Masson et Cie (p. 134-137).

XXIII

ESPERANTO


La grande majorité des aveugles instruits et intelligents avec qui je suis entré en relations ont résolu d’apprendre l’esperanto, si bien que l’emploi de cette admirable langue internationale paraît devoir se répandre beaucoup plus vite chez les aveugles que chez les autres hommes.

Ce sont les polyglottes qui apprécient le plus l’esperanto, alors que l’on aurait pu croire que le besoin d’une langue internationale se ferait moins sentir à ceux qui savent déjà plusieurs langues. Cette propension des polyglottes à s’assimiler la langue auxiliaire imaginée par le Dr Samenhof est d’un très grand poids, car les personnes qui savent plusieurs langues sont seules compétentes pour juger des mérites d’un nouvel idiome. L’étude de l’esperanto, d’après tous ceux qui l’ont abordée, est extrêmement facile et, au contraire du volapuck, cette langue auxiliaire est harmonieuse. Par des procédés aussi simples qu’ingénieux, Samenhof a réduit à un minimum invraisemblable l’effort de mémoire exigé pour s’assimiler l’esperanto. Ce qui distingue tout particulièrement cette langue, c’est que, si l’on borne son ambition à savoir lire sans dictionnaire (point capital pour les aveugles), on peut y arriver en quelques jours, pourvu qu’on s’y consacre en entier.

L’utilité de l’esperanto me paraît devoir être beaucoup plus grande pour les aveugles que pour les clairvoyants, et cela pour deux raisons.

D’abord, l’emploi des abrégés dans presque tous les pays entraîne cette conséquence navrante que l’aveugle perd le profit principal de sa connaissance des langues étrangères. Je lisais couramment le français, l’allemand, l’anglais et l’italien, je déchiffrais l’espagnol, le portugais, le hollandais. Tout cela, y compris ce qui me restait de grec et de latin, est perdu si j’ai besoin de lire une publication étrangère faite en points saillants et écrite en abrégé. La difficulté de lire les langues étrangères en abrégé est telle que M. Monnier, secrétaire de l’Association internationale des étudiants aveugles, est obligé de prier ses correspondants d’écrire en toutes lettres ou en espéranto. Je ne crois pas qu’il existe, dans Paris, une seule personne sachant lire l’abrégé ponctué allemand. C’est une situation intolérable.

La seconde raison qui rend désirable et probable la vulgarisation de l’esperanto parmi les aveugles, c’est que, pour chaque pays, le débit possible des livres imprimés en points est trop faible pour couvrir les frais d’impression.

Avec l’esperanto, tout change. Il devient possible d’imprimer une revue hebdomadaire pour nous tenir au courant des événements de tout ordre. On peut nous faire connaître, parmi les productions de la littérature moderne, celles qui, remarquables par les idées plutôt que par la forme, sont signalées par le nombre des traductions qui en ont été faites en plusieurs langues. La traduction d’Hamlet par Samenhof est la pour démontrer la souplesse de sa langue auxiliaire.

Comment l’aveugle doit-il s’y prendre pour apprendre l’esperanto ? La réponse à cette question, bonne au moment où j’écris ces lignes, serait fausse quand on les lira. Le livre de chevet est la grammaire de Samenhof, dont je ne connais que la traduction française. C’est cette grammaire, avec les exercices qui l’accompagnent, que je recommande sans aucune restriction. Si elle n’existe pas en points saillants, faites-vous la lire : vous trouverez aisément, pour vous rendre ce service, un clairvoyant désireux d’apprendre l’esperanto : pour cette besogne, l’association de deux ou de plusieurs personnes, dont une aveugle, est parfaite.

En tout cas, s’informer de ce qui peut exister d’imprimé en points par les aveugles esperantistes du pays où vit l’aveugle.

En France, M. Cart, professeur au lycée Henry IV, l’un des propagateurs les plus zélés de l’esperanto, a publié en points saillants un résumé de la grammaire et une partie des exercices de Samenhof. N’employer les publications de M. Cart qu’après s’être fait d’un bout à l’autre la grammaire complète.