DEUXIÈME PARTIE : VOLONTÉ


À peine installé, Mexme se vit le centre de vingt regards féminins. Il pensa connaître là son prestige de riche. Sa marche autoritaire, la sérénité de son coup d’œil, la quiétude de son sans-gêne lui étaient, sans doute, un passeport partout. Il y avait foule pourtant en cette brasserie, aux murs décorés de toiles cubistes ou sphéroïdistes, de peintures massives comme la pyramide de Kheops ou arachnéennes comme une hypothèse. On y voyait des femmes, plus légères que des sylphides, porter des muscles de titans, et des petits garçons ingénus s’offrir avec des apparences d’Hercule Farnése. Des baigneuses incandescentes volatilisaient en s’y plongeant le lac de Come ou celui de Palmyre. Des édifices charnus puissamment bétonnés paraissaient ici témoigner d’un génie étonnant dans la construction de vitrines charcutières. Ailleurs, des gens prenaient le thé comme nos aïeux prirent la Bastille. C’était un spectacle curieux et bien propre à faire méditer sur la relativité de toutes les esthétiques.

Mais Georges Mexme n’était pas venu là pour théoriser sur la beauté future.

Il songeait d’ailleurs à sortir déjà, ayant entrevu un personnage connu dont il préférait ne pas être vu, un ancien diplomate, ami des arts, de la bohème et même du peuple, qui était ici à sa place. Le lieu renfermait, en effet, ces trois constituants du tiers-États, plus la police…

Mais une jeune femme vint d’un air ingénu s’asseoir à son côté. Elle était jolie, frêle et de tout petit module. La caresser devait être une besogne minutieuse de fine horlogerie. Avec cela un petit air insolent témoignait de son origine parisienne. Car les anciennes servantes issues du Morbihan ou de la Lozère n’acquièrent jamais cet air de négligent dédain qui est consubstantiel à la femme d’Île-de-France.

Aux premiers mots échangés avec cette statuette, Mexme constata avec gaîté qu’elle le prenait pour un de ces robustes rastas, ou faiseurs, qui ont transformé les cafés à femmes en atelier de travaux publics, ou encore, si l’on veut, en banques où l’on fait l’escompte des effets d’amour.

La jeune femme avait du goût pour ce type d’aventurier. Elle sut le dire et Mexme, par la naïve concupiscence qu’elle étala, se connut lui aussi transporté de désir.

Elle se nommait Aglaé. Ce nom Louis-Philippesque n’était pas sans charme et sans un léger parfum – moral – de cette bergamote, que vendait le Birotteau de Balzac.

Aglaé fut ravie de se sentir en familiarité avec un gaillard soigné et robuste, qui avait l’air d’un Américain, la courtoisie d’un hidalgo, les vertus, peut-être, d’un Aga, et le bon vouloir d’un Anglais. Avec cela il comprenait la plaisanterie comme un Français, ce qui s’attestait magnifique. Elle absorba une infinité de sandwichs et des liqueurs, à constituer une symphonie de maître, selon l’orgue-à-bouche de Huysmans. Ensuite, ils sortirent ensemble.

Mexme ne voulut point détromper la jeune femme qui le prenait pour un bandit de grande envergure. Il songea quelle serait la surprise de cette puérile et tanagréenne personne, lorsque en la quittant il ouvrait en grand les écluses d’une générosité princière. Il alla donc chez Aglaé.

Le banquier n’avait jamais beaucoup fréquenté les petites prostituées faubouriennes. Il s’était montré toute sa jeunesse un enfant sage et plus tard un jeune homme sérieux. Ses maîtresses, fort aisantes, habitaient exclusivement le seizième arrondissement. Depuis son mariage il s’en tenait aux femmes du monde et d’esprit, dont un grand banquier est, en quelque façon, l’esclave et le bailleur par destination. Mais, pour ces raisons même, il trouva Aglaé exquise.

Il connut, dans la chambre meublée, pauvre à pleurer, et pourtant coquette, cette sorte de tristesse qui est, au demeurant, un aphrodisiaque. Cela lui fit croire une minute qu’il fut seulement le clerc de quelque basochien, l’employé d’un magasin, le comptable d’un homme de Bourse, au lieu d’être la puissant financier Georges Mexme. Et de s’imaginer qu’il avait si peu de soucis, il s’en sentit réellement allégé.

Mais l’idée qu’on le tint pour un fameux brigand de la vaste jungle parisienne le fit sourire surtout. Il était assis sur un fauteuil et regardait sa petite compagne se dégrafer lentement. Car elle craignait de détériorer des vêtures fragiles et dont le remplacement n’allait pas sans comporter des difficultés égales à celles – en leur genre – dont Mexme devrait se faire maître le lendemain. La pièce était éclairée par une lampe à incandescence suspendue au plafond. On voyait le lit avec son édredon bleu. Un lit 1848, comme le nom de la douce Aglaé. La table, au milieu de la chambre, portait quelques bibelots féminins. La cheminée se nantissait d’une pendule muette, de deux candélabres désassortis, et de trois cadres où figuraient, en photos animées des meilleures intentions, un sous-officier de zouaves, une jeune femme enceinte et un groupe de fillettes armées de bicornes en journaux, souvenir de quelque Sainte Catherine fêtée chez un photographe banlieusard. Voyant rire cet homme qu’elle admirait, Aglaé demanda :

— Qu’est-ce qui te fait rire, mon chéri ?

Il répondit :

— Des souvenirs qui me viennent.

— Tu ris de moi. Tiens, je suis certaine que j’ai un trou à mon bras.

— Mais non, mon petit.

— Juste ! Le vois-tu, ce trou ? C’est ça qui te fait moquer.

— Je t’assure mon petit que tu es charmante, et ce n’est pas un trou à ton bas qui te rendra moins aimable.

— Tu sais, ce n’est pas chic de te moquer de moi.

— Je ne me moque pas du tout. Je te l’assure. Tu dois bien comprendre que je puisse penser à une chose risible, voyons ?

— Dis-la moi ?

— Mais non. Ce sont des affaires intimes. Il me faudrait une demi-heure pour te les expliquer.

Elle se mit à bouder.

Mexme se leva.

— Voyons, Aglaé, mon petit, qu’est-ce que tu as ?

— Tu te moques…

— Allons, cesse de bouder. Je ne t’aimerais plus si tu continues.

Elle se mit à rire dans sa moue.

— Dis, mon chéri… Pourras-tu me donner un peu d’argent ?

Elle doutait. Il lui restait un peu d’espoir, mais elle était résignée, ce beau garçon n’avait pas le sou, à l’aimer tout de même… Néanmoins, s’il avait seulement vingt francs, demain serait moins à charge, car il y a cette logeuse qui…

Elle craignait de l’avoir froissé :

— Tu sais, je sais bien ce que c’est que d’être pauvre. Faut pas avoir honte.

Il se mit à rire follement.

— Petite, combien veux-tu ?

— Oh ! Si tu en as, ne te moque pas. Et puis n’en parlons plus. Je vois bien que cela te déplaît.

— Mais non, bécasse, dit-il avec bonne humeur. Tiens, dis-moi ce dont tu as besoin. Tu n’es pas riche ?

— Ah, non, bien sûr ! mais je t’aime tout de même.

— Bon !… Bon…

Il tira son portefeuille.

— Faisons un devis de ce qu’il te faut :

« Des bas ?

— Tu sais je les ai chez un petit marchand à côté. C’est dix francs.

— Ils ne doivent pas durer longtemps.

— Non ! Mais que veux-tu ?

— Ça va ! Mettons dix paires. Cela fait cent francs.

— Tes chapeaux ?

— Je les fais moi-même.

— Tu ne feras pas celui-là. Mettons à cent francs. Je t’en donne deux, tiens ! Et pour un petit costume. Cela vaut bien six cents francs. Mettons sept cent. Nous sommes à mille…

« Il faut te parfumer, voyons. Tiens mettons encore cent francs. Du linge : trois cents. Chaussures cent. Quoi encore ?

— T’es bête, mon chéri…

— Comment, je suis bête ? Mais pas du tout. Combien payes-tu ici de loyer ?

— Deux cents francs par mois.

— Alors, tu vois, je te paye deux mois, cela fait quatre cents francs. Sur les deux mille, tu n’auras que cent francs pour toi. On ne peut pas dire que je suis bien généreux. Cent francs !…

Et il sortit deux coupures de mille francs, puis les tendit à Aglaé.

— Ma petite, le reste, c’est pour les achats que je viens de dire.

La jeune femme recula avec épouvante.

— Tu en fais, des billets… Tu es un faux-monnayeur…

Sa voix grelottait de terreur.

— Mais non, petite niaise ! Aimes-tu mieux quatre billets de cinq cent ? Voilà !…

« Tiens, mieux encore : en voici deux de cinq cent et dix de cent…

Elle eut une telle expression d’horreur sur son fin visage qu’il voulut rire.

— Ne crains rien, mon petit, ils sont bons. J’ai donc tant que ça l’air d’un bandit ?

Elle prit la parole, très décidée :

— Non, je ne marche pas ! Ou tu en fais, ou bien tu veux me forcer à te suivre après. On me l’a déjà fait pour aller en maison au Brésil. Je sais… Je sais… On vous fait crever là-bas… Et puis, on me l’a dit, une fois que j’aurai pris ton, argent, on pourrait me faire embarquer par les gendarmes… Non… Non… Je ne marche pas.

— Mais Aglaé, tu es folle…

— Non… Je te dis non… Tu es un sale maquereau, un bandit…

Elle se prit la tête entre les mains et se mit à pleurer.

Mexme, profondément ému, se leva. Le cœur lui sautait dans la poitrine. Il avait la gorge serrée comme devant un cadavre cher. Ainsi la différence des castes était si grande et si définitive entre ce petit être, perverti, mais d’une si parfaite innocence, et lui-même ; il y avait un tel espace du grand bourgeois à cette enfant sans courage que les mots n’avaient pas un sens identique pour eux deux.

Georges Mexme avait là, devant soi, une révélation de misère, si totale même qu’il sentit un frisson d’épouvante passer sur ses reins. Il regardait cette jeune femme et il crut voir à côté d’elle Jeanne Mexme, sa femme. Celle-là c’était l’énergie et la volonté renouvelant jusqu’à l’âme et au corps. De la cambrure vertébrale, de l’avancée des seins, du port de tête aux gestes des jambes, à la marche ou à la station droite, tout chez Jeanne était le fruit d’une longue et patiente étude, d’une éducation subtiles et obstinée, d’un dressage ou presque ; tout était artifice.

Ici, c’était la femme nue, nue d’instincts, de désirs, de pauvreté morale et de faiblesse avouée… Elle portait un petit visage larmoyant et décomposé. Le corps suivait naturellement la pente qui tend à nous transformer vivants en cadavres. Sur les apophyses, les muscles s’abandonnaient mollement, dénudant cette enfant de toutes ses pudeurs. Comment pourrait-il faire prendre son offrande à une femme ingénue, qui craignait d’être liée par l’or même à des misères nouvelles ? Comment lui faire voir que la bonté peut exister chez un mâle, et mieux encore, la bonté unie à la richesse ?

Georges Mexme vint à elle. Il lui prit les poignets et les écarta. Il aurait donné une fortune en ce moment pour paraître l’homme simple, généreux, et heureux de servir autrui qu’il se sentait vraiment. Il eût désiré nul besoin, paraître seulement un amoureux que la passion aveugle… Et amoureux, il l’était comme jamais il n’avait su l’être. Mais son masque dur et glacial de banquier habitue à simuler en toute l’indifférence, son allure de commandement, sa stature d’homme de lutte et cette bourgeoisie un peu hautaine qui éloigne souvent les sympathies, se manifestèrent seulement aux yeux de la jeune femme qui les interpréta à son gré.

Il la touchait à peine. Pourtant elle mentit en poussant une plainte douloureuse.

— Ah… Tu me fais mal…

Elle tremblait, certaine que cela se terminerait par des coups. Elle en avait déjà tant reçu.

Tout de même, elle n’accepterait pas ces deux mille francs… Cela non !

Elle dit :

— Tiens, viens sur le lit… Et puis tu t’en iras tout de suite après, dis…

C’était un espoir. En satisfaisant cet homme, elle parviendrait peut-être à l’éloigner.

— Dis, tu vas t’en aller après, dis… ! Il y a un agent de la sûreté qui habite au-dessus. Je te dis cela parce que je t’aime, je ne voudrais pas…

Elle tremblait, mais son courage était grand tout de même. Se sentir avec un homme cela, qui porte un portefeuille bourré de billets de banque. Il a peut-être assassiné quelqu’un… Il vient d’assassiner… Il doit avoir du sang sur lui…

Elle se retint de crier avec une grande énergie. Elle pensait :

— Si j’appelle il va me tuer…

Mexme lisait sur la face tragique et désespérée cette lutte entre la crainte et l’espoir. Défaite et anxieuse, pourtant décidée à tenir devant cet homme, elle restait droite, et elle tendait l’oreille par instants vers l’escalier. Qui sait si la police ne montait pas déjà ?…

Il leva la main pour lui caresser paternellement le front, avec des mots qu’il ne savait comment prononcer pour les rendre doux. Son impuissance le frappait, au fond, de terreur. Au moment où elle sentait la main de Mexme lui effleurer la face, son joli visage se convulsa, elle se crut prise, écrasée, morte.

— Ah… Ah…

Les mots tremblaient dans sa gorge et elle faisait des efforts surhumains pour tenir debout.

Il tenta de dire quelque chose :

— Mais ma petite, voyons, je ne suis pas ce que tu crois.

— Va-t-en ! eut-elle encore la force de murmurer.

— Prends cet argent, dis…

— Non… Va-t-en, assassin !

Il réunit les deux mains en un geste de prière. La jeune femme crut qu’il allait la prendre par la gorge. Elle sentit sa vie s’enfuir et ferma les yeux, s’abandonnant à sa destinée, dans un désespoir si farouche qu’il en était beau. Il vit une sorte unifiée et ce lui fut si douloureux qu’il recula.

Alors, Aglaé, reprenant courage, sauta à la fenêtre et l’ouvrit d’un coup sec. Elle se pencha : dehors ; le corps à demi entraîné dans l’abîme qui descendait des sept étages jusqu’à la rue, puis elle cria :

— Je saute… Je saute… Va-t-en… Je te dis, ou je saute…

Il voulut s’approcher d’elle, pour la retenir, par un geste quasi réflexe, mais elle parut prendre son élan.

— Ne me touche pas… Ne me touche pas… Je…

Il se précipita vers la porte, l’ouvrit et descendit éperdument l’escalier. Il avait vu la décision suprême sur ce visage de femme convulsée et claquant des dents.

Il s’en alla. Un poids pesait sur ses épaules lourdes. Il venait de sentir une chose irréelle, une sorte d’absolu dans le malheur accepté. Un désespoir le tenait en toutes ses fibres et il souffrait de son esprit comme il avait cru jusqu’ici qu’on souffre seulement par le corps.


Il fut chez lui. Sans songer à rien, un peu hagard, il entrait dans la pièce unissant les chambres des époux Mexme. Soudain, il vit se lever une grande forme encore enveloppée d’un manteau de voyage : Jeanne Mexme.

Elle le toisa sans parler. Il tenta de s’excuser :

— Ma chérie ! J’ai passé la soirée avec…

Elle le coupa brutalement :

— Je ne vous demande que de m’expliquer ce télégramme me rappelant en hâte. Qu’est-ce à dire ? Devenez-vous fou ?