Masson et Cie (p. 50-53).

VII

REPAS


Sauf de rares exceptions, les aveugles-nés mangent salement et mettent constamment les doigts dans leur assiette. Les personnes qui perdent la vue savent, sans qu’on le leur explique, combien ce spectacle est désagréable : aussi feront-elles sagement de s’astreindre, dès le début, à ne jamais faire usage de leurs doigts pour manger.

Les repas étant, pour l’aveugle, les meilleurs moments de la vie, il est très important pour lui de s’appliquer à manger proprement, pour se sentir bien en état d’accepter une invitation en ville. On ne saurait donc entrer dans trop de détails sur ce sujet.

La première précaution à prendre, est de fixer sur la poitrine une serviette destinée à l’abriter des taches. Il ne faut pas que cette serviette tombe inopinément. Le moyen simple d’y parvenir est de faire, à l’un des coins, un petit nœud qu’on fait pénétrer entre le cou et le col de la chemise : la serviette reste alors aussi sûrement en place que si elle était fixée par un bouton.

L’opération la plus difficile est celle de manger proprement le potage. On y arrive en inclinant un peu la cuiller avant de la porter à la bouche, de manière à ce qu’elle ne soit pas trop pleine.

Certains actes sont impossibles, mais ils ne sont pas indispensables : c’est ainsi que je renonce à mettre sur la viande de la moutarde en quantité convenable. À la difficulté que peut éprouver l’aveugle à tout faire sans secours, il y a cette contre-partie que son voisin de table se fait toujours un plaisir de l’aider ; j’ai appris à laisser mon voisin me rendre de petits services, même quand je n’en ai pas besoin. En enfonçant plus ou moins dans le verre l’index de la main gauche, je puis facilement me verser moi-même à boire. À quoi bon ? Et si mon voisin est heureux de couper ma viande, ou si ma voisine propose de chercher les arêtes dans ma portion de poisson, pourquoi les priverais-je de ce plaisir ?

Un de mes correspondants fait usage d’une assiette dont le fond est séparé en deux par une cloison de manière à ne pas mélanger la viande et les légumes.

Au début, je m’étais procuré une fourchette en aluminium. Plus la fourchette est légère, et plus on apprécie facilement le poids du morceau qu’on Page:Javal - Entre Aveugles, 1903.pdf/60 Page:Javal - Entre Aveugles, 1903.pdf/61