi ne venait-elle pas tenter de sauver celui qui, devant la loi, et même devant l’amour, était son mari ? Elle ne vint pas.

L’instruction dura dix mois. Les juges espéraient toujours le coup de théâtre qui put alléger leur besogne de magistrats condamnés à condamner. Ils savaient que le jury dirait « Oui ».

Le Procureur Général connaissait l’innocence de Mexme, car la police diplomatique lui avait appris que le lendemain du crime, Lady Berescott, maîtresse du Premier Secrétaire de l’Ambassade anglaise, avait été expédiée à Londres, habillée en homme, avec le passeport du premier drogman. Il savait aussi que les Pétroles Narbonnais, sous la rude poigne de Séphardi, reprenait du poil de la bête. On disait, en Bourse, que dans un an les plus hauts cours du temps de Mexme seraient retrouvés.

Et pourtant il y avait eu cinquante millions de destructions, dont douze bateaux-citernes incendiés — on le savait — par des agitateurs subsidiés. Des puits avaient été dynamités par des spécialistes venus d’Amérique et la destruction méthodique des bâtiments s’était réalisée militairement. On sentait là une main de concurrent. Pour se relever il fallait que l’affaire fût bonne…

Au demeurant le public n’y croyait plus et la lutte était désormais entre le Gouvernement français qui voulait que les Pétroles restassent en des mains françaises et le groupe Engelbrechts, affilié à Pearson, qui rachetait les actions depuis l’arrestation de Mexme et pensait mettre les Pétroles du Narbonnais aux mains d’un Syndicat hollando-britannique. Trois départements français achetés ainsi par une puissance étrangère, comme veau en foire, la chose semblait énorme. Blanc-Simplaud mit en accusation le Ministère qui incarcérait Mexme pour livrer la France à l’étranger. Boutrol démissionna ; mais Dormitel, le député de la Basse-Dordogne, vint défendre Engelbrechts — qui lui versait six mille francs par mois — et sa péroraison fut applaudie par toute la Chambre, lorsqu’il demanda si Blanc-Simplaud votait aussi une dotation nationale pour les maris qui tuent et dépècent leur femme…

Le lendemain le Président du Conseil fit venir Blanc-Simplaud et lui dit :

— Mon vieux, il est entendu que Mexme est innocent. L’Anglais a voulu le fusiller, mais mon type, qui a du nerf, lui a retourné la main au bon moment. L’autre, qui d’ailleurs était saoul, s’est tiré, par conséquent, une balle dans la tête. Les Pétroles sont une affaire de premier ordre, c’est encore entendu ! Si je pouvais faire voter les crédits je les soutiendrais d’un milliard et déposerais une loi pour expulser la bande qui s’est abattue dessus. La femme de Mexme est cachée en une bourgade, où, volontairement elle refuse de lire nos journaux. Je crois avoir saisi sa trace à Venise… C’est clair !

» Donc, mon vieux Simplaud, nous pensons de même. Ne cherche plus à me convaincre. Seulement voilà :

» Si je dis à la Chambre un seul mot de tout ça, je ne récolte pas cent voix et on ira chercher Dormitel pour me remplacer. C’est la plus basse fripouille qui soit passée au Parlement depuis un siècle… et il y en a eu… Dormitel fera guillotiner Mexme d’abord, ce qui n’est rien, au fond, devant les immenses intérêts du Pays, mais il nous mènera à la guerre, tu sais qu’il touche en face. Déjà, avec le Président de la République que nous a donné Séphardi, nous ne sommes pas très à l’aise. Dormitel c’est la fin du régime. Choisis : Mexme ne sera d’ailleurs pas sauvé si je lui sacrifie la Constitution. Me diras-tu d’y consentir ?

Blanc-Simplaud, pâle comme un mort, serra la main du Président et se retira.

On se décida à faire juger Mexme. Ce furent les plus émouvantes Assises qu’on ait vues de longtemps. Les parents du diplomate anglais s’étaient portés partie civile et un avocat anglais, parlant fort bien notre langue, les représenta. Il avait cité, à la mode britannique, des témoins extraordinaires qui vinrent témoigner de choses absurdes mais redoutables. M. Joachim de Sivalles, en discutant avec cet avocat, faillit créer un incident diplomatique dont s’emparèrent les journaux du soir. Certains réclamaient pour Mexme une Cour martiale avec exécution immédiate.

Trois jours on se battit pour et contre, dans le prétoire, à coups de formules vengeresses et d’apostrophes incisives. L’inculpé avait en sa faveur — chose unique — tout le mécanisme judiciaire et il avait fallu choisir un Avocat Général jeune et arriviste pour le réquisitoire. Tous les autres s’étaient récusés.

Le jury avait été épuré par les récusations. On espérait tout de même, non seulement éviter la guillotine, mais aussi les travaux forcés et mener le condamné — car il le serait — dans une prison de réclusion où sa libération par grâce serait rapide et inconnue.

Mais la foule grondait autour du Palais de Justice. Une délégation de divers groupes amoureux de la répression était venue arborer une bannière noire, portant le mot « Punir » en lettres d’or, jusqu’à la Place Vendôme, devant le Ministère de la Justice. On criait ; « À mort Mexme » dans toutes les rues de Paris et trois cent mille petits bourgeois attendaient avec impatience qu’on montât la machine à tuer.

Douze questions furent posées au Jury. Il répondait Oui à l’unanimité moins deux voix. Tenu par la loi, mais libre de ne pas condamner à mort par la façon dont le questionnaire avait été rédigé, la Cour dut prononcer la peine des travaux forcés à perpétuité.

. . . . . . . . . .

Deux mois après, Georges Mexme, abandonné des hommes et des dieux, partait purger sa peine comme transporté No 54302.

Les Pétroles Narbonnais cotaient le jour de son départ 1992.

. . . . . . . . . .

À Fiume sur une colline fleurie de roses, en une maisonnette charmante qu’entourait un jardin embaumé, ce jour-là Jeanne Mexme respirait l’air Adriatique en souriant. Elle avait juré d’y vivre un an sans écrire à quiconque, sans lire un seul journal de France, et sans penser à son mari ni à ses amis. Elle tenait parole.


CHAPITRE II

LIBRE !

Georges Mexme s’arrêta un instant sous le lourd rideau de feuillage, de lianes et de végétaux, qui séparait la forêt, peut-être libératrice, de ce camp des Serpents où il était devenu un numéro de bagne.

Il ne vit rien d’inquiétant. Personne ne songeait à lui. Alors, il détala. À quelques pas, une sente tortueuse rampait entre les arbres. Il la gagna, courut un moment, puis rentra à nouveau dans les herbes tassées. Il fouilla de la main un buisson épineux et en tira un sac grossier. Du sac il enleva des bandes de toile et les tordit promptement autour de ses mollets, puis attacha le tout avec les cordes dont il fit passer l’une sous la cambrure de son sabot. Ainsi guêtré, il équilibra le sac sur son dos, des cordelles faisant bretelles. Il y avait là aussi un énorme gourdin courbé. Il le prit et retourna aussitôt vers la sente. Alors il se mit à courir.

Il fit trois cents pas et s’arrêta. Un sifflement lui vint du côté droit. Devant lui le sentier se fondait dans la compacité du sous-bois.

Un homme apparut qui lui ressemblait comme un frère, tout au moins de costume et d’ajustement. Un homme toutefois plus jeune et plus faible mais dont la face volontaire était aussi tendue d’énergie.

Ils se serrèrent la main.

— Tu as tout.

— J’ai.

Le nouveau venu tendait un sabre d’abatis, puis il dit :

— Prends un peu de mon sac.

Mexme approuva.

— Charge-moi !

Quand l’ancien banquier eut mis sur son dos tout ce que voulut l’autre, ils se regardèrent.

— Allons-y !

Et les deux évadés s’enfoncèrent dans la monstrueuse masse végétale, d’aspect impénétrable, qui s’étendait devant eux. Mexme le premier, faisait le chemin avec son sabre.

Ils ne disaient plus un mot. L’œil agile et l’oreille prête, Mexme marchait, attentif à tout voir et à tout entendre. Autour d’eux à mesure qu’ils avançaient, la forestière floraison se refermait. Une odeur sûre et lourde, répandue par la millénaire putréfaction équatoriale les pénétrait et les suivait.

Depuis quatre mois qu’il était à la Guyane, Mexme s’était habitué à l’idée d’une prochaine évasion. Il avait donc voulu tout prévoir. Il est vrai qu’en ce moment des sergents-surveillants faisaient des rondes dans la forêt avec des chiens-loups. Il fallait les éviter et éviter d’autres Européens aussi, qui exploraient ces parages. Il était encore utile que la poursuite ne commençât pas avant cinq heures du soir, afin qu’ils prissent une bonne avance.

Les deux hommes ne marchaient pas vite, mais, certes, nul explorateur bien outillé n’eût progressé avec plus de certitude. Mexme sentait renaître en lui sa vieille âme de champion olympique. Il savait surveiller la direction par l’angle de marche avec le soleil, dont, de temps à autre, il percevait un rayon égaré dans le fouillis immense et sinistre qui régnait partout.

C’est qu’il fallait tenir sa ligne et s’éloigner rigoureusement du camp. C’est très difficile. Le soleil, étant à gauche, devait aujourd’hui faire un angle très aigu avec la marche. Demain, cet angle serait plus grand, pour éviter une large terre marécageuse. Quand on aurait marché trois jours et qu’on serait dans la région haute, où la végétation est plus rare et où règnent certains moustiques empoisonnés, là enfin où sont les placers d’or, il faudrait redescendre, avec le soleil, devant soi le matin, derrière soi le soir. Alors on trouverait le Maroni.

De l’autre côté du large fleuve c’est la terre où les surveillants du bagne ne vont plus : La Guyane hollandaise.

Mais il fallait trouver le Maroni…

Rien ne troubla jusqu’à cinq heures la fuite des deux forçats. Ils allaient d’un pas irrégulier, Mexme coupait le moins possible des obstacles végétaux afin de ne pas laisser de trace. Le sol était fangeux et surchargé de branches pourries, de feuilles molles et d’herbes rampantes dont l’écrasement dégageait une odeur vireuse.

Parfois le rocher affleurait et le choc des sabots s’entendait sous les arbres clairsemés. On marchait plus vite alors. Ensuite on retombait dans le vaste conglomérat des chlorophylles. On eut cru l’avancée impossible, tant tout se tassait devant ces deux hommes hâtifs. Mais ils trouvaient enfin leur route, et tout se fermait derrière leurs pas muets.

La forêt offrait partout son mystère cruel. Peu d’animaux, sinon infimes et fuyards. Presque tous pourtant avaient des couleurs inattendues, tendres et semblables à de délicats tons d’aquarelles.

L’aspect de vie désordonnée et apocalyptique, l’étrangeté de spectacles sans recul, la violence de cette floraison illimitée donnaient peu à peu aux deux évadés le sentiment d’une sécurité.

Ils avançaient depuis plus de trois heures lorsque près d’une sorte d’épine schisteuse que la végétation enserrait sans la couvrir, sur un espace étroit et long, ils entendirent un coup de fusil lointain.

— Ça y est ! dit le compagnon de Mexme.

— Oui ! répondit laconiquement l’ancien banquier.

— C’est nous qui sommes avertis les premiers de notre propre départ, ricana l’autre.

Il y eut alors deux coups de fusil, très proches l’un de l’autre, puis un dernier, éloigné de dix secondes.

— Ça ne vient pas du camp, dit Mexme.

— D’où, tu crois ?

— Du nord où il y a des types qui cherchent emplacement pour une nouvelle bande. Nous n’aurions pas entendu, si ça venait de chez nous.

— Alors ?

— Rien. C’est le risque. Ils ont combiné un triangle de patrouilles. Ça vient d’un des sommets. Nous montons vers le nord. Ceux du sud ne peuvent plus nous avoir. Ceux-ci tirent des coups de fusil, c’est qu’ils avertissent quelqu’un devant nous. Ce serait bien étonnant si nous ne nous trouvions face à face…

— Crois-tu qu’il y ait des nègres dans ce coin-ci ?

— Sais pas. Tout de même je crois qu’ils sont surtout près du placer Bonjour beaucoup plus haut, ils ont à gagner là-bas, tandis qu’autour d’un camp de forçats…

— Et où, le placer Bonjour ?

— Rien à craindre. Il est à vingt-huit kilomètres d’ici. Nous serons au Maroni quand ils sauront que nous sommes dehors…

— Tu espères ?

— Je suis certain, mais ne parlons plus, cela détourne l’attention et fatigue. Poussons. Je voudrais sortir de leur triangle au plus tard demain matin.

Ils continuèrent ainsi, fendant impassiblement la lourde et tropicale futaie. Derrière eux le silence se reformait et la trace de leur passage devenait insaisissable, sauf sans doute pour des chiens. Parfois, des bêtes inquiétantes, sitôt qu’ils avaient passé, venaient respirer doucement et cauteleusement la route des deux hommes. Devant eux, des fourrés nouveaux, invincibles eût-on cru, fermaient sans cesse le chemin. Ils passaient pourtant.

Mexme sentait, comme Antée touchant terre, des forces neuves naître en lui à mesure qu’il s’éloignait du camp de forçats.

. . . . . . . . . .

Ils s’arrêtèrent enfin dans une sorte de clairière, velue de mousses courtes.

— On fait halte.

— Oui. Mangeons !

La nuit allait venir, brutale et nette. Ils choisirent un arbre aux branches évasées à deux mètres du sol.

— Dressons notre lit !

Avec une toile de tente et des cordes ils firent un hamac haut situé, puis se mirent à mâcher méthodiquement des biscuits militaires puissamment nutritifs, mais d’une dureté basaltique. Dans son sac, Mexme portait une bouteille d’eau additionnée de quelque ingrédient fébrifuge. Ils burent.

Le compagnon de Mexme était évadé depuis trois jours. Toutefois il n’avait pas quitté le camp des Serpents, et volait la nuit tout ce que l’indolence des sergents-surveillants laissait traîner. Il s’était entendu avec Mexme, qui depuis longtemps préparait ses approvisionnements pour une fuite difficile.

. . . . . . . . . .

L’ancien banquier s’était fait indiquer avec un soin minutieux tous les moyens de gagner le large. De vieux forçats, familiers des évasions heureuses, et que seule l’ivrognerie, la fainéantise ou quelque nouveau délit avaient pu ramener dans les fers, l’avaient documenté. Maintenant il ne mettait pas en doute la liberté conquise. Mais il fallait veiller…

Ils dormirent ensemble quoiqu’ils eussent prévu une veille alternée. Mais que surveiller au cœur d’une forêt géante où l’on peut passer à vingt pas les uns des autres sans se voir ni s’entendre ? Au matin, un peu lardés par les moustiques, ils se réveillèrent toujours dispos.

Sitôt le soleil perçu pour donner le sens à leur route, ils se mirent en chemin vers le nord-ouest.

Le jour se passa sans alerte. Fiévreux et ardents ils progressèrent ainsi qu’ils avaient calculé. Mexme avait trouvé, selon les avis d’un forçat expert, et savant en la matière, une sorte de ruisseau qui lui permit de rectifier la direction.

Ils dormirent comme la veille dans la toile de tente transformée en hamac.

Le lendemain ils continuèrent la dure route. Autour d’eux, les isolant du monde comme un océan, la prodigieuse forêt semblait maintenant les protéger.

Le soir du troisième jour ils arrivèrent aux terres stériles. Ce sont des sables micacés d’où ressortent les vertèbres anguleuses du sous-sol secondaire. Sur ces roches luisantes et basses, malgré la sécheresse, des plantes obstinées parviennent à implanter leurs radicelles. Ils étaient sur le sol aurifère…

Maintenant il leur faudrait descendre vers la mer, en oblique, pour trouver le Maroni à deux, trois ou quatre jours de marche. Par la bonne voie ils devaient le rencontrer au coude même où la traversée du vaste fleuve est le plus facile. On pouvait, il est vrai, remonter plus haut. Comme le Maroni décrit une vaste courbe, il serait possible de le trouver ainsi plus vite vers le nord. Mais en ce cas on abordait la Guyane hollandaise en sa partie la plus difficile, là où abondent, de plus, les Indiens aux oreilles tombantes, venus du Brésil. Ces Indiens vous ramenaient au camp spécial pour évadés, d’où nul ne revient et qui gîte très haut entre deux fleuves torrentueux et peu franchissables : l’Italy et le Marouinu. Là, impossible désormais de descendre vers la mer. Des cours d’eau aux rapides tourbillonnants, le Camopi, l’Approuague et l’Oyapock ferment invinciblement la route. Il faudrait dès lors s’évader vers le cœur inexploré du Brésil, où la sylve n’a jamais rendu les explorateurs.

Mexme méditait tout cela. Avant son passage en Cour d’assises, sur un conseil voilé de Me Joachim, il avait longuement étudié la cartographie guyanaise. Comme il avait de la méthode, il s’était occupé à chercher la base théorique d’une évasion, en partant des divers camps où l’on pouvait l’expédier. La carte de d’Anville qui date de 1729, celles de la Condamine (1745) et de Mentelle (1774) lui avaient appris leurs secrets. Il avait calculé d’après Jeffrys (1755) et fait ses plans d’après Thompson (1783), car ces gens en savaient autant — et peut-être plus — qu’aujourd’hui sur l’arrière-pays. Une passion le prenait même, en lisant tant de vieux livres, pour cet El Dorado de jadis.

Maintenant il mettait sa science en œuvre. L’Éden découvert par Juan de la Cosa, compagnon de Christophe Colomb, le pays de rêve et de charmes infinis dont parlent Moralés Maggiolo, Diego Robero et Battista Agnese, était pour lui la terre maudite entre toutes, d’où il voulait, à tout prix et par tous sacrifices, s’évader enfin. Maintenant il fallait, sans cartes et sans boussole, parvenir au Maroni dans un secteur sis entre le 54e degré de longitude d’une part et les 4e ou 5e degrés de latitude nord d’autre part. Là était la liberté. Les deux évadés devaient se trouver présentement à la pointe nord de cet arc.

Mexme exposa à son compagnon la situation exacte. Il exagérait toutefois les distances, car il craignait que l’autre fût prompt à se décourager.

Sa confiance était désormais entière. Au début il se sentait à la merci d’un flair de chien, d’un hasard, d’une balle expédiée de très loin. Que valent volonté et vigueur, intelligence et calcul, devant une arme à répétition portant juste et dont le possesseur est doué d’adresse ? Or, le risque de la balle envoyée sans avertissement par un des nombreux surveillants qui errent autour du Camp des Serpents se trouvait sans doute disparu. Mexme reprenait sa destinée en charge. Il gagnerait la côte de la Guyane hollandaise, s’embarquerait pour un port quelconque du Venezuela, de Costa Rica ou du Mexique et serait libre alors, en la plénitude de ce mot.

Ensuite il lutterait d’homme à homme et il se sentait doué pour ce combat-là. Tous les métiers lui seraient bons. Il gagnerait de l’or. Il lui faudrait en gagner.

Après cela, ce serait le retour en France, avec quelque nouveau nom bien choisi et de résonance rastaquouère…

Il ne songeait pas encore à la vengeance. À chaque heure suffit sa peine. D’abord il fallait terminer cette évasion, puis s’enrichir, un peu…

Alors il calculerait comment…

Comment…

Comment revoir Jeanne Mexme ?

Un flot de sang envahit sa face à cette évocation. Il revécut en une seconde ce soir maudit où il avait failli la violer après une dispute sur les Pétroles Narbonnais.

Brute !… Imbécile !… Sauvage !… Comment, ce jour-là, et bien d’autres, avait-il pu se laisser aller ainsi à un instinct aussi bestial ? Voilà comment il avait perdu celle dont l’amour ne cessait pas de le brûler encore…

Ah ! revivre ces heures-là… Reprendre le temps passé… Ressaisir les heures perdues et gâchées de l’existence…

Il se sentait encore un homme à recourir le grand championnat du bonheur.

Il se dressa sur ses jambes fortes, guêtrées d’une toile qui avait vêtu un forçat mort l’avant-veille d’une piqûre de serpent. Sur la mort et sur la vie il reprendrait sa propre existence à pied d’œuvre. Le temps ne lui enlèverait rien de sa force et de son vouloir… Appuyé à son gourdin, du fond de la forêt vierge, il défiait le monde et la société qui avaient voulu l’ensevelir vivant…

. . . . . . . . . .

— Non ! Séphardi… N’insistez pas. Ce serait odieux.

Jeanne Mexme, allongée, nue, sur un vaste lit de repos couvert de velours bleu sombre, se tournait à demi vers le banquier debout en frac, qui la contemplait d’un regard ardent.

Elle l’éloigna. Dans la pièce somptueuse et parfumée, l’or des tableaux et des bijoux épars dans une coupe étincelante, le désordre des vêtures féminines jetées sur un fauteuil bleu roi, la lumière laiteuse issant avarement d’une coupe d’onyx suspendue au plafond faisaient penser invinciblement aux plus lascives joies de l’amour.

Jeanne Mexme riait nerveusement. Séphardi fit semblant d’accepter un verdict qui le chassait de ce lieu où il avait mille raisons de se tenir pour maître. Il s’en alla donc avec une humilité orgueilleuse. Elle le regardait sortir. Un pli barrait son beau front et une colère cachée tirait les commissures de ses lèvres.

Puis elle ricana avec une face féroce et dominatrice…


CHAPITRE III

RETOUR

Un an après son départ, Jeanne Mexme songea revenir à Paris. Aussi vite qu’elle avait décidé de partir, elle prit le chemin du retour. Elle connut, durant le trajet, une étrange mélancolie. Inexplicablement des larmes sourdaient de ses paupières. Une sorte de faiblesse la possédait. Sortie de la gare de Lyon, elle avait eu d’abord l’idée de se faire conduire rue Pillet-Will comme si elle en était sortie la veille. Mais un instinct la retint. Il était midi. Elle décida de déjeûner en réfléchissant. Le problème qui se posait à elle aujourd’hui ne l’avait jamais frappé auparavant : Comment reparaître ?

À la fin du repas, dans un restaurant, place de la République, au moment de boire une tasse de café, elle vit le relieur de « L’illustration » sur une table voisine. Elle allongea le bras et l’atteignit. Qu’y verrait-elle de neuf ?

Le défilé des dessins et photos d’actualité avait peu d’intérêt. Elle tournait lentement les pages quand trois clichés la frappèrent. En haut on voyait un bateau d’aspect à vrai dire quelconque, mais au dessous figuraient deux cages de ménageries à l’intérieur desquelles on entrevoyait des hommes.

Elle lut :

Le navire le Bethencourt qui part pour la Guyane avec sa cargaison de condamnés.

Puis :

Dans cette cage, au premier plan on entrevoit Tintin, l’assassin de la rue Frochot, Simoul, l’incendiaire du Ministère des Finances, Teczai, l’auteur du quadruple crime de la rue Nicolo.

Et, sous la dernière photo il y avait :

Dans cette cage est Mexme, l’ex-banquier et Directeur des Pétroles Narbonnais, condamné pour l’assassinat du Premier Secrétaire de l’Ambassade anglaise, celui qu’on soupçonne d’avoir tué et dépecé aussi sa propre femme.

Le lourd carton de « L’illustration » s’abattit sur la tasse de café mi-pleine qui se brisa. Le liquide brûlant coulait sur la robe de Jeanne, lui brûlant les jambes sans qu’elle s’en aperçut.

Trois minutes elle resta immobile, le corps pris dans un étau qui lui broyait les côtes. Elle avait la sensation d’être partagée, dilacérée, émiettée en mille parties toujours vivantes, et qui souffraient toutes comme un être entier. Ses membres lui semblaient soudain devenus autonomes et sa tête ne devait plus faire partie de son corps.

Cinq minutes passent. Elle se force à relire la légende de « L’illustration ». C’est bien vrai. Son mari en son absence a été condamné. Il vient de partir avec les forçats. Jeanne tente de reprendre pied dans sa propre pensée. Le garçon du restaurant surveille attentivement cette femme à l’air égaré qui n’a peut-être pas d’argent pour le payer…

Jeanne Mexme s’en va au hasard. Quoi donc ? Elle est désormais la femme d’un bagnard, elle n’a plus sans doute de domicile. La voilà devenue une aventurière… une…

. . . . . . . . . .

Pourtant il faut reprendre force et courage. Il faut agir. Il faut ou mourir ou accomplir encore les actes quotidiens.

Jeanne va chercher ses bagages à la gare et se fait conduire dans un hôtel où elle donne un nom de fantaisie. Elle avait emporté cinquante mille francs à Fiume. Il lui reste trois mille.

Et maintenant ?

Elle va tout uniment questionner le député Blanc-Simplaud. Elle monte les étages avec lenteur. Que va-t-il lui dire ? Elle sonne. Un domestique inconnu lui demande son nom. Elle met une carte de visite dans une enveloppe, la ferme, et la donne.

Blanc-Simplaud arrive prodigieusement ému. Il l’emmène dans son cabinet.

— Ma pauvre Jeanne !…

. . . . . . . . . .

Trois heures après Jeanne Mexme s’en va sombre et silencieuse. Elle a refusé l’hospitalité du député. Mais à quoi songer sinon à revoir Georges Mexme ? Elle est toujours sa femme. Et s’il fût coupable envers elle, Jeanne l’a oublié.

Et puis, elle aime toujours son mari. Et l’épreuve ne diminuera point cet amour.

Mais que peut-elle ? Aller là-bas, à la Guyane, le faire évader ? Si c’est possible elle le fera. Mais il faut d’abord disposer de beaucoup d’argent. Car le jour où « il » reviendra, puisqu’elle a des responsabilités dans le malheur, il lui faut pouvoir dire : Tiens il y aura encore du bonheur pour toi.

Et puis, elle veut rester belle et ne pas vieillir… tant qu’il sera absent. Comment faire ? Bah. Le but seul importe ici-bas. Quel est donc ce roi qui disait : « C’est légal, puisque je le veux » ?

Jeanne a dit : « Ce sera juste et beau parce que… »

. . . . . . . . . .

Six jours après Jeanne Mexme était la maîtresse adorée du célèbre et omnipotent Séphardi.

. . . . . . . . . .

Les deux évadés ont marché longtemps. Voici cinq jours qu’ils cherchent Maroni. Ils ont dû le suivre selon une ligne parallèle et sans doute se rapprochent trop de Saint-Laurent.

Les provisions sont épuisées. Mais Mexme le prévoyant avait appris à reconnaître les fruits alimentaires. Nul découragement ne le vaincra.

Il est « libre »… Sa progression ardente dans la sylve monstrueuse ne détruira point en cet homme énergique la foi et la volonté. Aussi du matin au soir, les muscles prêts, l’esprit lucide, il calcule et complète en sa pensée les lendemains de son évasion.

Son compagnon n’est plus qu’une loque. Non point que la fatigue seule agisse sur lui. Mais il est de la race récriminatrice qui se consume en vains regrets et en désirs de prouver que tout se serait mieux passé si l’on avait suivi ses conseils… Il bavarde sans répit, il reproche, il s’épuise en vaines paroles.

Depuis que les deux hommes vivent de fruits, il hésite aussi toujours entre la répugnance et l’excès. Mexme, lui, se dose avec rigueur. Il boit peu et s’efforce de vivre en ascète. Mais l’autre ne suit qu’un changeant instinct de midinette des faubourgs. Et toujours il affirme la qualité de ses caprices contre la raison ou contre les faits.

Et voilà qu’une haine le prend contre Mexme dont il se sent méprisé. Il songe à le tuer. Ah s’il avait le sabre d’abatis…

Ils trouvent enfin le fleuve. Le lourd et boueux Maroni coule largement entre ses rives forestières où rien d’humain n’est visible. Les souches pourries, la terre marécageuse, la senteur fraîche des eaux proches et certaine buée aperçue à l’ouest de sa marche ont fini par guider Mexme. Maintenant il faut traverser. En face c’est la Hollande. Tout un jour l’ancien banquier réfléchit et examine le terroir. Il surveille surtout la vaste étendue liquide, car il craint d’être près de ces criques où souvent les surveillants du bagne viennent s’embusquer. Là, ils savent tuer à distance le hardi gaillard qui tente la traversée, ou même qui se montre sans précautions à travers la palustre végétation des rives.

En effet, peu après l’arrivée des deux hommes une barque descend le courant. Un noir la dirige, d’aspect innocent. Une petite tente basse occupe le milieu du bateau. Mexme sait que des jumelles et des fusils, avec des hommes habiles, sont sous cette tente et guettent les bords du fleuve. Malheur au forçat évadé qui construit son radeau sans se cacher, ou qui l’a déjà mis à l’eau. Au premier cas un tireur infaillible le couchera sur son labeur de délivrance ; au second, il sera surveillé de quelque calanque bien choisie. Lorsqu’il apparaîtra sur son embarcation de hasard, tentant la traversée du grand Maroni, une balle mettra fin à ses aventures.

La barque descend… descend. Mexme grimpe sur un arbre pour suivre sa marche mais elle tourne à plus d’un kilomètre de là et continue. Bon voyage !…

Un peu plus tard c’est un train de pirogues chargées de balata qui s’en va toujours mené par des noirs paisibles… Enfin le soir une embarcation frôle la rive. Deux blancs l’habitent, deux Anglais à face de hargne, parfaitement équipés, qui surveillent avec soin l’aval. Revolvers à la ceinture, couteaux à bœufs sur le ventre, fusils couchés au mitan du bateau, ils sont prêts à tout. Il sera bon, pense Mexme, que le chercheur d’or enrichi ne laisse pas couper sa route par ces aventuriers.

Mexme et son compagnon trouvent enfin des branches longues et de grosseur égale. Ils les lient en un bloc plat sur lequel ils placent un autre plancher transversal. Ils lient encore le tout avec des cordes et des lianes. Le soir venu, ils mettent cette embarcation à l’eau. Mexme qui comprend quelle importance possède ce radeau, clé de l’avenir, l’essaie pour l’équilibre et la résistance à l’avancée. Ensuite il se met à tailler des pagaies avec le sabre d’abatis.

Mexme ne put dormir cette nuit-là. Il avait un souci indéfinissable et sa nervosité devenait excessive. Il resta à contempler le fleuve sous une lune écornée. Son compagnon ronflait magnifiquement. L’aube commença de naître. C’était l’heure…

Ils grimpèrent tous deux sur le frêle soutien, cherchèrent leurs places respectives, attachèrent les pagaies devant eux et avec de longues perches se déhalèrent du bord. La nuit n’était pas encore levée et l’on voyait tout juste la rive d’en face.

Les voilà déjà dans le courant. Le radeau tourne. Mexme, de sa perche, est toujours en contact avec le fond du fleuve et pousse violemment. À chaque impulsion ils avancent droit et ils ont atteint un tiers du Maroni sans presque se laisser entraîner.

Mais là le courant irrésistible les empoigne et ils le suivent de force…

— Allons, remue-toi, dit Mexme, fébrile, qui craint les embuscades.

— J’en ai plein les bras ! dit l’autre mollement.

On ne trouve plus le fond. L’ancien banquier pagaye avec une énergie féroce.

Le radeau gagne doucement vers la Hollande mais il a descendu de trois cents mètres.

— Allons… Allons.

Mexme lutte comme un damné. La rive vient à lui. Il s’accroche à sa pagaie et la brise net comme ils touchent une sorte de rideau feuillu qui cède sous l’effort des deux évadés et les reçoit parmi ses débris. La terre est à deux pas. Mexme empoigne une branche, tire et saute sur un sol à demi liquide. Il s’en dégage et appelle son compagnon. Au même instant, très loin, deux coups de fusil sonnent nettement.

Qui a tiré et contre qui ? On ne sait. Les deux hommes détruisent rapidement les liens qui font le radeau. Ils reprennent les cordes et jettent à l’eau lianes et rondins. Puis aussitôt ils s’enfoncent dans la forêt hollandaise, toute semblable à l’autre.

. . . . . . . . . .

Deux jours après ils trouvent une sorte de croissant rocheux. Les arbres envahissants de la forêt ont bien donné l’assaut à ce lieu désertique, mais en vain. Les buissons qui entourent ce lieu, comme pour témoigner de leur lutte, sont d’une épaisseur effrayante. Les deux hommes pourtant gagnent ce sol d’un gris jauni.

Le soleil fait briller le sable. Mexme le regarde de près. Il y a de l’or ici, certes. L’ancien banquier ne dit rien et s’assied. Il peut y avoir sous lui des millions, mais qui le sait, hors lui, et peut-être qui le saura jamais ? D’ailleurs les mouches mortelles pullulent ici, les serpents dont la morsure ne pardonne pas, et les moustiques porteurs de fièvres désespérées, enfin, tout ce que le monde possède d’instruments vivants à faire mourir. Soudain le compagnon de Mexme vient à lui en courant, avec un énorme pavé.

— Cochon, salaud !… Tu le savais et ne disais rien.

— Quoi ? dit Mexme étonné.

— C’est de l’or tout ça — il désigne autour de lui. Cette pépite pèse plus de dix kilos.

Mexme fait un signe de découragement.

— Qu’y faire ? Tu ne peux pas l’emporter ?

L’autre le regarde, puis violemment :

— Ah ! Monsieur a été dans la finance ! Monsieur s’y connaît. Il veut revenir ici tout seul gagner des millions avec ce que « moi » j’ai découvert.

Il s’étrangle à crier. Mexme répond doucement :

— Rien à faire ici ni aujourd’hui ni demain ! Je donnerais tous ces millions-là pour trois boîtes de corned-beef.

— Voleur ! tu crois que je me laisserai faire ?

Mexme, qui s’était assis sur une pierre, se lève la bouche amère :

— Calme-toi, mon vieux !

— Non… Non… Toute cette fortune-là, je la veux pour moi. Je la veux, tu entends. Et ce sera pour un seul de nous. Dans cinq minutes il ne restera qu’un vivant.

Il se jette sur Mexme, qui, plus robuste, le repousse. Alors, comme le sabre d’abatis est planté dans le sol là-bas pour désigner l’endroit le moins épais des buissons qui entourent le placer inconnu, il se rue vers l’arme. Elle lui permettra de vaincre son compagnon.

Mexme recule. Il ne veut pas tuer celui-là avec qui il s’évada. Il sait son gourdin plus efficace que le sabre court aux mains d’un homme épuisé, mais qu’importe. Mieux vaut ne pas se battre. Il saute dans un buisson, s’enfonce dans la masse végétale, dense comme toute une forêt. Il s’arrête enfin. Nul ne saurait dire déjà où il est passé. Il entrevoit le malheureux fou qui revient armé de sabre. Il cherche en vain son compagnon pour le tuer. Puis sa démence le ressaisit. Il voit un caillou doré à terre, le prend et le contemple avec des yeux amoureux…

De l’or !

Mexme se tire de la complexe arborescence qui l’enserre. Il s’en va. Il est seul.

Il se passera du sabre. Son esprit est toujours combatif. Il veut vivre.

. . . . . . . . . .

Trois jours l’ancien banquier a marché, s’est enfoncé dans la forêt suivant une ligne inflexible qui doit le mener aux plantations de canne à sucre de la Guyane hollandaise. Son estomac nourri exclusivement de fruits commence à repousser cette alimentation hydrophile. Il marche pourtant, méthodique comme un soldat, sans que lui pèse la décourageante solitude.

Ses sabots sont usés. Ses guêtres de toile ne le protègent plus. Il a les jambes déchiquetées par les épines. Il souffre de la fatigue immense et de tant d’efforts tenus aux limites de la résistance humaine. L’aube s’est levée une fois de plus. Il a repris sa marche un peu ralentie. Absorbé dans ses rêves d’avenir il n’a pas vu que ses pas adoptaient un vrai sentier fait par les hommes. Seule une main a pu disposer ces souches coupées et parallèles. Il avance appuyé sur son bâton…

Soudain, à cinq mètres, un homme sort de l’ombre d’un arbre et se plante sur le chemin. Mexme sent comme une secousse en ses nerfs tendus. Voilà le premier être rencontré depuis le Camp des Serpents. Qu’est-il, ami ou ennemi ?

Il s’arrête et regarde le survenant. Il est vêtu de blanc et porte des leggings de cuir rouge. Sa barbe longue est roussâtre. Il aiguise sur Mexme des yeux mélancoliques et autoritaires.

L’évadé dresse sur des jambes encore fermes un corps aminci mais rigide et tout en muscles. La face est sculptée par un rude burin. Tout y est anguleux et taillé à méplats nets. Mais nulle ride ne s’accuse. Mexme regarde droit, la bouche méprise un peu. Le bras appuyé sur le lourd gourdin poli lui donne toute la noblesse d’un pasteur grec rêvant à la bien-aimée.

Et l’homme à barbe rousse a vu tout cela.

Il avance à toucher cet individu en haillons, magnifique et hautain, qui le dévisage avec noblesse.

Il lui dit enfin en français :

— Transporté évadé, Monsieur ?

Mexme fait « oui » de la tête.

Alors l’autre lui tend la main :

— Venez, vous êtes mon hôte…

CHAPITRE IV

UN HOMME

Mexme a parcouru maintenant tout le Centre Amérique. Les petits États de ce terroir étroit et polychrome le connaissent familièrement. Guatemala, Nicaragua et Honduras l’ont surtout requis par certaines libertés précieuses à un forçat évadé. À dire vrai, le danger aussi l’attira. Là où il abonde, la force et le sang-froid classent les hommes.

Il a coupé la canne à sucre, gardé les cochons, remué le fumier, cueilli les bananes. Il a été cocher, chiffonnier et comptable. Rien n’a pu le rebuter et il attendit toujours « sa chance » avec le même espoir. La fortune pourtant le délaissa jusqu’au jour où il mit le pied sur la terre mexicaine. Il était ce jour-là occupé à débarquer des futailles vides à Campéche. Or, un nègre, célèbre dans tout le Yucatan pour sa force, le bouscula soudain en riant.

Le Français de grand labeur est là-bas assez rare. Nos compatriotes y exercent surtout des métiers peu estimables, ou alors purement représentatifs.

C’est dire qu’incapable de s’étayer d’un groupe, l’homme qui ne doit compter que sur soi, s’il flanche, est méprisé. Des cris de gaîté accueillirent l’air sot de Mexme. Il avait failli tomber. Lui comprit qu’il fallait se battre, sans quoi il serait la risée de tous, désormais, et crèverait de faim. C’est que, dans de tels lieux et de tels métiers, il faut se faire respecter pour manger.

Alors, décidé, il vint au nègre qui riait de sa large bouche endentée. À portée, d’un seul cross au plexus solaire il envoya le noir knock-out sur le sol.

Un Américain, debout, regardait la scène. Il fut pris sitôt d’une sorte de folie sportive, tira son chronomètre, se mit à genoux devant le nègre et compta haut sur une cadence assez lente :

— One, two, three, four, five, six, seven, eight, nine… Ten.

Alors, il poussa trois grognements de joie et vint demander à Mexme d’être le soir dans certaine illustre auberge à matelots.

Georges y alla. Il fut présenté à un Yankee énorme, poussif et souriant, qui se déclarait sur le champ son « manager » et le lendemain même l’emmenait à Tixkokob comme boxeur.

Dès lors commença une vie originale pour le forçat évadé. On le promenait de ville en ville comme un champion du monde qui défiait toutes les célébrités du ring. Bien entendu, ces célébrités étaient des braves gens recrutés de la même façon.

L’ancien banquier eut la chance de se tirer très bien de ses premières rencontres. Il déconfit un tas de cowboys, de maçons ou de simples rôdeurs, absolument comme s’il n’avait fait que de la boxe dans sa vie. Il vit Ixtlan dans l’Oaxaca, puis Colima, San Luis Potosi et Durango. Partout il faisait salle comble. Mais ayant mis à terre un dangereux bandit mexicain, qui avait juré ensuite de l’assassiner, il prit le parti, ayant amassé quelque pécune, de quitter ce métier en somme fâcheux. Il vint à Mexico et s’installa libraire.

Il avait engagé sa fortune : dix mille pesos, et pensait la décupler, quand le malheur voulut que ne figurât point en sa boutique le fameux traité des Impôts de l’ancien président de la République Jeronimo Anjuez. Les fidèles d’Anjuez le tinrent dès lors pour un dangereux ennemi de la société. Un soir il fut assailli par cinq hommes et obligé de se défendre à coups de revolver. Il ne tua personne, reçut seulement un inoffensif coup de coutelas, mais le lendemain fut prévenu d’assassinat. Sa victime était un certain Pablo Nopalito. Les accusateurs de Mexme, pour être certains que le Français ne fût point acquitté ni relâché, avaient mis eux-mêmes à mort le dit Nopalito.

L’idée d’être condamné innocemment à Paris et à Mexico parut à Georges une disgrâce vraiment excessive. Il combina de se faire agréger à une troupe de soldats inculpés de décorations données par Jeronimo Anjuez, précisément, et pour lesquels on parlait beaucoup d’amnistie.

De fait ils furent amnistiés d’avoir été décorés, et Mexme sortit avec eux. Il partit aussitôt pour Colima avec les cinq cents pesos qui lui restaient, et là, s’embarqua pour la côte californienne sous le nom de Juan Irruero, négociant en produits photographiques.

Débarqué à Long Beach, Mexme gagna la cité du cinéma et des conserves de fruits.

Là, il chercha comme naguère sa « chance ». Elle finit par se présenter. Il était entré chez un grand fermier possesseur de mille hectares plantés en abricotiers. Tous les soirs l’état de santé des cent mille arbres était consigné sur des feuillets dont le maître prenait communication avec gravité. On savait combien depuis cinq ans chaque abricotier avait donné de fruits et leur poids moyen. On en avait également coté les qualités et la couleur. Le propriétaire de ce verger géant était aussi familier avec la santé de ses arbres qu’avec celle de ses enfants. La comptabilité était d’ailleurs admirablement tenue et d’une rigueur parfaite qui n’excluait pas la simplicité. Mexme songea, devant ce « farmer » millionnaire, en smoking lorsqu’on lui remettait les fiches quotidiennes, au paysan de son pays, en blouse sale, et craignant tout ce qui peut accuser l’aisance. Se levant à trois heures du matin pour passer l’octroi sans payer, occupé à gagner deux sous aussi ardemment que mille francs son seul désir profond est de frauder le fisc, tromper le client, le mandataire, et en général l’acheteur.

Sortant de chez le marchand d’abricots, Mexme vint dans une banque qui s’occupait de la vente des terrains dans la Sierra Santa Anna. Là il gagna beaucoup d’argent. Il habita bientôt, sur la rive droite de la rivière, une maison meublée très confortable, dans Cumminges Street. C’est alors qu’il conçut une organisation bancaire qui travaillerait en grand avec la France. Dans ce milieu actif, plein d’audaces, et de toutes les audaces, sans préjugés, voire même sans scrupules, il se sentait capable de s’enrichir vite et puissamment.

La Ebelly-Bank s’entendit avec lui et il passa d’emblée chef du service de l’exportation des fruits confits et conservés. Il fallait conquérir le marché anglais que fournissent exclusivement les marchands français de la Provence.

Et Mexme se vit sur le chemin de la fortune… Mais…

. . . . . . . . . .

Un soir l’ancien forçat était allé en frac au Gala de Mason-Opera House. Comme il sortait, sous la lumière aveuglante des lampes à arc, il eut un choc au cœur. Une voix, derrière lui, avait murmuré son nom. Il se retourna comme pour allumer un cigare. Deux hommes glabres, face d’acteurs de cinéma, arrivant sans doute de France, le dévisagèrent avec insolence. Ils devaient être familiers avec les milliers de photos du banquier, dont la Presse française avait des mois durant, orné ses colonnes, et le savoir vivre n’était aucunement leur vertu… ni la prudence…

Mexme s’en alla sans que sa face trahit aucune émotion. Les deux inconnus lui emboîtèrent le pas. Alors, il eut une idée, audacieuse sans doute, mais qui l’avertirait d’un coup si ces sots étaient des ennemis ou des indifférents. Il gagna donc Appenly Street, où se trouve le consulat de France. Les deux hommes marchaient sur ses talons. La maison dépassée, il n’y eut plus qu’un suiveur. L’autre était monté le dénoncer…

Mexme avait adopté des idées très nettes en matière de « self-defense ». Il connaissait toutes les rues de la ville. Prenant la 27e, il parut se hâter, puis, lorsqu’il eut dépassé de cinq pas un porche profond qu’il connaissait, se retourna, sauta sur son suivant, et, d’un formidable coup de poing l’étendit évanoui. Il le poussa alors dans le coin sombre. L’autre n’avait pas dit un mot, la rue était déserte.

Seul, maintenant, Mexme s’en alla d’un pas prompt. Il quittait la 27e rue pour entrer dans Main Street lorsqu’il vit apparaître au coin d’Appenly le second Français qui courait après son compagnon. Il pensa : Trop tard !

Derrière le poursuivant, deux autres personnages arrivaient. Tout ce qu’il faut pour remettre le forçat Georges Mexme entre les mains de la police d’Amérique.

Mais vite noyé dans la vie encore fiévreuse de Main Street, l’ancien banquier échappait pour cette fois.

Il gagna sa demeure d’un pas rapide. Demain les journaux seraient pleins de lui. Il fallait fuir. Un hasard pouvait, à Los Angeles, le mettre tout de suite entre les mains des policemen. La police de l’Ouest est vénale, mais fine. Sa fortune était là, liquide. Il prit le matelas de billets, et se dirigea aussitôt vers Redondo Junction.

Il y avait juste un départ pour San Diégo. Il prit le train. Il possédait vingt mille dollars.

San Diégo n’était pas une ville à le retenir. L’Est américain lui parut seul en mesure de mettre un peu de distance immédiate entre lui et ses poursuivants. Il prit la ligne de Salt Lake City.

Dans la capitale des Mormons il trouva le Grand Central allant vers l’Atlantique. Où irait-il ? New-York ne ferait que multiplier les risques de Los Angeles. Chicago est une des villes les moins françaises de là-bas. Il pouvait la choisir. Mais pour y faire quoi ? Il eut voulu rester sur la côte du Pacifique, la seule où les hommes aient quelque chose du tempérament français.

Il vécut quinze jours à Chicago, puis passa par Pittsburg, Boston et Philadelphie. Avec ses vingt mille dollars, Mexme devenait plus difficile sur le choix des activités à adopter. Naguère il eût fait tous métiers. Maintenant il voulait faire de la banque…

Il visita Tolédo, Cleveland, Détroit, Buffalo, Rochester, Albany. Son périple tournait autour de New-York, où il n’osait se rendre. Là des centaines de personnes, en effet, le connaissaient personnellement. Le risque y était donc immense. Mais pourtant dans les six millions d’êtres groupés autour de l’Île fameuse où grimpent les gratte-ciel il était certain de trouver à s’enrichir, et il hésitait… Alors, brutalement il se dit que, pour jouer sa destinée, il valait mieux regagner l’Europe. Il retourna d’abord l’idée avec souci puis, comme il aimait se décider vite et sans retour, il partit pour Boston où il s’embarquerait pour l’Espagne. Ensuite…

Il avait su, par des spéculations expertes, maintenir son capital. Ses vingt mille dollars étaient encore intacts.

Tout de même, à Paris, cela faisait plus de quatre cent mille francs. Il fit mettre en ordre ses papiers mexicains, dans une officine spéciale, et un jour, avec un léger battement de cœur, il s’embarqua. Le bateau sur lequel Mexme était passager manquait de la somptueuse splendeur des grands paquebots de la Cunard ou de la Compagnie Générale Transatlantique. Il transportait des passagers en petit nombre et surtout des marchandises pour l’Espagne. Mais qu’importait à l’ancien banquier.

Il songeait à son voyage dans les cages du Bethencourt. Assis sur un fauteuil d’Amérique, le forçat évadé reprenait un par un ses souvenirs de misère. Ils étaient récents. La mer Atlantique déroulait cependant devant lui ses houles infinies. L’étincellement innombrable des jours, la sombre transparence nocturne l’emplissaient de poésie et de volupté. Jamais il n’avait perçu jusque-là cette douceur liquide et coite, inquiète et fervente, qui naît et s’étend en mer dans l’âme du voyageur à l’âme triste. Jadis financier perdu dans les chiffres, puis pauvre diable saisi par l’engrenage mortel des machines politiques et judiciaires, il sentait naître en lui une forme neuve de sentiment. Un sentiment de midinette qui soigne son pot de basilic ou de réséda, sa bouture de géranium ou son œillet sur le rebord d’une fenêtre au huitième étage de quelque maison-caserne des faubourgs. Mais comme cela s’harmonisait bien avec cette dérobade délicate du flot sous le lourd navire qui le portait. Mexme cultivait maintenant l’hypnose du mouvement sur une plaine infinie, mortelle et mouvante. Le dos d’énormes vagues sous-marines apparaissait parfois sur la planité océane. On voyait les lourdes échines d’eau s’incurver et se perdre dans l’orbe fluide dont le navire était toujours le centre. Venus d’où, ces remous puissants dont la spire taraudait la mer comme un vilebrequin monstrueux ? Des îles lointaines où il fait si bon vivre dans la félicité salace des femmes teintes de soleil ? Ou encore des pôles où la mort règne ?

. . . . . . . . . .

Cette sentimentalité développait en Mexme un sourd et tragique besoin d’aimer. Le mot prenait un sens neuf en son esprit rénové par tant de brutales contingences.

Et il pensait à Jeanne Mexme…

Jeanne…

Une forme longue souple et blanche, un corps frais et poli, un visage où toute beauté s’épanouissait comme dans une image divine… Il pensait aussi à ces paroles aiguës et ironiques, à cet esprit toujours en éveil et à cette bouche pareille à l’arc d’Artemis. Que faisait-elle ?

Il ne pouvait la croire morte. Mais pourtant la mort est un événement bien courant sur la terre.

Pourquoi n’était-elle pas revenue avant qu’il fût condamné ?

Était-ce par rancune ! Non !

Et l’idée de ce beau corps peut-être disparu à jamais, effacé de l’existence terrestre et qu’il ne reverrait plus, si… cette idée le torturait comme un fer rouge.

Revoir Jeanne…

Il condensait sa volonté. Il centrait son énergie d’homme, il tendait toutes les forces de son désir pour s’exprimer à soi cette idée :

Elle vit. Et elle m’aime toujours.

Alors une sorte de félicité alanguissait tout son être et il sentait des larmes naître au coin de ses yeux.

. . . . . . . . . .

Le couchant fulgurait comme une forge monstrueuse. Dans un éclaboussement d’étincelles, le soleil, disque d’acier chaud, descendait vers la mer. Les vaguelettes innombrables faisaient autant de reflets et lamaient la surface des eaux.

Maintenant l’astre devenait une sorte de gueule bâillante de fauve aux muqueuses écarlates.

Enfin il toucha l’océan.

De pieuses mains sans doute l’emmaillotèrent de mousselines polychromes. Il disparut.

Georges Mexme comprit, devant ce spectacle somptueux, les mythologies émerveillées de la vieille Hellade. Comme il fallait peu de bonheur et même simplement peu d’espoir, dans une âme d’homme, pour donner idée d’une série de volontés majeures, et pourtant humaines, régnant au-dessus de la terre, là où les passions perdent seulement leur malignité…

. . . . . . . . . .

La lune, tumeur malsaine se levait au nord-est. Le ciel semblait un immense péridot. Le vent apportait aux lèvres une salure marine. Le vaisseau tanguait…

. . . . . . . . . .

Jeanne Mexme la belle maîtresse de Séphardi. La plus voluptueuse femme du siècle, disaient les faiseurs de cancans, Jeanne Mexme avait, s’il faut en croire la presse, vingt millions de bijoux.

. . . . . . . . . .

Mais lorsqu’elle dansait à demi-nue dans les restaurants nocturnes, où la bouteille de champagne se vend trois cents francs, une image hantait ses prunelles fixes et faisait foncer le violacé de ses paupières.

Ce n’était point l’image de son amant.


CHAPITRE V

ME NE FREGO

— Vous m’avez demandée, mon ami ?

— Oui, Jeanne, j’ai à vous parler.

Blanc-Simplaud, grave et sombre, très ministériel, faisait asseoir Jeanne Mexme près de lui.

— Cela va autrement, ma chère ?

— Mais oui !

— Vous me semblez amaigrie, Jeanne ?

— Le plaisir, mon cher Ministre, le plaisir…, et peut-être aussi les plaisirs.

— Vous m’étonnez beaucoup…

— Tant que cela… Et en quoi donc ?

— Je ne voudrais pas remuer des souvenirs tristes, mais enfin, il faut le dire : Je croyais que vous aimiez ce pauvre Georges…

— Qui vous dit…

— Vous ne pourriez pas vivre de cette façon délirante et… j’oserai le dire : voluptueuse, dont parle tout Paris…

— Ah, vraiment, Blanc-Simplaud… Vous êtes magnifique… Vous êtes grand comme le monde ! Le ministre qui expédia un innocent à la Guyane, a-t-il, pour si peu, perdu le sommeil ?

— Son cas n’est pas le vôtre, Jeanne.

— Que faites-vous, vous-même, pour Georges, dites, vous son ami et son commensal ?

— Moi… Je…

— Oui, n’est-ce pas, c’est à la femme de porter toutes les croix. L’homme, lui, se contente de porter des toasts…

— Vous êtes méchante, Jeanne. Enfin, je vous le dis simplement, je ne trouve pas votre vie… digne. Vous eussiez pu… et dû…

— Travailler dans un ouvroir, et rapetasser les chemises de votre maîtresse. Dites donc, est-ce que la police trouverait ma vie dangereuse pour l’ordre public ? M’avertissez-vous qu’on prépare la lettre de cachet ?

— Mais non, Jeanne. Mon Dieu, comme vous êtes exaltée ! Voyons, je suis disposé, si cela vous agrée, à vous faire assurer une petite pension sur les fonds secrets. Pour que vous meniez une vie plus correcte, plus digne…

Jeanne regarda le député avec colère et mépris.

— Mon cher ami, la dignité, sachez-le bien, et retenez bien mon mot, je… m’en « fous ».

— Jeanne, voyons…

— S’il vous plaît, Blanc-Simplaud, le verbe a de la noblesse et de la majesté. J’ai vécu à Fiume, sur la côte Adrienne, dites, et j’y vis évoluer les bataillons du Fascio Italien…

— Je ne vois pas ce que le Fascio…

— Vous ne voyez pas… Vous ne voyez pas… Et bien vous allez voir, la devise du Facisme c’est « Me ne frego ».

— Ma foi…

— Ah ! ah ! Blanc-Simplaud, vous voulez me donner des leçons de savoir-vivre et vous ne connaissez pas la devise de Mussolini… Eh bien « Me ne frego » cela veut dire « je m’en fous »…

— Jeanne, je ne vous ai jamais vue telle.

Me ne frego !

— Calmez-vous enfin. J’ai quelque chose de grave à vous dire.

Jeanne abattit les volets de ses paupières sur ses yeux étincelants.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle d’une voix âpre.

— Voilà.

Il tira avec embarras un papier de sa poche, le déplia lentement, puis désespéré d’en venir à bout, il se lança.

— Georges s’est évadé.

Jeanne devint couleur papier du Japon. Deux plis engravèrent son masque en angle, des commissures aux maxillaires. Sous le corsage mince et décolleté, son cœur battit comme un marteau… Des yeux dilatés aux pupilles fixes jaillit une lueur aiguë. Elle oscilla, se cala au fauteuil d’un bras rigide et regarda Blanc-Simplaud comme si elle le condamnait à mort.

Gêné, il baissa les yeux et continua :

— Oui, il s’est évadé…

Jeanne ne dit rien encore. Sur sa face la peau rétractée traçait les os du squelette et ses doigts se fermèrent lentement comme des tenailles.

— Voulez-vous, Jeanne, lire vous-même le rapport officiel ?

— Lisez, je vous prie !

Blanc-Simplaud, heureux de ne plus voir cette figure damnée, se mit à lire doucement.

Le forçat Georges Mexme (No matricule 54302), condamné aux travaux forcés à perpétuité le… par la Cour d’Assises de Paris, et arrivé au bagne de Cayenne le…, envoyé au camp des Serpents le… avec les notes V.Z.B. s’est enfui le…

On n’a constaté l’évasion qu’à l’appel du soir. Il devait avoir pris près de deux heures d’avance. Des patrouilles avec chiens policiers ont aussitôt commencé les recherches, interrompues par la nuit. Les indigènes qui vivent dans la forêt, sur la route prise par le fugitif ont été avertis par trois soldats connaissant parfaitement le pays, qui ont suivi le 54302 à la piste.

La contrée est exceptionnellement malsaine et dangereuse…

Jeanne dit avec violence :

— C’est pour cela, évidemment, qu’on les y envoie…

Blanc-Simplaud reprit :

aussi l’évadé courait-il les plus grands risques. Jusqu’ici — ce rapport est fait seize jours après l’évasion — on n’a aucune nouvelle du 54302. De l’enquête méthodiquement menée par le chef du cercle de… il résulte que deux hommes sont passés, quatre jours après le départ du condamné, à petite distance du groupe A-19 qui explore le haut Maroni. On a trouvé trace de leur séjour mais il ne sembla pas que ce soit celle du 54302, qui, en ce cas, se serait associé avec un autre évadé. En tout cas la poursuite des deux hommes qui ont laissé ces traces a été organisée avec soin. Ils suivaient une marche régulière et sûre qui demeure incompréhensible. Ils ont gardé leur avance de quarante-huit heures et n’ont pu être rejoints. La plupart des surveillants pensent d’ailleurs que ce sont deux prospecteurs brésiliens très connus et respectés par les indigènes.

S’il en est ainsi, comme on n’a relevé aucune piste autre le forçat 54302 se sera égaré et aura succombé dans la forêt.

— Ils ne le connaissent pas, murmura Jeanne Mexme entre ses dents.

— Voici, reprit Blanc-Simplaud, un autre rapport. Il est plus récent et parvenu d’hier à Paris.

On croit avoir retrouvé trace du forçat Mexme (Matricule 54302). Au lieu de suivre le chemin d’abord exploré, il aurait tourné vers le Sud, et prenant la rivière Approuague pour le Maroni il aurait fabriqué un radeau qu’on a découvert brisé aux rapides du Kilomètre 127 (Postes des Chaumes).

Aucune nouvelle n’est arrivée de la Guyane Hollandaise, où, malgré le mauvais vouloir de l’Administration, nos agents des plantations Verheybeken sont informés de tous les passages d’évadés. On sait toutefois qu’un Français aurait été accueilli par Barnivelt, le planteur de la Hollando-Brazilian Cocoa Co, mais l’homme n’est ami que des réfractaires et notre enquête est restée vaine.

De l’avis général il semble impossible qu’un homme non habitué au climat — le 54302 était arrivé à la Guyane depuis quatre mois — et sans connaissances du terroir, ait pu seul parvenir jusqu’à la Guyane hollandaise et de là en un lieu abrité de nos recherches. Il a donc été admis que le forçat 54302 était mort en évasion.

. . . . . . . . . .

Jeanne fit un effort violent et dit :

— Merci.

— Porterez-vous un signe de deuil, Jeanne ?

— Moi…

Elle éclata de rire.

— Moi… Je porterais plutôt un drapeau rouge… Mais vous êtes fou, mon cher.

Elle se leva.

— Adieu, vous êtes gentil comme tout de m’avoir dévoilé les secrets, le style et la morale de l’administration pénitentiaire. Je ne l’oublierai pas.

— Où allez-vous, Jeanne ?

— Danser, mon cher… et boire deux ou trois jéroboams de Moët Impérial.

Suffoqué, il resta coi.

— Ce n’est pas trop, hein, railla-t-elle. Enfin, on se mettra à plusieurs…

Blanc-Simplaud, resté seul, eut un geste irrité.

Son mari claqué là-bas et elle va au dancing… Quelle garce !…

. . . . . . . . . .

Georges Mexme, sitôt débarqué en Espagne, fit légaliser ses papiers et se rendit à San Sebastian pour étudier le moyen de rentrer en France sans passer sous le coup d’œil des agents de la frontière. Si bien en ordre que fût son identité mexicaine, il craignit la cautèle des ronds de cuir aux questions oiseuses et difficiles. Il songea aussitôt à se faire débarquer quelque part dans les landes par des pêcheurs ou contrebandiers basques. La voie ferrée qui le ramènerait à Bordeaux passait près de la côte. Il ne courait dès lors plus aucun danger. Il viendrait à Paris et…

Il ne savait, à ce point de ses désirs, ce qu’il ferait à Paris et même il eût pu se demander ce qu’il venait faire en France. Un instinct le ramenait, voilà tout. Il obéissait…

. . . . . . . . . .

Mexme trouva deux basques propriétaires d’une barque véloce. Il leur avait exposé ses vues. Rien ne leur parut plus facile. Un matin, avant l’aube, il s’embarqua donc avec eux. Il n’avait aucun bagage, sa fortune étant toute en billets d’Amérique. Il portait toutefois deux revolvers. La crique où l’on prit le départ était abritée et la sortie en fut difficile. Mais, sitôt en mer, la brise étant forte et la voilure étalée, on prit du large avec promptitude. La côte espagnole s’effaça. Un souffle dur tannait les visages. Les deux pêcheurs menaient leur esquif avec une admirable virtuosité. Le jour vint. Assis sur un banc bas, surveillant soigneusement ses hommes et la mer, Georges Mexme vit se lever un soleil de soie rose. La côte devint une mince accolade violette sur la laque flave de l’orient. Dans un ciel très clair des loques crémeuses couraient au sud-ouest. Sous une lumière mille fois réfringée, la mer semblait faite d’une multitude de flots séparés : acide, huile, café, encre, graisse, eau savonneuse, goudron et métal fondu. La barque marchait vite. À intervalles, la voilure frappait sèchement l’air vibrant. La carène grinçait. Une lente balancée portait l’embarcation à droite et à gauche de l’axe de marche. Le mât décrivait de longues spires. Georges croyait percevoir avec netteté le ménisque convexe de la masse marine.

Peuplée à l’aube de barques de pêche la mer se vida bientôt. On croisa un voilier de course aux lignes fuyantes qui portait une toile démesurée. Il sectionnait d’une étrave aiguë les croupes liquoreuses. On vit aussi un cargo à coque de fer dont le boulonnage serré faisait songer à une bête pustuleuse.

Le soleil devint de plomb et la fraîcheur s’accentua. Les horizons se rapprochaient lentement. Au nord une tache couleur de caramel semblait faire fermenter le ciel et la mer.

Le système des vagues prit une sorte de dérive angulaire. Georges pensa. Nous arrivons au Golfe Gascon.

Le temps passa. On allait toujours vite, mais l’eau changeait de nuance. On eut dit un fleuve de pus. Des coups d’air verticaux donnaient parfois du bélier sur l’incompressible bloc liquide. L’eau écrasée faisait ressort et s’élevait éperdument. Bientôt la mer fut noirâtre et baveuse. Des mouvements énormes venant du large se succédaient et leur battement apparaissait étrangement destructeur.

Le soleil s’éteignit. Une buée glaciale s’épandait. Des appels d’air sans direction secouaient l’atmosphère. Au ciel, à diverses hauteurs, les nuages suivaient des directions contrariées. Il y avait du danger. Les deux basques obliquèrent vers la terre. On épousait ainsi le tracé des grandes houles.

Sous une coupole de coton mouillé le vent cependant s’agitait plus férocement. Son tumulte, mêlé au froissement de millions de vaguelettes, devint assourdissant.

La terre apparut. C’était une tache roussâtre et plate. Plus tard on commença d’entrevoir les geysers d’écume qu’y créait l’écrasement du flot. Mais la réaction des eaux contraria et déséquilibra la barque secouée par des vents compliqués.

C’était la tempête.

Les deux basques se regardèrent avec un hochement d’épaule. Il faisait presque nuit. L’air grognait comme un immense troupeau de porcs affamés. Le bruit des flots en contact atteignait une amplitude cosmique. La voile réduite était encore excessive. Le bois de la coque grinçait sous l’effort de la puissance qui détruit les continents. L’homme du gouvernail mit droit sur la terre. On embarquait de l’eau depuis longtemps et il était vain d’écoper. Il fallait seulement quitter cette zone mortelle. Georges vit les dunes noires s’approcher. On percevait un goulet étroit. Il fallait l’embouquer net… À trente mètres une vague déporta le bateau à droite. Une autre le ramena. Un bloc liquide passa dessous, le mena au zénith et le laissa choir dans un abîme. La direction fut perdue et la voile frôla la mer même.

À ce moment un coup de vent énorme vint de l’ouest et la barque sembla cette fois se jeter sur le goulet la proue basse. À dix mètres un tourbillon abattit tout sur tribord… Georges Mexme regardait farouchement, cramponné à son banc, cette lutte désespérée à quelques pas du rivage sauveur.

Une vague quasi circulaire, haute comme un cratère, semble soudain immobiliser le bateau, elle le hausse vers le ciel tandis que s’abat le coup de pilon d’un vent vertical. Un dixième de seconde Mexme voit à travers l’embrun le quadrillage des marais proches, puis il est arraché de son banc et lancé en l’air comme pour un exercice de trapèze volant. Il lui semble qu’il va retomber sur la terre. Mais un bloc d’eau le reprend et le mène en avant, tournoyant comme un bouchon. Brusquement il stagne, puis un suçoir le ressaisit. C’est le reflux de la vague qui le portait… Derrière, c’est la pleine mer et c’est la mort. Il lutte de toute sa force pour prendre appui sur la matière fuyante qui le bouscule. Il veut avancer tout de même. La dyspnée lui sangle le torse, il nage comme une bête à l’agonie…

Le souffle lui manque enfin, il remonte à l’air.

Stupeur… Il est dans un petit bassin donnant sur le chenal où la vague l’a introduit. Tout hurle à l’entour, le ciel, la mer et la terre. Il se hisse sur la berge. L’embrun lui arrive par bouffées glaciales. Derrière, ce sont des marais grisâtres. Au fond on entrevoit une forêt. Il se fouille… Un de ses revolvers est resté dans sa poche fessière toujours tendue mais l’autre et son portefeuille ont coulé avec sa fortune. Georges Mexme, forçat évadé, rentre en France…

. . . . . . . . . .

Basse, longue et silencieuse, une voiture automobile stoppa devant l’arc nu qui désignait l’entrée du restaurant de nuit. Un valet de pied en culotte de panne et perruque vint ouvrir la portière. Jeanne Mexme en sortit suivie de Séphardi. Ils montèrent l’escalier tendu de soie bleue.

L’orchestre roulait des sons tendres et féroces sous le plafond incandescent. Dévêtue de son manteau, Jeanne apparut drapée de la poitrine aux jarrets d’une soie molle blanche et dorée. L’étoffe plaquait à la peau, séparée d’elle par un étroit maillot. On lisait comme sur une chair nue le jeu délicat des muscles.

Ce grand lévrier humain draina d’un coup tous les regards. Le masque portait une inquiète mélancolie. Au fond d’un cercle violacé, les iris brillaient sourdement… Sous le nez mince et droit la bouche méprisante semblait une plaie fraîche ou sourd le sang.

Arrivée d’un pas indolent et flexible à la table choisie, Jeanne leva son bras droit nu et fardé. Un sac de platine surchargé de gemmes pendait à sa main longue, et la conque de l’aisselle luisante offrait son repli glabre, savamment carminé.

. . . . . . . . . .

Jeanne Mexme et Théano la danseuse oscillaient selon le rythme d’un pas bolivien. Leur marche ondulante collait à la musique aigre. S’étreignant serré, des aines aux seins, elles écrivaient en mouvements harmonieux l’excitante folie née du chevauchement des sons. Elles allaient, un rire artificiel aux lèvres. Parfois les longues jambes s’enlaçaient et l’on voyait un immobile frisson tendre et détendre les chairs fibreuses autour des bassins adhérents. Deux lignes musculaires apparentes sanglaient les torses raidis et paraissaient offrir les seins aux mamelons rigides qui repoussaient la soie comme des pointes de flèches.

Enfin Théano parut défaillir. Dans le glas isolé d’une parole de violoncelle Jeanne la mena au fond de la salle. Le balancement des jarrets lumineux dans leurs soies claires, la spiralante balancée des hanches lascives, l’enchevêtrement des lignes inscrites par les longs bras ophidiens se firent courbes closes. Théano, le souffle court, parlait :

— Qu’as-tu, Jeanne ?

— Ce vent m’énerve…

— Ce vent ?

— Oui… Tiens il me parle… Il dit…

Et Jeanne, raide, le dos à la cloison, s’immobilisa avec un frisson. Dans le silence voluptueux qui accompagne l’arrêt de la danse, on percevait au dehors la galopade furieuse d’une rafale, et son hurlement sinistre où passait une plainte… une plainte…


CHAPITRE VI

AU BORD DE L’ENFER

Georges Mexme eut un moment le désir désespéré d’une défaillance de volonté. Il vit d’un trait sa prochaine arrestation et son retour à la Guyane. Pour éviter tout cela… il lui restait son revolver. Mais il connut qu’en son tréfonds quelque chose ne capitulait pas encore. Comme le froid l’empoignait il quitta froidement ses vêtements mouillés, les tordit vigoureusement pour les assécher, se revêtit et s’en alla vers l’intérieur des terres. Les deux basques devaient être noyés. Et d’ailleurs que pouvaient-ils désormais pour lui s’ils étaient vivants ? La forêt landaise l’accueillit. Il calcula la fable qu’il lui faudra conter à la première personne rencontrée. Mais nul être humain n’apparut. Réchauffé par la marche il retrouva son courage. Le temps s’écoula. Il fut nuit.

Il était tard lorsque Georges sentit la proximité des habitations. Un instinct subtil de bête traquée le renseignait avant ses sens même. Il glissa parmi les pins, cherchant sans raison, pour seulement aller tout de suite au-devant du danger, les lieux habités par des hommes. Soudain il fut devant un mur. Il le suivit, l’oreille tendue. Bientôt il longea une grille. Des voix s’entendaient. Il écouta.

— Oui, mon chéri. On l’a téléphoné. Ce doit être un assassin.

— Mais, ma belle, on l’a vu au diable, près de la mer…

— Cela ne fait rien. Il a dû venir par ici. Que veux-tu qu’il fasse là-bas ?

— Autant qu’ici. Tu es drôle ! Parce qu’il y a un individu inconnu dans le pays tu crois tout de suite que c’est un bandit.

— Dame !

— Tu raisonnes un peu simplement je trouve. Il ne faut pas croire à la canaillerie de tout le monde.

— Ta, ta !… Je le sais bien. Si tu le rencontres tu le laisseras passer, quitte à…

— Tu ne veux tout de même pas que je le tue comme ça, sans provocation ?

— Mais si. C’est le seul moyen de n’avoir pas de soucis. Tu trouves un type qui a une sale tête. Paf !…

Mexme s’éloigna doucement. Ainsi il était déjà signalé et d’autres gens pouvaient partager les idées de cette pimbêche. Un homme inconnu c’est une canaille. Donc il faut tirer dessus au premier passage… Et dans toute la France il en serait de même désormais…

Mexme sut que la forêt guyanaise était un Éden auprès d’un pays civilisé, où l’égoïsme crée des âmes bien plus féroces que celles des cannibales.

Et il lui fallait tenter d’échapper aussi à cela…

La lune était levée. Il se dirigea vers elle. Pour la première fois depuis sa naissance il n’avait aucune solution dans l’esprit devant cette situation redoutable et ses dangers pressentis.

Il marchait depuis longtemps et la lune avait dépassé le méridien lorsque soudain il s’arrêta, pétrifié de joie. Il n’avait rien imaginé pour se sauver et la providence venait à lui.

Il avait entendu un lointain coup de sifflet. Il était près de la voie ferrée. Il marcha vite, écoutant mieux. Un roulement se percevait dans le silence. Un train remontait du sud vers le nord. Il eut son plan fait. Il lui fallait se glisser dans un wagon, mais pourrait-il ?

Le roulement se rapprochait. Ce devait être un train de marchandises. Pouvait-on se glisser sous une bâche ?

Et voilà que Mexme bute à la petite palissade qui borde la voie de chemin de fer. Il la franchit, va se placer près d’un buisson et attend. Le train vient. Il entend le sourd grondement qui se rapproche. Ah ! gagner Paris… La seule ville où il se sentira en sûreté. Certes, l’Espagne est plus proche. Mais quelle inquiétude y trouvera-t-il ? Et qu’y faire ?… Tandis que Paris…

Cette fois il voit les feux de la locomotive. Il se tend comme un arc. Quel problème terrible. Trouver, avec la seule lumière lunaire, le wagon où se placer, puis le prendre au passage… et cela sans être vu de quiconque, car il y a des chefs de train et des conducteurs qui doivent guetter… Le moment vint d’agir. Alors les termes de la discussion intime s’effacèrent dans cet esprit d’homme d’action et il attendit…

Bête souple et agile, accroupi sur ses jambes fermes, les yeux dilatés, il a son attention ouverte comme un microphone, il regarda passer les premiers wagons. Le convoi semblait infini. Il avait remarqué le chauffeur garnissant le foyer et le mécanicien penché pour surveiller la voie devant la machine. Maintenant les lourds chargements défilaient : wagons citernes et wagons plombés, puis des trucks et des plates-formes. Et voilà qu’à trente mètres il voit, venant à lui un truck haut, mal bâché. Sur l’angle placé de côté, une corde d’arrimage est défaite. La lune dessine la structure de cet édifice. Il doit y avoir là-dessous des ferrailles ou des madriers. On peut sans doute s’y loger…

Mexme se prépare en frémissant. Le wagon arrive. Il passe… Alors l’évadé s’élance sur le ballast et court parallèlement dans le sens de la marche. Il dépasse l’angle débâché, et, brusquement agrippe le tampon, puis s’enlève. Il y a un mince choc. Un instant Mexme se sent prêt à rouler sous les roues ou à se faire broyer entre les épaisses plaques de fer. Mais il trouve son équilibre. Seulement, la marche l’entraîne trop en arrière. D’une détente il se replie et pose un pied sur le tampon. Accroupi, il se sent enfin maître de la situation.

Il pose le second pied à côté du premier, se dresse et tâtonne sur l’angle du wagon. Il connaît un certain jeu à la bâche. S’introduire dessous sera facile.

Maintenant il faut faire vite. De sa cabine vitrée derrière le train il y a un homme qui voit tout, et cette lune éclaire…

Brutalement Mexme saisit l’épaisse toile, l’écarte, voit l’ouverture suffisante et s’introduit avec une énergie sauvage. Il passe jusqu’aux hanches et il est arrêté. D’un effort nouveau il introduit le reste de son corps et glisse sur une pente en une sorte de trou aménagé au centre du chargement. Il est là ahuri songeant à se mettre droit quand, devant lui, un cri jaillit, aigu et pourtant retenu. Dans la posture burlesque où il se trouve, Mexme ne bouge pourtant plus et attend. Enfin il dit :

— Il y a quelqu’un ici… Une femme… Madame, soyez rassurée. Je ne veux et ne saurais vouloir de mal à personne.

Rien ne répond.

— Nous allons, Madame, passer sans doute quelques heures ensemble. Je ne désire pas savoir ce que vous faites ici, ni où vous allez. Moi je suis un pauvre diable qui veut voyager gratis. C’est tout. Voulez-vous me dire si je dois rester où je suis ? Je me trouve très mal, je préférerais m’engager au fond de ce boyau. Où êtes-vous ?

Le silence persiste. Mexme se demande que dire et faire. Alors une voix consent à se faire ouïr.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis un malheureux, Madame. Ne craignez rien car je suis un homme du monde.

— D’où venez-vous ?

Mexme songe : Elle est catégorique et peu accueillante, la dame. Pourtant, j’ai autant de droit qu’elle de voler la Compagnie…

— Je suis, Madame, un contrebandier qui vient de faire naufrage sur la côte, qui a tout perdu et que regagne ses pénates…

— Contrebandier !… La voix se fait railleuse… Vous parlez comme un notaire… Naufragé… Nous sommes à vingt-sept kilomètres de la mer.

Mexme répond :

— Madame, j’ai fait ces vingt-sept kilomètres et contrebandier je le suis d’autant plus évidemment que je suis parti de San Sebastian à quatre heures du matin pour rentrer en France par mer avec… mes marchandises… Cela n’a pas réussi…

La voix féminine s’élève d’un ton :

— En tout cas, si vous êtes de la police, sachez que j’ai sept balles pour vous et suis certaine de ne pas vous manquer. Un seul geste vous condamne à mort.

Georges pense :

Quelle mégère ! Qui la croirait ? Il voyage sous les bâches des trucks des femmes plus autoritaires que celles des wagons-lits. La voilà bien la démocratie…

— Madame, nous ne pouvons pas nous traiter en ennemis. Je suis encore mouillé de mon naufrage, je n’ai pas de chapeau et si j’étais de la police il me semble que le plus pratique serait de m’asseoir sur le haut du chargement, dehors, revolver au poing et de vous guetter à la sortie. Ou même simplement, dans une gare, d’amener tout le personnel pour vous assiéger. Vous n’êtes tout de même pas de taille à tuer la totalité des employés de la ligne…

Il ajoute :

— J’ai sauté dans ce wagon parce que l’angle de la bâche était défait et donnait des promesses… de sécurité.

Désarmée, la femme se mit à rire.

— Allons, je vous crois. Allez donc rattacher les cordes afin que cela reste entre nous.

Mexme tourna difficilement sur lui-même et recula vers l’huis qu’il avait si curieusement franchi. Il examina avec soin les autres attaches et refit celle qui était défaite sur le modèle normal. Ce fut long et il n’était pas expert. Enfin il revint.

— Quel travail idiot !

— Oui n’est-ce pas, dit la femme mystérieuse. S’il y avait des boutons pression comme aux jupes des femmes…

Elle se fiche de moi, pensa l’ancien banquier qui maintenant était assis de façon quasi confortable. Mais quelle est cette rôdeuse mondaine ? À ce moment, une lampe électrique jeta sa lueur discrète dans la cavité étrange pratiquée au cœur d’un chargement de bois, où Mexme cherchait encore une posture commode. La lueur s’attacha sur le visage puis sur le costume de l’ancien banquier. On ne voyait que la main blanche de l’inconnue.

La lampe s’éteignit.

— En fait de contrebande, vous venez d’Amérique, Monsieur. Votre costume le crie très fort. Non… vous n’avez pas l’air d’un agent de sûreté. Plutôt du contraire… Quelle chose amusante de voir un homme de figure aussi anglo-saxonne, c’est-à-dire ami du confort, se cacher pour voyager ainsi !

— Madame, vous paraissez beaucoup la craindre la police. Elle vous hante.

— Moi, pas du tout.

— Je n’ai pas fait serment de vous croire… mais peu importe.

» Enfin, je vous ai dit où j’allais, où je vous le dis maintenant.

» C’est à Paris. Me ferez-vous le plaisir de me tenir compagnie jusqu’au bout, si ce train toutefois y mène ?

Railleuse, la femme dit :

— Certainement. Toutefois je suis la première occupante et donc chez moi. Vous manquez aux règles du savoir-vivre en m’interrogeant.

— Je l’avoue, conclut Mexme avec une grande envie de rire. Mais c’est que la conversation m’aide à supporter la barbarie de ce réduit où je demeure, et qui ne fut pratiqué que pour vous permettre de venir jusqu’à votre chambre confortable.

La femme éclata de rire.

— Enfoncez-vous, en restant à droite.

Il va doucement, et en hésitant, jusqu’au fond du bizarre domicile. Il sent alors un parfum féminin, très à la mode lorsqu’il était banquier. Quelle aventure ahurissante !

— Madame, vous me connaissez, permettez-moi de vous connaître à mon tour.

Une main s’étendit sur lui.

— Prenez cette lampe et dévisagez votre hôtesse. Ce n’est pas très poli mais enfin, vous êtes si inconvenant…

Mexme prit la lampe et la tourna vers l’endroit d’où venait la voix. Il vit que le trou pratiqué dans le chargement de bois avait la forme d’une hutte en cône. Les blocs très maniables, des bois exotiques sans doute, avaient été placés habilement de façon à maintenir la bâche tendue au dehors tout en ménageant cette invraisemblable chambre à coucher.

Une femme était étendue là, sur un lourd manteau bien plié. Elle était belle, avec des yeux volontaires et une bouche mince. Trente-cinq ans sans doute, une face de grande aventurière que rien ne devait étonner ni surprendre.

À côté d’elle il y avait deux brownings et un gros paquet de provision ouvert.

Mexme éteignit la lampe.

— Je pense, Madame, que vous êtes aussi bonne que belle ?

Elle rit.

— Je ne suis l’un ni l’autre. Mais que voulez-vous me demander avec ces préparations ?

— Si vos approvisionnements vous permettent de me faire une libéralité alimentaire. Je meurs de faim.

— Voici un sandwich, Monsieur. Prenez et mangez, ceci est…

— Attendez, dit-il, nous en parlerons tout à l’heure…

— Croyez-vous ?

— Je l’espère…

— Comme les auberges espagnoles, vous n’avez rien, mais pour peu que l’on vous aide, vous inventeriez toutes les abondances…

— N’en doutez pas… Tout à l’heure vous verrez que je suis sorcier…

— Allez donc, dit-elle alors, fermer avec des billettes de bois le couloir d’accès. De sorte que si le nœud de la cordelle — votre œuvre — était capable d’attirer l’attention on ne puisse en soulevant l’angle de la bâche deviner ce qui se cache dessous. Je vais vous éclairer.

Il le fit, étonné de la rigueur de raisonnement de cette femme si calculatrice. Ensuite il revint se placer à son côté… un peu plus près.

— Nous allons dormir, dit-elle.

— Oui, Madame, s’il vous plaît.

— Prenez la moitié de ma couverture.

— Je vous remercie fort. Mais si près…

— Quoi, si près ?… Vous craignez que je sois Madame Putiphar ?

— Je ne le crains pas du tout. Je le voudrais bien.

— Alors vous ne seriez pas Joseph.

— Essayez…

Et Mexme s’aperçut qu’il n’est point de plus puissant aphrodisiaque que le malheur et le danger…

. . . . . . . . . .

Jeanne Mexme et Séphardi rentraient en auto dans le Paris matinal. À travers les vitres des portières ils voyaient les premiers ouvriers apportés par l’aube quotidienne aux labeurs de nettoiement. Ils jetaient, sous des casquettes enfoncées, du haut de leurs costumes boueux, des regards de haine à ces heureux de la vie qui terminent juste leurs débauches quand le peuple s’éveille. Une clarté adorablement bleue filtrait du dehors, couvrant toutes choses d’un vernis d’azur lacté. Silencieusement l’auto filait, inscrivait des courbes subtiles dans les tournants et rejetait en éclaboussements sales l’eau qui ruisselait sur le pavé parisien.

Indolente et froide, Jeanne regardait tout cela orgueilleusement. À chacun de ses gestes les brillants et les perles chatoyaient dans la clarté neuve. La soie des vêtements crissait et le velouté des fourrures traînait une sorte de chatouillement dans l’air attiédi. Elle songeait à Georges, son mari, évadé, et qui peut-être la cherchait déjà ici. Les visages des rôdeurs ne l’émouvaient en rien. Mais ce n’étaient que faces vaincues et affaissées, yeux traînants et échines molles. Des loques, des torchons humains, et même ces balayeurs aux rudes gueules sentaient plutôt l’envie et la jalousie féroce que la révolte hautaine et destructive. Jeanne croyait pouvoir évoquer son mari, tout forçat qu’il avait été, comme un lutteur qui garde la force de dominer ses ennemis. Torse cambré et porté en carène, regard droit et fixe, marche maîtresse du sol et attitude de conquérant.

Elle méprisait et haïssait cette plèbe, qui, lui, avait-on dit, réclamait la mort de Georges, lors du jugement. Son regard glacial ne se nuançait d’aucune pitié pour les durs labeurs matinaux. Elle avait dominé sa propre destinée. Elle accumulait de l’or et gardait sa beauté. Son effort pour réaliser ces buts à fins complexes était d’autre valeur morale que ceux dont un millénaire préjugé ouvrier entoure l’existence de respect. Une seule force vaut qu’on vive : celle de l’or. L’or achète tout, la conscience et les éthiques, les pouvoirs publics et les bras humains. Par l’or on peut faire prolonger sa vie physique dans la quiétude et les soins, par l’or une femme peut rester belle, par l’or on parvient, après une défaite, à reprendre sa vie et à la redresser.

Est-il un sacrifice qu’on ne consente pour l’or ?… Nul n’échappe à cette force impériale. Jeanne songeait à ces garçons d’auberge ou d’écuries qui, en 1789 coururent à la Révolution.

Elle les revoyait, en 1814, trahissant celui qui les avait enrichis parce que sa présence compromettait leurs fortunes. Et ils le faisaient partir pour Sainte-Hélène. L’or transforme mêmes les âmes.

Tant d’hommes qu’on prétend estimer et dont les statues s’élèvent sur les places publiques furent seulement les valets de l’or. Ils lui prostituaient leur conscience et croyaient ne pas faire assez si, après leurs actes, l’or n’achetait pas en sus leur sincérité, rénovée depuis le temps qu’ils furent pauvres. Jeanne donnait moins à Mammon. Elle ne lui avait offert que son corps. Les sots disent ; la chair… Mais en vérité ce n’est que l’épiderme…

En son moi profond subsistait pour l’absent vaincu une affection indélébile. Épouse franche, loyale et généreuse, elle n’abandonnerait pas, tout écrasé qu’il fût par la société, celui qui restait son époux. Seule eut « accepté » quelqu’une de ces femmes vertueuses, promise à la prostitution onanique des chastetés. Jeanne n’acceptait pas. Elle tenait pour préjugés de faibles et d’hypocrites le respect des forts, la morale sociale, la pudeur et le labeur manuel. Ses devoirs étaient plus hauts. Ils justifiaient l’aristocratie de ses abandons physiques, et si besoin était, les crimes qu’il lui faudrait commettre.

Le soleil apparut. Les deux amants revenaient de banlieue. Dans un château, une scène de lubricité digne du Bas Empire avait occupé avec eux cinq couples dont la fortune représentait trois milliards.

On approchait de l’hôtel particulier que Jeanne possédait maintenant. Elle se tourna alors vers Séphardi et dit d’une voix flexible :

— Je suis lasse.

Puis elle s’appuya sur lui d’un geste alangui.

Un pan de la large cape de zibeline couvrait les genoux de l’homme. Une minute passa.

Séphardi murmura la voix rauque :

— Jeanne !

Elle ne répondit pas mais un sourire féroce irritait les belles lèvres que le banquier crispé ne voyait pas.

— Jeanne !…

Il tremblait.

— Jeanne, vous y tenez à ce collier ?

— Non, mon cher…

Il eut un soubresaut.

— Oui ! chevrota-t-il, vous aurez quatre chèques d’un million.

. . . . . . . . . .


CHAPITRE VII

LES DÉS

— Il faut descendre dans une petite station comme celle-ci. Pour sortir d’une grande gare ce serait très compliqué.

— C’est juste. Quand croyez-vous…

— Cette nuit.

Georges Mexme et sa compagne avaient parcouru lentement, avec le train de marchandises, toute la contrée qui sépare le Languedoc de l’Île de France. Il avait fallu dix jours. Lui n’avait que rarement quitté son réduit sous la bâche du truck et cela sans jamais s’éloigner. Mais la femme, très habile et souple, comme habituée à ces étranges pérégrinations, deux fois s’était chargée de renouveler leurs provisions et même lui avait rapporté un chapeau. Elle était revenue toujours sans aucune difficulté. L’ancien banquier s’interrogeait encore sur le mystère caché derrière ce masque aigu et gracieux. Elle ne lui avait rien confié, rien…

Et pourtant ils s’étaient « aimés ».

Maintenant l’heure de la séparation semblait venue. On était près de Paris. L’évadé brûlait de se trouver dans la cité capitale, libre et solide, enfin, mais, par moments, il redoutait l’instant où il se verrait seul. Comme tous hommes il avait pu oublier un peu de sa misère au contact de cette femme étrange et fascinante. Elle séparait si étroitement son corps de son esprit, que, plus elle abandonnait l’un, plus l’autre restait hermétique. Il avait cru deviner que ce fût une espionne recherchée partout et signalée auprès de tous les gendarmes ou policiers de France. En tout cas, autant par passion pour son métier que par besoin de braver les coercitions, elle persistait à errer selon des itinéraires fixes pour recueillir des renseignements importants que des sous-ordres lui remettaient en certaines conditions mystérieuses.

C’était certes un être exceptionnellement énergique et doué pour lutter dans la vie. Elle parlait de tous pays du monde avec la même certitude rigoureuse. Elle connaissait Los Angeles mieux que Mexme qui en arrivait, et Moscou, et Londres et Rio, et Pékin et Tokyo. Une fois elle avait glissé à Mexme cette réflexion redoutable :

— Mon cher, je vaux deux cent mille francs.

Comme il répondait que cette fortune n’est point si majeure, elle éclatait de rire.

— Quand je dis que « je vaux » ce n’est pas pour exprimer l’importance de ma fortune, mais la valeur de la prime qui vous serait versée si vous me faisiez arrêter.

Il avait rétorqué :

— Les primes de délation ne sont pas faites pour les hommes comme moi.

— Je le sais ! répondit-elle à son tour.

. . . . . . . . . .

Le train, qui stagnait depuis deux heures, repartit enfin.

Mexme demanda :

— Vous me laisserez bien votre nom en disparaissant ?

Elle rit.

— Vous avez eu mieux et plus de moi.

— Qu’importe ?

— Je verrai ça. Mais qu’en ferez-vous ?

— Un signet ou si vous voulez un ruban pour envelopper cette petite histoire romanesque vécue en votre société.

Elle articula négligemment :

— Poète !…

— Est-ce faire de la poésie que réserver à sa vie passée le charme d’une souvenance précise. J’aimerai, j’en suis certain, à revivre en souvenir les jours passés ici, près de ce corps…

Elle murmura :

— Je ne vous ai pas réclamé votre nom, moi, pourtant…

Il se tut.

Elle eut un rire amusé.

— Vous ne vous êtes pas demandé pourquoi ?

— Vous êtes si étrange que j’ai cru simplement que vous n’éprouviez aucune des curiosités féminines…

— Dites humaines, car les hommes sont au moins aussi curieux que les femmes. Eh bien, je vais vous dire, car la curiosité ne m’est pas étrangère il s’en faut, pourquoi je ne vous ai pas questionné.

— Dites.

— C’est que je vous connais.

— Ah !

— Vous êtes le banquier Mexme, condamné il y a un an aux Travaux Forcés.

Il ne bougea pas.

— Où diable avez-vous pris cette histoire ?

— Ne niez pas, cela vous porterait malheur. Je possède un correspondant à Bordeaux que j’ai chargé d’éclaircir ce point-là : Y a-t-il un forçat homme du monde évadé en ce moment ?

— Qui a pu renseigner votre correspondant ?

— La Sûreté Générale, mon cher. Et j’ai eu le renseignement à Tours. Il y avait trois noms et trois photos sur la fiche qui me fut montrée. Je vous ai reconnu.

— Vous êtes de la police, vous ?

Elle éclata d’un rire aigu.

— Je suis pourchassée comme vous ne le serez jamais. Mais j’ai des affidés au centre de toutes les administrations gouvernementales. J’ai même su diverses choses sur vous, mais je ne vous les dirai pas.

— Si elles m’intéressent vous auriez tort.

— Elles vous intéressent. Je n’en dirai qu’une : Votre femme est rentrée à Paris.

Mexme sentit une sorte de félicité couler dans ses vertèbres. Il prit la main de la femme et la baisa.

— Vous êtes une fée.

Elle eut un rire sec.

— Mon métier est de savoir. Entre mes mains je tiens parfois la paix et la guerre entre les peuples. Des millions d’hommes ont leur destinée suspendue à la mienne.

Il demanda :

— Pour qui travaillez-vous ?

Elle eut un geste des bras et étendit ses jambes souples.

— C’est ce que je ne dirai jamais et je vous répondrai même que nul ne peut le savoir. Chez celui que je sers, précisément, ma tête est à prix…

Il eut un frisson.

— Mon cher ami, la vie est plus compliquée que les livres ne le disent. Je vais vous confier une chose, la dernière que vous saurez. Je porte sur moi en ce moment la photographie d’un traité secret dont la seule révélation coûterait cinq ou six millions de vies d’hommes. Avec cela j’ai la formule d’un explosif inconnu, les plans d’un canon qui tire à quatre cents kilomètres et le dossier des hommes politiques de deux pays qui sont subventionnés par des puissances étrangères…

— Cela vaut des millions, dit-il avec douceur.

— Non. Cela vaut mon caprice de femme et mes haines personnelles.

» Nous sommes arrivés. Je vais vous quitter.

Le train s’était arrêté de nouveau et il avait été refoulé sur une voix de garage.

La femme avait ménagé, depuis la veille, une sorte de créneau dans les billettes de bois et par un trou de la bâche elle regardait au dehors. Il faisait nuit.

— Écoutez, mon cher, mes renseignements. Vous aurez à les utiliser.

À droite, c’est la rivière, le pont est au nord. À gauche, deux autres trains de marchandises. À cent mètres devant un passage à niveau et derrière une palissade.

Elle écouta.

Il sembla à Mexme entendre un ronflement d’auto et que la mystérieuse inconnue avait un léger tremblement de souci ou de plaisir. Elle était debout. Lui à ses pieds, il lui prit amoureusement les jambes, caressant sous la jupe la chair vêtue de soie.

— Paix ! dit-elle nerveusement. C’est fini cela. Écoutez bien. Il vous faudra suivre la palissade en arrière, n’est-ce pas ? Devant il y a des lumières et des hommes d’équipe.

— Bon.

— On voit la grande lueur de Paris. Nous sommes à douze kilomètres. Si jamais vous me rencontrez dans Paris…

Elle hésita : Et si vous me reconnaissiez, fermez les yeux, je vous prie.

— Je le ferai.

— Adieu !

Elle se pencha et tendit ses lèvres à Mexme qui eut un frisson désespéré.

Mais froide et impassible elle gagnait l’angle par lequel tous deux s’étaient introduits dans le wagon. Elle s’affaira une minute à détacher les liens de la bâche puis se retourna :

— Quand vous allez sortir, dans trois à cinq minutes, je vous ai montré comment ; n’oubliez pas de faire effondrer l’édifice que nous avons habité.

— Ce sera accompli.

— Adieu enfin !

Elle passa le buste au-dehors, s’étira et disparut.

Il sauta au lieu où elle venait de s’effacer dans la nuit et vit une forme qui lui parut étrangement mince passer sous les tampons avec une merveilleuse agilité. Elle filait vers la palissade, il entrevit encore plus loin cette petite silhouette preste et silencieuse, puis plus rien.

Alors il sortit à son tour. Le sentiment de sa solitude était si aigu qu’il devenait une douleur physique. Il fut sur du gravier qui criait. Ayant oublié d’effondrer leur abri, il remonta et déplaça deux poutres. Un bruit sourd mais bref sonna. Les traces du voyage se trouvaient effacées. Il rattacha la bâche avec minutie et ressauta sur le ballast. À ce moment, à cent pas au plus, il entendit un bruit de moteur et le ronflement d’une puissante voiture-auto qui parut démarrer. Il pensa :

Si elle m’avait emmené jusqu’à Paris…

Mais il ne fallait pas récriminer il n’y avait d’urgent que de sortir d’ici. Une gare est propriété privée. On commet un délit à y être présent sans droits. Lorsqu’il se trouverait sur la route, il serait cette fois vraiment libre.

Il passa sous les tampons à son tour et fila jusqu’à la palissade qui fermait cette partie de la gare aux marchandises. Arrivé là il étudia sa situation. Assez loin, des lumières s’agitaient et on entendait des paroles confuses. La locomotive feulait doucement et des bruits de chariots venaient de l’autre côté, des deux trains cachant celui que Mexme et sa compagne venaient de quitter.

Le plus simple consistait à franchir la palissade. Mexme était agile il tâta les résistances puis s’enleva prestement et passa comme une ombre de l’autre côté. Alors il se connut au bord d’une route large. Paris jetait au nord une lueur roussâtre vers le ciel.

Mexme se mit en marche. Il avait descendu du convoi à une heure du matin. Au jour il ferait son entrée dans la Cité.

Bientôt il vit autour de lui des voitures de maraîchers et des laitiers. L’aube se levait, sombre et triste, quand survint un tombereau chargé de caissettes. Au sommet un homme somnolait qui l’appela :

— Hé, camarade, tu vas à Paris ? Si tu veux grimper à côté de moi.

Mexme fit signe qu’oui. D’un bond il empoigna le frêle édifice et se rétablit, comme un gymnaste, près du paysan.

— Diable, dit l’autre, tu fais des tours dans les foires ?

— Oui, dit Mexme.

— Certes ; tu gagnes bien ton pognon. Je n’ai jamais vu sauter comme ça.

— Que veux-tu, reprit Mexme, mon métier est celui où il est le plus difficile de voler les clients.

Son compagnon se mit à rire et lui offrit un verre de vin. La bouteille était là et Mexme but : du vin de France… Jamais l’ancien banquier n’avait imaginé que la vinasse ouvrière fût un nectar aussi délicieux.

— Si tu n’as rien à faire aux Halles, dit l’autre, tu m’aideras ?

— Ça va !

On entra dans Paris. Mexme regardait autour de lui des rues qu’il ignorait se présenter comme des amis d’enfance qu’on embrasserait volontiers sans les reconnaître. Paris… La tête lui tournait. Il débuta ce matin-là dans la carrière de porteur auxiliaire aux Halles centrales. Une heure et demie il transporta des caissettes et des paniers. Sa vigueur ahurit celui qui l’avait invité.

— Tu es costaud, fichtre… Au lieu de gagner ta vie à faire le jacques sur les places, tu ferais mieux de t’engager chez un marchand des Halles, tu gagnerais largement ta vie.

— Pourquoi pas ? dit Mexme.

Il alla déjeûner dans un mastroquet et quitta l’autre après avoir reçu vingt-cinq francs pour sa peine. Il débutait bien…

L’ex-banquier passa l’après-midi à errer dans les jardins publics. Le soir vint sans qu’il s’en fût aperçu. Il était heureux comme l’opéré qui frôla la mort et savoure le plaisir de vivre avant de savoir comment il vivra.

Il vint dormir dans un hôtel de la rue Saint-Denis, puis, à quatre heures du matin, se trouva là pour recevoir son nouvel ami. Il chargea et déchargea tant qu’on voulut l’employer, gagna la même somme que la veille, déjeûna et se remit à parcourir Paris.

Jamais Mexme, qui était Parisien, ne se serait figuré à quel point il ignorait la Capitale. En vérité, familier avec le neuvième arrondissement et avec le seizième il pensait connaître tout. Or il parcourut avec curiosité des centaines de rues plus neuves à ses yeux que ne lui avaient semblé les avenues de Mexico. Les maisons, le pavage, les magasins, les passants, lui apportaient une amusante distraction et il souffrait moins de son énorme solitude. Il était huit heures du soir, ce jour-là, quand il reconnut à Montparnasse une voie large et fulgurante de cafés, de bars et de cinémas. Il la suivit sans savoir pourquoi, et il en avait parcouru la moitié lorsque le souvenir lui revint.

Il était venu, après la querelle avec Jeanne, se divertir par ici. Et dans cette brasserie il s’était épris d’une petite femme nommée Aglaé qui avait refusé son argent.

La scène lui revint avec précision. Quelle misère ! Ce jour-là il n’avait même pas pu, étant en mesure de le réaliser, faire le bonheur d’une enfant si innocente qu’elle avait pris pour un bandit un banquier archi-millionnaire. Maintenant… ?

Il vint s’asseoir à la terrasse de la brasserie et mélancoliquement resta à regarder les passants.

Soudain une main le frappa sur l’épaule… Un frisson le parcourut et il tourna la tête, avec peine.

C’était une charmante jeune femme qui le regardait en riant : Aglaé…

Elle demanda avec sympathie :

— Bonjour ! tu en sors ?

Il tressaillit… Oui, il en sortait, mais elle ne devinait pas d’où. Elle suivait toujours son idée de jadis. Cet homme était un bandit fameux qu’on avait arrêté et qui sortait de prison.

Elle reprit :

— Tu as maigri. Tu es toujours beau quand même… Ça n’a pas été long ? demanda-t-elle en confidence.

Il se mit à rire.

— Comme tu es fort quand même. Tu me plais. On va prendre un glass.

Elle s’assit à son côté.

— Dans le temps, tu crânais trop, tu sais. Tu as l’air plus méchant aujourd’hui, mais meilleur…

Il comprit cette pensée délicate et se rapprocha d’elle.

— Tu es gentille, ma chérie.

Elle roucoula.

— Tu restes avec moi. Hein ? T’en fais pas pour le pèze

Elle ouvrit son sac et tira des billets de banque chiffonnés.

— Tiens, garde-les

Mexme, les yeux humides, songea que dans sa vie il n’avait connu que deux sympathies : celles de cet inconnu l’invitant à monter sur la charrette et qui lui avait fait gagner sa vie aux Halles, puis celle de cette petite prostituée qui le méprisait fortuné.

Et il conçut que peut-être, la société, si la richesse y était autrement répartie, pourrait devenir harmonieuse et bonne, puisque la pauvreté seule garde des vertus humaines… Mais ces êtres-là, enrichis, seraient-ils encore ce qu’ils sont ?

— Tu viens chez moi maintenant ? dit Aglaé.

Il fit oui.

— Je suis heureuse. Paye ! j’ai là-bas deux chartreuses et deux bocks.

. . . . . . . . . .

Il devint l’amant de cœur d’Aglaé. La jeune femme sentit tôt que cet homme dur et tendre pensait à une autre femme. Elle ne l’en aima que mieux, mais elle disait dans les moments d’expansion :

— Comme tu l’aimes, dis ?

Un jour elle murmura :

— Tu sais, ton coup, c’en a fait du bruit ! J’ai bien vu ton portrait dans les journaux.

Elle avait vu cela sans savoir où se rappeler si c’était « un coup » ou une autre affaire. Seule comptait pour elle la célébrité journalistique de cet amant dont elle était fière.

Elle disait encore :

— Tu as bien l’air de ces aventuriers qu’on voit dans les romans. On devine que tu ne crains rien. Comme j’ai été heureuse de te retrouver. J’ai tant rêvé de toi. Et que tu m’aimes un peu… Ah chéri, tout ce que j’ai t’appartient… tout…

. . . . . . . . . .

Séphardi donnait des ordres dans son cabinet No 3 où il recevait exclusivement les agents des diverses polices privées — ou autres — dont il utilisait les services. La pièce comportait quatre entrées sur trois voies. Trois hommes, en ce moment-là, l’écoutaient avec déférence :

— Voici vingt portraits. Vous les distribuerez à vos hommes. Voici dix fiches anthropométriques. Vous placez six agents autour de l’ancienne banque Mexme et quatre autour des Pétroles Narbonnais. Deux ici. La seconde brigade surveille Blanc-Simplaud et Sophie de Livromes. Voici les adresses. Discrètement là-bas ! Tout porte à croire qu’il cherchera à s’approcher d’une de ces maisons.

La troisième brigade surveille les hôtels où descendent les Américains. Un homme ou une femme à vous doit être dans tous les salons de lecture, et, si on consulte les anciens journaux dans une bibliothèque publique, l’homme doit être filé.

Je donne trente mille francs si l’homme est seulement découvert, soixante mille si on parvient à le saisir et à l’emmener là où j’ai dit et deux cent mille si, une fois découvert et dans les vingt-quatre heures, on le fait, sans incident, passer sous une rame de métro, sous un autobus, ou un tramway.

. . . . . . . . . .

. . . . . . . . . .

Jeanne Mexme en sa vaste et somptueuse chambre à coucher comptait des billets de banque et les plaçait dans un vaste portefeuille à soufflet déjà bourré. Ensuite elle se couchait sur un lit de repos. Du dehors, par la fenêtre close d’un rideau en point de Venise, elle écoutait les bruits de la ville lui venir assourdis.

Elle portait une robe de soie bleue lamée d’argent. D’une main elle prit le petit poignard espagnol à lame fine comme une aiguille. La poignée d’or ciselé figurait un poulpe dont les tentacules formaient les quillons de l’arme.

Elle chercha le lieu où le cœur battait et plaça la pointe sur la chair nue. Son sein gauche, au-dessus de l’emplacement mortel, levait son mamelon bistre et rose. La courbe de l’aisselle dessinait une anse de vase Myrrhin.

Jeanne souriait…


CHAPITRE VIII.

LE NOUVEAU PRINTEMPS

Georges Mexme perçut en lui une déchéance, du jour où il se laissa entretenir par la douce Aglaé. Il avait déployé une énergie prodigieuse pour reparaître à Paris. Or, son vœu réalisé, il se découvrait vaincu. Il songeait jadis que rien ne le retiendrait, une fois entré dans la Capitale, de courir voir ses amis d’antan. Il n’osait plus. Sa dernière défaite et sa ruine l’avaient vidé de toute volonté.

C’est, sans doute, ce que le riche voit mal et le pauvre plus mal encore, cette puissance secrète de l’or, seulement possédé ou détenu. Avec ses vingt mille dollars, Mexme eut tout bravé, dans la victoire déjà acquise sur la fortune. Dépouillé de cette richesse, amassée en Amérique avec une magnifique alacrité, il ne se sentait plus rien. La connaissance qu’il acquérait maintenant du peu qu’est l’homme pauvre et seul faisait déborder en quelque sorte son découragement.

Il souffrait de n’avoir plus d’espoirs fixes, de ne plus sentir au fond de sa pensée ces désirs ardents et moteurs, dont la présence rassure l’homme inerte sur sa capacité d’énergie.

De plus, le sentiment des menaces pesant sur lui prenait une forme directe et aiguë. Il côtoyait tous les jours des agents de la Sûreté qu’il reconnaissait à de frêles indices, certains pourtant. Il songeait que tous ces hommes eussent son signalement avec eux. Ce lui apportait à l’esprit une sorte d’ironique mépris pour la société. Mais il suffirait que l’un de ces policiers songeât, une fois à comparer son voisin avec une fiche à portée de sa main… et on ne lutte pas contre un si capricieux hasard.

Mexme avait pu, en ce temps où il était une force, quand le Gouvernement ne demandait que de le voir libre, subir la plus ignominieuse et patente injustice. Aujourd’hui, personne, s’il était arrêté, ne le défendrait plus. Être innocent réclame beaucoup de prudence. Mais quelle prudence exiger de cet homme défait, réduit à vivre d’une petite prostituée qu’il ne savait même pas aimer.

Il prenait connaissance d’un fait ignoré de tous les sociologues, c’est le néant de la personne humaine dans la société. Il lisait des faits divers parfois, littérature, désormais harmonieuse à son destin. On y notait la découverte quotidienne de cadavres inconnus, dans cette ville géante, et jamais on n’en identifiait aucun… Ainsi il peut disparaître à Paris des centaines de malheureux, si démunis de toutes parentés, de toutes amitiés, de relations même, que la justice — elle jouit de tous les moyens d’information pourtant — ignore à jamais ce qu’ils furent. Rien ne l’émouvait plus que cette certitude. Il avait entendu jadis, dans son salon, des Députés pérorer sur le sens social et la solidarité expresse de tous êtres. Quelle plaisanterie !… Dans Paris l’un humain est de valeur égale à la bestiole en une forêt vierge, un zéro.

Et cela le touchait plus que tout autre, car il avait été un de ces puissants du monde que les Ministres convoquent lorsque la Bourse est mauvaise afin d’endiguer les flux de paniques, ou encore quand on émet des emprunts… Il fallait voir avec quel respect l’homme de Gouvernement parle alors à ces gens de finance et comme on prend, à l’entendre, idée de l’importance des individualités…

Mexme se souvenait encore du mépris, jadis professé par sa femme Jeanne, devers tous les préjugés, dont celui de l’estime qu’attire la fortune. En ce temps, lui tenait de tels dires pour des paradoxes vraiment trop insolents. Il voulait être honoré. L’hommage populaire lui semblait un compte exigible… Enfant !…

Et il ne pouvait refuser d’avouer que ce délire par lequel il avait cru se hausser au-dessus de tous les banquiers d’Europe, cette vanité vertigineuse restait, au fond, responsable de sa chute. Il s’était fait tant d’ennemis…

Ah, Jeanne !… Tu ne savais dire que la vérité… Tu jugeais la richesse comme il la faut juger ; du plaisir virtuel, qu’il suffit d’un rite facile, dit « achat » pour matérialiser ! Le reste, l’orgueil, la puissance, ce gonflement intime des prétentions illimitées, et pourtant satisfaites, ce n’est rien, un souffle l’emporte, et combien Jeanne l’avait compris…

Ainsi, plongé dans une sorte de méditation constante, l’ancien banquier devenait pour Aglaé l’amant parfait, dont on n’a rien à craindre, ni la tromperie ni les exigences. Et elle aimait…

Certes, elle ne se sentait point armée pour inspirer à cet homme qui l’étonnait de sa douceur et de ses réflexions, un amour unique et intégral. Mais elle espérait, par tant d’attentions délicates, le retenir et adoucir l’amertume dont elle le sentait pénétré. Elle se tenait l’âme enrichie par cet amour inconnu et puissant. Elle s’y donnait donc avec une sorte de grandeur secrète et magnifique. Humble de naissance, de vie, et d’esprit, elle en venait à ennoblir son instinct même. Sa sensualité idéalisait malgré elle. C’était pour l’ancien banquier une sorte de douleur nouvelle que de voir sa maîtresse, défaillante de joie, implorer d’une voix mystique et confiante l’absolu de perfection en elle presque réalisé.

Mexme se souvenait alors d’avoir disserté sur l’Amour avec des femmes belles et spirituelles comme des déesses, avec des hommes experts à graver leurs idées en paroles subtiles. Qu’étaient ces formules livresques devant la seule ferveur de la douce Aglaé.

. . . . . . . . . .

. . . . . . . . . .

Cependant la jeune femme avait un amant riche qui depuis longtemps l’entretenait. Il s’absentait souvent. Quoiqu’il lui laissât alors ce qu’il fallait pour attendre son retour sans inquiétude matérielle, elle aimait trop les amoureuses aventures pour, entre-temps, ne pas chercher à monnayer son plaisir. L’amant revint. Il connut aussitôt, par des racontars, la présence de Mexme qui l’ignorait. Il vit l’ancien banquier et jugea vain de provoquer cet homme athlétique. Le mieux pour briser le lien qui unissait Aglaé à un gaillard si redoutable, était d’emmener sa douce amie assez loin de Paris un ou deux mois durant.

Ce plan, élaboré le lendemain du retour de l’individu, fut mis en acte sans tarder. Aglaé avait averti Mexme qu’avec un ancien amant généreux elle irait en banlieue tout un jour. Elle ne revint point. On l’avait emmenée en auto à Étampes, et chambrée malgré ses pleurs, Mexme, le soir, ne trouva pas sa maîtresse. Il passa une nuit assez triste. Il ne la vit pas le lendemain, ni le surlendemain. Il n’en eut même aucune nouvelle car le concierge de la maison où elle habitait avait été stylé. Il comprit…

Cette fois, il retombait dans la vie. Il ne sut s’il lui fallait en tirer souci ou espoir ? Quel espoir ? Celui, sans doute, de voir une solution nette s’imposer à sa destinée flottante. Que pouvait-il espérer avec cette enfant dont il surchargeait l’existence d’un si redoutable poids mort ? Rien. Passer du temps, des jours, des semaines et des mois… Était-ce un but ? Faut-il considérer le bonheur comme un simple oubli de la durée, une façon de masque souriant, derrière lequel se cache le squelette que chacun de nous sera bientôt ? En ce cas la vie qu’il menait avec sa jeune maîtresse si dévouée eût été une des formes de la félicité. Il en était arrivé à ne plus savoir les jours ni les temps. Mais était-ce aussi pour cela que Mexme avait œuvré avec tant d’énergie en Amérique, était-ce afin de venir somnoler tous les jours, veillé comme une enfant par une femme dont tous les désirs se réunissaient en un : « Que mon amant n’ait aucun mal » ?…

Mexme remuait toute cette idéologie en son cerveau. Il avait fini par voir naître en lui une réelle affection pour Aglaé. Mais précisément il devinait qu’elle sut aussi bien oublier qu’aimer. Sans doute, en tel cas, était-ce au fond la servir que la laisser souffrir de son absence. L’amant exigeant et jaloux valait mieux pour elle qu’un ancien forçat.

. . . . . . . . . .

Georges Mexme pourtant connut la douleur de se sentir seul. Il rôda au hasard dans Paris, sentant son énergie morale dissoute et un dégoût profond de la vie l’envahit peu à peu.

Une nuit passa encore. Le lendemain le trouva encore plus déprimé et sombre. Le soir venu il se sentit incapable de réagir.

Il marchait selon un chemin incertain et se découvrit, avant minuit, sur la route suivie le jour même où ses malheurs avaient débuté par le départ de Jeanne et cette longue promenade que terminait son arrestation aux Champs-Élysées. La vieille défaite l’attirait comme un blessé qui écorche toujours une plaie cicatrisée.

Il se trouva, à minuit moins vingt, devant l’Olympia, là où s’était marqué le début du périple si cruellement clos.

On sortait du Music Hall. Mexme regarda ces gens de toutes classes sociales, qui, après trois heures de gaîté, reprenaient en charge leur faix de misères et de soucis.

Et soudain il vit…

À quinze pas, accompagnée d’un homme âgé et lourd, un ami de Séphardi, Jeanne Mexme s’avançait comme une déesse. Elle était vêtue d’un manteau de fourrure d’un blanc immaculé. Vraiment royale, elle laissait traîner un regard de glace sur tant d’hommes qui le dévisageaient âprement. Sous l’hermine on voyait ses souliers d’un rose éteint que continuaient des bas fauves et l’ourlet — haut situé — d’une robe couleur rubis.

Le manteau, ouvert aux épaules et jusqu’aux seins, laissait entrevoir le commencement d’un sautoir de perles glissant sur la chair nue. Dans ses cheveux mille étincelles jaillissaient de brillants comme semés au hasard.

Son compagnon soudain s’arrêta pour parler à un autre vieillard, long barbu de blanc. Jeanne continua sa marche avec indolence. Elle passa devant son mari sans le voir. Ses yeux fixes et son masque creux témoignaient d’une douleur rongeante.

L’auto était un peu à gauche. Elle y vint. Le chauffeur ouvrit la portière et se pencha sur le cadran placé devant son volant. Elle entra alors dans la carrosserie, qu’on voyait, du dehors, tendue de soie écarlate…

Et, d’une impulsion quasi réflexe, Georges Mexme suivit sa femme.

Au mouvement des ressorts, le chauffeur crut que le compagnon de Jeanne avait pris place. Il démarra.

Jeanne Mexme d’une saccade, se tourna vers l’inconnu audacieux… Le mari et la femme, deux secondes, se regardèrent sans bouger. Leurs bouches séchèrent, et les deux cœurs emplirent de tumulte l’étroite carrosserie au capiton sanglant.

. . . . . . . . . .

Alors Jeanne ouvrit ses beaux bras nus et étreignit sur sa poitrine ruisselante de gemmes celui qu’elle attendait et qui, enfin, était venu.

Elle dit un seul mot :

— Toi !…

Sa voix était mince comme un fil.

Mexme sentait toutes forces le quitter. Cette minute, rachat de tant de misères, lui semblait irréelle et immense. Il sentit monter en lui un ardent désir de se prosterner, d’implorer miséricorde, pour tout un faix de péchés commis, contre cette femme de miracle, trop belle, trop magnifique, trop somptueuse, qui l’accueillait et qui était la sienne…

Mais avait-il au monde quelque chose à soi ?

Il murmura comme un adieu :

— Pardon, Jeanne !…

Elle eut un rire dur. Ses yeux luisaient. Elle montra sa fourrure, ses perles, sa robe coruscante de pierres précieuses et ses doigts couverts de bagues. Avec un pli de haine douloureuse aux lèvres, disant qu’elle n’oubliait pas, elle dit aussi :

— Pardon !…

. . . . . . . . . .

Ils se regardèrent sans bouger. La nuit étincelante d’arcs s’agitait derrière les glaces des portières. On entrevoyait des faces et des voitures en mouvement. La vie continuait autour d’eux.

De Jeanne s’exhalait un lourd parfum floral : Héliotrope et tubéreuse, rose et géranium…

Les deux époux pleuraient en silence.

. . . . . . . . . .

. . . . . . . . . .

Le Temps renaît.


ÉPILOGUE

I

Note publiée par le Figaro :

Le grand banquier Séphardi, Grand Officier de la Légion d’Honneur, Directeur Général des Pétroles Narbonnais, de la Société Banque-Europe, des Usines Électriques du Sud-Ouest, du Consortium des Naphtes, du Crédit Occidental, des Aciéries Bretonnes…, etc…, etc. a été trouvé mort hier matin dans son lit.

L’hypothèse du suicide ne serait pas écartée.

Dans le Temps :

Le puissant homme d’affaires Séphardi a été assassiné. Un poignard au manche d’or figurant un poulpe lui avait été enfoncé en plein cœur. Des documents importants sont disparus.

Dans l’Humanité :

Ce gouvernement de boue et de sang se fait le complice d’une aventurière qui ne sortait jamais sans porter sur elle en bijoux le pain de cent mille familles. Après avoir envoyé son mari au bagne la fameuse Jeanne Mexme a tué son amant. Bourgeoisie abjecte, voilà bien tes stupres et tes crimes !

Huit jours après, dans Paris Soir :

Le grand banquier Séphardi s’est suicidé dans une attaque de neurasthénie que faisait prévoir sa surexcitation de ces temps derniers.

Ce fut, sans doute, le plus extraordinaire spéculateur de notre époque. Il s’est épuisé par un travail géant qui vint à bout de sa vigoureuse constitution. Son successeur, le baron Ottsberg, qui depuis longtemps était le bras droit de M. Séphardi, est, comme on sait, le gendre du Président de la République, M. Jacques Capet. Nous savons pertinemment que la très belle amie de M. Séphardi, Madame Jeanne Mexme, que certains journaux méprisables ont couverte de boue ces temps-ci, est partie ensevelir sa douleur dans une campagne perdue.

Dans Sur la Riviera, cet écho :

Personne ne nous démentira si nous affirmons qu’il existe un rapport entre la mort du célèbre Séphardi, l’arrivée à Nice et Monte-Carlo d’une trentaine des plus fins limiers de la Sûreté, les récents entretiens à Paris entre le baron Ottsberg, le Ministre de la Justice et le Procureur Général, et enfin avec l’écho d’aspect officiel publié voici une huitaine dans Paris-Soir.

Nous notons encore que Fanny Bloch, l’auteur de « Toutes les Caresses », qui était Mardi au Claridge, est partie au milieu de la nuit, en avion, pour une destination inconnue. Or nul n’ignore qu’elle fut une amie très intime de J…e M…x…e, dont il a été beaucoup parlé à propos d’un poignard à manche d’or ciselé, figurant un poulpe.


II

À Fiume, au sommet d’une colline parfumée. Des roses en grappes émaillent partout les perspectives. En face, c’est l’Adriatique et ses îles charmantes, jetées comme des bouquets sur les eaux. Au-dessus de ce paysage harmonieux et polychrome, le soleil plastronne dans un ciel d’indigo doré.

Georges Mexme et Jeanne Mexme conversent à l’ombre d’un épais platane. Elle désigne la côte Dalmate, qui, tout au Sud devient grise et barbare. On entrevoit des falaises abruptes et la mer les assiège durement.

— Vois, là-bas, ce fut le repaire des hors-la-loi durant dix siècles. Le pays des Uscoques que ni Rome, ni Venise, n’ont jamais pu vaincre.

Il dit avec un sourire :

— Cette terre est protectrice…

Elle répond :

— Certes ! Nos voisins sont des Frangipani. Cent ans la couronne d’Autriche, fit chercher, pour les faire mourir, les derniers porteurs de ce nom. Je te les ferai connaître…

Il approuve :

— Te souviens-tu Jeanne, de notre entretien, jadis avec des amis, touchant l’Amour ?

— Oui ! Comme c’était vide ! Les uns n’y voient que la perpétuité des sangs et un acte de physiologie, qu’ils veulent seulement embellir.

— Par honte…

— C’est cela ! Les autres y trouvent un moyen de justifier toute la phraséologie politico-sociale, qui, au fond, n’est rien plus qu’une sorte de verbiage alchimique.

— « L’inanité sonore » de Mallarmé !

— Oui ! Un jet de mucus ou bien de la métaphysique, un chatouillement profond ou des idéologies transcendantes.

— Ils ignorent la vie.

— C’est cela, car l’Amour est un élan vital, une force qui s’accroît par ses échecs et ses épreuves, et la possession qui le complète est une fonction de l’intelligence, comme les sexes avec les jouissances qui leur sont propres sont, en vérité :

— Esprit…

FIN