Entre Aveugles/Suppléance de la vue par les autres sens

Masson et Cie (p. 20-27).


II

SUPPLÉANCE DE LA VUE PAR LES AUTRES SENS


D’après une opinion très répandue, la perte d’un sens aurait pour effet d’augmenter l’acuité des autres : rien n’est plus faux. Il est contraire à la théorie des sensations et contraire à l’expérience d’espérer, par exemple, qu’un aveugle, à force d’exercice, finira par entendre une montre de plus loin qu’il ne l’entendait au moment où il a perdu la vue.

Ce n’est pas à dire que l’aveugle n’apprenne pas à tirer un parti utile, — et même très utile, — de certaines sensations qui échappent au voyant. Il apprend, — et il faut qu’il apprenne, — à porter son attention sur beaucoup de faits qui, pour le voyant, sont d’importance secondaire ou même négligeable. Par exemple, quand je voyais, il pouvait parfaitement m’échapper de remarquer si un visiteur était ganté. Actuellement, je ne manque pas de tendre la main à tout arrivant, avant de le faire asseoir. Je sais aussitôt s’il est ganté ou non, et la diversité des mains me renseigne, en la combinant avec la voix et la hauteur d’où elle provient, sur le sexe, la taille et, dans une certaine mesure, sur l’âge et la condition sociale de l’interlocuteur. La diversité des poignées de mains est infinie, aussi ai-je appris sans trop de surprise, qu’une personne à la fois sourde et aveugle et qui, par conséquent, n’entre en relation avec autrui que par la main, reconnaît quelquefois une poignée de mains à plusieurs années de distance. L’odorat aidant, il m’est arrivé de toiser en un instant un quémandeur dont l’haleine sentait l’alcool. Il ne se produit aucun affinement des sens auditif, tactile et olfactif, mais plus de subtilité dans l’interprétation des renseignements fournis par ces sens. Les aveugles de naissance sont passés maîtres dans ce genre d’exercices, et je voudrais donner, à mes confrères en cécité récente, quelques indications tirées de l’expérience de leurs devanciers.

Pour l’aveugle, c’est l’ouïe qui est presque le seul moyen de connaître les objets lointains. Il est donc désirable d’éviter les bruits inutiles, pour laisser plus d’action aux moindres bruits qui décèlent ce qui se passe autour de lui. Une fenêtre ouverte sur une rue pavée et fréquentée ne lui permet pas de reconnaître au son des pas, au frôlement d’une jupe, etc., quelle est la personne qui entre, d’entendre sonner la pendule ou de percevoir ce qui se passe dans les pièces voisines.

Comme nul ne peut reconnaître avec exactitude d’où vient un son, mais que cette connaissance peut se perfectionner par l’exercice, par exemple en apprenant à tourner la tête pour profiter de la différence d’impression faite sur les deux oreilles suivant que l’une ou l’autre est tournée vers l’origine du bruit, il est utile de conduire souvent l’aveugle au théâtre, de préférence aux places face voisines de la scène, et en lui annonçant les principaux mouvements des personnages ; s’il occupe une place de côté, l’aveugle ne peut acquérir aucune notion relative au mouvement des acteurs. La représentation théâtrale est également un excellent exercice pour apprendre à classer les voix d’après leur timbre et à noter leurs particularités.

Disons, en passant, que pour intéresser l’aveugle à une représentation théâtrale, il faut, autant que possible, lui donner une première idée de la pièce par une analyse préalable, puis, au lever du rideau, à chaque acte, lui faire connaître le décor et le nom des personnages en scène.

Reconnaître un interlocuteur à la voix est, pour l’aveugle, une faculté d’autant plus importante à développer qu’il doit s’en servir pour ne pas être trop désorienté dans une réunion de quelques personnes.

Un aveugle expérimenté reconnaît, me dit-on, au son de ses pas, si le sol est sec ou s’il est humide, s’il marche près ou loin d’un mur, s’il vient d’entrer dans une chambre de grande ou de petite dimension.

Pour se renseigner par l’oreille, tel aveugle, que je pourrais citer, sait recourir à des bruits qu’il fait lui-même : par exemple, la résonance produite quand il frappe le sol avec sa canne ou lorsqu’il fait, avec ses lèvres, un petit bruit sec et aigu, analogue à celui d’un baiser. J’ignore dans quelle mesure les adultes peuvent s’approprier ces procédés.

En tout cas, il est une impression auditive qui se perfectionne utilement et rapidement ; c’est celle des nuances qui trahissent un sentiment involontairement exprimé. Privé des indices que donnent les expressions de visage et les gestes involontaires de ses interlocuteurs, l’aveugle n’en est que plus attentif aux intonations, et il peut tirer un véritable profit de l’art d’écouter dans lequel il doit tâcher de passer maître.

Concurremment avec l’ouïe, l’odorat peut donner quelques informations sur les objets qui sont hors de la portée des mains de l’aveugle. Je n’ai jamais vu qu’il y ait profit à exercer méthodiquement l’odorat ; sans qu’on leur dise rien, les aveugles chez qui ce sens est développé en usent pour reconnaître certaines boutiques au passage. Qui voudra tirer de l’odorat tous les renseignements possibles, devra s’abstenir de fumer et de priser. Le tabac oblitère l’odorat dans une très forte mesure.

Enfin, c’est le toucher, dont personne n’est absolument privé, qui est, pour l’aveugle, le plus précieux des sens, et il est possible d’en augmenter, par l’exercice, non pas la sensibilité, mais l’utilisation.

Un voyant, qui porte le doigt sur de l’écriture Braille, est incapable de sentir la disposition des points qu’un aveugle exercé reconnaît sans hésitation. Ce n’est pas que le doigt du voyant soit moins sensible : c’est parce qu’il ne sait pas tâter. Cette distinction n’est pas une subtilité. J’en donnerai pour preuve, qu’ayant eu le tort de ne me servir, tout d’abord, que de l’index de la main droite pour lire le Braille, il m’est beaucoup plus difficile de lire au moyen de l’index de la main gauche ; et cependant, loin d’être augmentée, la sensibilité de l’index droit a été très notablement diminuée par le frottement. Surtout quand j’ai beaucoup lu, sous ce doigt les points semblent mous et cotonneux alors qu’ils paraissent presque piquants pour l’index gauche. Malgré cette supériorité de sensibilité, l’index gauche est beaucoup plus malhabile à lire que le droit. D’autres aveugles ont observé le même fait.

L’aveugle le plus exercé à lire ne reconnaîtra pas Page:Javal - Entre Aveugles, 1903.pdf/33 Page:Javal - Entre Aveugles, 1903.pdf/34 Page:Javal - Entre Aveugles, 1903.pdf/35