Enquête sur l’évolution littéraire/Les Psychologues/M. Paul Hervieu

Bibliothèque-Charpentier (p. 29-34).

M. PAUL HERVIEU


Ç’a été d’abord un analyste de cas singuliers de morbidesse intellectuelle dans lesquels excelle Dostoievvski, et que vient d’aborder si brillamment Auguste Germain dans son roman l’Agité. Il s’est, dans ses plus récentes productions et tout en conservant ses qualités de pénétration et de finesse, adonné à la peinture des élégances et des distinctions de la société parisienne. Son dernier livre, Flirt, dont la critique s’est beaucoup occupée, correspond un peu aux élégances délicates jusqu’à la gracilité de l’américanisme anémique du peintre Jacques Blanche.

— Puisque vous le voulez bien, nous allons parler des Écoles…

— Pardon, nous admettons d’abord, n’est-ce pas ? que toute préoccupation d’école reste en dehors de l’esthétique ? Le rôle de l’école est de servir comme de nationalité protectrice à des écrivains qui n’acceptent de s’y assujettir, lors de leurs débuts dans les lettres, que pour le bénéfice d’en réclamer un appui solidaire à l’occasion. En somme, ce qu’on appelle une École devrait porter le nom du chef qui l’a proclamée ou qu’on lui reconnaît. Mais tel qui accepte de faire du naturalisme refuserait peut-être de s’intituler zoliste ; et c’est un ménagement, envers les adhérents, qui fait adopter une désignation impersonnelle et d’allure plus générale.

— Alors, parlons des méthodes ?

— La méthode naturaliste et la méthode psychologique me semblent avoir l’inconvénient pareil d’avoir enseigné trop visiblement leurs procédés, de trop montrer leur trame, et d’établir, à l’usage de tous, un canevas à livres, sur lequel il n’est pas nécessaire d’être un littérateur proprement dit pour y broder son petit roman. Il suffirait d’être intelligent ; mettons : très intelligent.

À tout homme de belle intelligence, qui a de la mémoire, et un peu l’expérience d’avoir déjà vécu vingt ou vingt-cinq ans, les naturalistes et les psychologues sont venus démontrer qu’il pouvait faire un roman. — « Voyons, tu as été petit garçon, collégien, militaire. Tu es carabin ? employé de ministère ? canotier ? vélocipédiste ? Raconte ce que cela t’a fait voir, sentir, aimer ou haïr. Essaie de bien te rappeler, de tout te rappeler. Raconte-toi. Tout ça, c’est de la littérature : c’est la littérature. »

Certes oui, c’est ordinairement de la littérature qui nous est ainsi offerte. Mais il est permis de concevoir une forme plus haute de l’art, une émancipation de la pensée plus large que l’état autobiographique, une façon d’œuvre l’artiste, ne laissant point transparaître le secret de ses chemins, nous mène par plus de mystère dans l’émotion ou l’émerveillement.

Je suis trop respectueux de l’effort d’autrui, et d’ailleurs je me sais trop faillible, pour vouloir rechercher ici aucun type de l’écrivain dont je pourrais soutenir qu’il n’aurait eu besoin que d’une grande finesse d’esprit, pour ce qu’il a réalisé d’écrire, et non de ce don indescriptible, mais si sensible, qui constitue le vrai littérateur.

Mais, pour le type de ce dernier, quelques exemples me serviront à le caractériser parmi quelques-uns de ceux qui me semblent continuer le véritable cours de la littérature, et le marquer, dans le temps présent, comme le Rhône se marque dans le Léman.

C’est ainsi qu’il faut avoir dans les veines le plus pur sang de littérature pour engendrer Zôhar ou Grande Maguet, ou la Femme-enfant, de l’admirable poète qu’est M. Catulle Mendès.

Des romans, comme Daniel Valgraive, de Rosny, comme En rade, d’Huysmans, comme le Crépuscule des Dieux, d’Élémir Bourges, comme Un Caractère, d’Hennique, la Force des choses, de Paul Margueritte, ou Sonyeuse de Jean Lorrain, ne peuvent éclore que dans les régions surnaturalistes de l’hallucination ou du rêve.

Est-ce qu’aucune persévérance de volonté, aucune ingéniosité d’observation aurait pu mettre Octave Mirbeau sur la voie de trouver ces inspirations souvent géniales, ces visions, ces sources grisantes de passions, d’où sont sortis le Calvaire, l’Abbé Jules et Sébastien Roch ?

En conséquence, je ne puis être porté qu’à la sympathie pour les tentatives qui tendent à élever la littérature, même jusqu’à la rendre très escarpée.

— J’entends bien que vous parlez des symbolistes, n’est-ce pas ? Comment estimez-vous leurs tentatives ?

— J’ai d’abord, pour les symbolistes, l’estime que mérite leur attitude d’exceptionnelle piété envers l’art. Ceux avec qui j’ai le plaisir de causer, et dont je lis un volume ensuite, me font retrouver une sensation semblable à celle que donne un prêtre, cessant avec vous sa conversation, pour aller officier. Il reparaît étrange, travesti, lointain, et en même temps impressionnant comme ce qui s’inspire d’une religion.

Toutefois, quant à réussir, les symbolistes me paraissent entrer dans la lutte pour la vie sous des conditions anormales et désavantageuses pour eux. Je m’explique par une comparaison : on a longtemps discuté pour savoir si, dans la nature, c’était le père ou la mère qui faisait l’enfant. Au temps de l’Homme aux quarante écus, la physiologie attribuait ce rôle au père. Eh bien ! en littérature, j’ai le sentiment que l’auteur soit le mâle, et qu’il fasse une espèce d’enfant au lecteur. Et ce qui me fait un peu douter que le symbolisme, à moins de perfectionnement, puisse être bien fécond, c’est que je lui trouve des formes gracieuses, mais avec des façons d’échapper qui sont presque de pudeur féminine ; de sorte qu’il ne me semble enfanter l’idée que lorsque le lecteur est lui-même un mâle, quand le lecteur apporte là un tempérament d’auteur.

À propos de cette pudeur symbolique, je me souviens que le délicieux Mallarmé me disait un jour, sur une rive de la Seine, dont la blanche voile de sa yole fait l’enchantement, qu’il ne comprenait pas que l’on se publiât. Un tel acte lui faisait l’effet d’une indécence, d’une perversion comme ce vice qu’on nomme : « l’exhibitionnisme ». Et, au reste, nul n’aura été plus discret de son âme que cet incomparable penseur.

D’autre part, il se produit peut-être aussi, dans la littérature, une autre évolution, dont les Goncourt auraient eu la vue prophétique lorsque, en 1856, après une lecture d’Edgar Poë, ils écrivaient : « C’est la révélation de quelque chose dont la critique n’a point l’air de se douter : de l’imagination à coups d’analyse. Le roman de l’avenir appelé à faire plus l’histoire des choses qui se passent dans la cervelle de l’humanité que des choses qui se passent dans son cœur. »

Ce « quelque chose » a l’air de se dégager puissamment de l’œuvre de M. Maurice Barrès, et d’apparaître aussi chez un nouveau venu, de talent original, dans les Contes pour les Assassins, de M. Maurice Beaubourg.