Enthousiasme (Le Normand)/Texte entier

Éditions du Devoir (p. -222).


ENTHOUSIASME
















Copyright by Michelle Le Normand
1947
Michelle Le Normand
ENTHOUSIASME
NOUVELLES
ÉDITIONS DU DEVOIR


I

ENTHOUSIASME


Quand on voit Mathilde de dos, et sans chapeau, on souhaite tout de suite qu’elle se détourne pour montrer le visage qu’encadre une pareille chevelure : une chevelure brun clair, assez courte, toute en reflets dorés, et bouclée et souple comme celle des enfants ; une chevelure qui mousse au dessus de vagues ondoyantes et longues, qui semblent naturelles et sont l’œuvre d’un bon coiffeur.

Mais l’œuvre de Mathilde, aussi. Car c’est Mathilde, en vérité, qui brosse, brosse, brosse à tour de bras et sans pitié ses fins cheveux, et les dégage de la mise en plis sévère et collée, et obtient ce merveilleux résultat. C’est d’ailleurs sa seule coquetterie, cette coupe qui donne à sa chevelure cet air heureux de flotter au vent, cet air de jeunesse et de santé, cet air de printemps !

Aussi, quand au concert, des gens derrière elle guettent, intéressés, le mouvement qui leur permettra de voir la figure que cache cette coiffure à la fois si naturelle et si artistique ; quand, dans la rue, les gens qui la suivent éprouvent pour sa tête nue la même curiosité, il arrive que, sentant sur sa nuque des yeux qui se fixent, elle se retourne brusquement. Et ces gens, au premier abord, sont un peu désappointés. Le nez est coupé trop court. Le teint n’a rien d’extraordinaire. Oh ! comme les autres, elle pourrait l’améliorer, mais elle ne s’en préoccupe pas tous les jours. Souvent même, ses lèvres sont à peine rougies. Elle leur a bien passé le bâton, avant de quitter sa chambre, mais depuis — comme elle le dit en riant — Mathilde a eu le temps de manger tout ce qu’elle en avait mis !

Non, de profil, surtout à cause de ce nez coupé court, Mathilde n’est vraiment pas à son avantage. Il faut lui faire faire volte-face, et la voir parler ; là, elle reprend le dessus.

La boucle de cheveux mordorés sur le front, les yeux gris larges ouverts, les cils, les sourcils noirs, les dents très blanches, et l’expression surtout, achèvent n’importe quelle conquête. En somme, la beauté de Mathilde c’est un peu celle d’une Simone Simon. Intelligence, vivacité, enthousiasme logés sous un minois un peu trop chiffonné.

Mais Simone Simon sur l’écran, joue la candeur, la joie, l’élan. Mathilde ne joue pas, elle est ainsi et plus naturelle enfant ne vit jamais le jour ! En elle, l’enthousiasme et l’ardeur dominent tout. Aussi, à la maison se moque-t-on généreusement d’elle. Un éclat de rire des trois frères arrête son éloge dithyrambique du pianiste ou du chanteur qu’elle vient d’entendre. On accueille avec une amicale ironie sa passion pour certains livres, certains tableaux, certains héros de roman, certains jeux même. Malgré les rires, cependant, tout le monde est bien forcé de reconnaître que son ardeur réchauffe l’atmosphère.

Et Mathilde la réchaufferait encore plus, si elle ne dissimulait pas certaines de ses exaltations !

Ainsi, elle n’a presque pas dit comment elle trouve cette année que le printemps est beau.

Mais l’avait-elle assez espéré ! Elle qui pourtant, adore l’hiver, elle s’était mise à rêver dès le premier dégel, aux routes sans neige, parce qu’elle avait tant hâte d’étrenner cette bicyclette neuve qui attendait dans la maison depuis le jour de l’An.

Quand Mathilde était petite, elle refusait qu’on lui offrît ainsi au premier janvier, un cadeau qui ne pourrait servir qu’à l’été. Cette fois, elle avait demandé elle-même, pourtant, cette bécane qui était en décembre la seule trouvable dans la grande ville. Il y avait disette. Il ne fallait pas laisser échapper la chance. Depuis trop longtemps, elle pédalait sur les bicyclettes empruntées à ses frères, elle voulait enfin la sienne.

Elle l’avait eue. Au sous-sol, la bécane semblait attendre bien patiemment le bon état des routes. Mathilde, elle, s’énervait un peu. À tout instant, si l’amour-propre ne l’avait pas retenue, elle serait descendue voir sa bicyclette, la palper, l’admirer, même si elle n’avait rien d’admirable. Quand, par bonheur, tout le monde sortait, Mathilde laissait vite le travail en train, dégringolait l’escalier. Ouvrant la porte du garage, pour en avoir plus grand où circuler, elle enfourchait son Pégase nouveau genre, et faisait quatre ou cinq fois le tour du sous-sol. Mais ce n’était guère satisfaisant. Ce n’était ni beau, ni agréable, car elle n’aimait pas à pédaler pour pédaler, mais pour avancer, respirer du bon air, voir du pays, admirer, découvrir.

Les tempêtes de neige semblaient enfin finies. Le printemps était en chemin. Le soir, parfois, quand Mathilde allait reconduire quelqu’un jusqu’à la porte, une gorgée d’air frais lui paraissait soudain parfumée comme une bouffée de lilas ! Mais les lilas étaient encore loin et, dans sa rue, les bancs de neige gardaient leur formidable hauteur.

Le temps avait tout de même passé, et un bon midi, rayonnante, elle avait annoncé :

— Tout à l’heure, je prends la route.

— Tu n’iras pas loin, par ce froid.

— Il ne fait pas froid. Le soleil est chaud.

— Hum ! il doit être brûlant en effet…, en mars…

— Mais oui, en mars, le soleil est chaud.

Le repas fini, elle avait couru s’habiller… en conséquence, pendant qu’un frère complaisant gonflait les pneus sous l’œil critique d’un autre frère.

Quand Mathilde reparut devant eux, elle était en costume de skis, elle avait des chaussettes de laine et un foulard au cou, et elle tenait à la main… deux paires de mitaines. Mais elle était nu-tête.

C’était là que frapperait le printemps !

Elle fut accueillie par les habituels rires moqueurs.

— Ne prétendais-tu pas qu’il faisait chaud ? que le soleil brûlait ?

— Veux-tu ma paire de cache-oreilles en poil, pour compléter ton accoutrement ?

Et le troisième frère survenant dit à son tour :

— Est-ce que tu ne serais pas un tout petit peu folle ?

Elle acquiesça à cette juste remarque, parce que le ton n’avait rien de péjoratif, et qu’il décelait même une certaine admiration pour la petite sœur qui avait le courage d’aller à bicyclette, à un moment où tout le monde en était encore à pester contre l’hiver. Et ce bon frère ne pouvait pas ne pas admirer le cran que Mathilde avait de braver l’opinion des autres qui diraient d’elle, mais d’un ton convaincu : « Non, mais elle est folle vraiment ! »

Sage ou folle, que lui importait ? Elle partit à la rencontre du printemps. Dans la ruelle elle dut à son grand regret salir les pneus neufs de sa rutilante bécane. Elle l’aurait bien portée, pour ne pas risquer de l’abîmer ! Mais elle n’osa pas, elle monta, fit gicler l’eau boueuse qui restait dans les mares, puis tout de suite fut au beau milieu de la rue, sur l’asphalte et dans le soleil.

À partir de là, elle fila, fredonnant, et arborant un air de triomphe et d’orgueil que n’égalerait plus tard que cette expression de fierté qu’elle aurait, devenue mère, poussant dans la rue pour la première fois, le carrosse de son premier bébé !

Enfin, elle avait pris la route. Et la bécane aussi heureuse était douce et tendre et rapide. Mathilde, par les boulevards bien nettoyés, gagna Côte-de-Liesse, où déjà c’était la campagne. Le soleil faisait fumer la terre et les bancs de neige qui bordaient encore le chemin baissaient à vue d’œil. Les branches rousses des peupliers paraissaient en bourgeons. Mais en approchant, Mathilde était bien forcée de constater que ce n’était que leur écorce encore nue dont la couleur fauve ressortait à côté du gros tronc rugueux et gris.

Mais le printemps était tout de même arrivé. En cela, personne ici n’aurait pu la contredire. Un mouvement d’eau s’entendait sous cette neige défraîchie qui couvrait encore la terre. La route était bien débarrassée ; et si les champs presque partout restaient cachés, par ci, par là, se montrait quelque grande plaque de sol, ou tout de suite poussait un duvet vert.

Ah ! c’était bien le printemps, et grâce à sa bécane, Mathilde pouvait ainsi venir à sa rencontre !

De plus en plus elle se sentait exaltée et heureuse. Son nez trop court n’avait plus aucune importance. Elle pédalait, détendant l’une après l’autre ses jambes avec une vraie béatitude. Parfois, donnant des coups plus forts, elle pouvait ensuite se laisser aller… Ou bien, elle se levait, et dressée, se sentait soudain aussi grande que si elle eût monté un cheval… et son air, et sa tête, avec ses cheveux flottants, exprimait plus que tous les V du monde, la Victoire…

Mathilde était venue au devant du printemps, et prématurément, Mathilde fêtait la victoire du printemps sur l’hiver définitivement condamné à mort… Un vent délicieux lui caressait les oreilles, faisant un bruit de coquillage ; des odeurs de verdure embaumaient, même si nul arbre n’était encore en fleurs. Mais un susurrement de source, de rigole permettait tous les espoirs. Sous les bancs de neige qui bordaient la route, le ruisseau, aussi joyeux que Mathilde, chantait avec force.

Elle le suivit fredonnant, ne songeant qu’au doux présent, ne pensant pas à la fatigue qu’elle allait peut-être ressentir au retour. Elle s’en alla jusqu’au bord du lac Saint-Louis, où elle retrouva soudain, avec la glace qui n’était qu’entamée l’odeur de l’hiver.

Malgré le grand morceau de flot bien bleu qui coulait, miroitant, triomphant lui aussi, Mathilde eut froid et vite retourna vers la terre fumante et plus chaude.

Elle dut tout de même finir par rentrer. Morte de fatigue, mais souriante et enthousiaste, elle remit en place d’un rude coup de brosse sa vivante chevelure, puis elle raconta ce qu’elle avait vu. Elle était transfigurée par la joie, mais elle croyait taire la profondeur de son enchantement.

Les jours suivants, il y eut des giboulées, du mauvais temps. Mais Mathilde, elle, savait que le printemps était arrivé et que sournoisement il progressait. Ne l’avait-elle pas vu, en personne, planer là-bas sur les champs ?

En effet, sous l’écran des giboulées, le printemps s’installait. Mathilde — comme on sort tous les jours beau temps, mauvais temps, le cheval de race qui a besoin d’exercice — Mathilde, maintenant que l’asphalte était nu, sortait sa bécane chaque après-midi sous prétexte de commissions à faire. Elle vit ainsi reverdir les gazons, malgré les tenaces chutes de neige molle, et bientôt pousser au fond des parterres, les crocus bleus, jaunes, et les tulipes au grand cœur ! Elle vit la montagne passer du blanc rayé par les arbres, à une couleur noirâtre uniforme et triste.

Mais là aussi l’écran des giboulées trompait l’œil et soudain, un matin, le soleil rosit en se levant la haute tour de l’Université, puis comme un réflecteur, promena ses rayons sur une montagne toute tachée de la couleur différente des bourgeons. Chênes, érables, bouleaux mêlaient leur roux, leur vert pâle et tendre, leurs bruns légers. Peu à peu commençait à se tisser la tapisserie qui serait achevée par l’été…

Au début de mai, Mathilde qui avait pédalé jusqu’au boulevard Mont-Royal, aperçut sous bois les premiers trilles et attachant sa bicyclette à un arbre, elle s’enfonça dans les ronces pour les cueillir.

Elle revint, le petit panier de métal accroché au guidon de la bécane, disparaissant sous les fleurs blanches. Enfin, il y aurait dans la maison et dans sa chambre, des bouquets qui n’auraient pas coûté une fortune !

Désormais, pour courir les routes, elle n’avait plus besoin de gros bas et de mitaines. En chandail, en jupe légère, elle allait, laissant le soleil dorer sa figure et aérer ses cheveux. Elle buvait le printemps. Elle n’en perdait pas une parcelle. Personne ne l’aurait mieux vu qu’elle ! Par les petites routes dont les ramifications aboutissent à Côte-de-Liesse, elle allait même le soir, maintenant que le jour durait si longtemps. Elle connut bientôt tous les champs, tous les talus, toutes les maisons de la côte des Bois Francs, de celle de Vertu, et aussi la jolie Montée des Sources et celle de Sainte-Geneviève. Elle vit chez les maraîchers, pousser dans les couches chaudes, les premières salades, et sortir la désaltérante rhubarbe. Le petit panier de métal qui avait rapporté les précoces fleurs de mai, se garnissait maintenant de radis, de laitues que Mathilde pouvait se vanter d’avoir eu pour une chanson. Plus tard, un gros bouquet de lilas cacha souvent un pot de vraie crème achetée à quelque cultivateur.

Que pédaler était amusant ! Que Mathilde aimait le printemps et le bon Dieu qui le faisait si beau ! Et sa bécane, qui lui avait fourni ce moyen de le voir si bien ! Parfois, une amie partageait avec elle les délices de la promenade dans l’air odorant et plein de promesse. Mais jamais un instant Mathilde n’hésitait à partir seule si l’amie qu’elle demandait se faisait prier. Il n’était tout de même pas normal à son âge de goûter sans mesure une pareille solitude. Un jour, pour rencontrer le printemps, elle ne serait plus seule, sans doute. Et tout en roulant, il était bien permis de se bercer de rêves, d’échafauder des projets d’avenir… En attendant, pédaler même avec le vent comme unique compagnon de route, pédaler était un délice. Voir son élan déplacer tout le paysage, voir les forêts lointaines qui paraissaient la suivre pendant que les arbres plus proches se laissaient dépasser et semblaient reculer. Pédaler, et regarder dans les yeux chaque maison ouverte sur la route. Pédaler et guetter amicalement les pousses des lilas, puis les feuilles, puis les grappes des fleurs formées, puis leur épanouissement qui embaumait le monde, telle avait été sa joie depuis ce jour, où, enfourchant la bécane neuve, elle était partie au devant du printemps.

Repassant tant de félicité, elle se rappelait soudain les pépiements joyeux des moineaux à sa porte, quand dès février, l’air s’était adouci. Ce qu’elle ressentait en aspirant à pleins poumons et en admirant de tous ses yeux, le doux printemps, et le beau, le joli mai, c’était ce que les pauvres gamins de moineaux essayaient ces jours-là d’exprimer à leur façon !

Parfois, la voyant revenir, et apprenant qu’elle arrivait de si loin, une voisine disait :

— Que vous êtes courageuse !

Mathilde n’osait pas répondre que le courage aurait été de rester enfermée et de laisser le printemps arriver dans le monde sans elle… Mais elle saisissait ainsi à quel point on ne devinait rien de cette exaltation qui l’envahissait lorsqu’elle prenait la route… Était-ce donc qu’elle devait particulièrement rendre gloire à Dieu, qui lui avait fait cadeau d’un tel don de joie et d’enthousiasme.

— Que je le conserve toute ma vie, priait-elle…

Les voisines admiraient le courage qu’elle avait eu d’aller jusqu’au lac Saint-Louis, …mais ce n’était pas une seule fois qu’elle y était allée, depuis ce jour de mars, où elle avait reçu son souffle encore glacé par l’hiver !

Maintenant, le lac brillait à pleins bords et chaque fois qu’elle suivait la route sinueuse qui le borde, malgré elle, elle pensait à la baie des Chaleurs. Moins l’air salin, il lui ressemblait, surtout avant que les grands arbres aient repris leur feuillage, d’une luxuriance inconnue des bois de la Gaspésie : cette façon qu’avait le village de Pointe-Claire de présenter son clocher, c’était comme l’église à Saint-Siméon de Caplan, là-bas ; et le lac lui-même, quand un brouillard léger en voilait l’autre rive et que des vagues battaient sa plage, c’était comme la baie des Chaleurs, sur les dépliants qui l’annoncent ; tendres couleurs de pastel, même bleu de l’eau, du ciel.

Mathilde s’arrêtait pour admirer et, appuyée au guidon, regardait rêveuse filer l’aile blanche d’un bateau. Des feuilles mortes que l’on brûlait, remplissaient la campagne de leur savoureuse odeur.

Dans les jardins, les gens travaillaient. Les bourgeons commençaient partout à crever leur enveloppe. Mathilde arracha une tige d’orme, déplia une minuscule feuille exactement pareille à ce qu’elle serait en grand dans quelques semaines, toute velue et finement dentelée, lilliputienne mais parfaite.

Tout était extraordinaire et beau. Mathilde reprit la route. Qu’importait son nez trop court. Elle était ravie, ravie de notre printemps à nous qui n’est pas comme les autres, qui vient de loin avec ses contrastes, ses explosions soudaines de verdure ! On voyait vraiment pousser l’herbe et les rhubarbes, quand il faisait un pareil temps. Ce qui était haut d’un pouce à l’aller, l’était de deux au retour.

— Parole d’honneur ! serait-elle obligée de dire, pour qu’on la prenne au sérieux, quand ce soir à la table de famille, elle aurait raconté ce qu’elle avait observé des touffes de pivoines. À deux heures, elles étaient comme des pointes d’asperges vieux rose, et maintenant, à quatre heures, elles avaient la tête plus haute de quelques pouces et ébouriffée d’une touffe de feuilles ouvertes !

L’air se réchauffait. Elle enleva son chandail, sans cesser de pédaler, et sans perdre son équilibre, et soudain, elle sursauta, parce qu’à côté d’elle, une voix masculine disait :

— Les enfants sont heureux aujourd’hui !

Encore un qui la prenait de dos pour une petite fille !

Elle tourna la tête vers la voix, avant de répondre.

C’était un jeune homme d’au moins vingt-cinq ans. Il avait une bicyclette de luxe chromée et brillante, des roues jusqu’au guidon où rétroviseur et cloche rutilaient aussi à qui mieux mieux. Son coupe-vent, sa casquette étaient de vrai grenfell, cela se voyait tout de suite. Ses yeux très noirs exprimèrent l’étonnement ordinaire quand elle le regarda. Une fois encore, les enfantins cheveux trop fins, avaient fait espérer un visage de chérubin ! Pour prouver qu’elle le savait, elle dit légèrement ironique :

— Les grandes personnes aussi sont heureuses !

Puisqu’ils devaient continuer à pédaler de front, sur la bande d’asphalte réservée là aux cyclistes, comment ne pas maintenant continuer à se parler ? Il risqua une autre réflexion. Et puis, sans plus de préambule, Mathilde lui versa son enthousiasme pour tout ; pivoines, lac, bourgeons d’orme, couleur de l’eau, odeur des feuilles qui brûlaient, et description du lac tel qu’elle l’avait vu à sa première promenade, le vingt mars, entre ses bords enneigés.

— Vous aussi, vous y étiez le vingt mars, et je ne vous ai pas rencontrée ! s’exclama-t-il.

— Y étiez-vous donc vraiment ?

— Mais oui. Je suis toujours le premier en ville à sortir ma bécane pour une excursion !

— Moi, je serai aussi toujours la première. Je dis : Je serai, parce que je n’ai ma bécane que depuis le jour de l’an.

Plus tard, une occasion se présenta de lui demander son nom. Il venait de parler d’un étudiant qu’elle connaissait.

— François-Marie-Julien Saint-Laurent, sur mon extrait de baptême. Domicilié en plus à Ville Saint-Laurent…

— Ah ! Marie Saint-Laurent, est-elle votre sœur ? C’était ma compagne au couvent.

— Ma cousine. Mais, dites-moi aussi comment vous vous nommez pour que je lui parle de vous.

— Fait-elle aussi de la bicyclette ?

— Oh ! non, ma cousine suit toutes les modes excepté celle-là. Parce qu’elle n’aime pas le vent qui déplace les ondulations, enlève la poudre, efface le rouge…

— Ah, c’est désappointant. Je cherche une amie qui serait infatigable comme moi…

— Il y a moi. On pourrait former un club…

— Non, un homme n’est jamais libre de se promener tous les après-midi…

— Ah ! pourquoi me faites vous penser à ce que vous étiez en train de me faire oublier ; à savoir, que je devrais être à ma chambre à potasser les matières de l’examen qui commence demain…

— Et si vous le manquez ?

— Je ne le manquerai pas. Ma mère va prier pour moi. Et puis, je l’ai préparé. Et vous aussi, vous prierez pour moi, si je vous le demande ? Et mes examens finis je prendrai la route avec vous l’après-midi, si cela ne vous déplaît pas…

— Beau temps, mauvais temps ?

— Beau temps, mauvais temps, jusqu’au dix-huit de juin, jour fatal, où je prendrai la route moins belle de Farnham, pour mon service militaire…

Quand ils se quittèrent, Mathilde lui avait dit son âge, son nom, son numéro de téléphone et dans son exubérance, bien d’autres choses encore. Lui, avant de continuer, la regarda un instant s’en aller, pendant qu’elle traversait le rond-point Monkland, où il prenait lui, une direction opposée.

Elle souriait parce que l’aventure l’amusait. Il était intelligent, et un peu emballé, lui aussi… Il l’avait prouvé en parlant de certaines rééditions de livres… Elle souriait aussi à l’idée de faire avec lui des randonnées…

Seule, elle avait été heureuse d’aller à la rencontre du printemps… Irait-elle, à deux, au devant de l’été ?

Les fleurs des pommiers partaient au vent. Bientôt ce serait juin.

Elle regarda vers la ville, et elle vit que le printemps avait beaucoup travaillé à sa tapisserie ; des nuances de tous les verts couvraient à présent la montagne…




II

MOUSSELINE


Je me demande ce qu’est devenue Mousseline, Mousseline qui a délibérément refusé d’améliorer son sort, Mousseline qui a préféré l’amitié et un pré rasé et sec, à la solitude dorée d’un gras et vert pâturage.

C’est une assez longue histoire.

Habitant le banc de sable que l’eau lisse du barachois sépare du village, nous étions, tous les étés, dans une situation laitière misérable.

Un cheval maigre, tirant une voiture cahotante, nous apportait chaque jour autour de midi, des bouteilles à moitié remplies et qui se chauffaient au fort soleil de la Gaspésie depuis six heures du matin. Le cheval avait parcouru une dizaine de milles, desservant sans se hâter deux villages accotés l’un sur l’autre. Il nous apportait ensuite les restes.

Il faut dire que le vieil Irlandais, son maître, qui faisait la tournée, était pittoresque et amusant. Mais ses propos galants ou rosses n’empêchaient pas notre lait de surir aussitôt que sa haridelle avait tourné le dos. C’était, désastreux. Il nous aurait fallu manger à la journée du lait caillé. Par exception, une des bouteilles daignait, par-ci, par-là, se conserver jusqu’au soir. Mais ordinairement le breuvage avait toujours un « petit goût ».

Tous nos enfants protestaient ; les ménagères se plaignaient de ne pouvoir faire aucun dessert, et les grands buveurs de lait étaient bien malheureux. C’était plus que lamentable, vraiment, c’était intenable ! Et cela durait depuis des années.

Notre amie Marie qui avait charge d’une grosse maisonnée, pouvait se croire la plus à plaindre. Elle se mit à parler d’acheter une vache pour l’été et de la prêter l’hiver à quelque fermier des environs. C’était une chose faisable. Une autre saison passa sur ce projet quand notre vieux laitier mourut. Ses fils négligèrent l’entreprise, et la situation lamentable devint insupportable. Certains matins, la haridelle ne venait même plus…

L’hiver suivant, comme nous ressassions ensemble le trésor inépuisable de nos joies gaspésiennes, Marie dit :

— Mais l’été prochain, c’est le bout, j’achète une vache. Je suis décidée. Je verrai à ça en mai, quand j’irai pour le jardin.

Elle partit le trente avril pour un voyage de trois jours à la mer. Elle revint enthousiasmée. Il faisait déjà beau là-bas. L’eau avait un peu plus rongé le banc de sable, mais elle n’avait emporté aucune de nos maisons. Elles étaient toutes là, attristées par leurs yeux clos, et elles nous attendaient au plus vite. Marie avait donné des ordres très précis pour le jardin. Il y aurait beaucoup de fraises. Mais ce qui était mieux que tout, c’est qu’elle avait trouvé une vache, et une belle. C’était une petite jersey café au lait, avec un beau cœur blanc sur le front, des yeux et des cils enviables, vraiment, et si fine d’allure que Marie l’avait tout de suite baptisée Mousseline.

Mousseline l’attendrait, comme nos maisons, jusqu’en juin. Mais après, quelle bénédiction ! Nous aurions du beau lait gras et frais et de la crème tous les jours. Il fut bien entendu que je serais la première servie, mais notre unique voisine aurait aussi sa part. Nul cheval maigre ne traînerait plus, sur notre petite route, une voiture cahotant des bouteilles.

C’était une question réglée. Pour pacage, Mousseline aurait à elle seule les longs arpents touffus qui allaient de chez nous au pont et qui appartenaient à Marie. De quoi engraisser, sûrement !

Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

J’arrivai à la campagne la première. Je ne retins pas les bons offices du laitier qui avait remplacé notre vieil Irlandais. Je m’enquis aux premières maisons du village pour obtenir pendant quelques jours un peu de lait chaque matin. À bicyclette, j’irais le prendre en allant chercher le courrier. Un jour sur deux, nous en manquions, mais ce n’était rien. Nous vivions d’espérance. Dans une semaine, Mousseline serait là, et Mousseline était garantie, Mousseline devait donner beaucoup de lait.

Enfin, on ouvrit la villa chez Marie. Quand Nazaire, l’homme de peine, en aurait fini avec les panneaux et l’installation, en revenant de chez lui, le matin, il ramènerait Mousseline la belle. En attendant, Marie et moi, nous en parlions déjà avec beaucoup de tendresse.

— Comme cela, dis-je aussi, je puis prévenir au village, que l’on ne me garde plus de lait ?

— Ah ! sûrement, vous pensez bien !

Et nous vîmes enfin venir Nazaire traînant une vache qui était en effet fort jolie. Mais elle meuglait à fendre l’âme. Marie décida que pour la première journée, on la garderait auprès de la maison. On sacrifierait la propreté de la partie éclaircie du bois où poussaient des fraises sauvages succulentes. On attacherait Mousseline à un sapin. Pour distraction, Mousseline verrait passer, par-dessus la haie, les deux trains du jour. On pourrait la surveiller et l’admirer aussi, car elle était belle, il n’y avait pas à le nier, elle était même très belle. Ces grands yeux, ces longs cils, ce petit cœur blanc entre les jeunes cornes, vraiment c’était merveille !

Mais elle meuglait, meuglait, meuglait à cœur fendre.

Tout l’après-midi, Marie fut sur le qui-vive. Les autres pouvaient jouer au tennis, ou se baigner, ou flâner sur la plage, Marie ne connaissait pas de repos. Ce cri, qui reprenait comme la sirène d’un bateau en détresse la rejoignait partout. Elle accourait au petit bois. Mousseline beuglait de plus belle, tournait sur elle-même, et finalement avait une patte ou deux prises dans sa corde.

Marie appelait à l’aide. Une des joueuses, laissant le tennis, venait dérouler la corde, pendant que Marie levait et tenait en l’air la patte de Mousseline. Ce faisant, elle la morigénait doucement.

— Allons ! Mousseline, tu t’ennuies ? mais pourquoi ? regarde cette herbe belle et tendre, mange, va, et tu t’habitueras à nous… Elle caressait le cou, le dos café au lait ; Mousseline semblait se consoler, mais dès que Marie s’éloignait, les meuglements reprenaient.

Tout le monde disait :

— De grâce, ne vous en occupez plus, elle va s’accoutumer.

Mais Mousseline, continuant à penser à son pré rasé, sec, où elle avait laissé des amies, et surtout une compagne qu’elle aimait comme une mère et suivait comme une ombre, Mousseline persistait dans ses lamentations. Que lui importaient tous ces succulents arbustes, et les petites fraises roses, et l’abri agréable des sapins odorants, et l’air de la mer si proche, et le passage des deux trains ? Mousseline avait décidé qu’elle s’ennuyait.

Sa journée finie, avant de repartir pour le village, Nazaire devait la traire. Après le souper, nous reviendrions pour la prière à la chapelle et pour chercher notre part du lait. Car cette vache privilégiée et ingrate paissait non seulement à l’ombre d’une maison hospitalière, mais encore à l’ombre d’une chapelle et d’un ravissant clocheton, d’une chapelle où par une faveur insigne, le bon Dieu demeurait tout l’été.

Tout cela ne sembla guère influencer Mousseline.

Le soir, portant une bouteille vide bien brillante, je m’approchais, quand Marie courut au-devant de moi :

— C’est une catastrophe ! Mousseline n’a donné qu’une pinte de lait !

Nous étions tous, sans pot cassé, comme Perrette !

Mais je prodiguai à la propriétaire — qui avait donné soixante-quinze dollars pour acheter Mousseline — mes encouragements les plus convaincus. Mousseline était trop dépaysée. Mousseline demain serait accoutumée. Demain elle mangerait et recommencerait à donner du lait.

En attendant, elle beuglait, beuglait. Marie pour la consoler ne l’embrassait pas, mais c’était tout juste. Elle la suivait, s’embarrassant avec elle dans sa corde, trébuchant, se déprenant, après avoir désenroulé les pattes de la belle Mousseline !

Il avait été décidé qu’on la laisserait dormir dehors. On l’avait tout le jour changée de place, pour voir si, d’un arbre à l’autre, elle finirait par trouver un coin à son goût. Je restais à veiller. Nous aurions pu être tranquilles, au coin du feu, et parler du dernier livre arrivé. Mais ce beuglement qui dominait le bruit des vagues et nous poursuivait, c’était trop. Marie à la fin déclara :

— Je vais la mettre dans l’étable. Qui vient m’aider ? Elle se consolera peut-être, entre quatre murs !

Nous n’étions à ce moment-là que des femmes. Quelques-unes, comme moi, absolument sans allure avec les animaux. Julianna et Marie étant les seules à avoir le don, nous les laissâmes se débrouiller, nous contentant de rire en les regardant. Il faisait presque noir. Seul du rouge demeurait allumé derrière les montagnes du barachois. Nos deux minces femmes se profilèrent dans cette lueur, tirant la vache doucettement, tout en essayant de l’envoûter de leurs belles voix. Une bête moins têtue, devant tant d’égards, aurait cessé au moins de pleurer. Mais à toutes leurs phrases répondait le même tenace beuglement.

Cette écurie, depuis longtemps, n’était plus qu’un garage. Il y avait au fond le box du cheval. C’est dans cette boîte de beau bois nu et propre que Mousseline finalement fut laissée. Nous lui apportâmes chacune deux grosses brassées de beau foin cueillies à même le champ. Et puis, bonsoir ! La porte fermée, l’écurie étant loin de la maison, tout le monde pourrait l’oublier.

Tout de même, il fut très difficile de parler d’autre chose. Toute la soirée se passa à rire des deux demoiselles aux ongles polis et aux fines mains, qui avaient presque porté Mousseline jusqu’au box ! et comme avec des gants blancs.

Eh bien, Nazaire, quand il dut le lendemain la sortir de ce box, ce n’était pas de gants blancs dont il aurait eu besoin, mais, ma foi, d’un costume de scaphandrier ! Si Mousseline, toute la journée de la veille, avait retenu son lait, toute la nuit, elle n’avait pas retenu autre chose ! et sans litière, il fallait la voir. Elle n’était plus belle. Et Nazaire n’était pas ravi, tout habitué qu’il fût aux odeurs d’écurie.

C’est lui qui me raconta cela, le lendemain, assez tôt. Je venais de le voir passer notre barrière, traînant Mousseline pour aller la mettre dans ce champ qui de tout temps lui était destiné.

Et il m’avait demandé le baquet que j’avais promis, et de l’eau pour mettre dedans.

Le malheur, peut-être, c’était qu’il fallait attacher Mousseline. D’un côté, une clôture longeait la voie ferrée ; mais du côté de la mer, rien ne cernait ce champ qu’une douce pente reliait à la plage. Libre, qu’aurait pu faire une vache aussi désespérée ? Il y avait tout à redouter, même le suicide.

Mousseline fut d’ailleurs attachée avec une corde d’une longueur démesurée ; et son baquet fut mis à l’ombre de six ou sept belles épinettes qui formaient au bout du pacage, un boqueteau charmant. Marie survint bientôt pour voir l’installation, voir si la brique de sel était au bon endroit et si Mousseline paraissait contente.

Hélas, Mousseline ne paraissait pas contente. Mousseline beuglait, se cachait la tête sous les arbres et ne prenait même pas une bouchée du beau foin haut comme un enfant.

— Elle est gênée, dis-je. Allons-nous-en !

Nous nous en allâmes, marchant en mesure, nos pas rythmés par les beuglements fidèles. Mais Marie riait. Marie ne désespérait plus. Mousseline, toute crottée qu’elle était, avait donné quatre pintes et demie de lait ce matin. Mousseline s’amendait. Et dans ce champ, on ne pouvait pas dire qu’elle ne serait pas bien !

Allez-y voir ! Mousseline ne se trouva pas bien. Pour ma part, quand j’y repense, j’imagine que Mousseline, qui toute sa vie n’avait connu que prés rasés et pauvres, ne savait que faire de l’abondance de ce champ. Sa couleur aussi avait pu la déconcerter. Car le foin ne poussait pas tout seul ; en juillet, cette prairie était une merveille ; les grosses fleurs rouges des trèfles, les grappes bleues du jargeau, les collerettes des innombrables marguerites en faisaient un jardin dont j’ai cent fois vanté la splendeur.

Mousseline le regardait et beuglait.

Sur ce champ passait, parfumé de sel et d’iode, le grand air du large. Aucun lieu ne semblait plus édénique.

Il n’empêcha pas Mousseline de beugler toute la journée. Le soir Nazaire vint la chercher pour la ramener à la maison. Tout le monde supposait qu’entre les beuglements, elle avait tout de même eu le temps de prendre une bouchée, et qu’elle donnerait de quoi abreuver les trois familles du banc.

Elle donna tout juste une pinte.

Cela devenait une tragédie.

Marie sortit l’auto et s’en fut voir monsieur Mégras qui lui avait vendu l’animal. Que devait-elle en faire ?

C’était un vendredi. Il promit de venir la voir le lendemain. Sans doute avait-il l’intention de la raisonner.

Mousseline beugla sa nuit entière, consciencieusement, mais dehors. Le matin, Nazaire la ramena à mon pâturage. Si je voulais du lait, il me faudrait retourner au village. Elle n’en avait pas donné deux pintes !

Elle se colla de nouveau au boqueteau d’épinettes, dédaigna une fois de plus le foin, tourna le dos à la mer, ne regarda même pas le train qui passait et exhala toute la journée sa douloureuse plainte.

À quatre heures de l’après-midi, de ma véranda, je vis un homme et une femme en boghei, passer notre barrière et aller vers le champ. Le vent m’apporta la voix de Marie, assez claire pour dominer le bruit de la mer et les tenaces beuglements.

Monsieur Mégras venait voir son ancienne vache. Il eut beau l’examiner, il ne lui trouva rien de malade ; et il eut beau lui parler, elle ne lui répondit pas. Elle cessa de meugler, croyant son but atteint. Elle était intelligente dans son entêtement, et pourtant elle se trompait. Il n’allait pas tout de suite la ramener. Il conseilla de la mettre le soir dans l’écurie — mais avec une litière ! — et de l’y laisser deux jours. Ensuite, elle serait probablement contente de retrouver le vent du large et elle serait habituée à sa solitude.

Une demi-heure plus tard, je vis revenir Marie avec Julianna. Nazaire, qui devait préparer la litière, était grognon. Elles avaient alors offert de venir toutes les deux chercher la vache. Les deux bonnes étaient des citadines — comme moi en ce qui regarde les animaux domestiques — il n’avait pas été question de leur confier cette tâche.

Je me réinstallais avec mon livre, tranquillement, quand j’entendis des cris. Me retournant, je vis Mousseline passer à l’épouvante et s’engager sur la voie ferrée, en route vers le village. Marie et Julianna couraient derrière. Pourtant sympathique à leur malheur, je les suivis en riant aux larmes, jusqu’à ce que j’aie pensé moi aussi que c’était l’heure du deuxième train de la journée. Au moment où j’envisageais, comme les autres, la possibilité d’un accident, j’aperçus Nazaire qui sautait au cou de la vache. Il était venu jusqu’au talus du chemin de fer pour chercher le fourrage de la litière, et il s’y trouvait juste à point.

Marie, pantelante, me dit :

— Je crois bien que je vais essayer de la revendre…

Mousseline rattachée, renfermée, donna deux petites pintes de lait et se remit à beugler.

Le lendemain, dimanche, Nazaire, qui ne venait pas d’habitude, avait dû accepter de revenir pour la traite. Comme il entendrait ensuite la messe dans la chapelle, cela ne le dérangerait pas plus, en somme, que d’aller jusqu’à l’église.

Mais allez-y voir ! Le lendemain, il pleuvait à boire debout — ce fut la seule pluie de tout l’été — il pleuvait à boire debout, et pas de Nazaire. La messe finie, Mousseline beuglait, et Nazaire ne paraissant toujours pas, Marie prit l’auto, même avant d’avoir déjeuné, et se rendit chez lui. Nazaire fut invisible. Une maladie diplomatique l’avait fait souffrir toute la nuit. Il ne pouvait pas se lever. Marie serait revenue bredouille, si elle n’avait pas rencontré son menuisier qui, entendant l’histoire, s’offrit à venir soulager Mousseline.

Mousseline donna trois pintes. Marie dut ensuite, toujours sans avoir mangé, aller reconduire au village, l’âme charitable qui l’avait aidée.

La pluie continua, torrentielle ; Mousseline beugla, et la journée se passa. Non dans l’oisiveté, cependant, pour Marie et ses invitées. Revêtant leurs imperméables, chaussant des bottes, quatre ou cinq fois elles s’en furent cueillir des brassées de fourrage pour les offrir à Mousseline. Le plan de vie de cette bête, n’ayant pas d’abord comporté l’internement, la grange n’était pas pourvue de ce qu’il fallait pour la nourrir.

La journée passa et l’heure de la seconde traite arriva.

Une dernière épreuve fit pour Marie déborder la coupe. Retourner au village chercher quelqu’un serait ridicule. Elle avait décidé qu’elle trairait elle-même Mousseline. Après tout, elle n’était pas plus sotte qu’une autre.

Elle entra donc dans l’étable avec son seau et tout le tremblement. Elle n’avait jamais touché à un pis, de sa vie ! Mais elle avait vu faire les autres, et en prenant le thé, d’ailleurs, quelques instants plus tôt, chacun lui avait donné son bon conseil. Il fallait tirer comme ceci, comme cela, paraît-il ; il fallait surtout bien égoutter…, etc…

Mais Marie réussirait, Marie n’aurait pas de mal, car si Mousseline s’était attachée à quelqu’un dans ces quelques jours, c’était sûrement à Marie, qui lui avait prodigué tant d’attentions, fait tant de beaux discours et de caresses, pour la convaincre qu’elle devait cesser de pleurer et donner du lait, et manger dans le beau champ rouge de trèfle, bleu de jargeau, blanc de marguerites.

Nous restâmes dans la porte pour le spectacle. Marie attacha la queue et la patte de Mousseline ensemble. C’était un des conseils qu’elle avait reçus ! Elle s’installa sur le petit banc, s’appuya le front au flanc de la bête et commença de tirer…

Cela ne sortait pas à flots. Elle tira une heure. Les plus douces paroles, les gestes les plus tendres ne changèrent pas grand’chose. Elle pinça, tira, massa, repinça et retira pendant une heure pour une pauvre pinte !

Ce fut après cela que Marie eut une conférence avec les amies des alentours, les parents présents, et même les bonnes — qui étaient meilleures cuisinières que vachères ! — et tout le monde fut d’accord : boire du lait sûr, ou ne pas en boire du tout, valait mieux que tout ce tintouin. Puisque Mégras offrait de reprendre sa bête, il fallait accepter !

La pluie tombait encore. Il n’était pas question d’attacher Mousseline derrière l’auto ou derrière ma bicyclette et d’aller la reconduire. Il fallait patienter une nuit de plus.

Le lendemain, Nazaire guéri, ressuscité, arriva fouettant gaillardement son cheval, pour se donner une contenance. Marie qui avait eu l’idée de le congédier, pour son insurrection de la veille, se contenta de lui dire avec une ironie qui passa inaperçue :

— Ah ! vous êtes mieux ! et sans lui laisser le temps de dérouler le tissu de mensonges qui lui aurait composé une maladie acceptable, elle lui dit vite :

— Ne dételez pas. Vous allez reconduire Mousseline chez elle et dire à Mégras que j’irai faire les arrangements dans la journée.

Les arrangements furent ce qu’il y avait de mieux. Marie avait bien fait de ne pas congédier Nazaire. Il passait avec son cheval tous les matins devant chez Mégras. Il apporterait le lait de Mousseline. À la fin de l’été, Mégras remettrait ce qui resterait dû du montant payé pour Mousseline.

En définitive, nous étions mieux que les années passées et tout le monde était content. Nous avions le lait de Mousseline, un lait propre, riche et gras, et Mousseline restait chez elle. Quand nous passions en voiture ou à bécane, nous l’apercevions avec ses compagnes, dans son pacage rasé à fond, et d’où elle ne pouvait même pas voir les trains ! Et elle ne beuglait plus, elle mâchait comme si vraiment, elle arrachait sa subsistance de ce terrain rongé jusqu’aux racines.

Mousseline n’était pas uniquement belle. C’était une sentimentale qui préférait l’amitié et un pacage sec et poussiéreux, à la solitude du gras et vert pâturage !




III

ORANGE ET BLEU


Un énorme bouquet de delphiniums gros bleu et de lis jaune orange fleurissait la table. Toute la lumière du salon était absorbée par ces riches couleurs ; c’était comme dans une église l’autel illuminé, les yeux y revenaient, les yeux ne s’en détachaient pas.

— Vous aviez connu Christiane, dit quelqu’un. Ces fleurs me font penser à elle. Vous aviez vu son petit salon bleu et orangé ?

Si je l’avais vu, son petit salon !

Je regardais de nouveau le grand bouquet, je répondis :

— Mais oui !

Et puis, pendant que le thé finissait dans le brouhaha des opinions toujours entrecoupées, interrompues parce que tout le monde parle à la fois et veut aussi tout écouter et ne rien perdre, je partis en excursion dans ma boîte aux souvenirs et je revis les jours de Christiane et tout un passé déjà très lointain.

J’arrivais en tramway, quand je venais la voir. Je sonnais. La bonne, — le tablier bien frais et la coiffe empesée, — m’ouvrait la porte et me disait :

— Madame descend tout de suite. Si vous voulez entrer vous asseoir.

J’entrais à droite dans le fameux petit salon et je me hâtais de me jeter dans le premier fauteuil, parce que mes semelles imprimaient mes pas en gris sur le beau velours indigo du tapis. C’était intimidant. Tout était si reluisant, si neuf, si propre, si bleu et si orangé !

Pourtant, quand plus tard, je fus avec Christiane plus intime, je sus que c’était la bonne qui était ainsi d’un soin méticuleux et d’un ordre impeccable. Christiane était comme nous volontiers heureuse dans un fouillis de livres, de journaux — entre un panier à racommodage débordant, et une boîte de bonbons ouverte…

Christiane disait :

— Je ne suis pas jolie et je le sais. C’est ma sœur qui a pris chez nous la beauté de toute la famille. On me l’a assez répété pour que je ne l’oublie jamais.

Christiane était blonde et elle avait les yeux bleus sous des cils châtains. Je la connus lorsqu’elle avait vingt-huit ou vingt-neuf ans. C’était vrai qu’on pouvait ne pas la trouver jolie, mais il fallait tout de suite s’exclamer qu’elle était aimable et intéressante. Sa figure était pâle et ses traits chiffonnés ; et ses dents étaient irrégulières mais blanches comme du lait ; elles donnaient un grand charme à son sourire.

Christiane était curieuse. Elle voulait tout savoir, mais avec intelligence et sans cesser d’être bien élevée. Elle prenait des airs auprès de son mari, mais gentiment, sans donner l’impression qu’elle posait. Elle soutenait contre lui les opinions les plus contradictoires, pour être bien sûre qu’il ne lui imposait pas ses idées. C’était, bien entendu, une comédie qu’elle se jouait, mais avec sincérité, voulant tant rester elle-même et personnelle — ou du moins, garder l’illusion qu’elle le restait : car quelle femme au monde peut aimer, et au début de cet amour, ne pas se laisser influencer en tout ?

Le petit salon orangé et bleu, au fait, puisque le mari était architecte, il avait dû y mettre du sien. Ces fauteuils, ces tables, ces bibliothèques, — les premiers meubles que je vis qui ne venaient pas tout faits d’un magasin — il avait dû les dessiner au moins. Nos écoles d’art moderne, nos ateliers n’existaient pas encore. Mais il n’était pas question de la part du mari. C’était la composition de Christiane, le salon de Christiane, le goût de Christiane, les couleurs de Christiane ; orange et bleu ; orange très orangé comme les lis tigrés du bouquet, bleu bien bleu comme les delphiniums du bouquet.

Ce petit salon, les détails en sont effacés de ma mémoire. L’arrangement des fenêtres — les rideaux d’étamine bien blanche bordée d’un jour au fil jaune, les tentures, les fauteuils bas, c’est tout ce qui me reste. Il m’est absolument impossible de retrouver la couleur du mur. Mais en regardant le beau bouquet de lis et de delphiniums, Christiane est reparue bien vivante dans son petit salon et je l’ai revue marquant à son tour le tapis moelleux de l’empreinte de ses pas. En vérité, ce n’était donc pas parce que j’arrivais du dehors et que mes pieds étaient poussiéreux que je le marquais ; c’était que la peluche en était trop épaisse et trop bleue.

Nous étions pendant l’autre guerre. Christiane avait son mari bien à elle et en sécurité malgré sa jeunesse. Il était grand et fort, mais il avait de si mauvais yeux qu’il n’était pas question d’en faire un soldat.

Christiane racontait comment, lorsqu’elle était encore élève au couvent Saint-Louis-de-Gonzague, et lui écolier du Mont Saint-Louis, il la suivait tous les jours silencieusement, rue Sherbrooke. Puis, enfin, il avait trouvé quelqu’un qui la lui avait officiellement présentée. Ensuite, il lui avait prodigué attentions et compliments. Il l’attendait non loin de la sortie, il l’accompagnait presque jusqu’à sa porte. Les compliments du collégien avaient eu un effet irrésistible et définitif sur la petite fille de seize ans, habituée à s’entendre dire :

— Tu ne te tiens pas bien.

— Mais c’est affreux comme tu ne grandis pas. Ta sœur qui a une si belle taille.

Ou encore :

— Ma foi, ton visage n’est pas pareil des deux côtés. Laisse donc que je t’examine.

Christiane ne savait pas encore que cela s’appelait un visage asymétrique. Mais elle apprenait une fois de plus qu’elle n’était pas jolie ; qu’elle ne serait jamais belle comme sa sœur aînée. Ce refrain cessait d’être nouveau et ne l’affligeait plus.

Car, s’étant convaincue qu’elle était dénuée d’attraits physiques, Christiane ne s’était pas tenue pour battue. On lui avait par ailleurs souvent dit qu’elle était intelligente. Elle estimait que c’était le plus important de tous les biens, et avec cette richesse, elle avait entrepris l’édification de sa personnalité. C’était fort bien, elle n’était pas jolie, mais elle ne serait pas banale et on s’occuperait quand même d’elle. Elle aurait de l’instruction, elle serait intellectuelle, elle serait intéressante. Elle avait une jolie voix de soprano, elle la développerait et elle développerait aussi ce goût qu’elle se sentait pour la décoration de maison. Elle connaîtrait en plus, la peinture, l’architecture, la littérature et… la mode.

Avec autant d’intérêts, un programme d’études aussi vaste, sa vie serait comble. Elle ne s’ennuierait pas. Elle n’ennuierait pas les autres. Il y aurait tant de choses, dans ses yeux bleus et derrière ce front — qu’on s’arrêterait pour y lire. Et puis, Christiane parlerait et elle parlerait bien. Christiane aurait toujours quelque chose à dire.

Si occupée, elle ne s’aperçut pas que ses dix-huit ans amélioraient beaucoup son physique et corrigeaient presque tous les défauts qu’on lui avait jusque-là reprochés. Ses cheveux bouclés étaient naturellement de ce blond angélique que les coquettes de l’époque essayaient en vain d’obtenir par la teinture. Ils moussaient autour de sa figure beaucoup moins pâle, parce que Christiane rougissait à tout propos. En un mot, même avec ses traits chiffonnés, Christiane était devenue jolie. En gris pâle, en vert jade, en bleu, personne ne pouvait l’être davantage. Elle avait l’air d’un pastel où les couleurs se marient avec une douceur si harmonieuse, qu’on ne s’occupe pas de la perfection du dessin.

Le futur architecte voyait tout cela, lui, et de plus en plus, s’attachait à ses pas.

Comme il était riche, le roman ne traîna pas en longueur. Aussitôt admis à sa profession, il fit la grande demande, et Christiane se trouva bel et bien mariée avant d’avoir même entrepris les études spécialisées qu’elle avait décidé de faire.

Mais rien n’allait l’empêcher de remplir le programme établi. Les jeunes époux partirent pour Paris. Christiane y améliora son vocabulaire, prit des leçons de chant, affina ses manières. Elle cueillit à pleines mains des notions de tout. Elle apprit sans livre les divers âges de l’architecture : on commence par l’école romane avec Saint-Germain-des-Prés ; on continue avec le gothique de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle : on passe à Saint-Étienne-du-Mont pour les caprices de la Renaissance, et ainsi de suite. C’était aisé et inoubliable. Et que de choses, pareillement, vous enseignaient en peinture les musées ! Des Primitifs au XIXe siècle, la marche du pinceau, la différence des fonds de toile, au Louvre cela sautait aux yeux d’une salle à l’autre. Au Luxembourg, on s’approchait du moderne ; au Grand Palais, on s’initiait aux ultra-modernes, au bizarre, aux laideurs mêmes. Christiane en critiquait bien quelques-unes, mais elle avait trop décidé d’être quelqu’un pour ne pas être d’avant-garde. Elle aimait d’ailleurs les couleurs vives, crues ; témoin le bleu à laver, l’orange brûlé de son salon.

La guerre avait interrompu la vie si palpitante d’intérêt du jeune ménage privilégié. Rentrés à Montréal, ils avaient acheté cette maison où Christiane avait installé cette pièce bien à elle, couleur de delphiniums et de lis jaunes !

Le jeune ménage privilégié subissait tout de même, comme les autres, le sort ordinaire des humains ; son bonheur clochait. La santé de Christiane était mauvaise, inquiétante. Un mal encore inconnu minait son jeune organisme. Son front de cire en était le seul indice, pour les passants, car son entrain, son enthousiasme étaient d’une vigueur extrême. Ce qui ne l’empêchait pas d’être confinée au lit, ou au moins à la maison, des semaines complètes, et d’avoir à dissimuler de continuelles souffrances.

Je marquais souvent le tapis bleu de la poussière de mes semelles, parce que j’avais une santé de fer et pouvais aller par tous les vents, distraire Christiane malade, boire son délicieux thé de Chine, manger ses sandwiches, emprunter ses livres. Christiane me questionnait sur mes études encore en cours, sur mon professeur de littérature, mes ambitions, mes projets, mes amours. Christiane voulait savoir l’histoire de tous, et le moindre potin la ravissait. Elle buvait les nouvelles fraîches comme du bon lait, et d’ailleurs elle versait généreusement en échange tout ce qu’elle savait elle-même.

— Tu es bavarde, Christiane, tu es une vraie commère…, disait son jeune mari. Mais il mettait dans sa voix une indéniable admiration : ce que Christiane faisait, c’était amusant, c’était drôle. Il ne s’ennuyait pas avec elle, et elle était adorable avec lui, lui réservant sa tendresse un peu enfantine, ses taquineries, ses meilleurs sourires. Elle jouait sans doute à la petite fille choyée, mais ce masque qui appelait protection et tendresse, lui servait à cacher une sournoise force de caractère.

Parce que son jeune mari n’acceptait rien sans elle, n’allait nulle part sans elle, Christiane maintes fois feignait de se sentir tout à fait mieux, se levait, se pomponnait, manifestait un irrésistible besoin de sortir, de voir du monde, de marcher… Pour cela, elle devait mépriser et vaincre de tenaces douleurs qui la tourmentaient sans répit.

Je ne marquai qu’un hiver, en somme, le tapis bleu, de mes pas gris. La guerre achevait, et après l’armistice, le jeune ménage partit aussitôt pour Paris.

Ce fut l’insistance de Christiane, qui me pressait dans ses lettres de les rejoindre, qui m’aida sans doute à organiser mon propre voyage. Ils n’étaient pas installés depuis bien longtemps quand, à mon tour, je mis pied à Paris, puisque j’y arrivai pour fêter le premier anniversaire de l’armistice.

Ma malle à peine défaite, comme une Parisienne née, je pris le métro et j’allai voir Christiane.

Elle habitait un appartement confortable à Passy. J’y eus bientôt mes habitudes… et chaque fois que je descendais du tramway et que je marchais d’une rue à l’autre, jusque chez elle, je traînais avec moi toute la série de héros de roman qui avaient vécu dans ce cadre et dont les vies avaient passionné mon adolescence…

Christiane semblait ressuscitée. Nous courûmes Paris ensemble. Le jeune ménage entreprenait de me civiliser, au fond… Nous allions de Saint-Denis à Fontainebleau, de la Madeleine à l’Opéra, du Louvre à Versailles et à Rambouillet. Nous avions la même façon de prendre en riant les mésaventures. Tout allait si bien que nous entreprîmes plus tard, après avoir traversé Paris en tous sens, de traverser ensemble toute la France…

Délicieux voyage ! et qui demeure parmi les plus beaux de mon existence. C’était le printemps, et si nous quittâmes Paris et les marronniers en fleurs, ce fut pour trouver sur la côte d’Argent, les grappes mauves des glycines et les roses qui grimpaient emmêlées sur tous les murs ; et ce fut pour retrouver la mer que nous aimions tant.

Saint-Jean-de-Luz ; Hôtel Beauséjour ! Le nom rappelait quelque modeste auberge de chez nous — en France, on manquait donc aussi parfois d’imagination ? — mais comme tout était nouveau, pittoresque, agréable et même élégant.

Je nous revois flânant au port, regardant de l’autre côté du pont, la petite ville de Ciboure et les hautes Pyrénées ; et puis, le phare de Socoa sur lequel venaient se briser les hautes lames de l’Océan. Le climat faisait du bien à Christiane. Elle était gaie ; d’ailleurs nous l’étions tous, et nos longues promenades en voiture dans les montagnes n’étaient pas silencieuses. Nous apportions avec nous des livres, et nous relûmes quelques pages de Ramuntcho, sur la place même où Loti fait vivre son héros.

De Saint-Jean-de-Luz, nous émigrâmes à Guéthary. Le matin, au réveil, nous nous passions sous la porte, de petits billets où nous écrivions nos impressions sur le petit déjeuner que l’on venait de nous apporter ; sur l’onctueux du chocolat, des croissants…

Mais Christiane, certains jours, fut moins bien. Elle riait apparemment du même cœur et rien ne décelait ses malaises, sauf qu’elle gardait le lit et que nous faisions salon autour ! Sur sa table, il y avait des revues d’art, de mode, et des revues purement littéraires. Il y avait les derniers livres. Les discussions commençaient. Les opinions du jeune ménage n’étaient pas toujours assez orthodoxes pour mon goût. Avec son grand besoin d’être d’avant-garde, Christiane m’étonnait et son mari s’appliquait à me scandaliser. Je n’abandonnais pas, malgré ma jeunesse, ma façon de penser, pour adopter aveuglément leur manière de voir ; à cause de leur petit droit d’aînesse, je ne recevais pas en silence ce que j’appelais leurs idées fausses. Le feu de la discussion grandissait. Il finissait en éclats de rire.

Si Christiane, vers la fin du jour, se sentait mieux, nous allions avant le dîner prendre une consommation à la terrasse du prochain café. Nous ne nous blasions pas, sur ce plaisir d’être assis dehors, dégustant notre breuvage en regardant passer ce monde si nouveau pour nous. Des femmes revenaient du lavoir, le panier sur la tête ; des bœufs blonds traînaient des charrettes, et les Basques nous amusaient vifs, gesticulants, et le béret toujours bien enfoncé…

C’était un temps de belle et insouciante vie. L’humeur égale, la gaîté du jeune ménage étaient pour moi un bel exemple de bonheur conjugal. Christiane reprochait souvent à son mari de n’avoir pas assez d’égards pour moi, mais j’aimais qu’il fût ainsi, empressé à la servir, à l’écouter, tout en prévenances ; cela enchantait le romanesque de mes vingt ans. La vie conjugale parfaite, c’était cela. Ah ! sûrement, il aurait pu être plus galant avec moi, tenir au moins mon manteau, quand nous nous vêtions pour sortir, mais non, il était tout occupé à voir si Christiane se couvrait suffisamment !

Un jour, nous nous étions mis en route pour aller voir des grottes célèbres. Au dernier moment, Christiane ne se sentit pas assez bien pour y descendre et braver tant d’humidité. Mais puisque nous étions rendus, elle voulait que nous y allions quand même. Elle nous attendrait en haut. Justement, un groupe partait. Ce ne serait pas si long, après tout.

Lui ne voulut pas et il se mit à badiner sur l’insignifiance de retourner encore nous promener sous terre, pour contempler quelques stalactites quand déjà nous en avions tant vu. L’important, c’était d’avoir fait un beau tour de voiture. Et puisqu’il payait le cocher, je n’avais rien à lui reprocher. Et il prétendit que cela ne m’amuserait pas non plus ; et puis, j’étais libre d’y aller, ils m’attendraient tous les deux bien gentiment…

L’incident me fit réfléchir, et je remarquai ensuite avec quel soin il évitait toujours tout ce qui aurait pu faire de la peine à Christiane. Christiane n’aurait pas de chagrin, Christiane ne se sentirait pas lésée. Christiane n’aurait rien de moins que ce que nous aurions…

C’est ainsi que je marchai tant de fois solitaire sur les routes qui bordaient la mer, à Guéthary et à Saint-Jean-de-Luz. Sous les beaux tamaris, face à l’Océan, je devais rêver à bien des choses que j’ai oubliées, mais sûrement je pensais que leur bonheur, leur façon de s’aimer, de se suffire, était une chose à envier, à désirer.

Tout de même, Christiane était malade ! Nous allâmes à Lourdes, et le temps d’y faire une neuvaine complète. Mais quand elle vit tant de misères physiques, tant d’infirmités sans nom, dans tout ce peuple de pèlerins, Christiane m’avoua qu’elle ne pouvait plus demander sa guérison, qu’elle se trouvait en comparaison trop heureuse, trop choyée, qu’il ne serait pas juste qu’elle eût un miracle… elle devait accepter de garder sa mauvaise santé.

Quand, en plus de la messe et d’exercices le matin, nous avions encore assisté à la procession et au salut de l’après-midi, fatigués d’avoir tant prié, et d’avoir été si émues par les « Seigneur, guérissez-nous » qui montaient de la foule souffrante, nous nous arrêtions au retour, à une pâtisserie dont la terrasse s’avançait au-dessus du Gave. Nous buvions du café, nous mangions des gâteaux, mais ces jours-là, Christiane n’était plus aussi gaie. Si son mari n’était pas là, elle était même un peu triste. Ses paroles n’avaient plus rien d’enfantin, elle parlait avec compassion de toutes ces douleurs qui avaient défilé devant nous.

Ils étaient deux. Ils étaient riches. Ils étaient intelligents, cultivés, ils adoraient les livres, la peinture, la musique, tout ce qui fait le prix de la vie. Ils comprenaient la nature, ils jouissaient de tout ce qu’elle leur offrait, et voyageaient sans soucis financiers, sans regretter personne, complètement heureux ensemble. C’était un conte. Pourtant, à Lourdes, je soupçonnai que Christiane jouait à la femme heureuse et qu’au fond d’elle-même un pressentiment l’étouffait.

— Non, je ne peux pas prier pour ma guérison, répétait-elle, je ne peux pas devant tous ces gens si dénués, si malades, je ne peux pas, je ne serai pas guérie, ce serait une injustice.

Nous continuâmes, les neuf jours finis, notre voyage. Il y eut Cauterets, Gavarnie, il y eut Toulouse, Rocamadour, et tant d’émerveillement, de joies diverses…

Il y eut Paris retrouvé, leur appartement, toujours si accueillant, et les bons dîners que présidait la même Christiane rieuse et blonde… Puis, un jour, il fallut bien nous quitter. Je revenais avant eux. J’embrassai Christiane, en lui disant au revoir… Je retournerais dans son petit salon bleu et orangé…

Dix jours en mer. Je lui écrivis l’enchantement de la Méditerranée, de Gibraltar et, de toute la traversée ; tempêtes, clairs de lune m’enthousiasmaient également.

Pendant que je lui racontais tout cela, étendue sur ma chaise longue et me berçant au rythme de la vague, Christiane, là-bas, mourait. À mon arrivée, le câble qui annonçait l’affreuse nouvelle était déjà là. Christiane était morte. Pourtant, Christiane est restée vivante pour moi, parce que je ne l’ai pas vue les yeux fermés…

Le grand bouquet de delphiniums et de lis jaunes me rappelle son petit salon qui n’existe plus. Mais Christiane vit encore, Christiane vivra toujours. Et j’imagine si bien comment ce sera quand nous nous retrouverons. Je la vois sourire — oh ! l’heureuse qui n’a pas vieilli ! — et je l’entends demander :

— Vite, vite, racontez-moi ce qui s’est passé après mon départ. Qu’avez-vous fait ? Où êtes-vous allée ?




IV

LE CARÊME D’ISABELLE


Dehors, des enfants déguisés en mardis gras, chantent devant la maison, et poussés par le vent et les rafales, s’en vont ensuite criant sur la route.

Isabelle, Dieu merci, se prépare plus chrétiennement au carême, Isabelle, même à dix ans, a des idées moralement plus élevées.

En rentrant de l’école, elle a demandé une boîte, elle a percé dans le couvercle une fente comme celle de sa « banque ». Et maintenant, elle s’installe sur la table de la salle à manger, sort son sac, ses crayons, son cahier, et en arrache une page, au milieu — où cela ne dérange rien d’en arracher ! — Puis, tout en mangeant de la belle tire d’or, étirée par sa mère pour célébrer le mardi gras, Isabelle commence de méditer les résolutions à prendre pour sanctifier son carême.

La feuille découpée en petites langues de trois pouces de long sur deux de large, elle hésite — oh ! rien qu’une seconde — et elle écrit :

— NE PAS MANGÉ DE TIRE —

Elle plie le petit papier, le fait passer de peine et misère dans la fente trop petite. Alors, aussitôt, elle s’aperçoit que cette fente, en somme, ne servira pas à grand chose. Chaque matin, elle ne pourra sûrement pas pêcher sa résolution du jour par ce petit trou. Il lui faudra plutôt lever le couvercle. Bah ! elle n’aura qu’à fermer les yeux bien juste, pour piger au hasard, sans choisir, ni tricher.

Pensant à cela, elle écrit sur le deuxième papier :

— NE PAS TRICHÉ. —

Ces résolutions ne lui coûtent aucun effort. Songe-t-elle que lorsqu’elle tirera la première, la journée de pénitence sera facile ?

Dans le carême, la tire est rare à la maison ! Mais ne jugeons pas témérairement des intentions d’Isabelle. Elle mordille un instant le bout de son crayon, puis elle continue dans le même ordre :

— MANGÉ UN PEU MOINS DE DÉSERT —

Et elle plie ce nouveau papier, le fait passer par le trou de la boîte, toujours comme si c’était un bulletin de vote.

— BIEN SASOIR À TABLE —

Isabelle, il faut bien l’avouer, est toujours sur un pied et sur l’autre, et s’asseoir, même pour les repas, est pour elle un supplice presque douloureux. Tous les prétextes sont bons pour laisser la table et courir autour. Aussi croit-elle que des résolutions de ce genre, il n’y en aura jamais trop, et elle ajoute sur le cinquième papier :

— MANGÉ BIEN AU REPAS —

Elle médite ensuite plus longtemps avant de se remettre à une autre série.

— RAMASSÉ MON ARGENT —

Ce qui va sans doute avec la résolution suivante :

— NE PAS MANGER DE BONBONS —

Ouf ! pour une fois, elle a son infinitif, mais elle ne le sait pas ! La conjugaison des verbes n’est pas encore son fort. Elle a beau grandir en sagesse, elle n’a dix ans que depuis hier.

Elle écrit vite, maintenant, et sans rature :

— EN DURÉ MES MISÈRES —

— ETRE GENTILLE ENVERS LE MONDE —

— NE PAS CRIER TROP FORT —

— PAS DE COLÈRE —

— DIRE LA VÉRITÉ —

Les colères, ça la connaît, hélas ! Elle est soupe au lait au possible. Mais qu’on lui dise une drôlerie, et elle rit au milieu de ses pires éclats. Pour ce qui touche à la vérité, peut-être vaut-il mieux n’en point parler. Il y a les mensonges joyeux, et on pourrait dire qu’il y a aussi, les mensonges d’imagination. Mais enfin, elle se surveillera.

— PAS DE CHICANE —

Isabelle a une sœur plus vieille, qui lui fait parfois la leçon. Isabelle supporte mal ses commentaires. Aussi ajoute-t-elle tout de suite :

— NE PAS RÉPONDRE GROSSIÈREMENT —

Elle cherche, mâchant sa tire ; elle se lève, fait le tour de la table, passe son nez dans la porte du salon, et revient se mettre à l’œuvre :

— FERMÉ LES YEUX PENDANT LA PRIÈRE —

Elle est curieuse comme une belette ! Cette résolution-là, elle peut se flatter de penser qu’elle sera difficile à tenir. Il y en a une autre, aussi, qu’elle a dans l’idée depuis le commencement, mais qu’elle ne se décide pas à risquer, parce que vraiment, elle n’a pas envie de la tenir. Elle réfléchit, commence à l’écrire, déchire le papier, puis, tout à coup résolue à avoir l’âme généreuse, trace en très gros caractères :

— LAVÉ LA VAISELLE —

Elle est tentée de rouler le papier un peu différemment pour le reconnaître et ne pas le prendre trop souvent. Mais non. Elle sera héroïque jusqu’au bout. Le voici roulé, et si pareil aux autres que, tout de suite demain, elle pourra tomber dessus ! Après tout, le carême est le carême, ce n’est pas un temps de réjouissance, et puisque Isabelle est trop petite pour jeûner, il faut bien qu’elle fasse quelque chose. La boîte n’est pas pleine. Qu’est-ce qu’elle pourrait bien ajouter ? Le souvenir d’un drame et d’une humiliation récente, lui inspire son dernier papier :

— NE PAS AIMER LES GARÇONS, GUSÇE QUAND JE SERAI GRANDE —

Celui-ci bien roulé et glissé dans la boîte, elle entend sa mère qui demande :

— Isabelle, as-tu fini tes devoirs ? Il est huit heures et demie…

Elle n’avait pas de devoirs, à cause du mardi gras. Heureusement, car dans le feu des bonnes résolutions, elle les aurait sûrement oubliés. Elle se lève pour aller dire bonsoir, mais sa dernière résolution a réveillé le triste souvenir de son premier amour, et elle dit :

— Est-ce que c’était assez épouvantable, maman, Jean, me prendre de force, devant tout le monde, en pleine rue !

La mère se pince les lèvres pour ne pas rire, et acquiesce.

— Oui, oui, mais c’est fini, n’y pense plus. Tu as eu ta leçon…

— Oui, c’est fini, je t’assure. Je ne l’aime plus, pas une miette, et des garçons j’en aimerai pas d’autres, …pas de sitôt.

Ce premier amour d’Isabelle avait duré six semaines, à peu près. Il était né dans la salle paroissiale, à la représentation d’un film de Deanna Durbin donné au profit de je ne sais quelle œuvre.

Isabelle y était allée avec sa sœur Martichon, qui avait treize ans. Le petit Jean avec sa mère occupaient les chaises voisines des leurs, et tous se reconnurent pour s’être vus bien souvent. Ils habitaient la même rue. Mais, ils ne se parlèrent pas d’abord, ils écoutaient, regardaient.

Cependant, Isabelle — avec sa précoce intuition de femme, sans doute, et aussi grâce à sa girouette de tête qui tournait toujours au moment où on s’y attendait le moins — remarqua bientôt que le petit Jean la contemplait au lieu de regarder l’écran. Et chaque fois que ses yeux rencontraient ceux du petit garçon, elle lui souriait. Sans s’en douter, elle le frappait en plein cœur. La pièce finie, ils revinrent ensemble, et Jean et Isabelle marchèrent devant, Isabelle faisant naturellement tous les frais de la conversation. Elle questionna, donna ses impressions, et cela finit par une invitation :

— Viens donc jouer chez nous… maintenant que tu me connais ?

Elle n’aurait pas eu besoin de l’inviter. À sept heures et demie, le lendemain, il venait une heure d’avance la chercher pour l’école ! À midi, il revint. Et le soir, après la classe, jusqu’au souper. Un jour, deux jours, trois jours.

Isabelle qui avait toujours été gaie comme un pinson et coup de vent comme un cyclone, s’assagit soudain et parut parfois songeuse. Venant embrasser sa mère, elle mit sa tête brune sur son épaule et dit :

— Il m’aime, maman, il m’aime assez, si tu savais ! J’n’ai jamais vu ça !

Ceci le quatrième jour.

Aussi, le soir, l’amoureuse enfant couchée et endormie, y eut-il conciliabule entre les grands de la maison. Martichon avec la sévérité de ses sages treize ans, déclara :

— Maman, tu devrais arrêter ça. Tu devrais lui défendre de jouer si souvent avec lui. Si tu la laisses faire, tu vas en faire une petite garçonnière. À dix ans, c’est un peu fort.

Mais la maman d’Isabelle était d’humeur moins draconienne, et le père voulait voir durer un peu la comédie. Car les enfants jouaient le plus souvent auprès d’eux, et s’ils couraient dehors, c’était autour de la maison, qui, étant une maison de campagne, avait le bonheur d’avoir des yeux tout le tour de la tête !

La maman calma donc sa fille aînée et elle décida de laisser faire encore quelque temps.

L’idylle continua. L’amoureux fidèlement arrivait tôt et demeurait le plus longtemps possible. Il entourait Isabelle d’attentions, de prévenances. Tout ce qu’elle faisait semblait beau, tout ce qu’elle disait était drôle. Souvent aussi, muet d’admiration, il la contemplait sans rien dire.

Isabelle souriait. Quand il n’était pas là, elle allait dans la maison plus légère que jamais, elle marchait comme volent les papillons. Et elle souriait d’un mystérieux sourire ; la vie d’Isabelle avait son secret…

Sa mère la surprenait parfois qui se berçait rêveuse près de la fenêtre donnant sur la route par laquelle il reviendrait, et son mystérieux sourire était là continuel, et c’était en même temps un sourire si heureux qu’il en était émouvant. Les coins de la fine bouche remontaient, les grands yeux bruns brillaient, tendres comme la lampe qui veille…

— À quoi penses-tu, Isabelle ?

— À Jean, maman. Il m’aime tellement, si tu savais ! Il m’aime et il me trouve assez belle !

— Il te l’a dit ?

— Oui, bien sûr. Il m’a dit qu’il me trouvait belle, belle, plus belle que Deanna Durbin, maman, pense donc ! Mais ça, j’sais bien que ce n’est pas vrai…

Le moment était venu de glisser un mot…

— Non, ce n’est pas vrai, bien sûr ! Et puis, ce n’est pas de l’amour, tu comprends, à votre âge. À votre âge, on ne parle pas d’amour. Jean est gentil, bien élevé, je te laisse jouer avec lui parce que c’est un bon petit voisin, mais c’est bien entendu, Isabelle, que s’il continue à te faire des déclarations, il va falloir lui faire la leçon. Il pourrait finir par vouloir t’embrasser, et là, il ne faudrait pas le laisser faire, et vous n’auriez plus la permission d’être toujours ensemble…

— Ah ! je sais bien, maman. Et ce n’est pas comme ça qu’il m’aime, maman, ce n’est pas de l’amour comme papa et toi, on est des enfants, on n’est pas fou, on le sait… Mais il me trouve belle, qu’est-ce que tu veux ! Pense donc, plus belle que Deanna Durbin, Deanna Durbin ! Pense donc !

Et le sourire de béatitude reparut.

Mais en effet, si Jean suivait Isabelle comme une ombre, s’il la dévorait des yeux pendant qu’elle parlait, aucun n’était plus correct, plus respectueux. C’était, en fait, de la vénération. Ils revenaient toujours de la classe se tenant par la main, mais au beau milieu de la rue et entourés de leurs camarades qui parlaient tous ensemble.

Six semaines plus tard, cependant, imprévu, survint le drame.

Les petites filles étaient, ce midi-là, sorties plus tôt de l’école et Isabelle revenait avec ses compagnes, quand, en arrière, parut Jean avec quelques écoliers. Leur montra-t-il de loin Isabelle en disant :

« C’est ma blonde », ou, si d’eux-mêmes, ils avaient tiré leurs conclusions ? Toujours est-il que la bande ayant en courant rejoint le groupe des filles, les gamins se mirent à crier à Jean :

— Embrasse-la ! Embrasse-la ! Si c’est ta blonde, pourquoi que tu ne l’embrasses pas ?

Et pendant que Jean se faufilait timidement auprès d’Isabelle, ils narguaient de plus en plus le pauvre amoureux. Isabelle, se détournant, les foudroya du regard, et ses deux tresses claquèrent comme des fouets ! Les effrontés n’en accentuèrent pas moins leur plaisanterie :

— Non, ce n’est pas ta blonde. Tu serais capable de l’embrasser si c’était ta blonde.

C’en était trop. Les timides ont de ces subites audaces, Jean, avant qu’Isabelle ait eu le temps de soupçonner ses intentions, lui plaquait sur la joue un baiser retentissant, puis, l’empêchant de se sauver en se cramponnant à elle, lui en donnait deux ou trois autres. Elle se dégagea avec force, et cria : Jean ! d’un ton où passait un chagrin aussi véhément que l’était son indignation.

Essoufflée et en larmes, elle entra en coup de vent dans la maison :

— Maman, maman, Jean m’a prise de force devant tout le monde. J’lui parlerai plus jamais, jamais. Je ne l’aime plus, il n’est plus mon ami, c’est fini, fini !

Pauvre Jean ! La mère et les autres gardèrent miraculeusement, ou au moins, au prix de grands efforts, un visage compatissant et sérieux, tant que dura le récit de l’attentat. Mais les larmes d’Isabelle, attiraient en même temps leur pitié. Avant de pleurer de colère et de honte, elle pleurait de déception. On avait abusé de sa confiance.

Elle répétait indignée :

— Me prendre de force, en pleine rue, devant tout le monde ! Jean ! Je n’aurais jamais pensé ça de lui !  !  !

À la maison, on s’imagina qu’elle en reviendrait, et pardonnerait, à son admirateur, même si elle répétait : « Je ne l’aime plus, pas une miette ». Mais, non ! Le pauvre Jean, du coup, avait tué l’amour d’Isabelle et il fut puni de son maigre délit, comme s’il eût été coupable d’un crime passionnel.

Et c’en fut fini des sourires heureux et des rêveries. Et c’était à la suite de cette première expérience qu’elle prenait ce soir la noble résolution de ne PLUS AIMER LES GARÇONS, GUSCE QUAND ELLE SERAIT GRANDE.

Et voici que commence le carême d’Isabelle. Le mercredi des Cendres et les jours suivants, elle tire de sa boîte un petit papier, et toute la journée, la résolution préside à ses actes.

Si le petit papier dit : Être gentille avec le monde, elle est gentille avec le monde pendant vingt-quatre heures ! Si le petit papier dit : Ne pas mangé de tire, elle fait cette pénitence d’un cœur léger, sans tentation, il n’y a pas de tire à la maison ! Si le petit papier dit : Lavé la vaiselle, Isabelle offre ses services et lave la vaisselle. Elle espère parfois qu’on refusera son aide. Mais sa mère, ayant vu par hasard la boîte aux résolutions, ne veut pas la priver de ses moyens de sanctification.

Isabelle a ainsi l’occasion de laver la vaisselle trois ou quatre jours de suite, à deux ou trois reprises. Elle a beau secouer la boîte, brasser vigoureusement, le malheureux : Lavé la vaiselle, lui tombe toujours sous la main. À mesure que le carême s’allonge, son enthousiasme pour cette pénitence baisse. Si bien qu’il faut lui pardonner, mais il lui arrive, de remettre parfois le papier dans la boîte, de mêler de nouveau, et d’avoir ensuite le bonheur de tirer une résolution moins difficile comme par exemple : EN DURE MES MISERES. Isabelle qui, en vérité, n’avait pas touché de près les misères, a bientôt l’occasion d’apprendre que la vie peut être terrible. Dans la banlieue qu’elle habite, tout le monde semble plutôt heureux. Les maisons sont si gaies, avec leurs volets de toutes les teintes, les cheminées qui fument joyeuses en hiver, et les beaux jardins en été, et le lac et les beaux arbres. Mais elle vient un jour en ville, avec sa mère, parce qu’elle a besoin d’un manteau et de bottes. Isabelle sort sautillante de chez Dupuis, ravie de ses achats, quand subitement, elle s’immobilise. Elle vient d’apercevoir le pauvre cul-de-jatte qui vend des crayons, assis dans la boue, et si mal vêtu. Elle se retourne vers sa mère, pâle, et avec de grosses larmes qui coulent pressées sur ses joues :

— Oh ! maman, maman, donne-moi de l’argent.

Elle va mettre son offrande dans la vieille casquette, et pour la première fois de sa vie, elle marche ensuite gravement, les yeux agrandis parce qu’elle a vu l’horreur d’une vraie misère.

La sensibilité, le bon cœur d’Isabelle sont d’ailleurs chose connue même d’elle-même, sans doute, car si elle a mis dans ses résolutions : dire la vérité — pas de chicane — pas de colère — manger un peu moins de désert — ne plus aimé les garçons gusçe quand je serai grande — parce qu’elle connaît ses faiblesses, elle n’a pas pensé à mettre : avoir bon cœur, faire la charité, parce que, cela, en elle, c’est naturel. Il fallait même surveiller ses attendrissements.

L’été auparavant, un vieux nègre, en haillons, travaillait tous les jours au gazon, à la haie, aux fleurs du voisin. Parce que tout le monde le regardait comme une bête curieuse et qu’il était si laid, Isabelle sacrifiait ses heures de jeu pour lui parler, le distraire, même s’il ne comprenait pas sa langue. Un bon matin, elle vint hésitante, trouver sa mère. Car par bonheur, elle la consulte avant d’agir.

— Maman, penses-tu que ça lui ferait plaisir si je l’embrassais ?

Voyant la réprobation dans les yeux maternels, elle ajouta avec une évidente expression, de dégoût :

— Oh ! J’aimerais, pas ça, il est trop noir, et en plus, il est sale par-dessus le noir, mais il fait tellement pitié, maman, il est tout seul, il me semble que ça le consolerait…

Non, tout de même !

Alors, sa mère lui dit :

— Je pense que tu es mieux de te contenter de lui parler. Et puis, ne te fais pas trop de peine pour lui. Les noirs ne se pensent pas plus laids que les blancs. Si tu l’embrassais, il n’aimerait pas ça. Rappelle-toi, ce que ta tante a raconté, quand elle avait sa Louise, comme cuisinière. Elle a constaté que la négresse avait mal au cœur des blancs et ne voulait ni manger, ni boire dans d’autre vaisselle que la sienne, et qu’elle avait relavé elle-même tous les uniformes qui sortaient pourtant de la buanderie, et les draps et les couvertures avant de s’en servir…

— Ah ! c’est vrai, j’avais oublié. Eh bien, je l’embrasserai pas, je vais lui montrer le français plutôt…

Et elle repartit, dansant sur un pied, puis sur l’autre, mais se tenant désormais à un peu plus de distance du noir, par peur qu’il ait mal au cœur de la petite blanche qu’elle était.

Un autre problème était réglé dans sa vie.

Le carême d’Isabelle passe. Remplie de zèle, les derniers jours, elle ne change pas la résolution : Lavé la vaiselle, quand elle la tire. Pour clôturer l’ère de sanctification, Dieu lui offre aussi l’occasion de nouveaux mérites.

Sa mère reçoit une demande de secours pour une famille de miséreux, dans laquelle il y a plusieurs petites filles. Elle décide d’avoir la collaboration d’Isabelle. Elle la prie de choisir parmi ses robes celles qui sont un peu courtes et qui ne feront plus à l’été. Isabelle en découvre cinq ou six, très jolies encore, et qu’elle regarde avec tendresse. Mais elle les donne.

Et elle dit :

— Même si ce n’est pas le jour de l’an, maman, est-ce que je pourrais donner une poupée ?

— Sûrement.

Elle choisit Sophie, qui vraiment n’a plus trop bonne mine, parce qu’elle l’a trop aimée, trop débarbouillée. Son bonnet, sa toilette sont vraiment grisâtres.

Mais dans l’après-midi, la maman d’Isabelle prend la poupée, la débarbouille, lui repeint la figure, la cire ; lave, empèse l’organdi qui redevient rose, et voilà Sophie élégante comme si elle sortait d’un grand magasin.

En la voyant, Isabelle reste ébahie et échappe un : Oh ! qui en dit long.

— Aimerais-tu mieux la garder et en donner une de tes autres ?

Isabelle n’hésite pas, elle répond la voix bien ferme :

— Oh ! non, j’ai dit que je la donnais, je la donne. Mais…

— Mais quoi ?

Isabelle avale, et achève les yeux pleins de convoitise :

— Mais, que j’aimerais ça être la petite pauvre !




V

MONSEIGNEUR ÉTAIT UN PEU VIEUX


Monseigneur était un peu vieux. Anne-Marie qui le connaissait depuis toujours, lui disait sans timidité absolument tout ce qui lui passait par la tête.

Ce matin-là, elle le rencontra comme elle finissait une retraite. Il lui demanda :

— Eh bien, es-tu contente ?

— Oh ! oui, répondit-elle avec ardeur. Oh ! oui, et savez-vous, Monseigneur, je suis convaincue que j’aurais une vocation religieuse, moi, si je pouvais laisser mes dix enfants.

Alors, Monseigneur s’exclama :

— Ne dis pas cela, Anne-Marie. Si vraiment, tu te sens appelée, tu dois partir, tout laisser. Dieu verra à prendre soin des tiens. Souviens-toi de l’Évangile…

Monseigneur était un peu vieux, mais en principe, il avait raison. Si Dieu vous appelle, vous devez tout quitter. Vous le savez bien ; s’il veut que vous soyez à Lui, Il arrangera, tout le reste. C’est la foi qu’il faut avoir.

Ce fut donc la foi d’Anne-Marie. Elle avait bien du chagrin, le sacrifice était sans mesure, mais dans la belle et pieuse ardeur de ses vingt ans, elle décida qu’elle devait suivre l’appel et abandonner ses dix enfants.

Car Anne-Marie, — la frêle et blonde petite Anne-Marie, — avait dix enfants, et cela depuis l’âge tendre de quatorze ans. D’abord elle en avait partagé le poids avec son père. Mais un an après la mort de sa femme, il était mort à son tour. Il n’avait pu survivre à son malheur. Anne-Marie, elle, survivait. Et depuis, les dix enfants n’étaient qu’à elle.

Ils étaient un peu aussi, en vérité, à son oncle l’abbé, qui, missionnaire, avait pu beaucoup les adopter, et faire souvent l’office de la Providence. Anne-Marie était la mère, et quelle mère sensible et dévouée. Elle s’usait à désirer porter toutes leurs misères, toutes leurs inquiétudes, leurs petites maladies, leurs petites peines ; enfin elle chargeait toute leur vie sur ses frêles épaules, et elle avançait bravement au-devant des coups, pour les recevoir la première.

Elles étaient bien frêles, cependant, les minces épaules d’Anne-Marie, mais cela ne dérangeait rien à l’immensité du cœur qui battait en elle, un vrai cœur sacré ! Et qui se voyait d’ailleurs dans ses yeux bleus.

Des yeux bleus, on dit que c’est ordinairement un peu pâle, sans éclat. Les yeux d’Anne-Marie étaient mouillés et pétillants. Il y avait au fond de ses prunelles, une petite lampe toujours allumée qui éclairait sous l’abat-jour des longs cils noirs.

Les yeux étaient grands, dans le visage étroit. Son nez retroussait un peu. Ses cheveux blonds, cendrés, flous, bouclaient au-dessus de son tendre front.

Elle trouvait toutes ses filles fort belles. Elle en parlait quand elles n’étaient pas là. Anne-Marie était sûrement aussi belle, et avec cette âme unique, qui rayonnait et tenait la petite lampe de ses yeux si scintillante.

Il avait fallu à cette enfant un grand courage : être, si jeune, à la tête d’une pareille maisonnée ! Que de soucis. Heureusement, il n’y eut pas celui de la pauvreté, mais Anne-Marie devait conduire, en plus de sa famille, une servante et des engagés, car ils habitaient une vaste ferme.

Elle tremblait de ne pas réussir. Il y avait tant de gens à accorder, tant de travaux à surveiller, à diriger. Et elle savait bien qu’il y en avait à faire, qui ne se faisaient pas.

Tout le jour, elle souriait pourtant. Elle embrassait l’un, grondait l’autre, pacifiait ceux qu’il fallait pacifier, encourageait ceux qu’il fallait encourager, raisonnait ceux qui menaçaient d’errer, calmait les turbulents, égayait les tristes, et se dépensait absolument sans compter ; mais le soir !…

Le soir, c’était son heure à elle ! Le drap par dessus la tête, elle pleurait d’épuisement et de peine ; elle pleurait d’angoisse ; elle avait tant peur de ne plus pouvoir continuer ; de tomber et de rester là, étendue, sans une autre miette de force. Sous son drap, dans ses larmes, elle criait : « maman maman, je n’en puis plus, faites que le bon Dieu m’aide encore ! »

Monseigneur était un peu vieux, mais au fond, lui qui connaissait tout cela, s’était peut-être dit : « Au couvent, cette petite va se reposer ! »

Un soir qu’Anne-Marie avait ainsi bien pleuré, elle s’endormit enfin. Toute cette journée, elle avait été obsédée par la pensée qu’il lui faudrait enfin aller le lendemain dans le grenier, faire le ménage de ce qu’elle appelait le coin des mites. Et toute la journée, à cette idée, elle avait eu peur ; peur de monter seule là-haut, peur de remuer les énormes coffres, de sortir les manteaux de sa mère qui ne servaient plus depuis si longtemps ; son imagination grossissait les mites à la proportion d’insectes apocalyptiques. Elle avait peur, peur, peur.

Quand elle fut endormie, en se disant, demain je monterai tout de même, elle se vit tout de suite devant les immenses malles, essayant d’en soulever les couvercles, et se disant : « Non, non, je ne pourrai pas. Qu’est-ce que maman doit penser de ma lâcheté ! »

Et d’impuissance, elle allait se remettre à pleurer quand elle aperçut, au-dessus des coffres, sa mère, assise et qui se berçait en la regardant, souriante et silencieuse. Anne-Marie poussa un cri de tendresse et de joie. « Ô maman, maman ! » Puis elle vit les lèvres s’ouvrir, et elle entendit une voix douce, douce, parce qu’elle venait du ciel, et qui disait :

— Tu me remplaces bien, ma petite. Je suis fière de toi. Je suis surprise, aussi. Tu es si jeune, ma pauvre petite. Continue, va, je vais t’aider.

Le bonheur éveilla Anne-Marie. Une si grande joie l’inondait maintenant, qu’elle ne pouvait plus se rendormir. Elle avait hâte de continuer sa route, la vie de ses dix enfants rechargée sur ses frêles épaules.

Et plus jamais ensuite, elle ne reperdit courage. Elle pleurait encore dans son lit. Cela soulageait et faisait du bien. Mais elle portait dans son cœur sa consolation. Et ces enfants-là, elle les aimait tellement et ils lui rendaient si bien sa tendresse. Ils avaient leur caractère, ils pouvaient être parfois indisciplinés, mais ils ne résistaient jamais à une parole d’Anne-Marie.

Anne-Marie possédait aussi au fond de son âme des ressources qui la dédommageaient de ses peines, enrichissaient sa vie. Son intelligence avide profitait, jouissait de tout. Dieu l’avait comblée de ses dons, et tout au monde était pour elle, joie et intérêt. Dans la beauté de la nature, elle puisait aussi des trésors à pleines mains. D’autres peuvent vivre parmi de beaux paysages et ne pas y penser. Anne-Marie connaissait chaque fleur, chérissait chaque brin d’herbe, chaque arbuste, et aimait ses arbres comme des amis.

Autour de la ferme, elle avait ses coins préférés, où elle allait en cachette se reposer. Elle passait des heures dans la coulée, sous les cerisiers, à lire, en respirant l’odeur de la terre, de l’eau, des feuilles ; ces heures-là, lui laissaient des joies d’une telle splendeur, qu’ensuite, le fardeau quotidien lui semblait pour un temps bien léger.

Et puis, avec les années, l’oncle abbé devenait de plus en plus le père de tous ces enfants. Il s’y attachait, prenait sa part des responsabilités. Il était si bon, si intelligent, si fin pour tout deviner. C’était un solide appui, ce grand abbé aux yeux si bleus, qui vieillissait mince et droit, et qui paraissait démesurément grand ; sa nièce, devant lui, pouvait au moins redevenir enfant, se sentir protégée. Entre ses voyages de colonisateur, il habitait maintenant avec eux, et elle lui remettait les problèmes les plus épineux.

La vie commençait d’ailleurs pour eux tous à être moins compliquée. Les petits grandissaient et secondaient maintenant Anne-Marie. Ceux qui ne marchaient pas encore à la mort de la mère, étaient maintenant adorables de gestes et d’intelligence et ils égayaient la maison de leur joie de vivre.

Et à présent qu’elle avait moins de fardeaux et plus de consolations, il allait falloir, pour Anne-Marie, s’arracher à toutes ces tendresses, puisqu’elle avait la vocation.

— Quand Dieu désire une chose, lui avait dit Monseigneur, Il fait en sorte qu’elle soit possible. Anne-Marie, le cœur gros, demanda son entrée chez les Sœurs de l’Immaculée-Conception. On l’accepta. La date du départ fut fixée.

Personne, dans la maison, n’eut le courage de se réjouir de la volonté de Dieu. On s’y résignait. On ne s’y opposait pas, mais à mesure qu’approchait le jour fatal, les figures s’attristaient. En cachette, la plus triste, c’était encore la figure d’Anne-Marie. Dieu savait qu’elle avait toujours tout supporté par amour pour Lui ! et qu’elle s’était depuis sa petite enfance, entraînée au courage dans la vie des Saints et des Martyrs ; et qu’elle avait décidé depuis bien longtemps aussi, de ne jamais rien refuser à Dieu, parce que tout passe en ce monde, et que seule importe la préparation à l’Éternité. Et dernièrement, comme elle pensait en plus qu’il faudrait bien des mérites pour sauver du mal et des dangers et des peines, ses chers dix enfants, elle était, heureuse au fond, de ressentir si terriblement le sacrifice de les quitter. Elle acceptait de bon cœur. Mais plus l’heure approchait, plus ce cœur saignait.

Et l’oncle-abbé ? L’oncle-abbé luttait à mort avec sa peine. Personne n’en devait rien voir. Puisque Monseigneur avait conseillé à Anne-Marie de suivre sa vocation, lui, prêtre, pouvait-il s’y opposer ? pour des motifs humains ? Il mettait aveuglément d’ailleurs sa confiance en Dieu, Le priait d’y voir. Mais il aurait eu bien honte, d’avouer ce qu’il désirait et espérait.

Anne-Marie acheta des toiles, du coton, des lainages, mais elle emporterait tout cela en pièces. Elle taillerait, ferait le trousseau au couvent. Ici, elle n’avait pas le temps. Et puis, la voir travailler ces choses, gâterait pour les autres, les derniers jours.

Le soir vint, où l’engagé descendit sa malle, la mit dans la voiture, pour les quatre milles qui la séparaient de la gare. Ce fut alors une scène bouleversante. Les enfants suppliaient : « Ne pars pas, ne pars pas Anne-Marie… » Les grands essuyaient leurs larmes, se mouchaient, en l’aidant à rassembler ses bagages. L’oncle, quand il l’eut bénie et embrassée, se détourna vite, ouvrit une armoire et se mit à y chercher quelque chose ; quand Anne Marie passa le seuil, elle vit qu’il cherchait toujours et que ses épaules étaient drôlement secouées.

Dans la voiture, elle pleura tout de suite, dans le train, elle pleura encore plus. Sous les draps du pullman, elle enfouissait sa peine ; elle pouvait crier même ; les roulements de ferraille du train éteignaient tout autre bruit.

Pâle, transie, timide, elle arriva le lendemain devant la supérieure qui l’avait acceptée sur la recommandation de Monseigneur et qui recula de surprise en la voyant si frêle. Elle reçut dans ses bras une petite fille qui de nouveau fondait en larmes.

Anne-Marie, tout de suite, expliqua que c’était le chagrin d’avoir quitté ses dix enfants, mais que cela passerait.

La bonne et intelligente religieuse demanda bien vite les lumières de l’Esprit-Saint, et tout bas, remercia Dieu qui déjà changeait quelque chose aux circonstances.

Deux postulantes qu’on attendait n’arriveraient que dans quatre jours. Anne-Marie voulait-elle passer ce temps chez quelque parente ? Où désirait-elle Pester au couvent comme dame pensionnaire, en attendant ?

Anne-Marie préférait rester au couvent. D’ailleurs la nuit dans le train, les émotions l’avaient tellement fatiguée, qu’elle voulait tout simplement se coucher, ne pas manger, et dormir.

— Sûrement, c’est permis.

Et la bonne mère ajouta :

— Monseigneur ne m’avait pas dit que vous étiez aussi frêle. Croyez-vous avoir la santé ?

— Oh ! oui. Je ne suis que fatiguée. Anne-Marie se coucha. Et elle crut que sa fatigue infinie était une tentation du diable. Celui-ci lui cherchait sûrement une porte de sortie.

Elle ne céderait pas. Elle se mit à prier la Vierge. Elle ne cesserait pas un instant de prier, cela l’empêcherait de penser à la maison, car si elle y pensait, le diable aurait des chances de réussir son coup.

Elle pria, pria, tous les mystères du Rosaire y passèrent. Mais elle ne se sentait pas mieux. Le soir, la religieuse inquiète, prit sa température. Le thermomètre monta avec exagération. En lui parlant, la supérieure, sans qu’il y parût, lui arrachait le récit de toute sa vie. Cette jeune fille sûrement, n’était pas en perdition dans le monde.

La température persista. Le médecin fut appelé. Anne-Marie priait toujours. C’était le diable qui la rendait malade. Et lorsque, enfin, elle avait réussi à accepter sa vocation, à tout quitter !

Les quatre jours passèrent. Les autres postulantes arrivèrent et sans Anne-Marie entrèrent dans la clôture.

Le lendemain, la bonne mère l’apprit à Anne-Marie. Puis elle ajouta :

— J’ai réfléchi à votre cas. Quand vous serez rétablie, vous retournerez chez vous. Si plus tard, l’appel de Dieu se répète, revenez. Mais en ce moment, c’est de repos que vous avez besoin.

Les yeux bleus s’agrandirent sous les longs cils noirs ; la petite lampe qui depuis quelques jours fumait, s’y ralluma, le sourire devint radieux.

— Oh ! Mère !

— Oui, mon enfant. Je télégraphie à votre oncle.

La dépêche partit. La fièvre disparut. L’oncle arriva. Anne-Marie était mieux. L’automne n’était plus froid.

Pendant le trajet de retour, sur la banquette avec l’oncle-abbé, bavardant, s’informant de tout, Anne-Marie se sentit heureuse comme si la porte du ciel allait s’ouvrir.

Ce fut la porte de la maison qui s’ouvrit sous la poussée enthousiaste des enfants.

— Anne-Marie est revenue ! Anne-Marie est revenue !

Ils dansaient, lançaient leurs tuques et leurs mitaines au plafond, dansaient encore et se pendaient au cou de la grande sœur retrouvée.

Quant à l’oncle-abbé, il n’avait plus la tête cachée dans l’armoire, il n’y cherchait plus rien, mais il pleurait quand même. Des larmes de joie coulaient sur ses joues, mouillant son sourire.

Anne-Marie, Anne-Marie était revenue… La petite lampe de ses yeux bleus éclairerait de nouveau le foyer.




VI

BOUCHE AMÈRE


Le robinet qu’elle entend couler, la porte qui claque, — son frère oublie une fois de plus que les autres dorment — l’odeur du café, éveillent Henriette et l’avertissent qu’il sera bientôt l’heure de se lever. Elle ouvre les yeux puis les referme. Elle veut savourer ces derniers instants de repos, finir un rêve agréable. Elle rêvait que quelqu’un l’enveloppait de sa sollicitude, de son adoration, comme de ses deux bras. Mais ce quelqu’un n’avait pas de visage. Si elle parvient à se rendormir, peut-être le verra-t-elle mieux ? dans la réalité, elle ne connaît personne dont l’approche lui causerait autant d’émoi.

Mais le parfum du café est trop pénétrant, le soleil passe à travers ses paupières comme à travers un rideau rose. Elle ouvre les yeux, consulte sa montre. Décidément, elle n’a plus sommeil et elle n’est pas fâchée d’être éveillée et de recommencer à vivre.

Pourtant, elle n’est pas riche et c’est bien ennuyeux. Elle travaille tous les jours et ce n’est pas non plus très amusant. Pas un seul matin, pouvoir flâner à son goût. Pas un seul jour, rester à la maison. Être toujours forcée de donner ses heures à de petits enfants qui ne sont pas, hélas ! des anges du Seigneur. Ils sont parfois étourdis, agités, fatigants, indociles et distraits. Heureusement qu’ils sont comiques aussi, et l’aiment et la font rire. Elle s’appelle Henriette. C’est un joli nom, mais elle aimerait mieux s’appeler Simone, Madeleine ou Hélène. Mais elle vient d’avoir dix-huit ans, elle se sent jolie, et chaque matin nouveau contient de grandes possibilités de bonheur ou d’imprévu. Elle est reposée, elle s’éveille heureuse, surtout si le soleil est brillant. C’est égal, elle bâille encore comme une jeune chatte, elle s’étire et les bras derrière la tête, contemple un instant sa chambre. Le soleil est un grand magicien. Tout est beau. Le mur n’a plus l’air défraîchi. La cretonne prend des airs de véritable jardin. Et Henriette éprouve une certaine satisfaction à se dire qu’elle a du goût, qu’elle a su tirer de peu le meilleur parti possible. Ce vieux fauteuil, qu’elle vient de rhabiller, a-t-il assez grand air ? D’un bond, elle sort de son lit, pour l’admirer de près une fois encore. Comme elle est debout, sa journée commence.

À neuf heures, Henriette attend son tramway. Elle a un livre. Même l’hiver, elle lit debout, au coin, pour ne pas perdre une minute. Elle lit là, mieux que dans le tramway d’ailleurs, qui est toujours trop rempli et trop secouant. Et puis, dans le tramway, elle aime mieux regarder les gens. Ce sont les mêmes tous les matins. Depuis un an qu’elle voyage à la même heure, il y en a qu’elle aimerait à saluer. Il y en a dont elle sait les noms. Ce journaliste, par exemple, qu’elle admirait tant lorsqu’elle était au couvent. Mais c’est un homme marié, il ne regarde personne, et il a toujours le nez enfoui dans une revue, qu’il soit debout ou assis.

Par hasard, ce matin, Henriette trouve une place tout de suite. Quand le journaliste monte à son tour, il n’en trouve pas, lui, il se met debout devant elle. Henriette va pouvoir l’examiner à son goût, en pure perte, mais à son goût ! Elle s’amuse à le dévisager parce que, comme d’habitude, il est tellement plongé dans sa lecture qu’elle est sûre que toute la télépathie du monde n’agirait pas sur lui. Elle ne sait pas, elle, lire avec une telle attention. Tout ce qui passe la distrait. À la rue Roy, montent d’autres gens qui l’intéressent. La jeune fille si blonde, si blonde, qui correspondra au même coin qu’elle, qui traîne aussi un livre, mais ne lit pas beaucoup plus qu’Henriette. Il y a longtemps qu’elles ont toutes les deux un bon regard l’une pour l’autre. Henriette trouve que cette jeune fille ressemble à quelqu’un qu’elle a déjà vu, mais qui ? Elle cherche encore, ce matin, et soudain elle trouve ; un jeune homme du nom de Louis Desjardins qu’elle a rencontré l’autre jour chez son amie. C’est peut-être sa sœur, pense-t-elle. Elle sourit à la jeune fille. À part ce sourire, lorsqu’elles ne sont pas loin l’une de l’autre, elles échangent un coup d’œil d’intelligence, chaque fois qu’une personne ridicule, une femme trop fardée ou trop grosse, monte dans le tramway, ou encore, si quelqu’un fait tout haut une plaisanterie. Quel dommage, pense Henriette, de ne pas oser en faire autant quand elle rencontre les yeux du journaliste. Finir par le connaître, par être saluée d’un coup de chapeau, quand elle le rencontrerait ensuite, lui paraît une chose désirable.

Elle a beaucoup d’admiration pour les gens intelligents. Bien plus que pour les gens riches. Et des hommes aussi intelligents que celui-là, il lui semble qu’il n’y en a pas beaucoup. Qui sait, tout de même, peut-être n’est-il intelligent que la plume à la main, et peut-être à part cela, est-il fort détestable. Dire qu’il a l’air particulièrement avenant et aimable …non, vraiment. Elle pourrait même le baptiser : « Nez dans le livre ». Elle aime à baptiser les gens. Aussi, ce gros, l’air béat, qui vient de monter, et qui prend immanquablement le même tramway, elle éprouve une certaine satisfaction à l’appeler : mon imbécile. Il doit être non seulement sot, mais prétentieux. Il a une tête à ça.

À la rue Ste-Catherine, elle dit mentalement adieu au journaliste sur qui la télépathie n’agit toujours pas, et elle correspond. Ô miracle, le tramway n’est pas rempli. Tout de même, ce n’est que sur le banc en long qu’elle trouve à s’asseoir. Au coin suivant, à son grand étonnement, arrive un monsieur qu’elle a connu lorsqu’elle avait quatorze ans, un vieux garçon qui avait bien trente ans ! Comme c’est drôle de le voir soudain devant elle ; s’il savait avec quelle tendresse elle le suivait des yeux quand autrefois il venait chez ses cousines. Elle lisait alors du Delly à cœur de jour. Elle en avait une jolie idée de la vie réelle ! Et cet homme lui paraissait un héros extraordinaire : il venait d’être victime d’un accident d’auto, il était en convalescence prolongée pour s’habituer à marcher avec une jambe de liège. Henriette était débordante de commisération et d’amour secret. Il faut dire qu’il avait une belle figure, des yeux très noirs, un nez droit, et un air désabusé qu’elle rêvait, — toujours à cause des romans de Delly, — de guérir !

Il semble bien habitué à boiter, maintenant, mais que son expression est étrange. Il n’inspire pas confiance. Qu’il est chic, pourtant, une vraie carte de mode, comme on dit. Sa bouche est ironique. Bon, il passe et ne voit pas Henriette. Tant mieux. Elle n’aurait pas su quoi lui dire. Il salue quelqu’un et elle remarque qu’il n’a souri que d’un coin de la bouche. Tiens, c’est la jeune fille blonde qu’il connaît, c’est à elle qu’il va parler.

Il reste debout. La jeune fille est assise. Quelqu’un descend, et quand il prend la place libre, il a Henriette en face de lui et il la reconnaît. Cette fois, il sourit des deux coins de la bouche, et elle est flattée. Après tout, elle n’était qu’une enfant lorsqu’il l’a vue pour la dernière fois. Il aurait bien pu ne plus se souvenir.

Elle n’a pas le loisir d’en penser plus long, il traverse l’allée, amène avec lui la jeune fille blonde, la présente :

— Mademoiselle Marie Desjardins, Henriette Dussault.

— Marie Desjardins ? Alors, avez-vous un frère qui s’appelle Louis ?

— Mais oui. Vous le connaissez ?

La coïncidence réjouit Henriette. Et puis, dorénavant, cette jeune fille et elle ne seront plus des étrangères, elles se parleront, puisqu’elles prennent si souvent le même tramway.

— Ah, moi aussi je vais essayer de le prendre, c’est évidemment un tramway bien plus agréable que les autres, dit celui qu’en elle-même Henriette baptise tout de suite : Bouche amère.

Mais Bouche amère la regarde drôlement, avec trop d’insistance, elle est mal à l’aise.

Aussi presque tout de suite, comme elle doit descendre elle se lève, se sauve en riant. Mais c’est comme dans son rêve, elle a l’impression qu’elle était à la veille d’entendre des paroles de tendresse, d’admiration.

Elle sourit en pensant à la jeune fille blonde qui a maintenant un nom. Mais le souvenir de Bouche amère, toute la journée la trouble. Qu’est-ce qu’il a cet homme ? Que cache-t-elle, sa figure, pour qu’au fond Henriette ait comme la peur de la revoir ? Est-ce parce qu’elle l’aimait tellement, sans qu’il le sût, quand elle avait quatorze ans ?

En ce temps-là, c’était de loin et ce n’était pas dangereux. Aujourd’hui, ce serait de proche, et de saison. Elle a dix-huit ans, dix-huit ans. La journée est commencée, la journée continue…

Mais ensuite, des matins et des matins, Bouche amère est au coin de la rue Sainte-Catherine et il l’attend, monte avec elle dans le tramway. Il a l’air de s’amuser, et cependant Henriette est toujours mal à l’aise parce que ses réflexions sont ordinairement cyniques. Il ne semble pas croire à grand’chose. Il est étrange. Il est aimable, il s’intéresse à elle puisqu’il se donne la peine de la guetter à son coin de rue, mais pourquoi, alors, se contente-t-il de cette cour qui dure un quart d’heure tous les matins ? Elle a bien envie de lui dire qu’elle a une maison, avec un salon dedans, et où sa mère lui donne à présent la permission de recevoir.

— Si je n’y étais pas un matin, seriez-vous déçue ? lui demande-t-il un jour.

Elle le serait affreusement. Mais elle n’en dit rien. Elle répond en riant :

— Je pourrais lire en paix.

— Et moi qui me morfonds en laissant filer tramway après tramway, parce que je viens toujours trop tôt par peur de vous manquer ! Moi qui reste pour vous debout sur ma jambe de bois, et c’est ainsi que vous m’appréciez…

— Comment voulez-vous que je vous réponde ? Je ne sais même pas où vous travaillez. Vous n’êtes qu’un passager de la Commission des tramways… Et puis, vous vous moquez de tout ce que je dis, et quoique vous soyez vieux, je ne vous trouve pas sérieux, et je crois que je ne me fierais pas à vous.

— Jamais vous n’avez rien dit de plus vrai. Je ne suis pas fiable.

Il échappe un éclat de rire. Cet éclat de rire qui s’appelait sardonique dans le livre de Delly. Quel sorte d’homme était-ce, — pourquoi l’attendait-il ? Le saurait-elle jamais ? Un jour, lui demanderait-elle de venir la voir chez elle ?

Certains matins, Marie Desjardins était là, et ils riaient tous les trois. Mais Bouche amère avait, pour regarder Henriette, une indéfinissable lueur dans les yeux. Il l’aurait peut-être aimée, s’il s’était écouté. Il ne s’écoutait pas. Il ne s’écoutait pas parce qu’il avait au moins une qualité : il savait qu’il n’était pas fiable. Il savait qu’il n’était pas pur, et qu’Henriette était trop fraîche, trop jeune pour sa vie brisée.

Sa vie brisée, c’était le mot. Bouche amère ne se souvenait pas du moment exact où, malgré son intelligence, au lieu de choisir les bons chemins, il s’était engagé dans tous les tournants qui ne le menaient nulle part. Son cours de droit, il n’avait pas voulu l’achever, pris d’un soudain dégoût. Le stage dans une banque, il s’en était lassé, au moment de réussir. Nommé gérant d’une succursale il n’avait pas voulu y aller. Il avait donné sa démission. Maintenant, il prospérait dans un bureau de courtage, mais l’argent qu’il faisait, il avait conscience qu’il ne le garderait pas. Un mauvais démon qui était peut-être son cynisme, l’empêchait de croire à toute stabilité.

À propos de tout, cette petite Henriette lui servait un sermon. Elle ne savait pourtant pas jusqu’à quel point il le méritait. Il l’appelait : mon petit curé, il riait. Elle aussi, tout en continuant à être intriguée. Elle prenait dans l’Imitation de J.-C., qui était son grand livre, les réflexions qu’elle lui servait sur la vanité des choses humaines. Mais Bouche amère ne lisait rien de pareil. Et puis, il ne croyait qu’aux bonheurs humains. Il allait bien à la messe, parce que tout le monde y allait, mais il était incrédule.

Il cédait à un attrait sans conséquence pour lui, avec ce rendez-vous quotidien, mais il avait décidé de rester assez loin de cette petite, pour ne pas troubler l’eau claire de sa jeunesse.

Matin après matin, elle le revoyait. Matin après matin, ils parlaient, riaient. Et quand il la regardait, elle sentait sous ses yeux une brûlure que personne d’autre ne produisait en elle.

Le reste de la journée, peu à peu, elle songea de plus en plus à lui. Si elle avait eu son adresse, peut-être aurait-elle succombé au désir de lui écrire, quand vinrent les vacances de Noël et qu’elle fut trois semaines sans prendre son tramway.

Mais au bout de ces jours, il l’attendait encore à son coin de correspondance, et elle aurait pu penser qu’il était demeuré là tout le temps à l’espérer, tant, tout de même, il manifesta de joie à la revoir.

— Ah ! le bien que cela fait de vous retrouver !

— Mais je n’étais pas perdue, j’étais chez nous.

— Chez vous ! Oui, chez vous, comment est-ce au fait ?

— Ni beau, ni laid. Mais c’est chez nous. J’aime ça.

Elle revit en éclair sa rue. Les maisons à escaliers et à corniches. Elle savait que c’était laid, mais le soleil s’y posait comme ailleurs.

— Vous pourriez toujours venir le voir ce chez nous, au lieu de me faire la cour dans le tramway

— Quoi, le tramway n’est-il pas un endroit absolument sûr ? Où rien de mal ne peut se passer ?

Je vous dis que je ne suis pas fiable. Je ne m’expose à aucune tentation, je succombe chaque fois.

— Ah ! chez nous, vous seriez bien en sûreté.

— Vos parents me mettraient dehors.

— Mais non, pourquoi ? J’ai dix-huit ans, vous savez, je peux recevoir…

— Pas un monsieur de trente-six ans, avec une jambe de liège ! Et je ne vous exposerai pas non plus à la tentation.

Bouche amère avait une jambe de liège, Bouche amère avait présentement une situation passable, mais ce boum de la Bourse, il s’en méfiait, il avait l’intuition qu’il achevait et que cette année 1928 serait une des dernières années glorieuses… pour tant de valeurs fictives. Bouche amère ne redoutait pas pour lui le retour de l’incertitude financière, mais il n’entraînerait pas de femme vers les naufrages qui venaient, il en était sûr.

D’ailleurs, c’était vrai, s’il avait cédé à ce sentiment qui l’amenait tous les matins à ce rendez-vous, s’il s’était risqué chez Henriette, les parents de celle-ci ne l’auraient sûrement pas bien reçu. Et puis, il était revenu de trop de choses pour ne pas croire que l’amour était fragile. Il était habitué à ne penser qu’à lui, à obéir à tous ses caprices. Par égoïsme, il avait décidé depuis longtemps de ne s’embarrasser de personne.

L’expression qu’Henriette n’aimait pas, passait dans ses yeux, pendant qu’il récapitulait ainsi son état. Il se moquait en lui-même parce qu’il venait de lier le mot embarras, avec ce joli bout de femme qu’il avait à côté de lui, Mais les yeux moqueurs, ironiques, témoignaient de choses indéchiffrables pour la jeune fille.

Et contradiction, c’était justement, le mystère, l’indéfinissable qui attiraient Henriette. Elle aurait été prête à l’aimer, à lui faire confiance. Curiosité et pitié se mêlaient en elle à dose égale. Il était infirme. Il n’avait pas de parents. Il ne parlait jamais de ses amis. Marie Desjardins n’en savait pas plus long qu’Henriette sur lui.

Sûrement, c’était un déçu, un malheureux. Il riait, mais il était triste, les réflexions qui le faisaient rire, étaient toujours des boutades pessimistes, sceptiques, ou malicieuses. Et sa façon de rire, d’ailleurs, c’était pour elle comme un frisson de peur.

— Non, Henriette, décidément, je n’irai pas vous voir. Je prends ce que vous me donnez de sourire, quand je vous attrape au vol, chaque matin, et ça doit me suffire. Je n’ai pas droit à plus, que voulez-vous. Surtout, je ne mérite pas plus. Oh ! là ! là !

Mais il la regardait, son regard l’enveloppait, l’attirait, et quand elle était descendue du tramway et qu’elle avait dit bonjour en riant, elle commençait à être soudain infiniment, malheureuse et elle avait tout le reste de la journée, le cœur anxieux, serré.

Que serait-il arrivé si, un bon matin, la route d’Henriette n’avait définitivement changé de cours, et, si brusquement, qu’il n’y eut pas d’adieu ? Henriette cessa de prendre le tramway vers l’ouest à neuf heures et demie du matin. Ces riches petites élèves avaient la scarlatine, puis après leur guérison, elles partirent pour le sud.

Elle ressentit un grand vide, et ce n’était pas le regret des enfants, qu’elle aimait pourtant. Bouche amère en était la cause. Elle fureta dans l’annuaire du téléphone. Elle ne trouva pas son nom, il devait habiter une pension. Il ne lui avait jamais dit à quel bureau il travaillait. Et puis, elle se raisonna. Après tout, le nom de ses parents à elle, il le savait, et celui de la rue où elle habitait, sinon le numéro exact. Elle avait assez parlé pour qu’avec ces renseignements il la retrouve, si lui aussi désirait la revoir. Un an, presque, de cour quotidienne, en tramway, c’était assez pour se sentir attaché. Henriette souhaitait un heureux hasard qui ferait surgir une nouvelle rencontre. Elle pensait à lui, priait même pour lui. Et ayant affaire dans l’ouest elle y allait le matin, à son ancienne heure.

Coin Sainte-Catherine, Bouche amère ne l’attendait plus.

Le temps fit son œuvre, aidé de l’imprévu. Henriette pensa moins à Bouche amère, puis cessa tout à fait d’y penser.

Son frère amena un jour à la maison un camarade d’Université qui venait du fin fond de l’ouest canadien et était à Montréal, sans famille et sans amis. Perdu et isolé dans la grande ville, il revint au foyer qui voulait bien l’accueillir. Il était grand, beau, jeune. Ce fut pour Henriette le coup de foudre, et un amour qui grandit ensuite entre eux normalement, comme un jeune plant bien soigné. Il grandit deux ans, trois ans, puis l’étudiant, reçu médecin, alla s’établir dans une petite ville, et six mois après revint épouser Henriette.

Le conte finirait : « ils furent heureux et ils eurent beaucoup d’enfants », et ce serait presque vrai.

Ils sont heureux, raisonnablement, ils continuent à s’aimer, parmi les événements d’une vie humaine comme les autres, c’est-à-dire, tour à tour ensoleillée ou grise.

Après douze ans de ménage, ils ont trois jolies petites filles et Henriette espère avoir un jour un garçon. Henriette a une maison à elle, un jardin, un beau salon avec un foyer véritable. Mais chose étrange, devant les bûches en flammes, lorsqu’elle rêvasse le soir, elle retourne regarder à la fenêtre de la vilaine maison à corniche et à escalier qu’elle habitait jeune fille, et elle se revoit là comme dans un globe magique, enveloppée d’une espèce d’auréole. Quel qu’il ait été, le passé surgit toujours dans le présent comme un mirage.

Pourtant, quand Henriette retourne chez ses parents qui vivent encore, elle manque d’air, et veut revenir au plus tôt dans sa petite ville qui a des allures de gros village, qui est paisible, calme, agréable à habiter.

L’autre jour, en voyage d’affaires, elle avait besoin d’obtenir pour son mari, des renseignements sur des polices d’assurances. Elle entra au hasard dans un bureau, parce qu’elle avait vu sur l’affiche le nom de la compagnie qu’elle connaissait.

Le temps était gris. La pièce paraissait mal tenue. Elle eut envie d’en ressortir sans rien demander, mais un tout jeune commis s’enquérait déjà de ce qu’elle désirait.

— Un instant, madame, monsieur Valin va vous répondre.

M. Valin, en arrière de son gros pupitre encombré de paperasses, lui tournait le dos, répondant au téléphone, encanté dans sa chaise, et les pieds sur la fenêtre. De dos, ce n’était qu’un gros monsieur chauve, dont le faux col froissé ne lui inspira pas confiance. Elle eut encore envie de s’en aller. Mais non, puisqu’elle y était, elle resterait. Elle ouvrit son sac, sortit les papiers qu’elle voulait faire examiner. Elle les étendait sur le bord de la table, lorsque M. Valin raccrocha le récepteur, reprit une pose convenable, tourna vers elle sa chaise et dit :

— Pour vous, madame ?

Sa voix au moins était éduquée et il avait un bon accent. Elle leva les yeux. Sa barbe était trop longue. C’est tout ce qu’elle vit et elle commença d’expliquer son affaire. Comme il lui répondait, sa voix de nouveau sonna particulièrement à son oreille, elle releva ses yeux encore baissés vers les paperasses.

Et alors, ils se reconnurent. M. Valin, c’était Bouche amère ! Elle l’avait tellement oublié que même son nom ne lui avait rien rappelé. Les yeux restés les mêmes, avec moins d’éclat, dans la face bouffie et mal entretenue de l’homme frisant la cinquantaine, la dépassant même, firent tout à coup surgir dans sa mémoire, comme derrière un écran translucide mais déjà décoré d’une image, la figure d’autrefois, la belle figure aux traits réguliers et fermes. Elle vit l’homme qu’elle avait connu, chic, en veston bien coupé et qui portait avec tant d’élégance la canne nécessaire… Elle s’exclama.

— Que c’est drôle, se retrouver ainsi !

Mais elle trouvait plutôt que c’était triste. Lui présentait-elle un spectacle aussi déprimant ?

Lui, la questionnait. Elle répondait ; le nom de son mari, de ses enfants, son lieu d’habitation et comme autrefois, en cinq minutes, il sut le principal et elle ne sut rien. Elle n’osa pas même demander s’il était marié. Elle fut certaine qu’il ne l’était pas ; son faux col, son complet le disaient. Elle fut certaine aussi qu’il n’était pas riche et même qu’il végétait péniblement.

C’était un vieux, pour elle maintenant, et sûrement, ses idées sceptiques, son ironie ne l’avaient pas servi. Ni le succès, ni le bonheur n’avaient été apparemment son lot.

Ils se serrèrent la main, elle partit.

L’imprévu de cette rencontre l’amusait, elle riait, mais en même temps quand elle pensait à son sentiment d’autrefois, elle frissonnait d’horreur tout simplement.

— Mais c’est abominable, il aurait pu être mon mari ! S’il m’avait demandé de l’épouser quand j’avais dix-huit ans, j’aurais dit oui, les yeux fermés ! Comme on est fou, quand on est jeune, fou et inconséquent !

Ce soir-là, en rentrant dans sa maison, elle n’en finissait plus d’embrasser ses petites filles et d’embrasser son mari, si bien qu’il lui demanda en riant :

— Mais tu t’es donc bien ennuyée, en deux jours…

— Non, mais j’ai vu par miracle que j’avais échappé autrefois à un grand danger, et que j’aurais bien pu ne jamais vous avoir…

Il ne comprit pas, mais comme elle l’embrassait encore, il n’en demanda pas davantage.

Henriette revoyait le gros homme, sa barbe de deux jours, son faux col sale, ses yeux qui avaient perdu leur éclat, ses yeux sans lumière. Et soudain, ne redoutant plus rien pour elle, elle se mit à penser que ses petites auraient un jour dix-huit ans, et comme elle autrefois, courraient après des chimères…

— Ô Dieu, dit-elle tout bas, ô Dieu, les protégerez-vous comme vous m’avez protégée ?




VII

JANE


Elle semblait sortir d’une boîte de surprise, et toute saisie, toute ébahie elle-même que le couvercle se soit levé pour laisser passer sa petite tête ébouriffée. Elle n’était pas laide, mais elle avait toujours l’air de ne rien comprendre ; et de fait, elle ne comprenait jamais du premier coup, et souvent, elle ne comprenait pas non plus du deuxième.

Il est vrai qu’il y avait contre elle la question de langue, en plus de la lenteur de son esprit. Jane parlait surtout l’anglais. Et elle était Irlandaise, comme le révélait sa figure typique et chiffonnée. Son nez était retroussé à pleuvoir dedans, disaient ceux qui se moquaient d’elle. Sa bouche sinueuse, rose et bien découpée, restait malheureusement trop souvent bée ! Elle avait des yeux bleus bien encadrés de cils noirs, longs, frisés ; mais des yeux si étonnés qu’ils étaient parfois un peu fous. On aurait pu jurer qu’ils n’avaient rien vu, qu’ils découvraient tout à l’instant et ne savaient où se poser, et qu’elle ne pouvait rien démêler, rien tirer au clair.

En vérité, déjà cela se devine, Jane était un peu stupide. Une femme plus futée aurait pu s’enorgueillir de cette épaisse frange de cils, de sa ligne de tête délicate et fine, de ses cheveux châtains, mousseux et ondulés, et de sa taille assez gracieuse et assez ronde à la fois.

Mais Jane était à cent lieues de pareilles idées. Jane, d’ailleurs, n’avait pas du tout d’idées, elle n’avait que du cœur. Dans certaines circonstances, cela suffisait ; pas toujours, hélas ! et bien souvent c’était désastreux. Et son pauvre cœur devait alors traverser de pénibles bourrasques.

Car Jane, petite cervelle d’oiseau, Jane était en service, et Jane aurait dû savoir quantité de choses que des années et des années de routine ne lui avaient pas encore apprises.

Pourtant, de quelles patientes et douces leçons elle avait bénéficié ! Sa maîtresse était compatissante, pitoyable, miséricordieuse. Elle expliqua, inlassablement, la manière d’exécuter des travaux que Jane ne réussit jamais convenablement. Jane promettait tous les jours de se souvenir de ce qu’elle oubliait invariablement cinq minutes plus tard, comme par exprès. Jane cassait de la vaisselle et elle lavait mal celle qu’elle ne cassait pas. Jane renversait du lait, de la soupe, Jane faisait brûler les pommes de terre ; Jane en somme excellait à rebours dans toutes les tâches ménagères, barbouillant les planchers, soulevant la poussière au lieu de l’enlever, salissant le linge qu’elle devait blanchir, jaunissant celui qu’elle repassait. Rien n’était à son épreuve.

Mais on la gardait quand même dans la maison où elle était arrivée à treize ans, les yeux tout mouillés comme un petit chat qu’on aurait sauvé de la noyade… Elle était venue au Canada avec un de ces groupes de petites filles abandonnées que les vieux pays envoyaient alors au nôtre, par centaines, chaque année.

Des religieuses recevaient les émigrantes et se chargeaient de leur trouver un gîte. Vous pouviez les retenir d’avance, paraît-il. Il suffisait que vous vous engagiez à bien les traiter, à les élever, à les vêtir, à veiller sur elles, et à leur mettre chaque mois à la banque une somme fort modique, qu’elles ne pourraient toucher que parvenues à l’âge de vingt et un an. À vingt et un an, elles redevenaient libres de rester où elles étaient, ou de s’en aller ailleurs, avec l’expérience ainsi acquise.

Quand arrivait la petite que vous aviez retenue, on vous demandait de venir vous-même la chercher. Vous conserviez le droit de la ramener au couvent, si elle se révélait impossible à dresser. En vérité Jane était une de ces impossibles ! Mais on la gardait quand même ; sa compatissante et patiente patronne se disait :

— Elle fait trop pitié. Ailleurs, elle serait battue.

Et elle patientait. Jane, en reconnaissance, sans doute, lui manifestait un attachement passionné, et en maintes circonstances, son bon cœur suppléait à son intelligence. Et puis, elle pleurait pour exprimer ses regrets. Très vite, elle avait su dire :

— C’est pas ma faute, pas ma faute, sûr, sûr, j’lai pas fait exprès.

— Il ne manquerait plus que ça ! lui répondait-on.

Elle ne comprenait pas l’ironie, et les pots cassés restaient cassés, sûrement ; mais cette enfant-là pouvait-elle être tenue responsable de sa sottise et de sa maladresse ?

Elle faisait trop pitié. On la gardait.

Jane faisait pitié depuis longtemps, depuis sa naissance. D’où sortait-elle ? Qui l’avait aimée ? On savait qu’elle était baptisée, mais jamais il n’avait été question d’un père pour elle. Elle avait une mère, mais une mère « qui ne pouvait pas m’avoir soin, assura bientôt Jane, parce qu’elle était obligée d’aller travailler ».

Par des choses que dans son innocence, Jane peu à peu raconta, il fut permis de croire que la mère était aussi obligée de boire ! Il y avait un frère, un oncle, et peut-être une sœur dans son histoire de famille, là-bas, en Irlande ; mais, dans tout cela, Jane n’avait rien non plus tiré au clair. Tout demeurait dans une obscurité complète, et peu de signes sensibles de l’existence de toute cette parenté traversaient l’Atlantique. Pourtant, Jane avait tant de cœur qu’elle pensait, avec affection et indulgence, aux siens qui l’avaient exilée. Elle écrivait à sa mère fidèlement tous les mois. Une fois par année, à peu près, elle recevait un mot qui n’éclairait pas grand’chose. Jane devenait de plus en plus l’inconnue, mais c’était une inconnue fidèle qui ne se laissait pas oublier. Elle continuait à écrire, sans se lasser et sans espérer de réponse immédiate. Elle finit par s’habituer à n’en recevoir que de douze en douze mois. Tout de même écrire à sa mère avec une pareille constance prouvait qu’on avait une mère, et Jane ressentait un certain orgueil à pouvoir se le prouver.

Au jour de l’an, guidée par sa patronne, elle achetait aussi à cette mère fantomatique, un beau cadeau, et elle consacrait à cet achat, tout ce qu’elle avait d’argent de poche. C’était un sentiment de générosité et de tendresse qui l’honorait. Parfois, un merci informe finissait par arriver. Souvent, Jane devait se contenter de dire :

— S’sais pas si mon mère, elle l’a reçu son présent. A’ travaille si fort, qu’el pourra peut-ê’te pas m’écrire.

Jane ne s’appesantissait heureusement sur rien de cela. Elle avait de quoi s’occuper, ne fût-ce qu’à regarder grandir autour d’elle la famille où elle était entrée, qui s’enrichissait d’année en année d’un nouveau rejeton. Elle aimait les enfants et ils la trouvaient drôle. Et elle lavait les couches, si elle n’apprenait pas à être propre et à bien faire autre chose.

Quand elle était arrivée, on s’était dit :

— La pauvre ne connaît rien, ne sait rien faire, mais elle sera toujours bonne pour laver la vaisselle…

Elle avait alors commencé de mal la laver et de la bien casser, et elle continuait. Les plus vieux des enfants — dont l’aînée était presque de son âge — l’aidaient aussi dans ses massacres ; de sorte que, si on lui reprochait un délit, elle pouvait répondre :

— Marthe aussi, elle en a cassé un verre.

Ou encore :

— Oh ! madame, Paul a échappé son assiette, et elle est en mille miettes.

Ensuite, quand c’était encore elle qui faisait le malheur, elle répétait, ses yeux bleus égarés par la peur, même après tant d’années d’impunité :

— J’l’ai pas fait exprès, pas fait exprès… Pas ma faute, pas ma faute.

Et reculant alors, comme si elle redoutait des coups, elle s’accrochait dans quelque meuble et abîmait autre chose. Quand elle s’énervait, elle avait cette habitude de reculer, tout en guettant l’effet de ses paroles ; et un jour, à la campagne, marchant ainsi, elle trouva le tour de tomber dans la cave, dont elle venait elle-même d’ouvrir la trappe. Elle avait oublié, ce n’était pas sa faute.

— Ma crème ! s’exclama malgré elle sa patronne, car Jane était disparue la tête la première, avec un grand bol du précieux et onctueux liquide.

Honteuse de ce premier mouvement assez justifiable, la patronne se précipita vers l’escalier d’où montaient des gémissements. Elle ramassa, rassura, consola l’infortunée. Heureusement, il n’y eut pas à la panser. Elle était tombée comme un chat, sur ses quatre pattes, et sans se faire de mal. Elle n’avait pas le don, hélas ! de se laver comme un chat, avec sa langue : moins de la savoureuse crème aurait été irrémédiablement perdue.

Pauvre Jane ! Pourtant, elle n’était à plaindre que parce qu’elle était dépourvue ; elle avait trouvé la maison idéale. Nulle part, ses bévues n’auraient été pardonnées avec cette indulgence. Nulle part, elle n’aurait eu pour maîtresse une jeune femme aussi désintéressée, aussi attentive, aussi désireuse de l’aider, de la secourir au besoin, de l’améliorer.

Celle-ci constata trop vite que son enseignement ménager tombait dans un sol inculte et pierreux ; elle tenta de compenser cet insuccès en endoctrinant Jane peu à peu, en lui communiquant un grand désir d’aimer Dieu et de travailler à acquérir pour le ciel autant de mérites que possible. Puisque tout, en Jane, laissait prévoir une vie qui resterait misérable, qu’au moins la pauvre enfant sût comment s’amassent ces trésors que ni la rouille, ni les vers ne rongent.

Jane devint touchante de piété, et admirable de foi.

Les huit années qui la conduisaient à sa majorité passèrent ainsi. Le seul changement, ce fut lorsque Jane, probablement, raconta dans ses fidèles et nombreuses lettres, qu’elle toucherait à ses vingt et un ans, toute une petite fortune. À cette nouvelle la tendresse de sa lointaine mère parut se ranimer, une flamme d’intérêt jaillit, inattendue, des cendres qui semblaient à jamais refroidies. Jane commença de recevoir des invitations pressantes. Il fallait qu’elle vienne revoir sa mère maintenant qu’elle était jeune fille…

— Je pourrais, hein, madame, en troisième classe ?

Elle pouvait sûrement. L’intérêt composé du salaire accumulé tant d’années faisait vraiment pour l’époque, un petit capital.

Un passage de troisième ne coûtait pas grand’chose. Il lui resterait quelques cents dollars.

Cette idée fichée en tête, Jane ne pensa plus à autre chose. Inutile de dire que la vaisselle volait en éclats et que tout brûlait. Si bien que sa patronne à qui ses propres enfants donnaient déjà assez de tintouin, ne se fit pas prier pour lui organiser son voyage.

Tout s’arrangea pour que Jane fasse la traversée sans tracas et sans danger. Sa mère serait au quai pour la recevoir, car elle habitait Liverpool. Jane partait avec un billet d’aller et retour. Un beau soir d’été, on l’accompagna au bateau. Tout était propre et agréable dans la cabine, si bien que la patronne de Jane se dit :

— Elle est chanceuse de faire cette traversée que j’aimerais tant à faire moi-même. Ce n’est pas si mal en troisième…

Un vent d’enthousiasme, d’appel au départ pour des pays aussi colorés que lointains, courait dans les couloirs du grand paquebot. Elle enviait presque sa petite bonne qui pourtant, soudain affolée, se cramponna à elle en pleurant, ne voulant plus partir.

— Allons, Jane, soyez raisonnable. Vous n’avez donc point hâte de revoir votre mère ?

Une boîte de chocolats, de petits cadeaux que les enfants lui offraient, la consolèrent bientôt. Le transatlantique attendrait au quai encore quelques heures. On l’y laissa cependant, quand deux femmes irlandaises et cordiales arrivèrent pour occuper les autres places dans la cabine. Jane était entre bonnes mains.

Le lendemain elle était bien partie.

Mais trois semaines plus tard, un message arrivait annonçant pour le lendemain son retour à bord du même paquebot. Que s’était-il passé ? Comme ce bateau faisait la traversée en neuf jours, elle n’avait dû rester que quarante-huit heures en Irlande. On fit en l’attendant des conjectures. Jane était si sotte. Peut-être que sa mère n’avait pas pu la rencontrer et que Jane n’avait pas su comment s’y prendre pour la retrouver ?

Quand elle surgit sur la passerelle, elle sortait plus que jamais d’une boîte de surprise, et dès qu’elle aperçut sa patronne, elle se précipita, épanouie, heureuse et abasourdie, et sans attendre qu’on l’interrogeât, elle répéta sur tous les tons :

— J’ai fait un si beau voyage, j’ai eu tant de plaisir à bord !

Tout ce qu’elle raconta portait en effet sur la bonté des gens envers elle, quand elle avait eu le mal de mer, et quand elle avait eu si peur de la tempête.

Pour les quarante-huit heures passées au pays natal, impossible de savoir ce qu’elles avaient été.

— Ta mère était-elle au-devant de toi ?

— Oh ! oui. Mais il n’y avait pas de place pour moi où rester, j’pouvais pas, mon mère est bien pauvre, bien pauvre…

Et elle s’arrêta. Ce que l’on parvint à savoir de plus, c’est qu’elle avait donné tout son argent, trois cents dollars ! et qu’on l’avait ensuite reconduite pour prendre son bateau. Et elle conclut :

— J’aimais mieux m’en revenir. Liverpool, c’est une ville épouvantable, et il pleut toujours là-bas…

Elle se remit tout de suite à casser de la vaisselle et elle paraissait si heureuse d’être au port qu’elle chantait et gazouillait toute la journée. Ce voyage l’avait appauvrie d’argent, mais apparemment bien guérie de l’amour de sa famille. Elle ne parlait plus de personne.

Mais une semaine après son arrivée le courrier apportait à Jane une lettre de la Saskatchewan. On la lui remit sans penser à s’étonner, parce qu’on avait autre chose en tête. Elle prit l’enveloppe, l’examina dans tous les sens avant de l’ouvrir, puis, lorsqu’elle l’eût ouverte, elle devint rouge comme une pivoine, toute tremblante d’excitation et ses yeux flambaient dans leur forêt de cils et elle trépignait de joie en disant :

— C’était vrai ce qu’il disait Dick ! Il m’écrit, il a acheté sa ferme et il dit qu’on pourra se marier pour Noël.

Cette fois, ce fut la patronne qui faillit casser le bol de crème qu’elle tenait ! Jane, dans son patois embrouillé et souvent incompréhensible, avait bien raconté qu’en attendant le départ du paquebot, à Liverpool, elle avait pleuré toute seule dans un coin, à un bout du pont, et qu’un jeune homme était arrivé et lui avait demandé ce qu’elle avait et l’avait consolée. Oh ! avait-elle ajouté, connaissant les principes de sa maîtresse, c’était un jeune homme bon, bon, pas méchant, pas dangereux…

Sans doute, sous le coup de ses récentes émotions, avait-elle raconté là, ce qu’elle taisait ici : le beau-frère et la mère au-devant d’elle, son argent qu’on lui avait tout de suite demandé sous le prétexte de le mettre en sûreté, et une saoulade, et la nuit affreuse qu’elle avait passée dans une espèce de bouge, abandonnée, si bien qu’elle avait regagné le bateau comme un refuge… même si elle ne comprenait encore rien de ce qui se passait. Et Dick l’avait prise en pitié, et Dick avait fini par lui faire comprendre ce qui était arrivé, et qu’on ne l’avait invitée que pour avoir son argent.

Assez intelligente pour avoir honte d’avoir été dupe, piteuse, elle cacha tous les détails de cette aventure à sa patronne. Elle ne parla que de la vie à bord et de Dick. Mais comment ne pas penser que là aussi, elle s’était illusionnée ? et qu’elle parlait à tort et à travers, suivant son habitude ? Était-ce vraiment possible qu’un jeune homme lui eût prodigué tant d’attentions ?

Regardant Jane, sa patronne s’aperçut alors qu’elle était devenue jolie et que son air de boîte de surprise, pour ceux qui ne la connaissaient pas, pouvait avoir le charme de l’innocence, de la naïveté si seyante à la jeunesse. Et sûrement, Jane n’était pas rusée, cela, Dick pouvait en croire ce qu’il avait vu.

Quoiqu’il en fût, le destin de Jane fut fixé. Ce voyage ridicule, coûteux, ce voyage aurait servi à quelque chose ! Dick continua à écrire et Jane continua à chanter. Dans toutes les lettres, il parlait du mariage et priait Jane d’arranger son départ pour le quinze décembre. Comme sa patronne hésitait à la laisser repartir pour une seconde aventure qui pourrait bien ressembler à la première et avoir des conséquences plus désastreuses, elle reçut elle-même une lettre de la Saskatchewan. C’était un curé qui lui écrivait. Il lui donnait les références les meilleures sur son jeune paroissien, lui disait que tout était arrangé et que des religieuses recevraient la jeune fille en attendant le mariage, et qu’elle trouverait l’argent, du voyage que le jeune homme envoyait.

Tous les dires de Jane étaient confirmés ! Dick avait une ferme. Son affaire allait bien. Seule une femme manquait dans sa maison. La patronne, songeant aux qualités ménagères si négatives chez Jane, plaignit malgré elle le jeune homme qui, par ailleurs, prouvait de l’intelligence et du tact. Mais quoi faire ?

Une fois de plus, elle accompagna Jane pour ce nouveau voyage. Cette fois-là, c’était à la gare Windsor, un soir d’hiver déjà bien froid, et Jane eut encore une crise de peur et de recul au dernier moment, et elle ne voulait plus ni s’en aller, ni se marier.

Mais l’heure de départ d’un train est encore plus inexorable que l’heure d’un départ de paquebot.

Dans la vapeur, les wagons décollèrent, lentement, emportant Jane le nez aplati sur la vitre, et de grosses larmes roulant drues sur ses joues…

Elle ne revint pas cette fois. Ce fut fini. Plus de Jane dans la maison, plus de Jane, jamais.

Quelques années plus tard, elle envoya la photo de son mari, de sa petite fille et d’elle-même. Ils étaient tous souriants. Et elle annonçait qu’elle attendait un autre enfant et qu’elle avait une bonne servante.




VIII

LES JUMEAUX


Guy était né cinq minutes après André, mais dès ces premiers instants, ils étaient si pareils, que personne, sauf leur mère ne parvint à les distinguer l’un de l’autre. Mêmes cheveux blonds, mêmes yeux bleus, même nez aquilin, même bouche sinueuse, même poids, même taille.

Et quelques mois plus tard, mêmes dents, mêmes gestes, mêmes progrès.

Bébés, il y eut longtemps ces petits rubans bien marqués pour les reconnaître. Mais quand ils purent trotter partout, et parler un peu, la confusion ne fit qu’augmenter.

Confusion qui amusait grandement la jeune mère. C’était le troisième enfant qu’elle attendait lorsqu’ils lui avaient fait la surprise d’arriver deux à la fois. Avec les aînés, elle avait dépassé le stage de l’apprentissage maternel. Elle savait son métier, et elle le savait bien. Elle avait de l’ordre, elle était vive, adroite. L’alimentation rationnelle n’avait plus de secrets pour elle, les méthodes modernes non plus. On se moquait même un peu d’elle, parce qu’elle réussissait plus tôt que personne à dresser ses bébés à être propres dès leurs premiers mois.

Inutile de vous dire qu’avec des jumeaux, ce système était pratique ; des couches, des piqués, il y en aurait toujours assez à laver. Et elle n’avait pas de bonne. Son mari l’aidait et il gardait la maison, lorsqu’il avait congé, pour qu’elle fît ses courses. Et le soir, il l’obligeait souvent à sortir, pour qu’elle ne se sentît pas malheureuse et prisonnière. Car enfin, elle avait maintenant quatre enfants en bas âge, et elle n’avait pas même trente ans.

Mais quelle joie, quelle consolation elle eut à voir pousser les jumeaux si vigoureusement, si normalement. Ils eurent tout de suite les reins solides et les jambes musclées et fortes. Il fallut vite les séparer du même carrosse, où on les avait d’abord mis l’un à chaque bout. Sans le vouloir, ils se donnaient de mauvais coups.

Quand ils furent capables de s’asseoir, ils eurent chacun une petite balançoire qu’on accrocha dans les deux portes qui donnaient sur la cuisine. De ce perchoir, ils regardèrent fricoter leur mère, quand ils eurent cessé de dormir toutes leurs journées… Elle, leur parlait constamment, comme s’ils comprenaient déjà, et les deux aînés ajoutant leur verbiage, la maison était vivante et gaie avec tous ses oiseaux.

Mais comme la vie est ce qu’elle est, et qu’il faut la prendre bonne ou mauvaise, il y avait tout de même des matins où tout n’était pas aussi rose. Il y eut le matin où la jeune mère achevant son blanchissage, vit soudain par la fenêtre que la corde pleine de beau linge bien blanc, venait de casser et de tomber dans la cour ! Et où, pendant qu’elle courait le ramasser, elle oublia la lessiveuse qui se vidait ; et où, l’eau coulant sur le plancher, les jumeaux furent tellement enthousiasmés qu’ils secouèrent avec excès leur balançoire, les secouèrent si fort, dansant comme des polichinelles, qu’une des deux céda, comme la corde à linge, et que le petit André se trouva assis et barbottant dans l’eau, pour son plus grand bonheur.

Mais non pas, vous pensez bien, pour celui de la mère rentrant avec sur les bras, tout son linge qu’il faudrait de nouveau rincer ! Une autre voyant tout cela, se serait découragée. Elle boucha vite la lessiveuse, releva le jumeau, épongea le plancher sans prendre le temps de penser à rien. Elle avait chaud et sûrement, elle était un peu énervée, mais comme elle avait bon caractère, au lieu de pleurer, elle se mit à rire ! À y regarder deux fois, c’était en effet comique cette illustration parfaite du proverbe : un malheur n’arrive jamais seul.

Ce midi-là, son mari rentrait tôt, pour lui permettre de courir en ville s’acheter un manteau. Mais quand elle eut fait le récit de sa matinée, il lui dit :

— J’aimerais mieux que tu ne sortes pas, c’est évidemment ta journée malchanceuse. Tu vas te faire écraser !

Et elle ne sortit pas, surtout parce que, en vérité, elle était un peu fatiguée. Son blanchissage, avec tout ça, c’était deux fois qu’elle l’avait fait, et il avait aussi fallu changer complètement l’enfant qui avait nagé sur le plancher inondé…

La vie quotidienne ne contenait pas toujours, heureusement, autant de vicissitudes. Les jumeaux grandirent. Ils eurent le même matin une dent, puis deux, puis trois, et à dix mois, ils en avaient huit, et ils mangeaient leurs biscuits et leurs céréales et leurs épinards comme de grandes personnes, et ils avaient chacun une petite chaise à double usage, dont ils se servaient avec une régularité de plus en plus admirable.

On pouvait dire qu’ils étaient bien élevés.

Et ils étaient de plus en plus pareils. Une année passa, puis une autre. Leur ressemblance au lieu de diminuer, restait fidèle à elle-même. Était-ce finesse ou malice, ou à force d’être pris l’un pour l’autre, en avaient-ils conclu que chacun représentait l’un et l’autre ? Toujours est-il que si quelqu’un disait, voyant l’un :

— C’est bien toi, Guy ?

Tout de suite, un autre petit homme s’amenait en courant, car il n’était jamais loin, et disait vite avec le même air et la même voix :

— Et moi, c’est l’aut’Guy…

Ils jouaient l’un avec l’autre de l’aube au couchant. Ce que l’un aimait, l’autre aussi l’aimait. Ce que l’un mangeait, l’autre le mangeait. Ce que l’un faisait, l’autre le faisait.

Un des parrains, qui les voyait assez souvent, prétendait comme la mère, les reconnaître :

— Il y en a un, disait-il, qui sourit de la bouche et l’autre, des yeux. Oui. C’était bien vrai. Mais si c’était aisé pour la mère et pour le parrain de les distinguer par leur sourire, pour les profanes, le signe ne valait rien. Était-ce André ou Guy qui souriait des yeux ? Était-ce Guy ou André qui souriait de la bouche ?

Le temps passa. Les deux bébés emmitouflés et roses dans leurs manteaux de lapin blanc, devinrent un hiver deux petits Canadiens bien robustes, un peu gamins, même, et qui menaçaient les passants de leur pelle — où leur souriaient suivant l’inspiration — si on les regardait trop parce qu’ils étaient si semblables et si amusants avec leurs tuques rouges et leurs petites cloques bleu marine… Un cinquième enfant était venu entre temps enrichir le foyer ; une petite fille réclamait à son tour les soins de sa mère, et l’automne d’ensuite, les jumeaux entrèrent à l’école.

Alors, au lieu de mystifier leur famille et l’entourage immédiat, ils mystifièrent, tout un monde et surtout l’instituteur avec leur ressemblance.

Bientôt, si l’un des deux manquait une leçon et devait le soir rester pour l’apprendre et la réciter de nouveau, celui qui l’avait sue et la savait encore, restait. L’un des deux continuerait sa vie sans la savoir. Comment, si jeune, aurait-il résisté à la tentation de se tirer d’un mauvais pas à si bon marché ? Ce n’était pas à son avantage, mais il ne pouvait pas déjà le comprendre.

Le maître se doutait parfois du subterfuge, sans rien pouvoir pour confondre les coupables, quand un matin, il s’aperçut avec joie que celui qui était censé être André avait perdu une de ses dents de lait, la palette de droite. Il se dit tout heureux :

— Enfin, pour un bout de temps, je vais pouvoir les distinguer.

Mais le midi du même jour, la même dent était tombée de la bouche de Guy, et de nouveau Guy pouvait être André et André pouvait être Guy. Les dents de lait s’en allèrent toutes d’ailleurs dans le même ordre, — l’un ou l’autre y aidant peut-être — et les dents neuves poussèrent exactement pareilles, et les blonds cheveux en même temps se mirent à foncer. Bientôt les petites filles des alentours que le phénomène d’une ressemblance si parfaite attirait, commencèrent à trouver qu’ils étaient beaux et à les aimer, et à leur prodiguer leurs belles façons. Une seule trouva grâce devant eux et ils l’aimèrent d’une même amitié. Ils l’aimèrent parce qu’elle était comme un garçon. Elle jouait avec eux sans exiger d’égards. Elle tombait sans pleurer. Elle grimpait sur les clôtures, sur les hangars, dans les arbres avec eux et comme eux. Elle s’appelait Ghislaine, mais eux ne savaient pas que c’était un nom romantique.

Tout de même pour Ghislaine, ils se mirent tous les deux à ramasser leurs sous, et pendant des années, pas une fois sa fête, Pâques et le Jour de l’An ne passèrent sans que Ghislaine eût son cadeau. Elle reçut des cœurs de sucre, des lapins en chocolat, des boîtes de bonbons, puis des cœurs d’or, et de petites bagues et des épinglettes.

Quand leur mère leur aida à choisir le présent qu’ils donnaient ensemble, Ghislaine eut un si joli pendentif qu’elle ne cessa plus de le porter.

Aussi, les jumeaux, Ghislaine les connaissait-elle, elle, mieux que tous, et comme le parrain et comme la mère, elle prétendait toujours savoir lequel était lequel.

Ils grandirent assez pour ne plus jouer autour de la maison, sur les hangars et dans les arbres, mais ils allaient ensemble au mois de Marie, ou parfois faire une promenade, et Ghislaine sortait séparément maintenant avec l’un ou avec l’autre.

Depuis quelque temps, toutefois, Guy semblait bien son préféré, celui dont elle recherchait la compagnie. Il faut dire qu’un petit événement exceptionnel les avait liés. Ils étaient encore à l’école, mais se croyaient des grands. La loi du couvre-feu était passée ; ils étaient partis séparément de clarté un soir pour faire une commission ; ils s’étaient rencontrés, s’étaient mis à parler sans méfiance au coin de la rue, avant de se séparer. Un agent en motocyclette s’était arrêté près d’eux, les avait fait monter dans sa nacelle et amenés au poste !… On avait voulu faire un exemple, et ils en avaient été, — pour une fois — les innocentes victimes.

Ils eurent d’abord bien honte, mais depuis l’incident avait tant fait rire tout le monde, qu’ils commençaient vraiment à s’en glorifier.

Un jour qu’on discutait devant Ghislaine de l’embêtante ressemblance des jumeaux, elle se vanta :

— Que les autres s’embrouillent si ça leur fait plaisir, moi, je les reconnais toujours. Guy, ce n’est pas moi qui le prendrais pour André. Merci bien !

André ayant appris ces imprudentes paroles, résolut de corriger Ghislaine et de lui prouver qu’il était toujours absolument pareil à Guy. Il alla la chercher pour le mois de Marie comme le faisait son frère ordinairement. Il l’amena au restaurant ensuite, manger une crème glacée. Il fit toute la petite soirée comme s’il était Guy, et quand il la quitta, lui dit :

— Tu es bien sûre, toi, Ghislaine, que tu me reconnais toujours ? C’est drôle que les autres se mêlent…

Tendrement, elle affirma qu’elle le reconnaissait toujours.

Le lendemain, tout le quartier savait l’histoire, et elle en voulut à André et s’attacha davantage à Guy.

Ce qui n’empêcha pas les jumeaux de continuer à être bien « mêlants ».

Le temps de torturer l’instituteur était passé, ils travaillaient maintenant, mais au même endroit, au même métier. Ils se levaient à la même heure, partaient ensemble, revenaient ensemble. Ce n’était plus des enfants, et ils se faisaient la barbe. Parfois, un matin, Guy sortait de la salle de bain, une éraflure au menton. Au déjeuner tout à coup, leur mère s’exclamait.

— Regardez-moi André qui s’est éraflé à la même place, lui aussi !

Pour tout, il en était ainsi.

Pareil phénomène s’était-il jamais vu ?

Mais la vie avançait et ils eurent dix-neuf ans et notre monde était en guerre, hélas ! Leur mère les avait si bien soignés qu’ils furent classés “a” et conscrits à la première heure.

Ce fut un rude coup pour la famille entière. Ils remplissaient tellement la maison de leur présence caractéristique. Mais il fallait bien accepter le sacrifice et endosser le kaki et quitter la famille et la maison qu’ils n’avaient jamais auparavant quittée pour un seul soir.

On disait :

— Heureusement, ils sont tous les deux. Pourvu qu’on ne les sépare pas ! —

On ne les sépara pas. Ils furent du même régiment, ils partagèrent la même hutte. Ils devinrent de plus en plus semblables, à cause de l’uniforme. Si bien, que, lorsqu’ils venaient en congé, s’ils devaient maintenant prendre un tramway, ils ne prenaient pas le même, préférant s’attendre plutôt quelques instants au bout du chemin, fatigués qu’ils étaient d’être dévisagés par les gens qui avaient l’air de penser, en les regardant, qu’ils voyaient double !

Ils avaient beaucoup de mal à se faire à la vie du camp. Ils s’ennuyaient terriblement de la maison, et ils le disaient trop. Pour le cœur de la mère, il y eut bien de durs moments, bien des prières, des sacrifices à adresser au ciel, bien des encouragements pénibles à prodiguer. Mais d’autres étaient moins heureux qu’eux. Ils se lièrent à de pauvres garçons dont ils eurent pitié, parce qu’ils n’avaient aucune famille, que personne ne s’occupait d’eux, qu’ils ne recevaient ni lettres, ni colis, ce qui était tellement triste. Aussi, les gâteaux, les fromages, les douceurs que chaque semaine, les jumeaux recevaient de la maison, ils les partageaient avec deux compagnons absolument déshérités ; un orphelin, et un autre qui avait été élevé dans une crèche.

Un dimanche qu’ils devaient venir en congé de Valcartier, ils demandèrent d’amener avec eux l’orphelin, qui ne pouvait jamais profiter de ses permissions, parce qu’il n’avait nulle part où aller.

La mère accepta de le recevoir, bien sûr, si contente qu’elle était de constater le bon cœur de ses enfants, et ce dimanche-là, d’ailleurs, où le pauvre fut reçu à leur foyer déjà bien rempli, fut un dimanche bien joyeux. Cette jeunesse-là trouvait le moyen d’être drôle et gaie, malgré cette guerre qui les menaçait si directement. Il y avait des incidents comiques à raconter, à mimer, et des blagues, des taquineries à faire. C’était si bon de manger à la maison, le pain de ménage et le poulet rôti…

Ils repartirent avec un courage nouveau, comme des hommes. Dans leur première lettre, ils annoncèrent qu’ils amèneraient la prochaine fois, l’autre copain, celui qui n’avait jamais eu de parents.

Hélas, pourquoi faut-il qu’une si belle histoire finisse tristement ? L’hiver était venu. On faisait des manœuvres avec les gros engins de guerre mécaniques. Dans une côte glacée et dangereuse, un tracteur capota. André le conduisait. André fut tué.

Un pareil fait divers, on peut en lire tous les soirs dans les journaux, sans y attacher d’importance, sans en souffrir, mais que l’on entre dans la maison où le malheur a frappé, quelle désolation !…

Cette maison que les jumeaux avaient, un mois plus tôt, fait résonner de leurs rires, résonnait de l’éclat des pleurs. Comment celle qui avait si tendrement chéri ses enfants pouvait-elle se résigner à les voir à jamais séparés, à en perdre un, si brusquement, et apparemment si… inutilement, non pas tué dans un combat, tué pour rien, en pleine jeunesse, en pleine force.

Le désespoir régna, et puis Dieu l’apaisa. Dieu qui veut que baptisé, l’on dise : « oui, Père », à tout ce qu’Il permet, ce qu’il demande. Ce « oui, Père », il fallut l’arracher au cœur maternel si déchiré, il fallut l’arracher deux fois : d’abord pour faire accepter la mort, puis pour faire accepter le cercueil scellé. La pauvre mère ne verrait pas son fils dormir son dernier sommeil…

Mais pendant que s’écoulaient ces dures heures, qui bien supportées allaient accumuler, pour le jeune mort, les mérites qui lui ouvriraient plus tôt la porte du ciel, la famille dans la douleur se rapprochait. Le fils aîné, et Guy, par leur courage, par leurs paroles, prouvaient à leur mère, qu’ils demeuraient, même échappés à son aile, de solides chrétiens. On parlait plus et avec plus d’émotion. On se disait ce que d’habitude on pense, mais qui reste caché sous le front, et les sentiments qui n’avaient jamais été exprimés, tout à coup sortaient des cœurs et faisaient à la mère un rempart de tendresse et de consolation.

Et ses larmes coulèrent peu à peu avec plus de résignation, moins de désespoir. Il y avait des sursauts de douleur, il y aurait bien des moments terribles, mais un émoi doux et grave se mêlait au deuil, pendant que celui qui restait disait :

— Maman, ne pleure pas. Je suis si pareil. Regarde-moi et pense que c’est André.

Et le pauvre petit qui était si désorienté lui-même, si meurtri, et qui serait si seul, lui qui ne l’avait jamais été, même pour arriver au monde, ajoutait encore :

— Maman, console-toi, maman, je serai pour toi deux dans un !




IX

COSTUME DE PÂQUES


On pourrait reprocher à Marise de n’être pas économe. On pourrait même l’accuser d’être prodigue. Mais est-ce tout à fait sa faute si elle n’a aucune idée de la valeur de l’argent ? Élevée avec la perspective d’un gros héritage, et fille unique, en plus, comment aurait-elle appris à se priver, puisqu’il n’y avait personne avec qui partager ?

Un pareil état de chose aurait fort bien pu développer en elle un monstrueux égoïsme. Aussi pourrait-on presque la louanger, car si elle est prodigue, gaspilleuse même, c’est plus souvent pour les autres que pour elle-même.

Marise offre sans cesse des cadeaux à ses amies. Tout est prétexte à des envois de fleurs, de bonbons. Si elle les invite, rien n’est trop beau, trop cher ; elle se ruine pour leur servir des primeurs. Est-ce la fête de quelqu’une ? Elle y pense, et se ruine de nouveau. Faire des surprises la ravit, la transporte au septième ciel.

Il est vrai que pour elle, enfant unique, choyée — par une mère peu exigeante pour elle-même et généreuse à l’excès pour sa fille et pour ses amies — les fêtes de toutes sortes furent toujours dans sa vie des jours glorieux, même parmi la grisaille des années les moins prospères. Noël, le Premier de l’An, Pâques, son anniversaire, tous ces événements étaient et sont encore marqués par de somptueux cadeaux et par de plus somptueux festins. Marise a mangé des fraises hors saison. Marise a ouvert des huîtres achetées à prix d’or, Marise a eu sa dinde de Noël, et qu’il fallait manger avec des invités, parce qu’une dinde bien à point, mangée à deux, ce n’est ni drôle, ni bon ; c’est trop, cela coupe l’appétit.

Et les cadeaux ont toujours été des cadeaux splendides. À ceux qui accusaient parfois la mère de gâter sa fille, la mère répondait :

— Que voulez-vous, je n’en ai qu’une.

Et aujourd’hui que Marise, dans sa superbe ignorance ou son mépris de l’argent, achète à son tour des présents d’un prix parfois excessif, elle répond en riant à l’auteur de ses jours qui proteste :

— Que veux-tu, je n’ai qu’une mère, après tout.

Aujourd’hui, d’ailleurs, Marise est une personne arrivée. Elle a une situation excellente. Elle a gagné elle-même ce qu’elle dépense. Elle pratique sans l’avoir lu le « Devoir d’imprévoyance »… Mais, hélas ! ce n’est pas pour croire, comme Isabelle Rivière, qu’il faut avoir en Dieu une confiance illimitée, qu’Il aura soin de nous comme Il a soin du lis des champs, et qu’Il aime que par amour pour Lui, on donne beaucoup au prochain…

Non, Marise n’est pas mystique. Marise a la foi solide, mais grêle. Marise est individualiste, Marise a des défauts humains. Mais à tout prendre, elle est charmante. Elle est si heureuse des joies qui lui arrivent, elle aime avec tant d’enthousiasme tous ces cadeaux qu’elle reçoit ou donne, qu’il est certain que Dieu, du haut de son ciel de gloire, lui sait gré de ne jamais bouder la vie, de savoir rire, sourire, de ne jamais s’appesantir sur les épreuves et… de s’appesantir plutôt sur ses joies !

Quand Marise était petite, elle recevait les amies de sa mère comme si elles eussent été les envoyées du Seigneur. Plus de façon, de signes de bienvenue, de paroles agréables, d’invitations pressantes à temps et à contretemps, ne se virent jamais ailleurs. Puis elle les conduisait par la main jusqu’à sa chambre et là, ne leur faisait grâce de rien. Elles devaient admirer en détail, tout ce que sa mère lui avait donné depuis sa naissance, et tout ce qu’elle possédait de robes, de souliers, de chapeaux, de rubans, de bas, de jupons, même ! et aussi admirer ses jouets, ses portraits, et même sa bicyclette.

Grande, Marise est restée la même. Quand elle a reçu une belle raquette de tennis, il a fallu que ses amies, en plein hiver, voient comment, avec cette merveille, elle ferait son service. Elle fit une fois de trop la courbe savante et longue, d’un bras si savant et si long, que la raquette atteignit le plafonnier du salon et causa un inoubliable dégât. À sa mère qui parlait des fureurs du propriétaire, des frais qui s’ensuivraient ; à sa mère qui balayait les miettes de verre avant qu’on ne l’y aidât, Marise disait :

— C’est un hasard heureux, maman. Ce plafonnier était laid, démodé. Il n’y en a plus dans les salons modernes. Nous ferons poser une petite plaque qui ne déguisera rien et laissera reines et maîtresses de la lumière nos belles lampes.

Mais l’orage maternel tombait quand même abondant sur sa tête.

— Ah ! Marise, seras-tu donc toute ta vie aussi étourdie ? Jouer au tennis dans un appartement ! Si j’avais prévu pareille bévue, je ne me serais pas appauvrie pour te donner cette raquette…

Elle dut pourtant s’appauvrir ensuite pour lui payer un abonnement à un « tennis d’intérieur », et un professeur, et de belles robes de sport bien blanches…

Marise était alors une débutante oisive, qui, son bac en poche, se reposait sur ses lauriers. Ses études finies elle n’avait plus rien à faire, qu’à attendre les invitations, à les accepter, à les rendre, à se dévouer à quelques œuvres de charité bien cotées, à lire les livres à la mode, dans les moments de loisirs que lui laissaient ses occupations vaines et sans importance. Et à attendre le prince charmant. Il en passa plusieurs. Aucun ne lui parut digne de son amour. Aucun sentiment ne la soulevait de cet enthousiasme exalté dont elle avait besoin pour agir… Peu à peu, le monde se révélait un lieu où l’on s’ennuie. De très gaie qu’elle était d’abord, Marise devenait pensive et triste, et en elle-même mécontente. Il est énervant de vivre en attendant un bonheur qui ne vient pas, un bonheur aléatoire et incertain…

Mais un jour, enfin, Marise crut aimer. Elle devint pieuse, fut toute transformée, et se retira un tout petit peu du monde pour savourer ce sentiment qui s’entourait de beauté, de livres, d’idées. Elle fut, pour un temps, si reconnaissante à Dieu, qu’elle se mit à venir Le voir tous les matins, Le suppliant pour son bonheur et le succès de sa vie…

Elle crut ne pas obtenir ce qu’elle demandait. Elle demeura sous l’impression que Dieu ne se souciait pas de sa piété, parce qu’il lui répondait étrangement. Soudain, le prince charmant qu’elle croyait aimer, fit place à un homme qui lui déplaisait, et qu’elle put soupçonner d’intérêt, en vue de l’héritage toujours en perspective. Puis, accidentellement, elle surprit une conversation, où un petit fait le montrait jouant un mauvais rôle. Elle aurait pu croire à une calomnie. Elle fut certaine que c’était une médisance. Du coup, elle perdit la confiance qu’il faut avoir dans l’époux de son choix et sentit qu’elle n’aimait plus.

La force qu’elle eut de mépriser son amour-propre et de rompre des fiançailles que tout le monde trouvait si heureuses, elle ne s’en rendit pas compte, mais elle la dut sûrement à Dieu qui veillait sur elle, à ses messes matinales. Et aussi, cette résolution qu’elle prit de changer sa vie.

Désormais, elle cesserait d’être la jeune fille qui reste trop longtemps dans le monde, à voir entrer dans le bal, les unes après les autres, de saison en saison, les nouvelles débutantes. Elle sortirait encore, elle avait, Dieu merci, de précieuses et fidèles amies. Mais elle aurait autre chose à faire qu’à attendre, attendre, et ne rien voir venir.

La bachelière se remit à l’étude. La bachelière se doubla d’une traductrice, d’une sténographe. Ce français impeccable qu’elle écrivait, elle le doublerait aussi d’un anglais impeccable qu’elle écrirait et parlerait.

La tâche prit quelques années de patience et de joie. Marise découvrait la satisfaction d’agir, de poursuivre un but concrétisé.

Ses dix-huit ans envolés, sa vingtaine bien entamée, elle comprenait aussi que les années qui passent et vous transforment, apportent avec elles leurs compensations. Avoir moins d’illusions, c’est être préservé de plus d’erreurs… L’expérience perfectionne l’art de vivre…

Marise avait l’insigne bonheur d’avancer en âge sans vieillir au moins sur un point : son enthousiasme avait la vie dure. Il restait intact. Son enthousiasme serait, ma foi, éternel. Se faisait-elle une robe ? Tout le monde devait l’apprendre, devait la voir. Réussissait-elle une traduction ? Tout le monde devait l’apprendre et la lire. Aimait-elle un beau livre ? Tout le monde devait l’apprendre et en écouter l’analyse. Allait-elle à une élégante réception ? Tout le monde devait l’apprendre et avoir l’eau à la bouche à l’énumération des plats qui avaient composé un dîner fin…

Tout le monde, c’étaient les amies et amis que Marise conservait et aimait et réjouissait de sa présence, de sa parole, abondante, et joyeuse… de sa beauté aussi. Car Marise était belle… Marise avait des traits réguliers, des cheveux noirs que tous les teints aussi blancs que le sien lui enviaient. Elle croyait aussi posséder une jolie taille, et tout le monde le croyait aussi et l’aurait toujours cru s’il n’y avait pas eu ce costume de printemps…

Ce costume, fait par le meilleur tailleur de la ville, qu’elle avait décidé de s’offrir à elle-même cette année, comme cadeau d’anniversaire.

Marise continuait à ignorer la valeur de l’argent, même si celui qu’elle dépensait à présent, était celui qu’elle gagnait. Depuis qu’elle dépassait trente ans, Marise préférait oublier le chiffre marqué par le nouvel anniversaire ; et pour ne voir que le plus beau de la fête, aux cadeaux que sa mère et ses amies lui donnaient, elle avait pris cette habitude d’en ajouter un, qu’elle se payait elle-même.

Cette année donc, ce serait cet ensemble créé par ce couturier étranger que la guerre avait fait échouer sur nos rives et qui tout de suite était devenu célèbre et dont les prix étaient inabordables !

Des amies la blâmeraient, parce que, non contente de dilapider son argent, elle le jetait aux mains d’une race peut-être infâme ! Mais Marise était décidée. Elle gagnait son argent. Personne d’autre n’en avait besoin. Elle avait bien le droit de le dépenser à sa façon. Elle avait aussi droit à une compensation, pour son lever tous les jours matinal et tout l’ouvrage qu’elle abattait si bien. Et si, maintenant, on ne la voyait plus dans le monde que le samedi et le dimanche, au moins, elle n’attirerait pas la pitié, et l’on pourrait dire :

— Jamais Marise n’a été si chic !

C’était de la vanité pure. Mais elle ne s’en cachait pas. Elle avait même osé, un jour, dire cette monstruosité : « Si Dieu lui avait demandé de choisir entre la beauté sans intelligence et la laideur géniale, elle aurait sans hésiter réclamé la beauté sotte ». Peut-être, à la vérité, était-il fort aisé d’opter ainsi après coup, quand elle avait reçu un plein panier de dons, et la beauté et l’intelligence par-dessus le marché.

Marise, joyeuse, les mains dans les poches de son manteau de fourrure, un foulard élégamment noué sur ses boucles brunes, était allée retenir le tissu extraordinaire de son costume de fête et consulter les modèles que le grand couturier suivrait, mais en les embellissant de son inspiration. Puis par un beau jour de mars blanc, propre, et juste assez froid pour être gai, Marise se rendait tout heureuse à un premier essayage… Elle se tenait bien droite. Elle était grande, sans l’être trop. Elle était mince et souple, et elle marchait la tête haute, parce que, sans le vouloir, sa distinction n’allait pas sans un peu de hauteur. Elle ne se mêlait pas facilement à ceux qui n’étaient pas de son milieu. Certains disaient même qu’elle était snob, mais non, ce n’était pas du snobisme, c’était une seconde nature. Et son beau tailleur de Pâques, elle se l’offrait aussi en compensation de ces odieux voyages maintenant obligatoires dans la promiscuité mal odorante des tramways bondés, qui la faisait tant souffrir.

Mais voilà, elle l’aurait son beau costume. Le couturier marmottant des salutations en un anglais fantaisiste et incorrect, venait vers elle, l’étoffe sur le bras, et sa fille le suivait la bouche remplie d’épingles.

Marise enleva son manteau, se planta devant la glace. La fille piquait des épingles sur un coussinet, se libérant la bouche pour parler. Marise crut qu’elle se préparait à l’entretenir aimablement, pendant l’essayage. Mais non, ce n’était pas cela. C’était pour interroger son père.

Les quatre mains unies du père et de la fille drapèrent l’étoffe en jupe pendante et longue, puis en jaquette courte et encore informe. Le couturier s’éloignait, revenait, tournait et retournait Marise. Il l’examinait vraiment sans tendresse. Il n’avait l’air ni avenant, ni aimable, loin de là. Il la lorgnait, le front soucieux, l’œil critique. Faisant un pli ici, un pli là, il grimaçait, les sourcils, froncés. Puis il confia ses observations à sa fille, exactement comme si Marise n’était qu’un mannequin sans oreilles. Autour d’elle s’enroulait le drôle de dialogue monosyllabique. La jeune fille parlait si affreusement l’anglais que Marise ne saisissait pas un mot de ce qu’elle disait. Mais le vieux, par ailleurs, articulait si rageusement son anglais, non moins fantaisiste, que Marise pouvait le croire furieux.

Elle commençait à se sentir moins à l’aise et moins sûre de son chic !

Comme les costumes se portaient cette année sans col, la jeune fille avait dû demander si celui-là serait ainsi, car le vieux, tout en tripotant l’étoffe du haut, répondit d’un ton mécontent et hargneux :

No, no, her neck is too long…

Ceci n’apprenait rien à Marise. Son cou était long, c’était vrai, mais il faisait bien dans le paysage. Marise ne porterait pas avec tant de grâce ses cheveux flottants, s’il ne l’était pas.

La bouche du vieux était tout de même loin d’être appréciatrice. Pourtant, dans la glace, Marise pouvait constater que ses coups de pouce et d’épingles sur l’étoffe avaient tout de suite de l’effet. Ainsi l’encolure telle qu’il l’avait drapée la faisait paraître beaucoup moins maigre. Elle secoua la tête, son œil brilla, déjà elle se préparait à oublier que ce grognon de tailleur venait de critiquer son cou, quand elle l’entendit répondre à une autre incompréhensible remarque de la jeune fille :

No, no padding, her shoulders are too broad…

Bon, ses épaules maintenant ! Cette fois elle a une furieuse envie de protester. Avoir les épaules larges, hautes, non tombantes, quand on est grande et mince, c’est beau. Cela, elle en était sûre. La preuve, c’était ces bourrures dont les autres devaient s’affubler…

Sur les plis du corsage, il n’a rien à dire, et en vérité, elle l’attendait là. Car Marise sait qu’elle est bien proportionnée, et que nulle mieux qu’elle, ne porte le chandail.

De la jaquette, on passe à la jupe.

Le grognon couturier s’éloignait pour juger pendant que la jeune fille tendait bien l’étoffe à la taille, mais voilà qu’il se remettait à maugréer, puis à articuler, à mordre les mots pour crier presque :

— No, no, not that. Her waist is too small…

Et comme son aide drapait aussitôt quelques plis, il s’écriait :

— No, no, not there… She is too hippy…

Bon, voilà qu’elle avait trop de hanche à présent, elle, qui passait pour maigre ! Et l’échenillage continuait toujours comme si elle n’avait ni oreilles, ni yeux ; il mettrait un peplum pour cacher la hanche trop large pour son goût, et aussi, pour étoffer cette taille qu’il lui reprochait d’avoir trop fine.

L’effet était excellent. Il se redressait, paraissait enfin approuver du regard, en même temps que Marise, qui avait envie de pouffer de rire, devant ce malmenage inaccoutumé, et tant d’illusions perdues ! Elle qui s’était jusqu’à ce jour crue bien tournée !

Mais il n’était pas encore au bout de ses compliments. Il expliquait à sa fille, pourquoi il fronçait le devant et le derrière, et il tournait Marise comme sur un pivot, et l’examinant de profil, constatait :

You see, she is so narrow, so narrow…

Cela, sur le travers…

C’était le comble.

Mais lui ne s’apercevait pas de sa cruauté, tout au chef-d’œuvre qu’il composerait. Il y aurait dans la jaquette des plis crevés sur un tissu contrastant.

Marise s’admirait déjà même si son couturier ne l’admirait pas.

L’essayage finissait. Il ne s’agissait plus que de décider de la longueur de la jupe. Douze, quinze, ou seize pouces de terre ? Il releva le bord de l’étoffe, se pencha, regarda les jambes par-dessus ses grosses lunettes… Marise s’imagina qu’elle devenait cagneuse. Mais non. Constatant que là, il n’avait vraiment rien à corriger, il disait :

Make it short…

Marise s’apaisa. Enfin, quelque chose d’elle trouvait grâce devant cet œil implacable. Il approuvait mollets, chevilles et pieds !

C’était tout. Elle remettait son manteau de fourrure. Elle reviendrait quatre jours avant sa fête, qui tombait cette année sur le matin de Pâques.

Dehors, elle éclata de rire, au risque de passer pour folle, en revivant la scène à laquelle comme mannequin, elle venait d’assister, mais elle était tout de même un peu déconfite. Elle qui s’était imaginée qu’elle était assez belle fille ! non seulement de traits, mais de taille.

Eh bien, cela lui apprendrait, dirait sa mère, à courir les tailleurs à soixante-quinze dollars !

Her neck is too long…

Her shoulders are much too broad…

Her waist is too small…

She is so hippy…

She is too narrow…

À la dessiner sur ces mesures, on ferait une belle caricature !

Quand une semaine plus tard, elle revint pour l’essayage final, elle ressassait ce flot de compliments que le couturier lui avait prodigués : elle les avait sur le cœur…

Cependant, lorsqu’elle eut arboré le somptueux costume et qu’elle se vit des pieds à la tête dans la longue glace, elle reconquit du coup sa confiance en elle-même. Indéniablement, elle avait bonne apparence, avec ce splendide vêtement et son teint blanc, ses beaux cheveux noirs et ce petit air souverain qu’elle avait…

Ses yeux ne furent plus que sourire, contentement, enthousiasme. Sûrement, on se retournerait sur son passage.

Et tout à coup, une idée surgit dans son cerveau, et tout de suite, elle l’exprima, demandant au couturier si, dans son métier, il lui arrivait souvent de trouver une femme de proportion parfaite.

De sa voix brusque et brève, il répondit :

Oh, no, I met only one, in 1902. Now she is old and no longer a beauty.

Lui non plus n’était plus une beauté ! Mais Dieu qu’il travaillait, bien !

Marise paya rubis sur l’ongle et repartit le sourire aux lèvres.

Only one, in 1902 !

Et il passait là au moins trente femmes chaque jour !

Son honneur était sauf.




X

GARAGE À LOUER


Lui est trop vieux pour travailler maintenant, et ils achèvent tranquillement leur vie dans un petit appartement qu’ils se sont réservé, au rez-de-chaussée de la vaste maison où grandissaient autrefois les enfants aujourd’hui dispersés.

Avec l’âge, la vieille devient un peu sourde, le vieux, casanier. Mais celui-ci s’occupe encore de ses loyers, de ses rentes, et se pique d’être toujours homme d’affaires. Tout de même il passe la moitié de ses jours à suivre de pièce en pièce, comme une ombre, sa vieille qui vaque à tous les soins du ménage. Il met son nez dans les chaudrons, se mêle parfois de baisser le gaz, de dire :

— T’as pas mis trop de beurre, dans ta soupe ?

Tout cela, non par mesquinerie, mais uniquement parce qu’il n’est pas très occupé, et qu’il n’est tout de même pas assez vieux pour dormir tout le temps !

D’ailleurs, ils se supportent mutuellement d’une façon admirable, et ils se taquinent encore, preuve d’une jeunesse de cœur tenace.

Aussi, si le vieux se propose de faire quelque marché et s’en vante d’avance, sa femme malicieuse lui rétorque bien vite :

— Défie-toi, mon vieux. Pense à ton garage que tu avais si bien loué !

— Quoi ! y était pas bien loué, mon garage ? qu’est-ce que t’as à en dire !

Et en se moquant, elle commente une fois de plus, la bonne histoire !

Un jour d’octobre pluvieux à déshonorer un si beau mois, on avait sonné à la porte, un samedi, vers deux heures de l’après-midi. La vieille avait ouvert et s’était trouvée en présence d’un beau jeune homme, qui ne parlait qu’anglais. Malheureusement, elle n’avait jamais affaire aux Anglais ; elle crut qu’il s’était trompé d’adresse, et comme elle ne faisait que baragouiner cette langue, elle appela vite son mari.

De la salle où elle était retournée, elle n’avait pas pu suivre la conversation qui s’était poursuivie dans le salon. Elle se rongeait déjà de curiosité, quand son vieux survint, cherchant ses lunettes qu’il avait sur le nez, et qu’elle trouva naturellement tout de suite ! et il lui annonça, triomphalement, l’heureux motif de sa surexcitation. Il avait loué son garage. Il tenait un beau dix dollars et il continua :

— Et j’le loue bien, la vieille ! Deux mois payés d’avance, tiens regarde…

Il repartit avec ses lunettes, sa plume, son carnet de reçus, et l’entretien, au salon, se prolongea ensuite beaucoup trop, dans l’opinion de la vieille très intriguée. Elle réussit tout de même à revoir un moment le visiteur. Il faut dire qu’elle aussi le trouva bien chic. Et tout de suite après, les langues des deux vieux avaient marché d’abondance, vous pensez bien. D’où venait ce locataire si grand, si distingué, si beau ? Était-ce un envoyé du ciel ? Il y avait des garages à louer à toutes les deux portes, en cet automne de rareté de pneus, d’essence ; pourquoi avait-il choisi le leur, un peu démodé, vraiment, ils devaient bien se l’avouer ? Comment était la voiture ? Mais la voiture, ils ne l’avaient pas vue, ni l’un ni l’autre. La vieille assura que le locataire était même venu à pied. Son chapeau était mouillé, elle se le rappelait maintenant. Et sur le tapis du salon, la trace de ses longs pieds boueux était restée.

— Y’arait pu les essuyer mieux, su’le paillasson…

— Il est enrôlé, dit le vieux’. Il entre dans la marine. Il part la semaine prochaine. Il ne veut pas vendre son auto qui est une belle voiture. Il a loué sa maison et ne peut pas garder son garage.

— Loué sa maison ? dit la vieille, qui cherchait à critiquer. Il est bien jeune pour avoir une maison. Moi, j’lui donne pas plus que vingt-quatre ans. Toi ?

— En tous cas, c’est ce que j’ai compris, et j’comprends l’anglais, repartit le vieux un peu impatient. Et ce qui est important, c’est que je suis payé et bien payé, hein ? Dix belles piastres, pour deux mois, et pour un garage pas chauffé. Et pas besoin de faire pelleter l’entrée de la cour, puisque l’auto va rester là. Çà compte, ça… Il veut même la mettre sur des blocs.

— Quand le prend-il, le garage ?

— Y m’a dit, qu’y ne savait pas au juste. Mais en tous cas, j’lui ai dit qu’on est toujours ici. Et puisqu’il a sa clef, maintenant, c’est sans importance…

C’était en effet sans importance. De fait, ils ne revirent pas leur beau jeune homme. En rentrant de la grand’messe, le lendemain, ils trouvèrent leur garage occupé, et trop bien occupé. Il bâillait, parce que la voiture était un peu trop longue. Le vieux, voyant cela, patenta une fermeture, une chaîne avec cadenas, qui liaient les deux battants de la porte, pour que la voiture fût en sûreté.

— Une chance, qu’on était pas ici, dit le vieux. Le jeune homme aurait peut-être changé d’idée, en voyant ça, et m’aurait redemandé son dix piastres…

La voiture remplissait tellement le petit garage, que le vieux pouvait à peine en faire le tour. Elle était sur des blocs, et sans pneus.

— Une idée, de faire ce travail-là le dimanche, et pendant la grand-messe, grogna le vieux. Apparemment, c’est pas même un protestant, mon locataire…

Plus tard, il dit à sa femme :

— J’suppose que c’est quand il a vu que le garage ne barrait pas, qu’il a trouvé plus prudent d’enlever ses pneus. Et j’le blâme pas ! Des pneus de c’te grosseur-là, ça vaut de l’argent. Et tout le monde vole ça de c’temps-là…

Tous les deux, pour se désennuyer, commentèrent les derniers vols de pneus. N’en était-il pas arrivé un bien amusant, au docteur Janverne, l’autre jour ? Ayant commis l’imprudence de laisser son auto dehors une nuit, il avait retrouvé sa voiture, le lendemain… assise par terre ! Plus un seul pneu ! et, sur le siège, une enveloppe bien adressée et dedans, quarante dollars, et, dactylographiés, ces mots :

— Vous, vous pourrez comme médecin, en avoir d’autres. Moi, je ne peux pas. Excusez donc le procédé.

Les deux vieux riaient bien chaque fois qu’ils reparlaient de cette histoire. Puis, ils refaisaient les mêmes conjectures. Pour eux, ça devait être un ami du docteur.

— Pas nécessairement, disait la vieille…

Ils s’obstinaient un bout de temps, pour rompre l’uniformité de leurs jours.

Novembre commença, et il passa. La neige s’était mise à tomber. Elle tombait avec une régularité et une abondance extraordinaires. Le vieux, chaque fois, se donnait des crampes à déblayer la couverture du garage. Il se donnait un mal de chien, pour protéger la voiture mal abritée.

— Autrement, disait-il à sa vieille, qui trouvait qu’il exagérait, autrement, les glaçons vont se former, et ils tomberont, et ça pourrait bien l’égratigner, la faire rouiller. Et en somme, il m’a bien payé, ce locataire.

C’était vrai. Il l’avait bien payé. Mais bientôt, ils se mirent tout de même à se demander s’ils recevraient sous peu de ses nouvelles.

— Pas besoin d’être si pressé, disait la vieille. Le loyer n’est pas encore dû.

— Et dans la marine, hum !… avec les sous-marins, les mines… repartait le vieux… Tout d’un coup, a nous reste, c’t’auto-là…

— Ça doit en faire un bel officier, disait la vieille. Même en civil, penses-tu qu’y paraissait bien !

La moitié de l’après-midi ou de la soirée passait à reparler du locataire. Dans leurs conversations, les vieux faisaient feu de tout bois. Leurs yeux étant affaiblis, ils ne lisaient à peu près plus le journal. La T. S. F. leur suffisait pour les nouvelles. Ils commençaient aussi à se détacher un peu des malheurs du monde ; ils étaient encagés dans leur vieillesse. Le bruit des voix suffisait à les distraire, même ce bruit très familier de leurs deux voix monotones. Le vieux parlait fort, à cause de la mauvaise oreille de sa vieille ; et la vieille répondait encore plus fort, parce qu’elle ne s’entendait pas, et voulait bien qu’il la comprît.

Janvier n’apporta ni nouvelles, ni chèque du locataire, mais il apporta abondance de neige. Il fallut pelleter, il fallut casser les glaçons pour ne pas laisser s’abîmer la belle voiture dont l’arrière dépassait toujours. Le propriétaire en était tout essoufflé et quand février passa sans rien apporter, il commença à grogner ouvertement ; il s’inquiétait, chicanait. La vieille prenait la défense de l’officier de marine. Il était en mer, par pareil temps, il était loin et exposé. Qu’avait-il à s’en faire, son vieux, avec, pour garantie, une aussi somptueuse Packard dans son vieux garage de bois ? Le locataire pourrait bien ne payer que lorsqu’il viendrait chercher sa voiture. Il le lui avait peut-être dit ?…

— J’comprends l’anglais, ma vieille, y m’a rien dit de tout ça. Y était censé les envoyer ses chèques…

Au début de mars, le vieux se dit qu’il fallait tout de même faire quelque chose. Ce silence était un peu extraordinaire, un peu louche, même…

Tout à coup, il eut une idée.

— Mais j’suis bien gauche, la vieille. Si je téléphonais à l’hôtel de ville, si je contais mon histoire, on’me dirait à qui appartient ce numéro de licence. C’est bête, mais j’me rappelle même pas le nom complet qu’j’ai mis sur le reçu. J’apprendrais peut-être quelque chose.

— Tu peux toujours essayer, ça ne coûte pas cher…

Et comme mars commençait en agneau, avec de l’eau plein les rigoles et déjà des chants d’oiseaux, le vieux dit :

— J’ai envie d’y aller plutôt. J’connais quéqu’un à ce département, y va me renseigner…

Et il partit, guilleret, fredonnant, ayant oublié qu’il n’était pas heureux parce que son garage, ne rapportait apparemment plus rien.

Mais il en avait une tête, le vieux, quand il revint. Il haletait, tant il avait marché vite pour raconter tout cela au plus tôt. Non, mais pour une aventure, c’en était une, bien sûr ! Quand il avait donné le numéro de la licence qu’il apportait bien écrit sur un bout de papier rayé, le commis s’était esclaffé…

— Si j’sai à qui, c’t’auto-là, j’pense bien ! On a assez couru après !

Et il appelait les autres :

— Vous parlez d’une histoire ! Il a l’auto de l’ambassadeur de Chine dans son garage depuis le mois d’octobre et il ne le savait pas…

Le vieux ne comprenait rien de rien. Mais il saisissait tout de même qu’il allait avoir le mot de l’énigme.

Cette somptueuse voiture avait été volée le dimanche matin, pendant que le chauffeur catholique assistait à la messe.

Le poste de police fut en liesse. On téléphona à l’Ambassade. La Compagnie d’Assurances ayant remboursé la perte, l’Ambassade n’était plus propriétaire de la voiture. Quand le vieux repartit, il était exalté et heureux comme un héros.

Ce n’est qu’en répétant tout cela à sa femme que le vieux comprit que ce vol n’avait été qu’un vol de pneus.

— Si on se serait douté d’une affaire pareille ! disait la vieille.

Le vieux pour se dédommager d’avoir été victime d’une grosse mystification, le vieux, lui, répétait, et à tue-tête, pour qu’elle comprenne bien :

— Le trouves-tu encore chic, ton officier de marine ? Et tu avais pitié de lui, parce qu’il était parmi les sous-marins et les mines, et la canonnade. Tiens, j’parie, la vieille, que t’as même prié pour lui.

Il riait de tout son cœur. Elle, piquée, répondait :

— Eh ben, si j’ai prié pour lui, c’était pas de trop. Un voleur a bien plus besoin de prières qu’un officier de marine !

— Mais, j’y pense, mon loyer de garage, moi, j’suis pas pour perdre ça.

— Oui, d’autant plus que t’as pelleté comme un enragé tout l’hiver… C’est pas de ta faute si tu t’es pas donné une hernie…

L’histoire finit au mieux pour le propriétaire du garage. Mais depuis, la vieille répète quand même, chaque fois que le vieux ose se vanter de son flair en affaires :

— Pense à ton garage, avant de trop te « fièrer »…

Alors, le vieux, chaque fois, rétorque :

— Eh ben, j’ai t’y perdu une cenne, dans c’t’affaire-là ? oui ou non ? J’ai t’y perdu une cenne ? Non, pas une cenne… L’assurance était ben trop contente de retrouver l’auto. Mon loyer, y me l’ont payé, et le pelletage, aussi, Dieu merci…

Tout de même, depuis, les étrangers qui frappent à la porte, et qui parlent l’anglais, les vieux les reçoivent avec froideur, et beaucoup de méfiance.




XI

LE CHÂTEAU


Comme tout le monde, vous croyez que dans notre pays, les châteaux n’existent pas ? Comme tout le monde, vous savez bien qu’il y eut autrefois nos manoirs, et qu’il en subsiste encore quelques-uns, mais déserts et endormis comme le château de la Belle au Bois Dormant.

Mais un château vivant, habité, vous croyez que c’est une chose de rêve. Marielle le croyait aussi, jusqu’à ce qu’elle eût appris l’extraordinaire aventure des parents de son amie Suzanne.

Ceux-ci ne désiraient acheter qu’une ferme, et par un concours de circonstances aussi favorables qu’heureuses, ils avaient acheté, — à l’enchère sur le perron d’une église, — une ferme, des bâtiments spacieux et modernes, des érablières qui n’en finissaient plus et, — par dessus le marché, un château ! Oui, un château comme dans les contes, mais un château qu’un coup de baguette de fée ne ferait pas disparaître, un château plus vrai que ceux des contes, en beau granit canadien, qui lui faisait un visage fardé des plus belles couleurs dans sa verte forêt.

Des Anglais l’avaient fait construire. Une famille anglaise, — qui s’éteignait faute d’enfants, — le perdait, pendant que les parents de Suzanne l’acquéraient, par miracle, vraiment.

Dès que Marielle eut appris la nouvelle, elle envia Suzanne, elle qui pourtant, de nature, n’avait rien de l’envieuse. Sa seule consolation c’était de penser qu’à l’été, elle irait elle aussi, vivre la vie de château, puisque déjà on l’avait invitée.

— Tu viendras me désennuyer, car j’en aurai besoin, lui avait dit Suzanne, lui montrant sans enthousiasme, les belles photos où l’on voyait la ferme, les bâtiments, le silo…

— C’est à dix minutes du chemin, lui avait encore dit Suzanne. De la route, tu ne vois rien. Tu montes par un chemin étroit, rocheux et épouvantable pour une auto, et tu arrives en haut dans une forêt profonde qui t’enferme à jamais. Le château est là. Pour un château, c’en est un vrai. Il a sa tour, ses pignons, il est beau. Mais la pensée de l’habiter ne m’enchante guère.

Heureusement, la mère de Suzanne avait de l’enthousiasme pour cinquante ! C’était une femme jeune de cœur et de visage, qui débordait d’entrain. Elle parlait autrement que sa fille et Marielle éblouie l’écoutait raconter ce rêve :

— Tu as vu le film Rebecca ? Tu te rappelles quand on nous montre la belle façade de Manderly ? Eh bien, Marielle, en plus petit, mon château ressemble à Manderly.

Et dans son exaltation, elle déclamait en riant, sur un ton théâtral :

« I dream’t that I was back in Manderly… » (phrase qui commence le film : Rébecca).

Mais pendant que dans son imagination elle revoyait comme au cinéma la façade de granit multicolore avec ses fenêtres ouvertes sur la forêt, Suzanne disait :

— Manderly, maman, c’était beau, mais n’oublie pas que ce n’était pas gai. C’était tout noir du spectre mauvais de Rébecca.

— Dans mon château, Suzanne, il n’y a pas de fantôme, tu verras, Marielle, c’est une merveille.

Et Marielle répondait avec une ardeur contenue :

— Oh ! Madame, que j’ai hâte, que j’ai hâte…

Toute seule avec Suzanne, elle lui reprocha d’être blasée :

— Je ne suis pas blasée. J’ai peur, c’est tout. Tu ne peux pas savoir comment je me sens le cœur des fois. Et ce château-là, j’en ai peur. Il est trop gros. Il est trop grand. Il est trop loin du chemin et en haut d’une côte trop escarpée. Tu sais que je ne vaux rien dans les côtes, que ça m’étouffe, me rend malade. J’ai peur.

Marielle discuta :

— Tu as trop d’imagination, ou tu n’en as pas assez. Moi rien que de penser à ton château, je bondis, je m’élève sur les ailes du rêve, comme un petit avion d’argent dans les nuages. Oh ! Suzanne, si tu savais comme je te trouve chanceuse…

Marielle eut tout l’hiver, tout le printemps pour rêver au Château. Elle devait d’abord y aller pour les sucres. Les choses ne s’arrangèrent pas, et elle en fut aussi heureuse. Mieux valait voir les bois lorsqu’ils étaient feuillus.

La mère de Suzanne revint aux premiers jours de mai, ayant fini l’installation du château et comme Marielle écoutait si bien, elle lui versa son enthousiasme, par brassées…

Son château, elle l’aimait de plus en plus. Ce qu’elle avait acheté couvert de neige, sortait de l’hiver éclatant de couleur. Elle avait vu le sous-bois sous un tapis blanc de trilles ; un véritable tapis, et des trilles énormes… Elle avait vu toute la forêt passer du noir au tendre roux des bourgeons ; puis verdir presque soudain de mille différentes teintes. Elle avait parcouru ses bois, sans pouvoir en trouver la limite, marchant une heure, deux heures, sans arriver au bout. Il y avait de vieux chênes énormes, des noyers dont les branches crochues étaient extraordinaires, il y avait tant d’érables, que l’on ne pouvait pas les compter, il y avait des armées de jeunes bouleaux graciles et tout blancs, et des armées de minces trembles.

— C’est sans valeur comme bois de chauffage, intercalait la nouvelle châtelaine au milieu de son récit descriptif, mais c’est joli à voir pousser…

Il y avait des armées de jeunes hêtres aux troncs criblés d’yeux noirs. Il y avait un jardin tout jaune de jonquilles et tout blanc de narcisses…

Pourquoi Suzanne gardait-elle un visage si pâle en écoutant sa mère, quand Marielle avait les yeux plus pétillants que des étoiles magiques ?

— De ma chambre, — et de la tienne aussi, Suzanne, — on voit une mer de forêt. Les fenêtres s’ouvrant à la hauteur des têtes d’arbres, on y voit les hirondelles, les mésanges de tout près.

La description continuait. C’était une source intarissable que les beautés de ce château. La forêt du printemps l’entourait, paraît-il, comme une immense tapisserie à peine déchirée au fond de la vallée par la ligne d’eau encore froide de la rivière, qui restait brunâtre, et au loin, à gauche et à droite, par deux grands morceaux bleus qui étaient le lac des Deux-Montagnes.

— Et il y a le verger ! Nous irons dès que les pommiers seront en fleurs.

Mais à ce moment-là, Marielle ne put pas non plus y aller, et elle continua à rêver un peu plus longtemps au château qu’elle n’avait jamais vu.

Suzanne et ses parents quittèrent la ville pour y passer l’été. Marielle avait accepté de travailler un mois pour une œuvre de guerre. Elle rendait service et elle recevait un petit salaire. Marielle n’était pas riche et savait d’ores et déjà qu’elle ne le serait jamais. Elle n’avait ni oncle, ni tante à héritage. Son père était un professeur aussi distingué que célèbre, mais la plaie d’argent, — qui n’est pas mortelle, — on avait l’occasion chez elle de la soigner bien souvent.

Vers la fin de juillet, Marielle reçut un petit mot tout tremblé de la main de Suzanne.

— « Ce n’est pas pour rien, ma petite Marielle, que j’avais peur du « Manderly » de maman, peur de venir ici pour l’été. J’ai été bien malade. Je l’aurais été ailleurs, probablement, mais je me suis sentie si mal que j’ai eu peur de mourir. Je vais mieux. Je me lève, je descends. Mais viens au plus vite. J’ai besoin de ton amitié. J’ai tant peur que tu ne viennes pas que je t’envoie l’automobile. Vendredi, à quatre heures, serais-tu prête ? Arrange-toi, je t’en prie, pour pouvoir finir avec nous l’été. »

Comme Suzanne était drôle de penser que Marielle pouvait manquer à sa promesse ! Elle avait tellement hâte de partir, qu’elle ne savait plus comment faire couler les heures avant le moment du départ.

Pareilles à toutes les heures, elles coulèrent pourtant et le vendredi se leva sous un ciel absolument pur, un de ces jours rafraîchis parce que la pluie de toute une nuit les a lavés.

La mère de Suzanne était dans la voiture et n’y pouvait pas beaucoup remuer, enterrée par trop de choses qu’elle rapportait de la ville. Marielle rose et souriante prit le petit coin laissé libre pour elle.

— Oh ! Madame, que je suis contente, que vous êtes bonne de m’inviter. J’ai tellement hâte de voir votre Manderly…

— C’est moi, Marielle, qui te remercie de venir. Suzanne a bien besoin de distraction.

La maladie de Suzanne, Marielle avait eu l’esprit si occupé du château, qu’elle n’avait pas un instant songé que c’était grave. Elle s’attendait à retrouver son amie un peu alanguie et nonchalante, mais non encore malade.

Elle apprit ce qui s’était passé. Un rhume qui persistait, des angoisses, des faiblesses. L’opinion des médecins était encore obscure. Ils avaient tenu à savoir si Suzanne avait eu la scarlatine. Ils avaient dit :

— La scarlatine laisse de ces hypothèques sur le système…

La gaieté de Marielle survécut à ces mauvaises nouvelles. La route était si belle. La voiture filait parmi les verdures luisantes, l’odeur apaisante de la campagne. La voiture allait, montait, tournait, descendait, remontait ; puis après avoir longé un bout du lac des Deux-Montagnes, suivait une étroite rivière qui coulait presque à la hauteur du chemin.

— Nous approchons. Mais il n’y a rien à voir. Le bois cache toute la maison. Elle est là-haut, vois-tu ? ce bout de pignon qui dépasse ?

Marielle ne voyait qu’une colline très verte.

— Il y a trop d’arbres. Nous en ferons abattre. Tiens, nous voici chez nous.

On voyait au bord de la route une petite ferme, et en arrière, les grands bâtiments que Marielle avait déjà tant admirés sur les photos. Mais le château, où était-il le château ?

La voiture continuait. À un quart de mille plus loin était la barrière. Une route qui montait tout de suite dans l’épaisseur du bois s’ouvrit avec la barrière. C’était la route étroite, casse-cou, dont Suzanne avait parlé.

En somme, le château, il était sur sa petite montagne, le chemin coupait de peine et de misère la pente abrupte hérissée d’érables. Tant de feuilles vertes donnaient presque le vertige. C’était comme un tunnel sous les ramures ; un drôle de tunnel, serpentant, grimpant. La voiture avait le nez en l’air, elle grinçait.

Tout à coup, elle reprit son ronron ordinaire, fila tout droit.

— Ici le jardin, disait la mère de Suzanne. Mais Marielle déjà contemplait émerveillée l’imposante façade de granit, les innombrables fenêtres à petits carreaux, les pignons, au bord découpé en escalier comme ceux des béguinages de Bruges sur les cartes postales ! et toutes les cheminées qui perçaient le toit.

— Nous avons quatre foyers, et du bois pour les chauffer, nous en avons, pour ça, oui, c’est l’abondance…

Marielle descendit. On arrivait en arrière du château. Mais c’était en vérité un château à deux façades. L’une où était la porte un peu sévère, en bois plein, par où ils entreraient pour que Marielle jouisse de l’effet grandiose de l’arrivée…

La lourde porte donnait sur un portique, et l’enchantement commençait après ce portique, qui ouvrait sur un balcon intérieur duquel la vue plongeait sur le salon haut de deux étages ; tout un pan de fenêtres encadrait le vert profond de la forêt et du ciel. Marielle s’appuya à la balustrade de chêne. Cette grande pièce était somptueuse.

De vastes fauteuils, une table basse, des sofas, faisaient le rond où causer ou lire en regardant flamber le feu, dans l’immense foyer.

— Que c’est beau, disait Marielle. Oh ! madame, quel rêve, et Suzanne qui ne m’avait rien décrit !

Un large escalier descendait de ce balcon vers le salon ; à chaque bout des degrés montaient aux ailes absolument séparées où s’ouvraient les chambres.

— Allons voir Suzanne, nous redescendrons avec elle. En chemin, regarde ma chambre.

C’était une grande chambre, au mur à peine rosé ; une grande chambre avec trois larges fenêtres qui donnaient sur la mer de verdure. L’érablière enserrait la maison. À peine apercevait-on dans le lointain un morceau du lac des Deux-Montagnes. Ce qui frappait c’était tout ce vert, toutes ces feuilles qui remuaient légèrement sous la brise du beau jour d’été. Habiter cette chambre c’était comme habiter un phare dominant la mer de feuillage.

— Que c’est beau ! dit encore Marielle…

— Viens à côté, c’est le domaine de Suzanne et ce sera le tien.

Marielle frappa, étonnée que Suzanne n’ait pas déjà entendu sa voix. Elle ouvrit la porte. Le rêve continuait ! Le pastel des murs, la cheminée, les trois fenêtres à petits carreaux, les charmants fauteuils bleus et blancs, l’étagère remplie de livres, la table à écrire, les abat-jour des lampes, le lit à poteaux… tout était beau. Mais hélas, dans le lit était étendue une Suzanne si pâle, si changée, si haletante, et qui avait les larmes aux yeux pour embrasser Marielle.

Sa mère qui l’avait quittée bien le matin, s’écria surprise :

— Mais comment, tu ne t’es pas levée !

Le midi, tout à coup, Suzanne s’était sentie très mal. Elle avait eu une faiblesse. Mais elle était si contente de voir Marielle qu’elle serait mieux demain.

Sa mère pâlit.

— Te sens-tu aussi mal qu’à ta première attaque ?

— Non, pas tout à fait, mais j’ai si peur.

— Ne t’inquiète pas. Je vais appeler le médecin, demander quoi faire, quoi te donner, et si tu dois quand même te lever. Je te laisse Marielle. Tout à l’heure je l’installerai. Je reviens tout de suite.

Marielle disait :

— Moi qui étais si contente de tout ! Moi qui étais si contente d’arriver, et de te revoir, ô Susanne, et moi qui t’envie tellement d’habiter ici ! Comme j’ai de la peine.

Suzanne, un peu haletante, murmurait :

— Tu vas vite voir qu’il ne faut pas m’envier. Le château, il est beau, mais j’avais raison de manquer d’enthousiasme, je sentais que pour moi ce serait une prison. Je suis en cage, Marielle, et le pauvre oiseau a bien mal aux ailes. Et de mon lit, cette mer de feuillage que tu aimes tant, je ne peux même pas la voir.

Elle pâlissait, fatiguée d’en avoir tant dit.

Sa mère revint avec une potion. Le médecin recommandait à Suzanne de rester au lit ce soir. Si, le lendemain, elle se sentait mieux, elle pourrait se lever le midi. Sinon, il viendrait la voir.

— Belle arrivée pour toi, Marielle ! Tu vas vouloir t’en retourner.

— Ah ! non, par exemple, si je ne gêne pas. Je resterai avec toi tant que tu voudras. Le reste du temps, je courrai les bois.

— Allons, viens Marielle, que je t’installe. Après, nous descendrons, le dîner va sonner. Et toi, Suzanne, que veux-tu manger ?

— Ah ! sur un plateau, rien n’est bon ! N’importe quoi, maman…

Marielle prit possession d’une chambre ravissante. Elle achevait de suspendre ses robes, de se rafraîchir un peu lorsque le gong sonna le repas du soir.

Elle alla redire un mot à Suzanne et insista pour la consoler :

— Je t’assure, Suzanne, qu’être malade dans une aussi belle maison, ce n’est pas aussi triste…

Mais non, Marielle ne le croyait pas. Marielle à son tour avait un peu peur. Marielle ne pouvait plus envier Suzanne.

Elle ne pouvait plus envier personne. Pourtant, cette salle à manger magnifique, avec ses baies qui enchâssaient tout le couchant, avec le feu que l’on avait fait dans la cheminée pour réchauffer le soir, avec sa grande table sculptée si bien servie, tout continuait à être beau comme dans un conte. Mais la mère, le père, les frères de Suzanne, qui étaient polis et voulaient quand même être gais, Marielle sentait qu’une grande inquiétude leur serrait la gorge. Suzanne était très malade. Elle l’apprit dans un grand solarium qui était vraiment un autre coin de paradis. Tout y chantait l’espérance ; les fleurs de la cretonne, le vert des meubles, et tant de livres sur les rayons pour le bonheur de l’intelligence.

Mais Suzanne était très malade. Rien ne pouvait plus être parfait. Elle pourrait guérir, mais jamais plus, ou du moins, pour de longues années à venir, elle ne pourrait plus comme les autres jeunes filles nager, jouer au tennis, courir, marcher même…

Marielle acheva peu à peu la visite du château de rêve ; l’aile des invités, l’escalier de la tour si amusant, l’aile où habitaient les garçons, leur studio, et le troisième, où personne encore n’habitait, mais où de grandes chambres, plus encore que celles du second, faisaient le phare au dessus de la mer de feuillage.

Le soir, aucun bruit ne montait jusque là, à part le cri des oiseaux nocturnes. La lune planait sur ce grand silence avec un tel éclat qu’elle forçait les yeux à s’ouvrir. Elle était brillante et blanche et traçait un chemin au-dessus des arbres.

Parfois Marielle entendait la voix de Suzanne qui demandait à travers le mur :

— Dors-tu, Marielle ?

Elle allait la rejoindre et elles parlaient un peu et parfois elles retrouvaient ensemble leur insouciance et riaient comme des folles pour des riens. Mais plus souvent, la lune augmentait l’angoisse au cœur de la malade et Marielle la consolait, l’encourageait :

— Tu verras, ce ne sera pas toujours ainsi. Quand tu pourras comme moi courir les bois, tu seras de nouveau heureuse.

Le temps passa. Suzanne allait mieux. Elle descendit au soleil sur la terrasse, elles retrouvèrent les fous-rires de leur enfance toute proche. Elles discutèrent sur des sujets trop graves ; mais le sujet mariage, mari, qui avait auparavant fait si souvent l’objet de leurs méditations à haute voix, Marielle s’en éloignait comme du feu. Sans un miracle, pour Suzanne, il n’était plus question d’une vie normale, avec des devoirs fatigants, des courses, des tâches un peu lourdes.

Mais la vie était bonne sur la terrasse. De cela toutes les deux pouvaient remercier Dieu. Marielle le disait, voulant que Suzanne fût de son avis.

— Madame la châtelaine, criait-elle soudain, venez donc vous reposer avec nous…

La châtelaine venait, mais elle n’était pas assise depuis cinq minutes qu’une des bonnes paraissait dans la porte ; on réclamait encore Madame pour quelque chose !

— Maman l’aime son château ! mais c’est comme ça tout le temps. Elle n’y est pas une minute tranquille.

Elle revint un peu plus tard, mais pour rappeler à Suzanne qu’elle devait pour obéir à la faculté, faire sa sieste.

— Je dois descendre chez le fermier. M’accompagneras-tu Marielle ?

— Jusqu’au bout du chemin, jusqu’au vieux chêne. Ensuite je m’enfoncerai dans votre forêt de conte de fées…

S’en allant, elles se retournaient toutes les deux pour admirer le grand château. Dans toute cette verdure, c’était vraiment un château romantique. Un léger vent leur apportait la senteur de terre, de champignon, de feuilles.

Au bout de la route droite, elles se séparèrent.

Marielle s’engagea dans le chemin des bois. Elle aspirait le bon air ; elle regardait tout avec avidité. Dans trois jours, elle s’en irait, retournerait à sa petite vie de ville, elle n’aurait plus toute cette beauté, cette tranquillité.

Comme elle entrait dans le champ qui séparait les érablières, elle éveilla des marmottes assoupies sur les roches chaudes et qui déguerpirent ; elle écouta la ritournelle d’un pinson-chanteur, elle se répéta :

— Que c’est beau !…
et poussa un grand soupir ; le genre de soupir que l’on pousse lorsque l’on s’aperçoit que vraiment on ne peut pas être heureux, qu’il manque toujours quelque chose aux bonheurs de ce monde.

C’est en effet parce qu’elle réfléchissait que Marielle avait poussé ce soupir. Elle, elle aurait pu être heureuse dans ce château ; et autour ! Elle avait la santé, elle adorait vivre dehors et dans la solitude, elle pouvait marcher des heures sans jamais être fatiguée ; avec les arbres, avec la terre, elle ne s’ennuyait jamais, — du moins elle le pensait.

Mais le château n’était pas à elle et dans trois jours elle le quitterait.

Et la véritable châtelaine, que faisait-elle ? Elle venait de descendre à la ferme, elle y découvrirait probablement encore que le fermier n’avait pas soigné les poules, ou que les seaux à lait étaient mal lavés, ou que le jardin n’avait pas été assez arrosé. Et en haut, dans son beau château, il lui fallait conduire une domesticité difficile à accorder, à styler, et encore plus difficile à trouver. Il lui fallait se préoccuper de surveiller ses jeunes bonnes un peu étourdies qui ne respectaient pas la valeur de l’argenterie, des porcelaines, des cristaux. Il lui fallait veiller à la cueillette des fruits et des légumes et à la mise en conserve, et voir aux provisions, à l’administration de ce vaste domaine… Sans l’œil du maître, il fallait bien se rendre compte que rien ne marchait bien…

Être châtelaine comportait donc autant de devoirs qu’être une ordinaire mère de famille ; et même plus…

La joie des bois, la joie du château, Marielle seule, en somme, l’avait goûtée entièrement, et sans soucis, pendant ces jours qui s’achevaient. Et parce que cette joie ne lui était que prêtée… Dire qu’auparavant, elle avait envié Suzanne. Le bon Dieu lui donnait une belle leçon. Il ne fallait envier personne. Il fallait accepter son sort et le croire aussi bon que les autres. Avec son impétuosité, son besoin d’air, si le bon Dieu lui avait donné à elle, le grand château et la maladie de Suzanne, ne serait-elle pas encore plus malheureuse ?

Marielle foula d’un pied plus ferme la terre inégale du chemin qui de nouveau traversait le bois. Elle s’arrêtait pour cueillir un fruit sauvage, un champignon, ou arracher une noisette encore verte. Le soleil et la brise lui parlaient vraiment. Elle entendait chanter en elle des maximes tant répétées autour d’elle pour l’éduquer et qui étaient demeurées d’abord sans écho.

— La santé est le plus grand des biens.

— Tout ce qui a du prix s’achète.

— Il ne faut regarder les choses de la terre que comme en passant.

— L’argent ne fait pas le bonheur…

— Les apparences sont souvent trompeuses…

L’apparence du bonheur était une chose. Le bonheur en était une autre. Un château, c’était le bonheur en rêve. En réalité, cela pouvait être une enfant de vingt ans allongée dans un beau lit, dans la chambre isolée d’un phare dominant une mer de feuillages…




XII

LE BILLET DE VINGT DOLLARS


— Tu auras à la fin quelque mésaventure…

— Mais pourquoi ?

— Je ne veux pas t’offenser, Linette, mais tu es étourdie comme une…

— Comme une linotte, c’est ce que tu veux dire ? Eh bien, tu vas me payer cette injure. Donne-moi tout de suite vingt dollars.

— Tu n’y vas pas de main morte…

— Il y a des annonces épatantes dans les journaux. Vente de laine extraordinaire, ce matin. Si tu ne veux pas que ton premier-né arrive au monde dans l’extrême dénuement, j’ai besoin de laine, de beaucoup de laine…

— Si tu en achètes pour vingt dollars, elle aura le temps de se miter sûrement, avant que tu ne la tricotes… Aussi, je te conseille d’avoir envie d’acheter autre chose…

— Des couches, des piqués, j’en ai assez pour des jumelles Dionne. Ma mère est prudente. Elle prétend que si la situation continue à être désespérée comme service, avec autant de linge, je pourrai attendre d’un jour à l’autre, d’une bonne à une autre bonne, sans m’éreinter sur la planche à laver.

— La planche à laver ? Mais ne m’as-tu pas fait acheter la plus belle des lessiveuses ?

— Sur la lessiveuse, alors.

— Mais tu prétends qu’elle lave toute seule, encore, rince, relave et re-essore et étend…

— Non, elle n’étend pas, j’ai exagéré…

— Pas possible !

— Oui ! Au moins, moi, j’ai une qualité. Je l’avoue, moi, quand je commets des fautes…

— Ce moi est-il une insinuation malveillante ?

— Probablement.

— Alors, tu n’auras pas ton vingt dollars.

— Ah ! chou, ne dis pas une monstruosité pareille.

— En tous cas, tu ne l’auras pas, si tu ne te lèves pas pour me faire mon déjeuner.

— Mais, je me lève. Un, deux, trois, go !

Linette saute d’un tel bond, que toutes les couvertures la suivent à terre.

— Oh ! là là, moi qui voulais me contenter d’abrier mon lit, et maintenant, il est tout défait. Ah ! chou, tu as raison. Je ne suis qu’une étourdie il m’arrivera des aventures.

— Et je me demande quelle sorte d’enfant nous aurons.

— Un bel enfant. Ça, je te le garantis. Je regarde de belles images depuis trois mois, et je vais continuer encore six mois… Et puis, je te regarde, aussi, et tu es beau. N’oublie pas le vingt dollars.

Elle l’embrasse en passant, lui tire les oreilles, lui secoue les cheveux et disparaît en coup de vent.

Dix minutes après, il la retrouve dans la salle à déjeuner. Le café sent bon. Le pain est en train de griller, et il sent un peu trop bon, il brûle. Il le sauve du désastre, ils se mettent à table, et elle lui raconte ses projets.

— Ne téléphone pas à midi. Personne ne répondra. Je dîne en ville avec Jeanne. Je vais d’abord à la laine, puis je la rencontre aux Délices, et nous remontons ici de bonne heure pour commencer à tricoter.

— Ton vingt dollars de laine…

— Tu sais bien que je n’en achèterai pas tant que ça…

— Alors, pourquoi vingt dollars ?

— Pour mon bas de laine, ce n’est pas la même chose…, mon bas de laine, mon compte de banque si tu veux…

— ?

— Oui, la vente, c’est le prétexte. J’ai une amie qui m’a éduquée, avant mon mariage. Elle m’a dit : « Ne refuse jamais un cadeau de ton mari, même s’il t’en fait, quand il n’en a vraiment pas les moyens ». Puis, elle m’a dit : « Demande-lui de l’argent, chaque fois que tu auras un prétexte, et demande-lui-en trop ». Elle a ajouté : « Les hommes ne connaissent pas ça, et c’est quand ils sont jeunes mariés qu’il faut les entraîner à être généreux ». Oui, et elle m’a recommandé de me faire une réserve avec les surplus, et que tu serais le premier plus tard à me remercier, parce que, dans les mauvais jours, je pourrais te sauver, empêcher la saisie de notre mobilier, ou que nous allions en prison, ou au moins, que nous crevions de faim. Car elle m’a dit : « On ne connaît jamais l’avenir ».

— Et ton amie, est-ce que ça lui a réussi sa méthode ? sa réserve ?

— Ah ! elle, elle n’en pas, ce n’est pas la même chose, elle n’en a pas besoin.

— Elle connaît l’avenir, elle ?

— Non, mais elle n’est pas mariée !

— Où a-t-elle pris son expérience ?

— Dans les ménages des autres.

— En écorniflant ?

— Oh ! non, ce n’est pas une femme comme ça. Elle ne se mêle que de ce qui la regarde.

— Oui, apparemment.

— La preuve, c’est que tu ne l’as pas même encore vue, celle-là…

— Elle ne vient jamais ?

— Elle vient, mais l’après-midi, quand tu n’y es pas. Elle ne veut pas troubler notre lune de miel.

— Ah ! c’est beau, c’est charitable.

— Oui, elle m’a dit : « Tu sais, ce temps-là, ça dure si peu. S’il fallait que toutes tes amies les vieilles filles t’en volent une parcelle, ce serait trop d’valeur ! »

— Alors, elle sape la confiance que tu as en moi ?

— Oh, non ! Qu’est-ce que tu penses. D’ailleurs, je l’ai bien avertie, que nous, notre lune de miel, elle durerait éternellement. Hein, mon chéri ? C’est vrai ?

— Espérons-le.

Elle l’embrasse, le dépeigne de nouveau.

— Linette, cesse ! Bon, me voici encore en retard. Je me sauve.

— Mon vingt dollars !

— Sous ta brosse, sur la coiffeuse.

— Ah ! merci ! Tu es un ange. Bonjour, chou…

— Ne m’appelle pas Chou…

— Bonjour, Jules…

— Bonjour, Linette.

Le mari parti, Linette se précipite, fait sa chambre, range la vaisselle, court d’un bout de l’appartement à l’autre en chantant, vidant les cendriers, remettant, tout en place, car c’est une linotte, mais qui a de l’ordre. Et pour tout l’or du monde, elle ne partirait pas pour magasiner, laissant tout en plan.

Et puis, elle fait sa toilette. Car son état a beau être intéressant, elle est encore coquette et élégante. Son trousseau tout neuf lui offre une abondance de manteaux, de blouses, de tailleurs, de robes, de chapeaux. Choisir est long. Ajuster aussi. Puis se mettre du rouge sur les joues, — oh, à peine, — et de la poudre, et placer son chapeau…

Aussi chic qu’un mannequin et l’air aussi heureux, Linette part enfin. À dix heures, le tramway n’est plus rempli, heureusement, elle s’y installe commodément, et examine, autour d’elle et ensuite regarde dehors. Linette n’a pas le tempérament bien poétique, mais elle est sensible aux beautés de la nature. Et ce tramway 65, à un moment donné, quand il enjambe le dos de la montagne et laisse voir l’horizon au delà du grand fleuve et la ville plus basse, réussit toujours à éveiller son enthousiasme. Si bien qu’il faut qu’elle le dise à quelqu’un. Elle se tourne vers sa voisine et s’exclame :

— Est-ce assez beau !

Le fait est qu’il y a eu un dégel, puis la neige est tombée et s’est collée à la glace qui givrait les branches, et tous les arbres sont devenus de grands candélabres de cristal. Le ciel est au-dessus d’un bleu foncé, incroyable. Le soleil brille et dore le tout. Trouvez-moi, pense Linette, un paysage plus splendide dans un autre pays… et elle répète :

— Est-ce assez beau !

La voisine souriant encore sans répondre, elle risque :

Is it n’t grand !

Ce sont les mots qu’il fallait. La conversation s’engage.

Converser avec Linette, c’est écouter. Elle est plus qu’affable, et l’autre, celle qu’elle appelle en elle-même l’Anglaise, étant jeune et jolie, l’inspire. Au coin de Sainte-Catherine, ni l’une, ni l’autre ne quittant le 65, il devient évident qu’elles vont toutes les deux à la vente de laine, et effectivement, c’est bien cela.

Elles descendent donc ensemble, au coin du grand magasin. Elles montent dans le même ascenseur, toujours causant, et elles arrivent au rayon pour constater qu’une armée de femmes l’a déjà envahi : Les balles de laine volent de l’une à l’autre. On se pousse, on se bouscule, on s’excuse, ou l’on proteste et s’injurie. Elles font le tour de cet amas de fourmis collées en triple rang au comptoir. L’Anglaise semble vouloir abandonner l’impossible entreprise. Limette a plus de vigueur, elle la retient, lui demande ce qu’elle veut, lui commande de tenir sa bourse, ses gants, et elle se faufilera pour deux.

L’Anglaise veut du vert bouteille. C’est beaucoup moins demandé que du rose et du bleu pour bébés. Linette part, s’insinue aimablement entre deux femmes, puis deux autres et la voilà au premier rang. Bientôt, elle a six balles de vert bouteille qu’elle serre sur son cœur, et elle se glisse en sens inverse, presque aussi difficilement, car tout le monde veut entrer dans le vide qu’elle vient de créer.

Elle arrive à l’Anglaise, lui remet les balles, lui accroche une vendeuse, lui laisse encore sa bourse, et repart pour excursionner à son compte, cette fois.

La cohue a encore augmenté. Elle réussit à se faufiler mais dans un grand parterre de laine rouge. Qu’est-ce qu’il aurait l’air, son petit, dans cela, son mari a beau être libéral ! et nous avons beau être en guerre… Elle ressort, et avant de se glisser ailleurs, vient voir si son amie d’occasion tient toujours bon. L’autre est là, appuyée à une table. Et en s’approchant, Linette voit sous cette table des boîtes blanches, et curieuse, se penche, en ouvre une ; c’est de la laine du plus beau bleu du monde. Garçon ou fille, il faudra que son héritier s’en contente. Elle s’en prend vingt balles, attrape une vendeuse qu’elle connaît et dit :

— C’est pour mettre à mon compte et envoyer.

Elle donne son nom, son adresse, se hâte, et quand elle se retourne, elle voit qu’un peloton de femmes s’est détaché de la grande table et s’est jeté sur les boîtes qu’elle a découvertes et les vide.

Une vendeuse dit : « Mon Dieu, c’était la réserve ! »

Mais il n’y a pas à protester, le mal est fait. Il faut tout laisser partir. Dix futures mamans la supplient. Et après tout… c’était pour vendre.

Ouf ! Elles se sentent dépeignées, froissées, les deux amies d’occasion, mais elles ont obtenu ce qu’elles désiraient. Linette veut aller se refaire une beauté au salon des dames. L’autre aussi. Une fois devant les miroirs et les lavabos, autant aller ailleurs aussi. Encore une fois, elles s’offrent mutuellement de tenir les bourses…

Linette attend poliment que l’autre, à son tour, sorte de la cabine. Et c’est alors que se produit le drame.

En éclair, pendant que l’autre est enfermée, lui revient la prédiction de son mari : « Tu finiras par avoir des mésaventures ». Elle pense soudain qu’elle a laissé une parfaite étrangère tenir sa bourse tout l’avant-midi, sa bourse où il y avait un vingt dollars tout neuf fiché sur le dessus, — elle ne se rappelle même pas où elle l’a mis, — et beaucoup de monnaie. Elle ouvre vite son sac, elle ne voit plus le gros billet. Elle ouvre la bourse de l’autre. Un vingt dollars est sur le dessus d’un beau désordre. Elle s’en empare sans hésiter, referme le sac, et attend son amie d’occasion, décidée à disparaître ensuite sans laisser de trace !

Tout cela en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. L’autre sort. Linette, comédienne, consulte sa montre, s’exclame. Elle sera en retard. Elles se quittent en se remerciant mutuellement. Linette est bouillante d’indignation quand elle arrive aux Délices. Et elle raconte son aventure à Jeanne du premier au dernier mot.

— Mais de quoi avait-elle l’air ? d’une personne bien ?

— Très bien. C’est une Américaine. C’est tout ce que j’en sais. Non, mais l’hypocrite ! Et moi qui ai presque déchiré mon beau manteau, à me faire tirailler pour lui trouver sa laine ! Et mon dévouement m’aurait coûté vingt piastres, si je n’avais pas eu cette idée lumineuse… J’en suis absolument bouleversée…

— Bah ! puisque tu l’as ! Mangeons. Ça va passer.

— Et ce beau Jules, qui, pas plus tard que ce matin m’a prédit des aventures. Il ne savait pas si bien dire ! Il trouve que j’ai vraiment trop de façon. Trouves-tu qu’il a tort ? Mais c’était si amusant d’être sur le même banc du 65 et de s’en aller à la même vente. Et puis, elle me plaisait cette Anglaise, pour une fois. Je me disais : Qui sait ?…ça me fera peut-être une amie et ça me permettra de pratiquer mon anglais…

Elles dînèrent, parlèrent d’autre chose, et Linette qui était en vérité un peu linotte, oubliait déjà l’incident.

— Mais tu n’as pas ton colis ? Où est ta laine ?

— Si tu penses que j’étais pour traîner ça, je l’ai fait envoyer.

— Comment pourrais-je alors, te monter ton gilet cet après-midi ?

— Ah ! c’est vrai. Eh bien, nous ferons autre chose. J’en avais acheté tellement ! La vendeuse me connaissait. Elle ne devait pas m’en vendre autant. Mais elle a consenti à inscrire cela sur deux factures, comme si j’étais deux personnes, ce que je suis en réalité, à peu près… Mais que je suis fatiguée ! Tu n’as pas vu la bataille, toi ! Tu n’as pas idée de ce que c’était. Quand j’y pense…

Elles reprirent le 65. En approchant du séminaire de philosophie, Linette fit admirer à Jeanne le magnifique point de vue :

— C’est ici que je n’ai pas pu m’empêcher de parler à ma voisine. Regarde-moi ce ciel, ces arbres, ce soleil ! Ah ! je sais, j’ai trop d’enthousiasme.

Le trajet fut vite fait. Elles montèrent à l’appartement, jetèrent leurs manteaux et leurs chapeaux sur le lit.

Puis, Linette s’approcha de la coiffeuse pour se regarder, prit la brosse à cheveux et poussa un cri affreux…

Un vrai cri de terreur.

Jeanne fut tout de suite auprès d’elle.

— Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait !

— Mais calme-toi. Qu’y a-t-il ? Tu n’es pas malade ?

— Non, mais je te dis que c’est épouvantable. Là, là, regarde.

Jeanne ne vit d’abord que les objets de toilette en argent bien poli, mais en suivant le regard affolé de son amie, elle aperçut le billet de vingt dollars tout neuf, resté où Jules l’avait déposé le matin. Linette avait pourtant cru le mettre dans sa bourse !

— Que faire ! Je ne sais ni son nom, ni son adresse. Et si je les savais, comment aller lui dire que je l’ai prise pour une voleuse ? Et elle, peut-être a-t-elle remarqué mon nom et mon adresse quand je les ai donnés à la vendeuse, et elle va m’envoyer un agent de police ! Mon Dieu, mon Dieu, que vais-je devenir ?

— Au premier abord, il est certain que le problème parait insoluble… Réfléchissons.

— Moi, je ne vois pas d’autre chose à faire qu’à attendre l’agent de police…

— Réfléchis, je te dis. Voyons, si la même chose t’était arrivée, si en ouvrant ta bourse, tu n’avais plus vu le vingt dollars, qu’est-ce que tu aurais pensé ?

— Qu’est-ce que j’aurais pensé ! Mais c’t’histoire, tu le sais, ce que j’ai pensé et ce que j’ai fait ! C’est parce que j’ai pensé qu’elle me l’avait volé que je l’ai ce malheureux billet !

— Oui, je sais. Mais elle, elle a sorti de l’argent pour payer sa laine verte. Elle ne l’a pas fait marquer comme toi. Alors, elle peut ou croire que tu as pris son vingt dollars, ou qu’elle l’a échappé en sortant un deux dollars pour payer sa laine.

— C’est vrai, par exemple. Et alors ?

— Alors, elle a dû retourner au magasin et s’informer si quelqu’un d’honnête avait ramassé le billet…

— Quelqu’un d’honnête, pas moi ! Alors ?

— Téléphone à la vendeuse que tu connais et demande-lui si ma supposition tombe juste…

— Ah ! J’suis trop énervée. Téléphone, toi. C’est la vendeuse numéro treize. Et si l’autre a laissé son adresse, c’est toi qui iras le lui porter et mon honneur sera sauf ! ouf !

Elle pousse maintenant sur Jeanne.

— Va, vite. Téléphone. Et pendant ce temps-là, moi, je vais prier saint Antoine, pour qu’il lui fasse retrouver son vingt piastres !

Jeanne avait bien deviné. Une dame était en effet venue demander si l’on avait trouvé un billet de vingt dollars. Elle avait laissé son adresse. Rue de l’Oratoire. Et c’était à deux pas, quel bonheur ! Jeanne vint avec tous ces délicieux renseignements.

— R’habille-toi. Prends le fameux billet. Vas-y tout de suite, ou je meurs. Ah ! quelle Providence, que tu sois revenue avec moi. Sans ça, qu’est-ce que j’aurais fait, dis ? Mettons-le dans une enveloppe, au cas où elle ne serait pas là. Avec un mensonge, mais lequel ? Mais tu n’as pas besoin de mensonge. C’est normal de ne pas remettre le vingt dollars, au magasin, et de prendre la chance que ce soit toi qui en hérites, s’il n’est pas réclamé. Pas de mensonge, alors, rien que des amitiés. Et si elle va te trouver chic de ne pas demander de récompense. Ouf ! quel soulagement. J’fais du café en t’attendant. Et que nous serons heureuses tout à l’heure, moi, surtout !

Jeanne revint. Elle avait vu la jeune femme qu’elle avait trouvée charmante. Celle-ci avait expliqué qu’elle tenait deux bourses et un manchon, lorsqu’elle avait payé sa laine…

— J’ai failli dire : votre laine verte ! raconta Jeanne, et qu’elle avait alors fait tomber le vingt piastres qui était sur le dessus.

— Tu parles ! C’est saint Antoine qui lui a mis ça dans la tête ! Que je suis contente. Que je suis contente. Sans compter que tu l’as trouvée charmante ? et qu’elle reste à deux pas. Je ne suis plus déshonorée, je pourrai renouer amitié et pratiquer mon anglais…

— Mais un conseil, ma vieille. Ne raconte pas ton aventure à ton mari. S’il t’avait prédit des aventures, ne va pas lui donner raison.

— Mais pourquoi ! Le pauv’chéri, y sera si heureux d’avoir raison !…

Sa terreur évanouie, Linette trouve d’ailleurs son histoire si cocasse, qu’elle la raconte à trois de ses amies, entre cinq et six heures. Quand Jules arrive, elle court à la porte, l’embrasse avec effusion en l’appelant :

— Prophète de malheur, prophète de malheur !

— Pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que c’est la vérité.

— Parce que tu m’avais prédit des mésaventures et que…

— Et que tu en as à me raconter ? Rien de nouveau.

— Eh bien, tu te trompes. C’est du nouveau, de l’extraordinaire. Écoute plutôt.

Elle le fit passer par les affres de la peur, du désespoir, de la honte, presque de la prison, et puis, l’amena à la béatitude de la délivrance.

— Pour du nouveau, Linette, c’est du nouveau. Tu m’en fais voir de toutes les couleurs.

— J’t’en fais voir ! Mais c’est moi qui en ai vu de toutes les couleurs ? C’est moi que tu dois plaindre ! Ah ! Jules, songe que sans l’ingéniosité de Jeanne et de saint Antoine, je gardais jusqu’à la fin de mes jours ce vingt dollars sur la conscience ! Ah ! Jules, je jure sur ce que j’ai de plus cher au monde, de ne plus jamais parler à des inconnus, jamais, jamais !

— Et qu’est-ce que tu as de plus cher au monde ?

— Toi, toi !




XIII

IL N’Y A PAS DE SOT MÉTIER


Les plus beaux hôtels, les plus jolies maisons de touristes étaient en haut du village. On les voyait, accrochant au flanc des montagnes leurs façades blanches, leurs toitures, leurs volets aux teintes vives : du bleu à laver, du rouge, du vert pomme. Ces couleurs se détachaient sur la neige comme les enjolivements sur des cartes de Noël. Le merveilleux pays ! Tout le monde y était gai. Tout le monde se saluait, se parlait. Les gens en costumes de ville y étaient, il est vrai, fort rares, et, dans le paysage, ils semblaient déplacés. On ne voyait aller et venir que des coupe-vent de toutes les couleurs, comme les maisons, et tous les cœurs baignaient dans une atmosphère de vacances, de fête.

D’énormes bancs de neige rétrécissaient la rue principale, une rue perpendiculaire qui montait à l’assaut de la montagne. Rien n’était plus amusant que d’y voir tourner un taxi. Les chauffeurs étaient des experts sans pareils. Ils faisaient pivoter leur auto sur elle-même, par une manœuvre rapide, et, la voiture repartie, on voyait dans la neige un cercle bien creusé. Très souvent forcés de reconduire des gens de la gare aux maisons éloignées où la route à peine ouverte se referme toujours à moitié sous les tempêtes perpétuelles, ils acquéraient une adresse au volant qui tenait de l’acrobatie.

Le beau, le merveilleux pays ! Le reposant pays où le passant désirait demeurer à jamais, et même dans un hiver continuel.

Pourtant, les habitants y avaient comme ailleurs leurs problèmes et leurs tracas.

Entre les deux gros hôtels, rue principale, se cachait derrière le banc de neige la vitrine à peu près vide d’une échoppe portant comme enseigne : « Skis à vendre et à louer ». On y pénétrait dans une pièce nue, au plancher rude. Autour s’alignaient, sans trop d’ordre, les skis neufs et vieux. Une porte allait de cette première pièce à l’atelier, où travaillait le propriétaire. Sur une table embarrassée de pots de cire, de harnais, de bâtons et d’outils, traînait souvent une moitié de tasse de café et un peu de gâteau non seulement sec mais misérable. Quand Yvette entra, ses skis, ses bâtons à la main, un peu essoufflée par la côte qu’elle venait de gravir, son visage se rembrunit en apercevant de nouveau ces restes :

— Ah ! Guy, ne me dites pas que vous n’avez pas encore pris le temps d’aller manger convenablement ! Vous vous rendrez malade…

— Mais non ! Je soigne ma ligne…

— Moi aussi, tant qu’à ça !

Et la longue et mince jeune fille se laissa tomber sur l’unique chaise de bois, d’un air harassé.

Elle savait à quel point, elle aussi, en faisait trop, comme Guy. Le jeune homme, en effet, depuis que la neige s’était mise à tomber sans relâche, était tellement occupé, que non seulement il ne mangeait plus, mais il ne dormait même pas. Les clients se faisaient de plus en plus nombreux et l’échoppe, pour les satisfaire, devait s’ouvrir tôt le matin et se fermer tard le soir. Il y avait toujours des skis à cirer, des skis à vendre, des skis à louer, des bottines à ajuster, des harnais à réparer, à raccourcir, à allonger. Guy avait subitement vu son commerce passer du gagne-pain modeste et aléatoire au métier lucratif. À Montréal, ses parents, qui avaient été autrefois de riches touristes dans ce même village, se résignaient au sort de leur enfant qui, en pleine crise économique, forcé par le marasme de leurs affaires, à interrompre son cours d’étude, était allé ouvrir cette échoppe. Ils s’étaient d’abord dit : « Il ne tiendra pas, il reviendra. » C’était un caprice d’enfant gâté. Son père qui conservait ses riches relations, pouvait lui trouver mieux à faire pour édifier son avenir, sûrement. Au début, quand Guy séjournait à la ville, il parlait plus de ses exploits en skis, que de ses clients. On persista ainsi à pouvoir penser qu’il n’était pas sérieux. Mais soudain, même avant qu’une nouvelle guerre commençât d’enrichir le monde, le sport prit un essor extraordinaire, et la villégiature d’hiver devint plus considérable et plus riche que celle de l’été. De nouveaux hôtels se construisirent, et dans le village, de décembre à avril, ce fut bientôt tous les jours carnaval et vacances. Et Guy y prospéra.

Il devint un expert, d’abord dans le choix des skis, et bientôt, étudiant dans les livres et recevant les leçons d’un vieux Norvégien qu’il connut par hasard, il apprit, lui aussi, à fabriquer les longs patins de bois. Son avenir était assuré. Sa mère, qui avait rêvé de le voir avocat ou courtier, ou dentiste, se sentait un peu humiliée. Mais Guy habitait à la campagne, comme il l’avait désiré, Guy était heureux, Guy gagnait amplement sa vie, et sauf pendant de courtes périodes, comme celle des fêtes, il trouvait le moyen de vivre beaucoup dehors, et d’être noirci comme un nègre par le soleil d’hiver. Pour cela, il avait pu s’adjoindre un aide, un gamin du village, intelligent, qui passait tous ses congés à garder l’échoppe ouverte et profitable, ce qui permettait à Guy d’aller voir son Yvette.

Rien n’était moins étonnant que cet amour. Tous les deux, Guy et Yvette appartenaient au même milieu ; tous les deux avaient été des enfants qu’un chauffeur en livrée conduisait à un Jardin d’enfants élégant. Tous les deux, au moment où ils devenaient jeunesse en fleurs, avaient été précipités du haut de leur splendeur dans une pauvreté presque honteuse. Le malheur de Guy datait de plus longtemps et ses parents étaient sortis de leur gêne momentanée. Pour Yvette, tout était plus désespéré. Son père était mort ne laissant pour héritage que la maison qu’elle habitait, désormais seule avec sa vieille mère que l’hiver emprisonnait dans sa ruine glacée.

En vérité, cette maison n’était pas une ruine. Bien entretenue, elle aurait été charmante. Le crépi blanc de ses murs était invisible du chemin, parce qu’une somptueuse allée d’arbres de Noël et de pins conduisait à son portail. Mais les arbres n’étaient pas seuls à cacher la maison. Elle était enfouie sous la neige et Yvette y entrait en traversant, sous les branches basses des sapins, une véritable tranchée. Le pire, c’est que cette tranchée elle devait la creuser elle-même. Elle pelletait après chaque tempête, comme un homme.

Au temps de leur splendeur, cette maison n’avait été qu’une résidence d’été. Aujourd’hui, la fortune évanouie, c’était leur seul abri. Et quel mal avait la jeune fille à le garder habitable. Avec la guerre, la prospérité avait inondé d’argent ce pays regorgeant de touristes. Tout y était d’un prix inabordable. La maison se trouvait à deux gros milles du village. Alors, Yvette, entourée d’une forêt qui leur appartenait, mais où personne ne pouvait bûcher pour elle, ne réussissait à acheter que du bois vert qui chauffait mal, et elle devait entretenir nuits et jours, le poêle et la fournaise. Elle pouvait bien, à la hache, se faire des éclisses pour allumer ses feux, mais elle ne pouvait tout de même pas abattre elle-même ses arbres.

Elle se levait en pleine nuit, descendait quatre à quatre l’escalier, comme pour s’amuser, et jusqu’à la cave, et elle remontait espérant que son attisée fumeuse durerait jusqu’au matin. Pour que sa mère ne gelât pas toute vive à son réveil, elle descendait de nouveau vers six ou sept heures.

Sa vie, qui comportait bien d’autres obligations, était donc aussi laborieuse que celle de son ami Guy, et elle n’avait pas comme lui la consolation d’être sur le chemin de la fortune… Elle était absolument sans le sou. Mais elle avait vingt ans, ce qui est une bien grande richesse. Elle était belle de taille, et une bouche un peu grande n’enlaidissait pas son visage mat, au nez droit, aux longs yeux gris sous des sourcils bien tracés, en demi-cercle, et un peu épais pour la mode, mais qu’elle avait l’intelligence de ne point épiler.

Ses cheveux très noirs semblaient sa seule coquetterie. Yvette n’avait pas souvent l’occasion d’arborer de belles robes, et d’ailleurs, elle n’en avait pas beaucoup. Elle ne souffrait pas de cette pauvreté, car, vivant en skis, ou à peu près, elle gardait toute la journée le pantalon si commode, pour courir de la cave à la cour, ou chez le voisin, chercher le lait, les œufs, ou téléphoner. Et si elle avait à chausser ses skis pour aller au village, havre-sac au dos, chercher viande et légumes, elle était tout de suite prête.

Alors, pour ne pas oublier pendant le long hiver qu’elle était femme, Yvette soignait sa coiffure, la changeait à tout propos. Un matin, elle laissait flotter sa noire toison, la retenant d’un ruban rouge qui la couronnait bien ; elle semblait redevenue petite fille. Un autre jour, elle empilait ses boucles luisantes au sommet de sa tête, dégageait son coup de cygne, et elle prenait un air d’impératrice. Elle avait de la race, et le costume de sport, qui en dépare tant d’autres, accentuait son type, l’avantageait. Il lui arrivait aussi, pour se donner l’illusion de se transformer pour le soir en une autre personne, de tourner ses cheveux par en dedans, en petit page ; et cela lui faisait un casque sombre et luisant et lisse. Guy qui venait pour quelque excursion, admirait qu’elle fût encore différente.

En riant elle lui disait parfois :

— Vous désappointez vos nobles père et mère, parce que vous êtes devenu artisan. Et moi, la Cendrillon de ma chère vieille douairière de mère, je crois que je devrais m’écouter et apprendre le métier de coiffeuse. J’adore cela. Je me console de ne point oser le faire en m’exerçant à changer ma propre tête. Comme distraction, c’est inoffensif…, et bon marché…

— Bon marché, oui ! Mais inoffensif, qu’en savez-vous ? Ah ! l’effet de toutes ces Yvette que j’aime !

Ils avaient dépassé le stage du premier aveu. Ils savaient qu’ils s’aimaient, même si le mot mariage n’était pas encore prononcé… Mais Yvette avait le droit de veiller sur la santé de Guy et de déplorer qu’il oubliât si souvent de manger, de dormir.

Elle était ce matin venue au village pour son marché, c’était l’avant-veille de Noël. Guy ne pouvait pas s’absenter, il se contenterait d’un dîner de fête chez Yvette. Elle tenait à ce que ce repas fût un succès. Pour cela, elle pouvait compter sur sa mère. Les fines herbes, celle-ci savait où et comment les mettre, et si leur table n’était pas toujours bien chargée, ce qu’on y mangeait était tous les jours excellent.

— Au moins, à Noël, je vais surveiller votre alimentation ! Et voir à ce que vous mettiez les bouchées doubles, pour toute cette semaine de jeûne. Vous voilà maigre comme un clou. Cette vie de chien que vous faites !

— Pénitence d’Avent !

— Si c’était vrai, ce serait beau. Vos privations, au moins, offrez-les, hein, Guy ? Vous et moi nous avons tant besoin de grâces…

— Et les grâces, elles commencent à pleuvoir. Tout va changer, vous allez voir. Vous vous souvenez des skis que j’ai finis hier ? Savez-vous combien je les ai vendus ce matin ? Vingt-cinq dollars ! Et c’est la troisième paire du même prix qui part cette semaine…

— Eh bien, moi, je n’ai rien vendu, hélas ! Mes tâches sont d’humbles tâches. J’ai dû descendre trois fois à la cave, pour la fournaise, cette nuit. Tout craquait de froid dans la maison, et j’avais peur que l’eau gèle. Ce matin à huit heures, je mettais mes skis, et je courais chez le fermier à un mille du côté de Sainte-M… J’étais décidée à me mettre à genoux devant lui pour obtenir qu’il me vende de son bois sec et franc, qu’il ne vend à personne. Sans ça, cette fournaise me fera mourir… à force de mourir elle-même dix fois par jour, et presque autant par nuit. Elle est toujours, toujours éteinte…

— C’est abominable Yvette… Et moi qui suis si loin…

— Il a juré que j’en aurais cet après-midi. Je lui ai conté ma misère et je l’ai attendri. Il a trouvé que les marchands de bois étaient bien malhonnêtes d’avoir abusé de ma pauvreté et de mon ignorance. J’suis revenue à la maison, Maman grelottait dans ses châles. Je me suis battue de nouveau avec le poêle de la cuisine, il a fini par prendre, j’ai fait du café, nous avons déjeuné et me voilà, je suis venue pour voir si vous aviez mangé !

— Vous avez donc, à dix heures du matin, déjà six milles de skis dans les jambes ?

— Exactement. Mais ce n’est pas le pire. Le pire, ce sont les milles que je fais dans l’escalier de la cave, pour ma lutte avec le bois vert !

— Comme vie de chien, ça ressemble à la mienne. Il faudrait changer tout cela…

— Mais comment ? Maman en parle aussi, mais elle me crève le cœur. Elle veut louer la maison à des touristes et vivre à Montréal, dans une chambre ! M’y voyez-vous ? Moi qui suis habituée à courir la campagne toute la journée et qui aime tant mes montagnes même avec ma misère. Je devrais me faire coiffeuse… Je comprends que je suis pianiste, mais on ne gagne pas sa vie ici avec çà… tandis que la coiffure… j’aurais les riches américaines dont la neige dérange si vite les ondulations… Qu’en pensez-vous ? Il n’y a pas de sot métier…

— J’en connais un meilleur pour vous…

Mais la porte s’ouvrit faisant carillonner la clochette, et ce fut une invasion. Trois jeunes filles, autant de jeunes gens. Il fallait de la cire pour temps froid sur leurs skis. Ils voulaient réajuster leurs attelages… Ils partaient pour Saint-Sauveur dans une demi-heure…

Yvette, pressée, dut se sauver.

— Reviendrez-vous dans la journée…

— J’ai peur que non.

— À demain soir, donc. J’vais vous chercher à neuf heures. Ménagez vos forces dans la journée…

— Entendu. Au revoir Guy.

Sa voix résonna, gaie, cristalline, et comme la clochette de la porte et celle des carrioles, cette voix était un chant de joie. Mais aussi, ce serait si beau, aller à travers la montagne, dans la nuit de Noël, jusqu’à la petite chapelle de Sainte-Marguerite. Et avec Guy tout à elle. Elle chaussa ses skis, et partit, la figure en proue, et les lèvres ouvertes pour sourire. Aurait-on pu penser qu’elle était pauvre, qu’elle traversait des jours inquiets, et se débattait dans une situation qui paraissait désespérée ? Car sa mère l’avait bel et bien répété. Le jour de l’an passé, elles s’en iraient en ville. Elles n’avaient pas le sou. Elles seraient aux crochets de ses frères, donc des belles-sœurs, qu’elles léseraient dans leur droit et leur bien-être. Yvette comprenait cela et Yvette ne voulait pas cela. Si sa mère persistait, elle s’engagerait pour travailler aux munitions ! Et le rouge lui montait au front. Elle avait dit tout à l’heure qu’il n’y avait pas de sot métier. Mais travailler ainsi, pour elle, ce serait le pire. Elle frissonnait, des pieds à la tête, rien qu’à penser à la promiscuité des usines. Elle était sauvage et belle et elle avait l’âme de sa coiffure d’impératrice.

Mais elle s’avançait maintenant sur le chemin, l’âme remplie d’un pressentiment de bonheur. Pour Guy et elle, tout ne devait-il pas changer ? Et puis, si elle avait tort d’espérer vaguement des choses, le froid vif, à lui seul, la rendait heureuse.

Ce temps clair, ce ciel si bleu, cette neige si éblouissante, et ces petites maisons canadiennes qui copiaient celles des ancêtres en tons si gais, c’était tout ce qu’Yvette souhaitait comme paradis. Elle enfila, entre les hôtels, une route qui menait vers les champs. Sur la côte 40, les skieurs zigzaguaient, montaient, descendaient pareils à des jouets mécaniques. Que ce village était joyeux ! Qu’elle l’aimait.

Elle fut bientôt au sommet d’une piste en pente douce et longue. Elle se laissa glisser, soudainement indifférente à tout ce qui n’était pas ce moment présent, tout rempli d’espoir. Sous ses skis la neige était moelleuse et elle se sentait sans poids, légère, ailée… Elle pensait au lendemain. Une fois sur la route, elle dut se pousser de ses piolets, pour avancer plus vite, et elle priait en elle-même :

— Mon Dieu, faites que maman ne m’emmène pas en ville…, mon Dieu, faites que maman ne m’emmène pas en ville…

Un quart d’heure de course au bas des énormes montagnes, et ce fut les ailes d’un moulin à vent, puis la tranchée qui descendait à sa maison, sous les bras chargés de neige des pins…

L’après-midi, le fermier apporta le voyage d’érable sec, Yvette cessa de chicaner le bois vert, et une vraie chaleur enfin inonda la maison. Elle chantait en travaillant. Il fallait que tout fût propre pour la Noël. Et au moins, cette nuit, la fournaise et le poêle bien bourrés, elle pourrait dormir plus tranquille.

Le jour suivant, sa mère ne quitta pas la cuisine, et les odeurs de sarriette et de beignes se mêlèrent amicalement dans la maison. Le soir vint. À neuf heures, Guy sonnait et il annonça en entrant que la lune était levée et que c’était la plus belle des nuits de Noël. Les autres excursionnistes n’avaient pas encore démarré. Un copain frapperait en passant pour les avertir.

Car si cette piste était sûre et sans danger, personne ne commettait la sottise de partir solitaire pour franchir le soir pareille montagne. Pour Yvette et Guy, le ski semblait un sport de tout repos, c’était une seconde nature, mais tout de même, il fallait toujours prévoir qu’on pouvait se fouler une cheville ou se casser une jambe !

La caravane partit à neuf heures et demie. La piste descendait en droite ligne, rapide, et traversait un ruisseau, puis gravissait un flanc très abrupt. Mais ensuite, il n’y avait plus qu’à se laisser descendre dans le plus pittoresque, le plus merveilleux des sentiers. La neige et la lune rendaient la nuit très claire. On entendait parfois une exclamation, mais les skieurs avançaient sans parler. Dans l’étroite piste, à la queue leu leu, une conversation était difficile. Tout de même Guy et Yvette se détournaient souvent pour échanger une réflexion. Tous les deux connaissaient le terrain dans ses moindres replis, et ils savaient que sauf lorsqu’il faudrait redescendre vers Sainte-Marguerite, aucune pente n’était rapide, ou dangereuse. Ils marchaient longtemps dans un défilé serré entre deux montagnes couvertes d’épaisse forêt. C’était sauvage, et beau.

Il était inutile de parler, car le silence faisait partie de la beauté. Et tous ces gens qui les précédaient et les suivaient devaient aussi le sentir, quel que fut leur caractère.

Parfois, Guy et Yvette dépassaient un couple. La jeune fille était tombée, son ski s’était détaché.

— Elle est tombée, parce qu’elle est fatiguée, qu’elle n’a pas d’entraînement, mais a voulu quand même suivre son bien-aimé. Çà ne fera pas un bon ménage, Yvette, la femme ne sera pas à la hauteur.

Yvette se contenta de rire, car la dernière pente commençait, celle qui était abrupte et difficile, et s’accrochait en rampe à la montagne. Elle s’élança, elle était devant Guy. Souvent, même en plein jour, elle la finissait celle-là, sous un certain sapin qui était trop près de la piste. Mais ce soir, après ce que venait de dire Guy, elle serait morte, plutôt que de tomber ! Sa volonté la soutiendrait. D’ailleurs descendre dans la nuit blanche était plus facile. Ne pas voir d’avance les cahots vous empêchait d’en avoir peur.

Yvette, triomphante, attendit Guy dans la clairière. Il n’était pas parti du haut trop vite après elle, et elle savait que c’était parce qu’il croyait qu’elle tomberait peut-être…

Maintenant, c’était fini. L’hôtel était là. Ils entrèrent prendre une tasse de café. Sans rien manger, c’était jeûne. Guy aurait bien pu ne pas s’en souvenir. Mais avec Yvette, rien à faire. Il prétendait qu’elle avait le calendrier liturgique imprimé dans la tête, et avec un système de lumières qui s’allumaient pour les abstinences, comme des signaux…

Ils entrèrent bientôt dans la petite chapelle des skieurs où serait célébrée leur messe de minuit. Guy tenait le bras d’Yvette bien serré et son visage était sérieux.

Comme il était charmant ce sanctuaire où le bois naturel remplaçait l’or accoutumé des autels. C’était facile pour Yvette de bien prier. Elle déballait tous ses problèmes aux pieds de l’Enfant Jésus. Au fond, tout de même, en demandant d’être soulagée du pire, sauvée de la ville et des munitions, elle se disait que ce ne serait peut-être pas juste. La Vierge était toute jeune comme elle, et pauvre, et c’était dans une étable qu’elle avait mis au monde son Enfant Dieu.

Guy méditait sur Yvette et sur leurs parents respectifs. Ceux-ci regardaient leur amour avec leurs idées de citadins, ils les abandonneraient à leur sort, leur snobisme tout baigné de pitié. C’était facile à comprendre. Quand on est fils de famille, tenir une petite échoppe et fabriquer des skis, ce n’est pas, au premier abord, très reluisant. Mais Guy savait où il allait.

Il venait d’acheter la petite masure où était son échoppe. Il la réparerait. Il achèterait du terrain ailleurs, et à mesure qu’il aurait des économies, bâtirait lui aussi, des séries de coquettes maisons canadiennes pour les touristes. Il aurait vite un revenu suffisant. Et s’il s’amusait à imaginer ses chics parents parlant de leur fils montagnard et artisan, il trouvait qu’il avait choisi la bonne part.

Il riait, ce soir, devant le bon Dieu, en décidant que tous ses fils seraient skieurs dès leur bas âge ! Ses filles aussi. Et il leur donnerait l’amour des hauts sommets et des grands espaces et du soleil et du froid. Après le sanctus, pendant lequel il fut plus recueilli que jamais il ne l’avait été dans sa vie, Guy releva la tête, prit sournoisement la main gauche d’Yvette, lui écarta les doigts et glissa dans son annulaire une belle bague…

Elle le regarda, surprise, l’interrogeant de ses beaux yeux gris qui, tout de suite, se mouillaient d’émotion. Il ne dit rien, se contenta de sourire. Mais il se ravisa. Si elle allait penser que ce n’était qu’un cadeau ordinaire ? Alors, il murmura :

— Dites-vous oui ?

Elle inclina la tête. Le chœur entonnait l’Adeste Fideles. Tous les deux se penchèrent, la figure cachée dans les mains, pour mieux prier, ou pour dissimuler leur joie.

Puis, quand tout le monde à peu près eut communié, ils se levèrent, et s’en allèrent vers la sainte Table, et ils se tenaient la main, sans même s’en apercevoir. Dans la petite chapelle c’était soudain comme s’ils étaient seuls, très grands, très beaux, et Yvette très féminine, malgré le costume de ski. Comme ils approchaient de la Table sainte, la lumière lança jusqu’à l’autel l’ombre de leurs deux têtes : le profil de Guy, et celui d’Yvette qu’encadrait comme une tête de Vierge, le mouchoir noué.

Une boucle brune qui glissait du châle sur son front, révélait qu’elle avait sa coiffure d’impératrice…




XIV

HOBO D’OCCASION


Une locomotive énorme, toute puissante, qui, à la gare, attend déjà trépidante le moment de démarrer ; un train qui fuit rapide et traverse des champs inondés de soleil et de moissons ; ou encore, l’œil gigantesque qui troue soudain la nuit et la longue chenille illuminée d’un convoi qui semble percer l’obscurité ; rien n’est plus beau que tout cela pour Louis. Rien ne l’exalte davantage, rien ne lui donne une plus grande soif de conquête, de pays à voir, de rêves à réaliser.

Sa volonté déjà solide se fortifie à cette vue. Son esprit logique se tend vers l’accomplissement des projets les plus divers et les plus concrets. Comme la locomotive, il est là, trépidant, il attend lui aussi, prêt pour des aventures choisies.

Comment ses parents pourraient-ils renier les goûts qu’ils lui ont donnés ? Comment renier chez l’enfant, l’atavisme qui est venu directement du grand-père maternel et qu’eux, entretinrent chez lui avec leur amour des voyages ? Cet enfant, est-ce sa faute, si, à trois mois, il parcourait déjà le long trajet Ottawa — Baie des Chaleurs ?

Quatorze cents milles de chemin de fer, pour se familiariser dès ses premières sensations avec ce roulement qui deviendrait pour lui comme un élément naturel ? Depuis, cet enthousiasme — qui prit racine si tôt — est demeuré invincible. Vingt ans ont passé sans l’éteindre, sans l’amortir. À travers le temps et toutes les circonstances, s’est développée sans défaillance sa passion pour les chemins de fer. Aux autres d’adorer les avions, de chanter les navires, les camions, les autos. Louis serait toute sa vie fidèle aux trains. Louis toujours louerait leur utilité plus solide et plus pratique, utilité capable de vaincre plus de distances et plus d’intempéries avec des contenants d’une capacité plus grande que tous les autres moyens de locomotion.

Son amour est incorruptible. Quelqu’un veut-il l’offenser dans la famille ? Il n’a qu’à parler de faire un voyage en autobus ou d’envoyer un colis par camion au lieu d’utiliser le service des messageries de nos chemins de fer ! On jurerait que Louis en est actionnaire et que léser leurs droits, c’est le léser lui-même dans ses intérêts les plus sacrés.

Petit, quand il ne voyageait pas, il poussait des blocs chargés de marchandises imaginaires, ou de minuscules wagons dans tous les coins de la maison, en faisant : pouf ! pouf ! pouf ! tchou ! tchou ! tchou ! avec une patience et une ténacité sans limites. Quand il voyageait, il s’épanouissait comme fleur au soleil et sa joie et son extase pouvaient durer aussi longtemps que ce trajet vers Gaspé, fidèlement suivi chaque année. Dans les livres, les revues, seules retenaient longtemps ses regards les cartes géographiques et les images de locomotives. Les gares furent toujours les plus beaux buts de promenade. Depuis qu’il est libre d’aller seul où il veut aller, elles le sont encore. Et depuis qu’étudiant en génie civil il dispose de longues vacances et peut s’en servir à son gré, c’est aussi à travailler sur les chemins de fer qu’il s’est employé. Il a une première année vécu ses trois mois d’été à l’extrémité ouest de l’Ontario, et dormant, mangeant dans des wagons… Avec le laissez-passer auquel il avait droit, il s’en fut visiter Port-Arthur et les autres postes importants du grand lac, mais admirant et observant avant tout le poème que représentait pour lui la voie ferrée longeant des falaises ou des plages.

À la fin de septembre il revint chez lui heureux comme s’il avait passé son été au paradis, lui qui s’était pourtant levé tous les matins à cinq heures et avait travaillé de ses mains à de durs ouvrages.

Quand ses secondes vacances vinrent, il choisit un emploi à peu près identique, qui comporterait aussi la vie dans un wagon, mais stationné beaucoup plus loin : à l’autre bout de la Saskatchewan.

Tranquillement, tout son pays allait ainsi lui entrer dans le cœur. Car il partit avec la farouche résolution de se rendre au cours de la saison jusqu’à Vancouver.

Pendant les deux longues nuits du premier trajet, il garda l’œil ouvert pour ne rien manquer. Il fut surpris de trouver les prairies de l’Ouest moins monotones qu’il ne s’y attendait, avec les bosquets, les touffes d’arbustes qui assez souvent tentaient bravement de vaincre l’horizon trop plat. Bien que son train n’y arrêtât qu’une vingtaine de minutes, il se fit une opinion sur Régina et Moose Jaw, une impression assez favorable.

Et maintenant, il était à son poste, à Swift Current. Il y arriva à deux heures du matin. Cela lui sembla une petite ville à peu près grande comme Saint-Hyacinthe, une ville avec deux théâtres, cinq ou six restaurants, trois hôtels… Une ville sise entre deux ondulations de terrain, de sorte que la chaleur semblait s’y renfermer comme dans une serre.

Malgré sa fatigue, il commença tout de suite son travail. Et il le commença dans l’air brûlant des prairies en juillet. Il le continua un mois durant, d’abord.

La chaleur était de plus en plus accablante ; Louis aurait manqué d’enthousiasme s’il n’avait pas caressé, pour s’encourager à la tâche, son cher projet d’aller voir l’Ouest jusqu’au bout. Et puis, il partageait la camaraderie agréable de trois jeunes gens étudiants comme lui en génie civil, et avec qui il pouvait échanger des opinions sur les sujets les plus divers. Eux venaient de Saskatoon. L’autre homme de leur équipe était un russe ukrainien, dans notre pays depuis 1929, et qui leur parlait du régime de là-bas et des nouvelles plus ou moins gaies qu’il recevait de ses parents. Jamais plus, disait-il, après avoir connu la vie au Canada, il ne voudrait retourner en Russie. Devant la table bien garnie du train où mangeait l’équipe, il racontait la misère, la famine de là-bas.

Tous ces souffles du monde enrichissaient Louis.

Un nuage grossissait pourtant dans son ciel. Le contremaître était détestable. Parce que c’était un travailleur extraordinaire, la compagnie le gardait à son emploi, mais il était bourru, grognon, violent, et il insultait à plaisir un des jeunes gens de Saskatoon qu’il accusait à faux d’être d’origine juive. Les trois copains étudiants se lassèrent, quittèrent pour de bon le travail. Louis ne voulut pas en faire autant. Il tenait à son expérience, il tenait à sa vie au cœur du chemin de fer ! Mais voulant protester à sa façon, il résolut lui aussi de priver le patron pour quelque temps de ses bons services. Il avait demandé son laissez-passer pour l’Ouest.

Avec un autre contremaître, déjà il l’aurait obtenu. Celui-ci ne bougeait pas, refusant en actes, sinon en paroles. Louis décida donc de l’en punir et de prendre une semaine de repos, et sans demander de permission. Il accomplirait son projet. Il irait voir les Rocheuses.

Le samedi midi, il était prêt ; il s’était acheté un nouveau pantalon kaki, il avait son coupe-vent et, comme fortune, un chèque de trente-trois dollars et quatre dollars en espèces. Ce n’était pas le Pérou. Le prix du billet de Gull Lake à Vancouver aller et retour était de soixante et onze dollars. Il lui était donc mathématiquement impossible d’y aller en voiture de voyageurs. Il ne lui restait qu’une alternative : emprunter le train de marchandises. Voilà momentanément ce qu’il devait faire : devenir hobo.

Le laissez-passer d’équipe auquel il avait droit le mena à Medecine Hat. Il y descendit à quatre heures et demie de l’après-midi. C’est une ville charmante, au bord de la Saskatchewan du sud, boisée et surplombée de falaises de roches rouges. Louis pouvait se croire dans l’Arizona, auprès du grand Canyon cent fois contemplé dans ses Geographic Magazine.

Mais son admiration était nerveuse, car la grande aventure s’approchait avec ses risques. Il avait un horaire des trains de marchandises ; celui qu’il prendrait passerait à six heures. Il avait apporté son maillot de bain. Pour calmer son excitation, il décida de trouver un rivage désert et de se baigner. L’eau était bonne, le plongeon lui fit du bien, mais le courant était rapide et fort.

Il en sortit rafraîchi, propre. Il aurait pu, en attendant l’heure du départ, aller prendre un bon repas, mais il se sentait trop surexcité pour manger. Il se contenta d’acheter une demi-douzaine d’oranges, pour le temps où il serait à bord.

Il s’installa dans un parc près de la voie ferrée et attendit. Enfin, il vit que l’on accouplait au train deux puissantes locomotives et peu après, le convoi démarra. Comme il y avait une côte à gravir pour gagner les limites de la ville, le train prit tout de suite de l’élan.

Louis laissa passer les locomotives, puis les premiers fourgons ; mais quand il se décida à s’approcher, le train avait déjà trop de vitesse. Il visa un wagon-plateforme, s’élança, s’imaginant que tout le monde dans le parc avait les yeux sur lui ; il accrocha mal, ses pieds manquèrent les échelons, il pensa à sa mère, à son ange gardien et… la chance souriant à la fin aux audacieux, il se raffermit et retrouva échelons et équilibre. Il était parti. Le premier pas était fait.

Mais Louis avait pris place, sur une cargaison de rails qui n’était pas un lit de roses ! En rase campagne, le train allait maintenant si vite que les rails tressautaient d’une façon bien désagréable pour le jeune homme assis dessus !

Au premier arrêt, il changea de wagon. Il en choisit un du même type, mais chargé de grosses boîtes qui pouvaient servir de siège, même si elles contenaient du matériel de guerre… peut-être explosif !… Ce wagon-là roulait mieux. Le train traversa d’abord une prairie plate et déserte. Après les premiers cinquante milles, se montrèrent très souvent des terres irriguées qui faisaient oasis dans cette sécheresse de la plaine soudain traversée de frais canaux bordés de saules. Louis avait toujours prétendu que le wagon de marchandises était le wagon-observatoire par excellence, ces convois ne se mouvant jamais à une vitesse folle comme ceux des voyageurs.

Il dut tout de même bientôt cesser de se délecter du spectacle ; le soleil se coucha, l’ombre enveloppa tout et notre hobo sans expérience entreprit sa première nuit blanche avec un enthousiasme sensiblement refroidi par le souvenir des moments qu’il avait passés suspendu au-dessus du vide, en s’accrochant au wagon à rails, à Medecine Hat. Il pria pour remercier le ciel de s’en être tiré indemne, mais il commençait à douter : pourrait-il vraiment se rendre ainsi à Vancouver ? C’était bien loin.

Le train roulait régulièrement dans la nuit et à quatre heures, le lendemain, s’arrêta dans les cours de fret d’Ogden.

Deux compagnons de voyage avaient à un moment donné rejoint notre jeune homme : un hobo-type, barbu et expérimenté, qui n’avait pas d’autre métier ; et un garçon d’environ vingt ans, peu intéressant et qui assura Louis qu’il pouvait lui procurer pour dix dollars un billet de Calgary à Vancouver.

Louis déclina son offre, et s’attacha au vieux hobo qui lui semblait plus honnête et qui le rassura sur les tunnels, le gros problème du voyage. Le jeune homme qui voulait obtenir un dix dollars certifiait que la traversée était terrible. Le vieux hobo le démentit : en tenant un mouchoir sur son nez et sa bouche, on ne suffoquait pas. Descendus du fret à Ogden, ils marchèrent une heure pour atteindre le centre de Calgary. Il faisait à peu près clair. Comme l’un des trois mages devait recevoir une dépêche, ils se dirigèrent ensemble vers la gare. Louis pénétrant dans la salle de toilette s’aperçut avec horreur dans un miroir. Rien ne le distinguait plus d’un voyou de profession. Sa figure complètement enduite de suie était noire comme celle du plus encrassé des charbonniers. Il quitta ses compagnons de route, se hâta vers une petite rivière que le train auparavant avait traversée. Et là, à l’abri, il se débarbouilla consciencieusement. Une fois lavé, peigné, il s’achemina vers un restaurant. La nécessité de manger, tout à coup reprenait son importance.

Tout en mangeant, Louis hésitait tout de même, se demandant s’il devait continuer ce voyage. Il s’était dit en partant qu’il serait assez sage pour ne pas s’obstiner, si son entreprise était plus hasardeuse et plus difficile qu’il ne l’avait d’abord pensé. Étudiant l’horaire des trains de marchandises pour l’Ouest, il constatait qu’il lui serait difficile d’en attraper un à Calgary. Alors, tout en avalant son premier « bacon and eggs », il résolut de retourner vers l’est le soir même.

Réconforté par sa tasse de café, son repas chaud, il ne s’était pas promené une heure dans la ville qu’il se trouva à un passage à niveau bloqué par un train immobile, et un train à destination de Vancouver, comme l’indiquait clairement l’U. R. S. S. marqué sur certaines grosses caisses. Il n’avait plus le temps d’hésiter. Le train allait repartir. Il sauta dans un wagon découvert.

Le destin décidait pour lui. S’il n’allait pas jusqu’à Vancouver, il verrait au moins les Rocheuses.

Et il les vit. La puissante locomotive à l’huile — à dix roues motrices — avait à peine parcouru vingt milles, que l’œil de Louis découvrait à l’ouest les grands pics neigeux barrant l’horizon. Avant de les atteindre, une grande distance restait cependant à parcourir. Le terrain s’élevait, les conifères se faisaient plus nombreux. Le train suivait une rivière aux eaux vertes qui cascadaient vers les vallées. Et la locomotive pendant ce temps faisait incessamment : tchou ! tchou ! tchou !… parce qu’elle grimpait de plus en plus. À deux endroits, cette rivière endiguée formait un lac que la voie ferrée se complaisait à longer. Mais les montagnes attiraient surtout le regard du jeune hobo émerveillé. Elles montaient, formaient une muraille gigantesque et il se demandait où le train trouverait un col pour se faufiler. Jusque là, le ciel avait été serein, mais voici qu’au nord flottaient, de gros nuages noirs, et soudain, à distance, Louis vit qu’ils crevaient et laissaient tomber un lourd rideau de pluie.

— Pourvu que ça ne vienne pas de mon côté, se dit-il, pinçant le mince tissu de son coupe-vent d’un doigt inquiet.

Son souhait parut d’abord exaucé. L’orage continuait vers le nord. La voie semblait hésiter, allant de droite à gauche, une courbe n’attendant pas l’autre ; et la locomotive explosait toujours uniformément. Pour un temps, le train parut se diriger du côté sud, puis foncer sur la montagne. Mais non ! un défilé s’ouvrait, s’élargissant à mesure que le train s’en approchait. Pour gagner de l’altitude, sans donner une pente trop forte à la voie, les ingénieurs l’avaient fait serpenter d’un côté à l’autre du col dont le fond était assez plat. La rivière aux eaux vertes suivait toujours. Les pics bornaient de leurs neiges éternelles le paysage tout entier.

Mais Louis, malgré son émerveillement, sentit soudain le froid le pénétrer. Le soleil continuait à briller, mais un fort vent s’était levé et agitait les sapins et l’armée de bouleaux gardant la voie. Une heure et demie après l’entrée dans ce défilé, le train de fret atteignait Banff. L’espace d’une seconde, le jeune homme put apercevoir au bout d’une allée le somptueux hôtel. Le long de la voie se dressaient des poteaux, et des flèches indiquaient le nom des montagnes et leur altitude : 9,000 pieds, 10,000, 11,000… Puis, le train dut céder le pas à des convois de voyageurs ; trois qui allaient vers l’ouest, trois vers l’est. L’admiration de Louis se partagea alors entre la beauté du paysage et la joie, toujours neuve et forte pour lui, de regarder filer un train énorme.

Quand ensuite les locomotives reprirent leur ascension, il fit tout à coup si cruellement froid que le moral du hobo improvisé dégringola comme un ascenseur dont la chaîne se brise. L’horizon se faisait menaçant et l’immense V dessiné par les montagnes qui enfermaient l’étroit passage était d’un noir de mine. Une distraction géographique occupa malgré tout l’esprit du jeune hobo ; le train passait Stephen — 120 milles de Calgary. C’était ici le partage des eaux, avec ce ruisseau qui se divise en deux, une partie allant à l’Atlantique, l’autre au Pacifique. Mais justement, le ciel s’ouvrit, il se mit à grêler avec une violence inouïe ; des grêlons gros comme des « marbres », et en un clin d’œil tout fut couvert de ces dures boules blanches qui tapaient brutalement sur le « char-observatoire » cessant subitement d’être idéal, dans des circonstances pareilles.

Heureusement, aussi brusquement qu’elle avait commencé, la chute des grêlons cessa, mais il pleuvait encore et, une dizaine de minutes plus tard, la grêle reprit de plus belle.

Le hobo tremblait comme une feuille, grelottant, claquant des dents. Mais il avait voulu voir les Rocheuses, il les voyait, il ne pouvait pas le regretter. Il put lire sur un écriteau : « SUMMIT KICKING HORSE PASS » — 6,632 pieds. Le train allait maintenant redescendre vers le Pacifique. Louis commençait à s’inquiéter. Il attendait plus tôt les tunnels. Tout à coup, le paysage devint extraordinaire. Le fond de la vallée dégringola et disparut et les montagnes se resserrèrent. La voie s’accrochait maintenant au flanc escarpé, pendant que la rivière, la « Kicking Horse », cascadait beaucoup plus bas. Le train devait descendre, mais comment le ferait-il ? Il ne pouvait plus zigzaguer d’un côté et de l’autre pour s’appuyer sinon sur une pente douce, du moins sur une pente modérée. Comme Louis se perdait en conjectures, le train soudain s’engouffra dans le premier tunnel.

Et ce tunnel, qui avait tant inquiété le jeune homme, l’accueillit avec un air chaud et humide bien réconfortant après le vent glacial des hauteurs. Il y régnait une odeur d’huile, mais supportable, ni suffocante, ni dangereuse. Le train entré dans la montagne tourna et ressortit vis-à-vis de l’endroit où il était entré, mais à une cinquantaine de pieds plus bas. Puis il y eut un second tunnel en spirale et une autre sortie encore à cinquante pieds en dessous. Dans les quatre milles qui suivirent, le train gagna ainsi le fond du col qui semblait auparavant si terriblement bas. Deux autres tunnels plus courts, puis le beau paysage où nichait Field apparut.

Ce petit bourg au bord de la rivière est surplombé par l’effarante hauteur des Rocheuses, le soleil y disparaît tôt le soir.

Louis regarda son décor prodigieux, de plus en plus émerveillé : des ruisseaux nombreux naissaient des neiges éternelles et dégringolaient formant des lacets blancs sur le flanc coloré des monts.

Malheureusement, la pluie reprenait. À un demi-mille de Field, Louis sauta du train, chercha, comme cela devenait son habitude, une rivière où se débarbouiller. L’eau était froide. Une fois lavé, il se sentit plus brave et moins voyou. Mais la pluie ne cadrait pas avec ses plans. Ressentant l’effet du manque de sommeil, de nourriture, et du froid péniblement supporté, il se dit qu’il ne continuerait pas son aventure par un temps pareil. Il lui fallait trouver à se loger.

Un Y. M. C. A. parut à Louis l’endroit propice et sûr. Le train était arrivé à six heures et trente du soir. Louis se mourait de faim et il dévora son premier vrai repas. Après, prenant enfin une véritable douche — ô délices ! — il se mit au lit mieux disposé et tout en essayant de s’habituer à ne plus rouler, il ébaucha des résolutions pour le lendemain. Il avait vu les Rocheuses, il retournerait vers l’est par le convoi des voyageurs. Mais pour cela, il fallait de l’argent. Pour avoir de l’argent, il lui fallait encaisser son chèque. Or, il n’y avait pas de banque à Field ; bien reposé, bien lavé, Louis ne put tout de même pas échanger son chèque. Personne ne voulait de son papier… Il fut bien forcé de reprendre son métier de hobo… Le seul train de marchandises en vue se dirigeait vers l’est. Il y monta, mais dévoré de regret, et avec l’impression qu’il se trahissait avec cette volte-face.

Et il se retrouva dans ses tunnels, puis au Mont Cathédral, à Stephen, à la ligne des eaux. Là, son train fit un arrêt pour décrocher une des locomotives qui avaient aidé à vaincre la raideur des pentes. Et soudain, que vit Louis tout à côté ? Un « fret » en route vers l’ouest ! Exalté comme si saint Michel en personne était venu lui indiquer le chemin, mettant de côté toutes ses résolutions de la veille, il sauta d’un train dans l’autre, se disant : « Jamais dans ma vie, peut-être, pareille occasion ne se retrouvera ».

Et le voilà refaisant pour la troisième fois le trajet Stephen, Field, et tous les tunnels, mais cette fois avec deux jeunes gens de son âge et de son monde qui, comme lui, empruntaient ce moyen de locomotion difficile pour se rendre à Vancouver. Tom et Frank changeaient tout. Louis n’était plus seul, il pouvait parler et rire.

Mais de retour à Field, quand il fallut attendre plusieurs heures le nouveau départ, Louis ne put que se mordre les pouces. Il n’avait plus que vingt sous, de quoi acheter quelques biscuits.

Ce n’était qu’à quatre heures que le train reprendrait sa marche vers l’ouest. Heureusement, le Y. M. C. A. lui était devenu familier. Il y parcourut au moins deux fois tous les journaux que lui offrait la salle de lecture.

Puis, il roula de nouveau et chaque courbe de la route amenait maintenant un paysage neuf.

De sombres pics occupaient le ciel. Le train poursuivait une rivière sinueuse et encaissée. Quand l’espace manquait sur la berge pour la voie, un tunnel s’offrait. Le soleil daigna aussi se montrer, encourageant Louis de ses intermittents rayons.

À l’arrêt suivant, il retrouva ses jeunes compagnons, installés dans un wagon à bestiaux, mais nettoyé, désinfecté et qui les protégerait de la pluie et du vent.

Ils passèrent à Golden, petite ville où ils restèrent une dizaine de minutes avant de reprendre la route qui se dirigeait vers le nord.

Le train reprit, en quittant, une allure rapide ; car, pour quelques milles il courut dans une vallée sans obstruction, puis il fit un virage à gauche, vers l’ouest. Un autre col restait à franchir, parce qu’alors le « fret » fut séparé en deux et l’on y sandwicha une autre énorme locomotive. Et ainsi fortifié, il entreprit l’ascension, longeant la Rivière à l’Ours au cours tumultueux.

Les deux puissantes locomotives n’étaient pas de trop. La vitesse diminuait constamment malgré leur force. Le train avait quitté le fond de la vallée pour s’accrocher de nouveau aux flancs des montagnes. Les jeunes gens commencèrent à se sentir surexcités. Ils savaient qu’ils approchaient peu à peu du plus fameux des tunnels : le Connaught, qui a cinq milles de longueur. Un peu d’inquiétude se mêlait à leur exaltation. Mais au jour succédait la nuit et ils ne voyaient presque plus rien, quand tout à coup la voie redevint droite ; la seconde locomotive fut décrochée, et, à 80 milles de Field, ils entrèrent dans la montagne. Ils furent dix-neuf minutes (chronométrées) dans un noir d’encre, mouchoir au nez, ce qui suffisait pour neutraliser l’odeur d’huile. Au sortir du tunnel, la nuit était complète ils ne pouvaient plus rien voir. Ils s’entassèrent tous trois comme des chats, dans un coin du wagon pour garder leur chaleur, car après la chaude humidité du tunnel ils recommençaient à frissonner.

Vers minuit, ils s’éveillèrent. Ils étaient à Revelstoke. Le train s’arrêta en face de la station. Sur un écriteau brillamment illuminé, Louis put lire, tout ému :

« MONTREAL — 2502 milles.
VANCOUVER — 386 milles. »

Dans la nuit, il arpenta les rues de Revelstoke en attendant l’heure de repartir. Il admira le superbe hôtel de ville, style moderne — qui enchanterait mon frère, se dit-il — avec ses blocs de verre et ses grandes fenêtres se prolongeant sur plusieurs étages !

Au coup de sifflet, il rejoignit ses compagnons. Ils durent changer de wagon ; des voyageurs à quatre pattes occuperaient maintenant celui qu’ils avaient auparavant ! Ils durent en prendre un découvert. Ils s’y tassèrent de nouveau pour essayer de continuer leur sommeil. Mais il faisait décidément trop froid. Le train suivait une rivière d’où s’élevait un brouillard dense qui leur donnait le frisson.

Rien ne réussissait, pourtant à entamer l’enthousiasme joyeux du jeune apprenti-hobo. Il finit par somnoler et vers cinq heures, il s’éveilla comme le convoi longeait un lac considérable. Puis, nouvel arrêt à Salmon Arm. Le serre-frein les avait prévenus qu’on attendrait là, une heure ou plus, le passage des trains de voyageurs. Car ni Louis, ni les autres n’étaient plus les novices farouches du début de leur voyage, redoutant d’être vus. Ils conversaient à présent aux arrêts avec des employés indulgents pour leur aimable jeunesse. Ils apprirent ainsi que les hobos étaient devenus des oiseaux très rares, depuis la guerre. « Autrefois, leur dit un serre-frein, nous en avions cinquante à soixante sur un seul convoi ! »

Sachant qu’ils avaient une heure à Salmon, ils occupèrent l’aube à visiter la ville. Puis, ils se postèrent devant la gare, en face d’une boulangerie. Il faisait toujours froid. Le boulanger sortit et les invita à venir se réchauffer près du four. Ils regardèrent tailler la pâte, la peser, la mettre en moule.

Le premier train de voyageurs passa. Ils continuèrent à se chauffer. Mais vint le second et tout de suite deux coups de sifflet, ce qui voulait dire : en avant !

Le train de voyageurs bloquait encore la voie, ils le contournèrent en courant et s’installèrent vite pour continuer leur voyage.

Le soleil se leva, et ils furent bien contents de le revoir. Le train traversait maintenant une contrée moyennement montagneuse. Mais la voie devait avoir à gravir d’autres pentes ; une nouvelle locomotive fut ajoutée.

Le temps continuait à s’améliorer, les nuages s’espaçaient et le soleil se faisait plus chaud. Les trois jeunes lurons, heureux comme des princes, s’étaient assis sur le bord du wagon les jambes pendantes et admiraient de tous leurs yeux le pays qui les enthousiasmait. C’était cette belle région qui envoie au Canada tout entier tant de fruits et de légumes.

Puis ce fut Kamloops où le train devait faire un arrêt plus long. Ils descendirent. Louis qui s’attardait à examiner la locomotive aperçut soudain un agent de police militaire qui accostait ses deux compagnons. Ses papiers étaient tous en règle. Il ne s’inquiéta pas, s’approcha bravement. Mais l’agent regardant lesdits papiers ne les trouva pas assez convaincants et Louis fut véhiculé rapidement au cœur de la ville. Là, l’officier en devoir le laissa tout de suite repartir après quelques questions. À quelque chose, malheur est bon. Louis profita de l’occasion et encaissa son chèque. Ici, on eut confiance même à son air de hobo, car on le paya immédiatement.

Toutefois, tout ceci avait pris du temps. Malgré l’argent qui bourrait maintenant ses poches, Louis ne pouvait plus prendre un repas chaud. Il avala un verre de lait et un mauvais morceau de tarte. Il s’acheta un sac de galettes pires que la tarte et, en attendant son train, il descendit vers la rivière. Mal faillit lui en prendre. Les deux coups de sifflet réglementaires le firent courir à perdre haleine ; le train était long, il arriva à temps pour attraper un wagon. Il était exactement midi.

Pendant les premiers vingt milles, il resta échoué sur la plate-forme d’un wagon-citerne, les pieds sur l’accouplement. Il regardait paisiblement le paysage quand le mécanicien laissa soudain rouler son train ; les wagons se pressèrent les uns sur les autres, et il se sentit le talon coincé entre le châssis du wagon et le couplet, et assez fortement. Il délaça son soulier, prit le risque raisonnable de le perdre pour sauver son pied !

Quand plus tard, il réussit à déloger sa chaussure, le talon en était fracassé. Il essaya de le remettre en forme, tout en remerciant le Ciel d’être encore venu à son secours. Il y avait donc une Providence pour le hobo comme pour les autres humains ! La même que celle des ivrognes, sans doute !

Au prochain arrêt il s’empressa de quitter son dangereux wagon-citerne pour retrouver celui qu’il occupait auparavant. Ses compagnons le croyaient perdu. Le train longeait maintenant la rivière Thompson. Devant Kamloops la rivière élargie formait un véritable lac. Les montagnes se dressaient presque sur le rivage, et les rails se frayaient un chemin à travers de fréquents tunnels. Puis, la rivière se rétrécissait pour descendre, et le C. P. R. la suivait d’un côté, pendant que la voie du C. N. R. la longeait sur l’autre rive. Les paysages étaient de plus en plus splendides. De véritables murailles enfermaient le cours d’eau et la voie devait monter et descendre sans cesse pour pouvoir continuer sa route vers l’ouest. Comment Louis pourrait-il, au retour, décrire aux siens ce qu’il trouvait si beau ? Dieu était bon d’avoir fait pour l’homme un monde si splendide et si grand. Il le remerciait en lui-même, l’âme tout élevée d’exaltation.

Bientôt ensuite le fleuve Fraser absorba la rivière Thompson, et le train suivit leurs cours combinés. À un moment donné, il traversait un pont pour suivre l’autre rive et s’engouffrer dans un tunnel. Le C.N.R. avait fait la même chose quelques milles plus haut.

La journée fut belle et le trajet, paisible et ensoleillé, se termina à sept heures du soir par l’entrée à North Bend, point où le convoi de marchandises devait changer de locomotive.

North Bend est sur la rive du Fraser un village tranquille, tout piqué de beaux pommiers. Tout près coulait un ruisseau, et Louis alla y manger ses mauvaises galettes avec de l’eau fraîche. Si sa mère l’avait vu supportant volontairement pareil jeûne ! Mais elle ne savait même pas qu’il voyageait. Il allait écrire de Vancouver même, pas avant.

North Bend était la dernière étape.

Le train ne repartit qu’après deux longues heures. Il était loin d’avoir vaincu tous les tunnels, car, après North Bend, il y en avait encore pendant une douzaine de milles. Le paysage restait très sauvage. Le Fraser suivait une gorge accidentée et pittoresque, piquée des beaux pins de la Colombie. Les montagnes des deux côtés n’étaient plus aussi aiguës et elles étaient boisées et vertes. Ici commençait la zone côtière qui est sans hiver.

Pendant que le convoi serpentait sur la berge nord du Fraser, le soleil disparut. Le ciel demeura beau, mais le soir vint, et les trois jeunes hommes se tassèrent de nouveau dans un coin bien choisi, pour dormir.

Plusieurs heures plus tard, ils s’éveillèrent à Coquitlam, où sont les cours de « fret » pour Vancouver. Un serre-frein leur dit qu’on allait former un train dit de « transfer » qui les mènerait tout droit à la ville. C’est ce qui se produisit et un autre serre-frein encore plus aimable que le premier leur indiqua à l’arrière de ce train, un wagon de voyageurs inoccupé, et ce fut assis sur des bancs confortables que les trois jeunes lurons firent leur entrée triomphale à Vancouver, à cinq heures du matin !

Ils descendirent à la gare même, comme des riches.

Le voyage était fini. Tom et Frank étaient au terme de leur aventure. Louis aurait à revenir. Se reverraient-ils jamais ? Ils se dirent adieu, pleins d’amitié, se souhaitant, bonne chance…

Puis, Louis commença seul, et consciencieusement sa visite des lieux.

Par correspondance, il s’était longtemps auparavant muni d’une carte de la ville. Il descendit tout d’abord au parc Stanley, anxieux de voir la mer. Fidèle à ses habitudes, il chercha vite un ruisseau pour se débarbouiller. Il avait beau être hobo, il demeurait l’esclave de ses habitudes de citadin, et la douche quotidienne lui était une nécessité plus grande que le sommeil et la nourriture.

Le parc était splendide, si bien situé en bordure de l’Océan. Louis toucha l’eau du Pacifique, y goûta même avec béatitude. C’était une espèce de baptême. Ici, il finissait de traverser son grand pays d’un Océan à l’autre. Un de ses plus beaux rêves était réalisé. La vie est belle quand on réalise ses rêves.

Il admira le parc, ses piscines, ses totems, ses grands parasols de pins. Il admira le port avec sa flottille de bateaux de pêche et ses énormes navires de guerre et de commerce. Puis il se rendit au pont suspendu qui l’intéressait particulièrement au point de vue technique. Il était déjà ingénieur dans l’âme, ingénieur tout le temps et partout, et logique, équilibré, ordonné…

Il était tôt, la ville était encore à moitié endormie, et il put examiner à loisir ce qu’il était venu voir de si loin. Quand les rues commencèrent de s’animer, il songea à manger. Devant un substantiel déjeuner, il apprit par un journal qu’il acheta, que Duplessis avait réussi à déloger Godbout. Fortifié, il continua sa visite. Un bras de mer coupe le centre de la ville : on l’appelle « False Creek », parce qu’il ne mène nulle part, mais il donne lieu à plusieurs grands ponts.

Sur ce « False Creek » sont établis des chantiers maritimes, des industries et plusieurs chalands sur lesquels vivent les pauvres de la ville. Cela donne un cachet spécial à ce coin déjà extraordinaire.

Louis se promena, se promena sans fin. En tramway, en autobus, il visita tous les quartiers. Les quartiers résidentiels étaient constitués de maisons détachées avec des jardins. C’était ainsi qu’il désirait voir Montréal tout entier rebâti ! Pourquoi les gens, tassés les uns au-dessus des autres, de trois étages en trois étages, et habitant des logements à un seul œil en avant et presque un seul en arrière, n’avaient-ils pas l’air de s’apercevoir de leur misère ? Louis rageait pour eux ; il aurait voulu les réveiller de leur léthargie ou de leur ignorance et les voir tous plus exigeants. Il devenait violent quand il pensait à cela. Et la vue du grand parc aux belles piscines, lui fit concevoir ce que des urbanistes pourraient un jour faire pour notre Montréal qui jouissait aussi d’un site si extraordinaire…

Il remarquait qu’à Vancouver la plupart des maisons, pourtant, n’étaient qu’en bois. La brique semblait rare, elle ne recouvrait que les usines, les entrepôts.

La ville visitée dans tous ses coins et recoins Louis s’immobilisa une fois encore pour contempler le Pacifique. Il aurait eu bien envie de se rendre à Victoria. Mais il ne fallait pas courir le risque de se trouver en mauvaise posture, à un moment donné, sans argent. Sa bourse s’aplatissait à bien manger, bien dormir.

Il dit donc adieu à l’Océan, se promettant d’y revenir ; puis, se détournant, il s’en fut à la gare prendre un billet de retour. Puisqu’il avait tout vu ce qu’il voulait voir, du meilleur wagon-observatoire qu’il soit possible de trouver, le fourgon à marchandises, il pouvait pour un bout, voyager comme les autres…

Tout à coup, il revécut son premier voyage en « fret ». Il avait douze ou treize ans. Un serre-frein qui le voyait depuis quelques jours, toujours posté pour le départ et le retour d’un court convoi qui transportait de la pierre de Port-Daniel à Sainte-Adélaïde, lui avait proposé de monter et de faire le trajet d’une heure.

Louis était revenu en retard pour le dîner, mais les yeux flambants de joie, les cheveux ébouriffés et humides d’embrun, et il avait crié son enthousiasme.

— Maman, je te le jure, il n’y a pas de meilleur wagon-observatoire qu’un wagon plate-forme. C’est bien mieux que le balcon de l’Océan Limitée, mieux qu’une auto, mieux que tout. Ça va juste de la bonne vitesse pour qu’on ait le temps de tout voir !

Aujourd’hui, il était prêt à répéter la même affirmation, avec encore — plus de véhémence. Et avec plus d’expérience, puisqu’il avait maintenant traversé son pays tout entier. D’autres pouvaient penser autrement, mais pour lui les chemins de fer resteraient la plus belle chose du monde !




XV

POILU


Chez Pierrot Fleury, il y avait beaucoup d’enfants : des filles, des garçons, et Pierrot était au milieu de l’échelle, entre les grands et les petits.

Il avait onze ans, des yeux gris, de longs cils noirs, un nez retroussé, de larges dents écartées, et des cheveux toujours hirsutes, parce que, par principe, il ne les peignait que le matin. Il n’avait plus ensuite le temps d’y penser. Il était beaucoup trop affairé. Il fallait jouer le plus possible dans ses moments libres, et ces moments libres, il fallait bien d’abord les gagner, en bâclant ses devoirs sur la table de cuisine, et en fréquentant l’école. Car si sa pauvre mère était trop occupée elle aussi, — mais avec sa marmaille, — pour lui inspecter les oreilles et les cheveux plus qu’une fois par jour, la fréquentation de l’école, c’était sacré, il n’y avait pas à badiner sur ce chapitre. L’école, il fallait y aller, et tous les matins et bien à l’heure. Le père et la mère étaient sur cela du même avis.

— Votre instruction, c’est tout ce que vous aurez comme héritage. Profitez-en !

La famille habitait en bas de Notre-Dame-de-Grâce, un de ces grands flats devenus bon marché pendant la dernière crise, d’abord parce qu’ils se démodaient, et ensuite, parce que les trains passaient tout auprès de plus en plus nombreux. La fumée, la suie qui pleuvaient à cœur de jour et de nuit sur le voisinage aidaient souvent Pierrot à avoir les oreilles et la figure sales. Les rideaux aussi se ternissaient vite chez les Fleury, et ce n’était pas pour alléger la tâche de la mère des huit enfants, dont les âges s’échelonnaient entre seize et deux ans.

Celle-ci trimait du matin au soir ; pourtant, elle se contentait d’être propre, sans exagération. Elle ne gâtait la vie de personne avec ses exigences de ménagère. Il n’y avait qu’un règlement à observer fidèlement : faire son lit, ramasser ses traîneries, accrocher les vêtements qui ne servaient pas, mettre les sales dans le panier à linge.

À part ça, les enfants pouvaient, s’ils n’abusaient pas, laisser ici et là leurs jouets ; à certaines heures, les pièces où l’on vivait pouvaient prendre un certain air de désordre, par exemple, si les petits jouaient aux chemins de fer avec les chaises. La maman estimait qu’ils en avaient le droit, leur père n’ayant pas les moyens de les fournir de trains mécaniques et encore moins de trains électriques !

Les plus grands devaient garder parfois les plus petits. Ils devaient aussi les secourir. Père et mère répétaient à l’envi que les frictions des uns et des autres formaient le caractère, et qu’il fallait remercier le ciel, si l’on grandissait dans une grosse famille. On prenait forcément l’habitude de compter avec les autres. On devait souvent accepter de prêter sa balle, son traîneau ou ses skis. L’égoïsme avait ainsi moins de chance de se développer. On se détachait des biens de ce monde, avant de les avoir jamais possédés, — ou du moins on apprenait à partager.

Une seule chose appartenait en propre à Pierrot, c’était son chien Poilu. Poilu était un chien trouvé. L’ancêtre qui l’avait le plus marqué de ses traits caractéristiques était épagneul. La tête et les oreilles avaient de la race, mais le poil, les pattes s’étaient gâtés. Tout de même Poilu était une bête dont on louait à tout propos les yeux intelligents. Pierrot et Poilu étaient devenus comme saint Roch et son chien ! Jamais on ne voyait l’un sans l’autre. Jamais, sauf en classe, et il faut dire à l’honneur de Poilu qu’il chercha maintes fois à se faufiler jusque-là.

C’était d’ailleurs aux abords de l’école que Pierrot avait rencontré Poilu. Un Poilu efflanqué, l’air suppliant et malheureux à l’ombre de ses longues oreilles, et qui soudain, au coin d’une ruelle, se mit à suivre l’enfant. Avait-il senti que ce gamin aimait les animaux comme pas un, et qu’il les avait toujours aimés, tous, sans exception ?

Pierrot avait commencé sa carrière en rapportant à sa mère un jour de pluie, une poignée de gros vers, et en disant, ravi :

— Regarde, maman, les belles petites bibites que j’ai trouvées…

Pour une fois, il avait été rabroué.

— Malheureux ! Va vite jeter ça ! et viens te laver les mains.

Il ne les avait pas jetés. Il leur avait fabriqué une cabane avec une boîte à chaussure. Il avait percé une porte, des fenêtres, mis de la terre, de l’herbe et arrosé le tout, pour que ça leur fasse de la belle boue. Bien entendu, malgré tant de soins, les vers avaient vite disparu.

Pierrot un peu plus vieux, avait sauvé de la mort deux souris. Puis, avec une moustiquaire, il leur avait fait une cage. Il les nourrissait copieusement de fromage canadien, quand sa mère s’aperçut que sa meule diminuait vraiment vite depuis quelques jours. Elle s’en étonna devant les enfants, et une des petites filles déclara innocemment :

— C’est Pierrot qui en a besoin pour ses belles petites souris…

— Ses souris ? quelles souris ?

— Mais oui, ses souris. Tu les as pas vues ? Viens les voir, maman, elles sont si fines…

— Mais où ?

— Dans le hangar, tiens…

La mère n’était pas une femmelette que les souris font grimper sur les chaises et sur les tables, certes, mais ayant eu dans sa vie à souffrir des méfaits de cette gent sans vergogne, elle n’était pas d’avis d’en faire l’élevage.

Elle vit les souris. Devant sa toute petite fille, elle fit semblant de les trouver belles, elle les trouva belles, en vérité, — était-ce son fromage qui leur avait fait un si beau poil ?

Mais à son retour de l’école, Pierrot fut tout de même sommé d’en faire le sacrifice.

— Oh ! maman, dit-il, les larmes aux yeux, laisse moi les garder ! Elles ne font pas de mal…

— J’veux bien croire. Mais tu fais mal à mon fromage. Et ton père a trop de misère à gagner de quoi vous nourrir, pour qu’on lui fasse en plus nourrir des souris… Et d’ailleurs, tes souris, elles vont mourir, si tu ne les lâches pas. Ce n’est pas fait pour vivre en cage. Ce ne sont pas des serins !

— Maman, oh, maman, je les aime tant… Ça fait une semaine que je les ai. Elles m’aiment aussi, regarde…

— Elles t’aimeront bien mieux, si tu leur donnes congé, mais pas dans mon hangar, s’il vous plaît. Va les lâcher quelque part, dans un champ, — et relis pour t’encourager la fable du rat de ville et du rat des champs…

Pierrot prit une journée à se faire à l’idée du sacrifice. Mais il n’osait plus piger dans le fromage. Il eut alors peur de voir ses souris mourir de faim. Il partit, nouvel Abraham, sa cage de fabrication domestique sous le bras, pour se rendre le plus loin possible…

Le bon Dieu le récompensa. Il hérita, vers le même temps, d’un voisin qui faisait le grand nettoyage de sa cave, d’une bicyclette sans pneus. Dans la ruelle, il apprit à la conduire, malgré les jantes dépouillées, …et sa joie fut si triomphale, que jamais un enfant riche et comblé n’en connut d’aussi vive. Il promenait ses petits frères et ses petites sœurs à tour de rôle. Il devenait important comme un roi. Il enroula à la fin autour des roues, deux bouts de vieux tuyau d’arrosage. Sa fête survenant à point, son père, sa mère, et les aînés attendris se cotisèrent et lui offrirent deux chambres à air et deux pneus. La bicyclette redevint à peu près normale. Elle servit pour les commissions. Le père l’améliorait dans ses loisirs. Même les freins finirent par fonctionner. Comme un bonheur n’arrive jamais seul, ce fut vers ce temps que Pierrot trouva son Poilu, et que pour le dédommager du sacrifice de ses souris, sa mère lui permit de le garder.

La famille n’était pas riche. Mais la famille passait l’été à la campagne, près de Terrebonne, dans une vieille maison au bord de la rivière. La mère avait son idée. On était en avril. Après deux mois, on partirait et, à l’automne, sous un prétexte quelconque, on laisserait Poilu au fermier voisin.

En attendant, ce Poilu ajoutait à la joie de la maison. Il faisait des finesses, mon Dieu, autant qu’en faisait le bébé en personne ! Il reconnaissait toute la famille d’une façon différente, mais il ne suivait que Pierrot, qui gagnait d’ailleurs la viande du chien à la sueur de son front, en faisant des courses sur sa bécane pour leur boucher. De temps en temps, Pierrot se hâtait de disparaître avec son Poilu, parce qu’un agent de police paraissait à l’horizon et que l’on n’avait pas acheté de licence, pour cet enfant trouvé ajouté à une famille déjà si nombreuse !

Poilu vivait donc sans médaille et sans collier. Mais il vivait adoré, heureux et gai, et il n’en courait pas moins les rues du matin au soir. C’était un chien assez finaud pour ne pas faire de mauvais coups ; personne ne lui voulait donc de mal.

L’été venu, une fois installé à la campagne, il manifesta un bonheur encore plus grand. Si bien que Pierrot décida de s’établir plus tard sur une ferme et suivit le voisin pas à pas pour apprendre son futur métier. Et Poilu suivait lui aussi. Faire les foins, aller chercher les vaches, ramener les animaux en veine d’indépendance, voilà des tâches qu’assumaient le chien et l’enfant. Si bien que Poilu fut bientôt chez lui autant chez le fermier que chez Pierrot. Cela servait les desseins de ceux qui veillaient à sa destinée.

Poilu allait aussi à la rivière quand les enfants s’y baignaient. Mais il n’aimait pas se mouiller et, s’il pouvait s’en dispenser, n’entrait pas dans l’eau. Mais, quand les enfants désiraient qu’il les suivît, ils s’éloignaient du rivage, et alors, Poilu les croyant en danger, se précipitait et allait les rejoindre.

On admirait qu’il fût aussi vigilant !

Les meilleurs jours ont une fin. Septembre fut bientôt là. La famille rentrait en ville. Impossible d’ajouter le chien aux dix personnes qui rempliraient la mauvaise voiture.

— Laisse ton chien chez le fermier, Pierrot ! La semaine prochaine nous reviendrons pour cueillir les pommes et nous le ramènerons…

Pierrot hésitait, cherchant un moyen. Mais il avait bon cœur, il constatait bien que son chien était plus heureux à la campagne qu’à la ville ; il pouvait courir partout à son gré, il n’avait pas d’agents de police à redouter… Et après tout, puisque Poilu n’était pas, lui, obligé de retourner à l’école, aussi bien lui accorder des vacances plus longues.

Mais tout le monde, même la mère, regretta l’absence du chien. Même la mère qui ne l’avait plus pour suivre les petits quand les autres étaient à l’école. Il n’y avait pas évidemment à le nourrir, à lui ouvrir la porte, à le faire taire s’il jappait après un passant… Ces soucis en moins, ne compensaient pas le vide que Poilu avait laissé.

La mère, sûrement, ne le disait pas. Raisonnablement, elle se devait de n’en point parler, puisque son mari avait décidé de donner l’animal à la ferme…

Mais Pierrot n’avait aucune raison de cacher son ennui. Il se lamentait.

— Si Poilu était ici, personne n’oserait toucher à mon bicycle… Quand est-ce que l’on va le chercher, maman ?

— Demande à ton père…

Le père faisait des réponses évasives. Et avec le père, Pierrot savait qu’il ne fallait pas insister.

Pour ses deux premiers samedis de congé, Pierrot alla faire une excursion à l’aéroport de Dorval, sur sa vieille bécane. Il y allait avec un camarade qui n’était pas plus riche que lui, et dont la bécane était pour le moins aussi miteuse ! Pas de freins, des cadres qui avaient été de toutes les couleurs et n’en avaient plus aucune, des pneus rapiécés et qui restaient miraculeusement gonflés. Cela roulait et les gamins avaient beau passer dans la vitre, parce qu’ils regardaient toujours ailleurs qu’à terre, les pneus ne crevaient même pas.

Au petit chemin marqué « Saraguay », ils quittaient la Côte de Liesse et s’enfonçaient dans la campagne, vers la côte Vertu, les Bois Francs… Les maisons commençaient à exprimer une telle paix, un tel contentement, avec leurs visages bien ouverts et souriants au soleil, que même des enfants de ville comme eux le sentaient et Pierrot disait :

— Quand je serai grand, j’t’le dis, j’en aurai moi, une ferme…

Mais lorsqu’ils étaient derrière l’aéroport, il ne savait plus s’il n’aimerait pas mieux devenir aviateur. Comme à une gare, — et en vérité, c’était une gare, — les bombardiers d’argent, les gros avions de voyageurs arrivaient les uns après les autres. C’était merveilleux de les voir atterrir comme s’ils étaient sur un rail invisible d’abord aérien, puis qui continuait sur le gazon. Sans secousse, les beaux avions descendaient et roulaient ensuite sur le sol beaucoup plus doucement qu’un train. Ils paraissaient solides, de tout repos. Pierrot avait le cœur envahi du désir d’y monter.

Il disait :

— Si j’ai ma ferme, ou si c’est encore la guerre, peut-être que j’m’ferai aviateur. Toi ?

Mais il pensait soudain à Poilu. Est-ce qu’on amène un chien en avion ! Il ne le savait pas. Il dit tout de même :

— Mon Poilu, il aimerait ça voir l’aéroport. Nous l’amènerons quand y’sera revenu.

Un de ces soirs, au souper, il raconta son excursion et demanda :

— J’ai fait combien de milles, papa ?

— Une vingtaine j’suppose.

— Et pour aller à Terrebonne, y a combien ?

— À peu près le double…

— Maman, demanda-t-il plus tard, quand il fut seul avec sa mère, samedi prochain, est-ce que tu voudrais que j’aille voir Poilu ? Tu me ferais un lunch. J’prendrais toute la journée. J’suis capable.

— C’est un peu loin…

— J’resterai du bon côté de la route, j’t’le promets. Et c’est bien moins dangereux qu’en ville…

— Nous verrons…

Il revient à la charge et arrache la permission.

À cinq heures, le samedi matin, il était sur pied, et voulait partir sans déjeuner. Sa mère eut envie de se fâcher, de le garder, pour le punir d’éveiller ainsi toute la maison. Mais elle se souvenait de certains matins de son enfance. Elle se contenta de lui dire :

— Tu es un peu fou, mon pauvre Pierrot…

Elle fit le paquet de sandwiches, le força à déjeuner mieux que d’habitude, lui donna quelques sous, et tout fier, il partit…

Qu’elle roulait la vieille bécane, appareillée et graissée à neuf la veille !

Mais le matin, en vérité, après s’être levé splendide, ne promettait plus rien de bon. Il devenait gris, lourd et venteux. Un grand coup de soleil l’avait de bonne heure éclairé, puis un paravent de nuage s’était rabattu sur la clarté.

Qu’importait à Pierrot !

Il avait enroulé son pique-nique, dans son veston. Il filait, nez au vent, sur le boulevard Décarie, puis sur Monkland. Il se laissa descendre à une allure folle dans la pente du tunnel, remonta, rejoignit côte de Liesse, la prit vers le boulevard Crémazie. Déjà, c’était la campagne ; une campagne paisible qui le rendait joyeux sans qu’il pût analyser pourquoi : toutes ces vieilles maisons de pierre, avec leurs yeux, leur bouche, leur air aimable parmi des chevelures de saule ou d’érable ! ces terres où restaient encore tant de tomates rouges, et de longues rangées de choux !… Des asters multicolores fleurissaient les parterres. Des citrouilles grossissaient encore auprès des clôtures. Les arbres changeaient déjà de teinte et Pierrot pensait à l’automne véritable, à l’automne des arbres rouges, du vent, de la chute des feuilles. Il aurait alors retrouvé son compagnon Poilu, il courait avec lui partout, il serait heureux, les jours de congé !

Le boulevard Gouin, sinueux au bord de la rivière, l’abritait de son ombre. Il roulait, à la manière des petits gars tantôt pédalant debout, tantôt la tête dans le dos, malgré les promesses faites à sa mère. Tout le passionnait.

Bientôt, le grand pont fut en vue. Il pédalait depuis deux heures. Mais il n’avait pas de montre pour le savoir.

Sur le pont il s’arrêta, il regarda couler l’eau grise parce qu’elle copiait le ciel. Et le ciel baissait, vraiment. C’était dommage.

Une rivière bleue c’était tellement plus beau.

Il longea la rue étroite qui borde Saint-Vincent-de-Paul, et s’essouffla à remonter, après l’église ; il ne lui serait jamais venu à l’idée qu’une pareille côte se montait mieux à pied qu’à bécane. La résidence qui s’appelait le Château Lussier une fois de plus attira son attention. Le pénitencier aussi, vu de loin, avec ses hauts murs. Les idées tourbillonnaient dans sa tête. Il y brassait un mélange de joie ou de regrets. Les prisonniers étaient à plaindre, même s’ils avaient mérité leur sort. Il en suivit curieusement un groupe qui piochait dans un champ, sous le regard du garde qui les surveillait de si près.

Mais Poilu était plus loin. Pierrot soudain reprenait une allure plus vive. Il montait les côtes comme mû par un moteur. Il était si peu lourd, et pédalait debout tout le temps.

— Il est bon mon vieux bicycle.

Dans son subconscient, Pierrot avait bien formé le projet de se faire inviter à dîner à la ferme ; de se reposer longtemps et de ne revenir qu’après quelques heures.

Quand il fut en vue de Saint-François-de-Sales, la pluie se mit à tomber. Elle lui fouetta le dos. Il mit son veston. Il traversa Saint-François-de Sales, puis le pont, et de Terrebonne gagna la campagne.

Comment un chien a-t-il tant d’instinct ? Pierrot était à peine en vue de la maison qui, fermée, s’abritait du mauvais temps, quand il vit venir une boule de fourrure brune sur des pattes basses et tout de suite, Poilu était là, lui sautait au visage, le léchait et donnait des marques d’un tel délire de joie que sans réfléchir à sa fatigue, le gamin tourna sa bécane et dit :

— Sauvons-nous, mon Poilu, viens, vite, viens-t-en…

Tout à coup, il avait eu peur qu’on ne le comprenne pas à la ferme, qu’on veuille garder le chien…

À une allure folle, ils s’enfuirent.

Mais bientôt, la route ayant tourné, Poilu et Pierrot durent ralentir. Un mauvais vent leur jetait la pluie dans la face, les aveuglait. Le chien semblait quand même en rire, et Pierrot si heureux, en faisait autant. La bécane roulait moins vite qu’à l’aller. Une maison d’été inoccupée leur offrit, en refuge, sa véranda. Pierrot sûr de ramener son chien pouvait désormais se reposer un peu. Il s’allongea sur le dos, la tête sur la boule de fourrure mouillée ! Et Poilu qui devait deviner la fatigue de son jeune maître, demeurait immobile.

Il fallait tout de même repartir. Et le vent et la pluie repartirent avec eux, et le chien et l’enfant tirèrent de plus en plus la langue. Le matin, Pierrot n’avait remarqué aucune des montées. Au retour, il était bien forcé de le faire, ça ne roulait plus aussi bien, avec ces rafales et la hâte d’arriver à la maison qui faisait trouver le chemin plus long. Un peu d’inquiétude le tenaillait. Comment son père prendrait-il le retour du chien ? Car un père, pensait Pierrot, c’est un peu étrange. Ça n’a jamais les réactions que l’on attend. Ça se fâche noir, aux moments les plus imprévus. À cause de cela, en vérité, Pierrot aimait mieux la maison quand le père n’y était pas.

— Pourtant maman non plus ne badine pas, si on fait un vrai mauvais coup ! se disait Pierrot. Mais son père au contraire, c’était pour des riens qu’il éclatait comme un orage. S’il allait mal recevoir le pauvre Poilu ? et le mettre dans sa vieille Ford et venir le ramener au fermier !

Le pénitencier était une fois de plus devant Pierrot qui avait pris la route qui passe en haut de Saint-Vincent-de-Paul. Il longeait un pâté de hautes maisons anciennes où logent des employés. La vue était belle. Le vent secouait les feuillages des arbres. Pierrot pensa qu’il aimerait habiter là, être rendu… Dans ces grandes maisons, ce ne serait pas comme dans son « flat », Poilu aurait plus de place, et ne serait pas dans le chemin de tout le monde, comme à Montréal. Les chambres à coucher seraient en haut, et il pourrait aussi se coucher sur les lits, sans être tout le temps délogé !

Et puis si son père était gardien, il lui prêterait les clefs, son fusil…

Pierrot ne put pas rêvasser longtemps. La route était boueuse. Pédaler devenait plus pénible, et le pauvre Poilu qui n’avait pas de bécane, lui, courait en haletant un peu plus à mesure que s’allongeaient les milles… Enfin, ils traversèrent le grand pont. Pierrot descendit de sa bicyclette pour encourager Poilu qui tirait de la patte, et ne suivait plus aussi aisément la vitesse des roues.

À l’abri du vent et de la pluie, sous le pont, avant de reprendre le boulevard Gouin, ils se reposèrent encore un peu, Puis, ils repartirent, l’un suivant l’autre. Tous les deux maintenant tiraient franchement de l’aile. Pierrot pédalait presque sans arrêt depuis cinq ou six heures. Il continuait à avancer, il fallait avancer ! et Poilu qui n’en pouvait plus continuait à avancer parce que Pierrot continuait à rouler… Le gamin, touchant le nez du chien, s’imagina qu’il était chaud, et tout de suite, il frappa à une maison pour avoir de l’eau pour sa bête. Il raconta son histoire. Il ne savait pas qu’il était touchant avec son amour pour Poilu et sa sollicitude, et il fut bien reconnaissant parce qu’on lui donna un beau morceau de tarte…

Il promit de revenir en passant, des fois, et tout regaillardi, reprit la route, et le vent et la pluie…

La fin du voyage fut un cauchemar. La route semblait de plus en plus longue, et le but de plus en plus éloigné… Le chien avait des yeux qui criaient grâce… Jamais Pierrot n’avait remarqué que le boulevard Décarie formait une telle côte. Mais enfin, ils n’eurent plus qu’à redescendre. Pierrot oubliait sa fatigue, le chien aussi, et un sursaut d’énergie les tira comme un moteur.

— Maman, man, crièrent les premiers qui les virent, voilà Pierrot et il a Poilu…

Pierrot, il faut le dire, se préparait à dire que Poilu l’avait suivi, et ce n’était certes pas une menterie, mais son entrée dans la maison fut triomphale, et il n’eut à s’excuser de rien, et tout le monde fit fête au chien… C’était comme le retour de l’enfant prodigue. Même le père trouvait amusante l’aventure de son fils. Poilu réintégra donc son domicile, salué par la joie unanime des dix membres de la famille mais la mère pensait aux vêtements trempés qu’il fallait au plus tôt changer, et elle dit :

— Si au moins, tu avais eu du beau temps…

Mais Pierrot vivement rétorquait :

— Oh non, maman, il fallait de la pluie. Sans ça, Poilu n’aurait pas pu marcher si longtemps. L’asphalte lui aurait brûlé lies pattes. Il fallait de la pluie…

— C’est donc providentiel, dit l’aîné en se moquant.

Tout le monde se mit à table, et pendant le brouhaha ordinaire du commencement du repas : « passe-moi le sel, s’il vous plaît ; passe-moi le beurre, si tu veux ; le sucre, s’il vous plaît ; la moutarde, maman… » Poilu s’installa en rond sous leurs pieds.

Et tout à coup la plus petite qui avait trois ans, demanda d’une voix pointue :

— Tes souris, Pierrot, iras-tu aussi les chercher ?

FIN

Table des Matières

I — 
 7
II — 
 22
III — 
 36
VI — 
 74
VII — 
 90
VIII — 
 103
 115
 128
XI — 
 137
 183
XV — 
 207