Enquête sur la monarchie/Préface de l’édition de 1909

Nouvelle librairie nationale (p. 1-28).

PRÉFACE DE L’ÉDITION DE 1909

1900-1909

Ceux qui sont satisfaits n’auront pas à ouvrir ce livre que je soumets à la raison de tous les Français mécontents. L’Enquête sur la Monarchie a été entreprise, il y a dix ans, à la suite d’une de ces alertes qui donnent aux particuliers l’envie de voir clair dans l'État pour en vérifier les organes et les positions. Si l’inquiétude avait été exagérée ou superficielle, ces pages auraient vite vieilli et seraient maintenant sans lecteurs comme sans objet. Mais ce qui s’est produit depuis 1900 n’a rien atténué des anciennes raisons de craindre et nous a découvert des misères nouvelles qu’il eût été presque impie de prévoir alors.

I. — La question

La crise de 1899 élevait une accusation formidable. Nous avions dû toucher du doigt l’impuissance du régime démocratique et républicain à défendre sérieusement contre ses propres forces les secrets de l’État, les sentences de la justice et les services supérieurs de l’armée. Cependant l’optimisme gardait encore des réponses pour l’avenir. On pouvait contester nos explications générales et dire que la catastrophe était venue de fautes personnelles ou d’un de ces concours de mauvais hasards qui ne s’évitent pas : la secousse passée, l’ordre reprendrait le dessus ; tout anarchiste qu’il pût être, le parti vainqueur devait être amélioré par la victoire et, travaillant à réparer ses propres dégâts, reconstituant les fonctions affaiblies ou détruites, il referait, à défaut d’unité morale, le minimum d’accord civique dont les chefs et les peuples ont un même besoin.

Il arriva tout le contraire, et ce fut la surprise de ces dix étranges années, qui auront achevé l’éducation politique de ma génération. Tous les gouvernements du monde s’efforcent d’assurer la paix et l’ordre à l’intérieur, la sûreté et la défense à l’extérieur : le nôtre a 2 ENQUÊTE SUR LA MONARCHIE

mis son point d’honneur à négliger le service de nos frontières pour mieux diviser la nation. Dès 1900, il s’occupait de rouvrir toute sorte de vieilles plaies, éloignait les congrégations religieuses, donnait la chasse à l’enseignement religieux. L’homme infiniment médiocre qui lui servait de président en vint à faire le voyage de Rome tout exprès pour manifester sa rupture avec la papauté, c’est-à -dire avec le corps du catholicisme français. Au moment même où ce dessein fut accompli par la loi de décembre 1905 qui séparait l’Église et l’Etat, on avait pu se rendre compte de ce que le régime des discordes intérieures nous rapportait en politique européenne : le ministre d’État par excellence, celui qui avait la charge des affaires de la République au dehors, venait de tomber du pouvoir sur une menace de l’empereur Guillaume II. Cette « humiliation sans précédent », comme dit un républicain, révéla que pendant quatre ans notre diplomatie avait négocié et traité en l’air et sans souci de notre puissance militaire : durant la même période, le ministère de la Guerre s’était appliqué méthodiquement à désorganiser les armées ! Les deux administrations s’étaient d’abord ignorées l’une l’autre, puis s’étaient mises à travailler en sens contraire : la politique de Dreyfus à la rue Saint-Dominique et la politique de Déroulède au quai d’Orsay, a remarqué fort joliment M. Cochin. Quant aux deux Chambres, nos souveraines légales, tenues tout à fait à l’écart de la « grande politique »[1] le concours le plus dévoué au général ministre qui réduisait toute dépense militaire, semait la méfiance entre les officiers et déconsidérait à plaisir le commandement.

Personne n’est stupide en France. La leçon de cette aventure fut comprise parfaitement, mais, tout comme les précédentes, elle ne put servir de rien. Pendant les trois ou quatre années suivantes, nos vaisseaux ne cessèrent pas de brûler, ou de couler, nos canons d’éclater ou de partir du mauvais côté, et cependant l’on fut sincèrement surpris quand, au début de l’hiver 1908, arriva la nouvelle que nous n’avions plus de marine. En 1898 et 1899, la marine française arrivait immédiatement après l’Angleterre : elle est descendue au-dessous de l’Allemagne, au-dessous des Etats-Unis, serrée de près par le Japon qui l’aura rejointe avant qu’elle ait eu le temps de faire un effort. Cet effort passe nos ressources : — « Nous n’avons plus d’argent à jeter à la mer ».

C’était prévu. Quand l’État veut tout faire en des domaines qui ne PRÉFACE DE 1909 3

le regardent que secondairement, l’assistance et l’enseignement, par exemple, quand il rejette par système le concours des particuliers dans l’ordre où ils sont compétents, l’argent doit lui manquer pour remplir les devoirs qui n’incombent qu’à lui. Mais l’élection oblige. Notre République élective est bien forcée de faire ses plus grosses dépenses dans l’opération qui lui donne le jour. Cela lui coûte cher. Ses prétendues lois sociales imposent une lourde charge et du reste n’apportent que des satisfactions fort maigres aux intéressés. Appliquées avec une injustice inévitable, ne pouvant desservir que la clientèle du Parlement, ces lois ont aggravé le mécontentement général. L’esprit public tarit. Le patriotisme est découragé. La désertion, l’insoumission, l’indiscipline militaire font des progrès. Les services d’Etat de plus en plus centralisés suscitent la révolte et la coalition de leurs fonctionnaires. Il en résulte un séparatisme moral, en attendant que les crises de séparatisme local se partagent le territoire. Le gouvernement des agitateurs nantis subit l’assaut de plus en plus violent, naturel et logique des agitateurs à nantir. Sa tyrannie contre les patriotes et les gens de bien n’a de mesure que son impuissance à l’égard de l’anarchie et de l’Étranger. Par sa faiblesse et par ses abus de pouvoir, ni la société ni la nation n’espèrent plus de tranquillité. L’avenir est au trouble, qui pénètre partout et croît chaque jour.

Les plus fâcheux pressentiments sont donc vérifiés et les hommes de l’âge de M. Rouvier peuvent déclarer que « la France se dissout ». Moins accessible à la pensée de la mort de tout un peuple, la plus récente génération commencera par se demander quelle cause précise dissout une société dont les membres ne sont nullement dissolus mais, au contraire, se sentent pleins de vigueur et débordent de vie. Il sera toujours temps de mettre en cause le pays. Avant de l’accuser, il convient au moins d’examiner son gouvernement. La question constitutionnelle se pose donc. Oui ou non, la démocratie républicaine est-elle apte à gérer l’intérêt national français ? Et si la raison et l’expérience répondent que non, quelle est donc la forme de monarchie appelée à remplacer la république ? Quelle est l’organisation générale appelée à remplacer la démocratie ?


II. — La méthode

Le seul mérite de l’Enquête que je réimprime en la complétant est de poser avec constance cette question préliminaire des rapports de l’État et de la patrie.

Ils sont étudiés en eux-mêmes, eu égard à la France seule, en faisant provisoirement abstraction de la volonté des électeurs français. Le sort de la nation, de laquelle dépend leur sort, est en jeu. On ne 4 ENQUÊTE SUR LA MONARCHIE

pouvait pas mettre aux voix le problème de l’existence nationale. On devait le soumettre à la pensée des patriotes. Si la valeur de leurs réponses diverses importe beaucoup, leur nombre est secondaire en regard de ces nécessités politiques qui ne dépendent pas des goûts ni des dégoûts. Je me suis efforcé de lire le tableau des réalités nécessaires, comme le voient les yeux, comme le comprend la raison.

Quelques conservateurs n’ont pas vu sans chagrin sacrifier la chère méthode suivant laquelle on accumula pêle-mêle les doléances sur l’autorité abaissée, la revendication des libertés violées et des droits méconnus, les querelles de classe et les griefs de religion. Sans dédaigner aucun des termes ainsi agités et brouillés, ni la juste émotion qu’ils éveillent ensemble, je n’ai pas estimé superflu de les mettre en ordre.

Ces termes, tous ces termes précieux, jusqu’au dernier, on les retrouvera par la suite de notre étude, mais chacun à la place que lui marque et que lui mesure non pas son mérite ou son importance, mais ce qu’on peut appeler son numéro d’ordre pour la position et le raisonnement du problème. En ramenant le problème politique au commun dénominateur de notre intérêt national, on n’en évite aucun aspect, on les éclaire tous. Les cas de conscience, les crises d’intérêt privé, les difficultés sociales gagnent en netteté quand on les examine invariablement du point de vue qui nous est commun et qui fonde notre communauté politique : il y a une aire territoriale appelée la France ; il y a des hommes, appelés les Français, que dominent vingt siècles d’une même vie partagée : faisons une synthèse de nos questions françaises subjectivement à la France. Cet adverbe barbare fera peut-être entendre à des esprits fermés ou malintentionnés qu’on ne se soucie aucunement ici de nier l’ordre intrinsèque de ces questions, ni l’existence de points de vue plus généraux. On dit : de point de vue politique plus général, il n’y en a pas ; il n’est point de cadre politique plus large que la nation. Or, la nation est en danger. Nous parlons de cela et de ce qui en dépend.


III. — Le ralliement a la Monarchie

Cette méthode eut l’avantage d’occuper si fortement le terrain du patriotisme que les républicains ne purent désormais s'y placer sans malaise, car il les exposait tout nus au reproche funeste de désirer le roi, à moins que ce ne fût au péril de le désirer, d’être attirés à lui par la magie du vrai ou par la dure chaîne des raisons auxquelles on ne peut pas répondre. Quiconque a voulu convenir de mettre le salut de la nation au-dessus de tout intérêt et de tout préjugé n’a plus trouvé grand’chose à dire en faveur de la République. Par leurs rétiPage:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/167 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/168 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/169 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/170 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/171 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/172 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/173 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/174 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/175 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/176 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/177 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/178 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/179 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/180 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/181 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/182 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/183 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/184 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/185 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/186 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/187 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/188 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/189 Page:Charles Maurras - Enquête sur la monarchie.djvu/190

  1. En apprenant la démission de M. Delcassé, un républicain de doctrine, M. Ranc, avait écrit : « Cela lui apprendra à faire de la grande politique ». — Le mot d’« humiliation sans précédent » est de M. André Tardieu, secrétaire d’ambassade, qui dirige la politique étrangère du plus grand organe républicain, le Temps.