Ennéades (trad. Bouillet)/III/Livre 4/Notes

Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
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LIVRE QUATRIÈME.
DU DÉMON QUI EST PROPRE À CHACUN DE NOUS.

Ce livre est le quinzième dans l’ordre chronologique. Porphyre indique dans la Vie de Plotin (t. I, p. 13) à quelle occasion il fut composé.

Le titre de ce livre : περὶ τοῦ εἰληχότος ἡμᾶς τοῦ δαίμονος, signifie littéralement : Du Démon qui nous a reçus en partage. Porphyre a emprunté ce titre à une phrase de Platon que nous avons citée ci-dessus (p. 98, note 3), et dans laquelle il est dit que le démon d’un homme est chargé de lui pendant le cours de sa vie : ὁ ἑϰάστου δαίμων ὅσπερ ζῶντα εἰλήχει (Phédon, p. 107). Porphyre aurait pu également intituler ce livre : Du Démon qui nous est échu en partage : car Platon et Plotin disent également que l’on choisit son démon (p. 93 et note). À l’exemple de Ficin, qui intitule ce livre : De proprio cujusque Dœmone, nous avons adopté une formule qui rendît l’idée générale de cet écrit, sans nous attacher à traduire littéralement les termes mêmes de Porphyre, qui n’eussent pas été immédiatement compris du lecteur.

Comme Plotin traite aussi des démons dans le livre suivant, nous allons, pour simplifier les Éclaircissements que nous avons à donner sur ce sujet, traiter ici la question sous les deux points de vue sous lesquels notre auteur l’a envisagée : nous examinerons donc successivement ce qu’il dit des démons qui sont des puissances de l’âme humaine (liv. IV), et des démons qui sont des puissances de l’Âme universelle (liv. V).

§ 1. DES DÉMONS QUI SONT DES PUISSANCES DE L’ÂME HUMAINE.

C’était une croyance généralement répandue dans l’antiquité que chaque homme avait son génie ou démon qui veillait sur lui. Plotin s’est dans ce livre proposé pour but de donner une explication philosophique de cette croyance en s’inspirant de ce que Platon dit des démons dans divers passages de ses dialogues (Cratyle, p. 397 ; Timée, p. 40, 90 ; Lois, IV, p. 713 ; Politique, p. 271 ; Banquet, p. 203 ; Phédon, p. 207 ; Gorgias, p. 525 ; République, X, p. 617), ainsi que de ce qui se trouve sur ce sujet dans l’Épinomis (p. 984).

M. Steinhart, dans ses Meletemata plotiniana (p. 19), explique fort bien la pensée de Plotin :

« Notissimæ sunt fabulæ illæ de Dæmonibus medium inter deos et homines locum tenentibus, quæ inde ab Hesiodo maxime in Græcia vulgatæ fuerunt. Etiam has fabellas receperat Plato, et unicuique homini suum attribuerat dæmonem, qua imagine vitæ sortem ac conditionem singulis destinatam ac divinitus assignatam indicare voluerat. Vidit vero Plotinus majus aliquid in ea opinione inesse, neque dissimilem et esse genii apud Romanos cultum : nam dæmonem singulis hominibus additum perfectum istud atque excelsum vitæ ac virtutis exemplar esse censuit, quod, dum perpetuo sibi ob oculos ponunt, omni opera amulari student atque assequi. Verissime igitur etiam de hac re sensit, et ita ut appareat eum cognovisse, ut omnes res ex summis earum notionibus pendeant, sic singulorum quoque hominum vitas ab idea aliqua ipsis insita eosque intus movente regi ac duci. »

Ainsi, selon Plotin, le démon intérieur, qui est une partie de notre âme, n’est autre chose que l’idéal que nous nous proposons de réaliser ici-bas dans notre vie[1].

Voilà pourquoi notre auteur dit dans ce livre (§ 3, p. 93) : « Notre démon est la puissance immédiatement supérieure à celle que nous exerçons : car elle préside à notre vie sans agir elle-même ; » et dans le livre suivant (§ 6, p. 113) : « Parmi les démons ceux-la seuls sont des amours qui doivent leur existence au désir que l’âme a du Bien et du Beau. Toutes les âmes qui sont entrées dans ce monde engendrent un amour de ce genre[2]. »

On sait d’ailleurs que plusieurs auteurs de l’antiquité ont composé des ouvrages sur la question du démon qui est propre à chaque individu. Le plus célèbre après le Théagès, où Platon donne d’intéressants détails sur le démon familier de Socrate, est l’écrit d’Apulée sur le même sujet, intitulé De Deo Socratis.

Les principaux écrivains qui ont mentionné la doctrine de Plotin sur ce sujet sont Ammien Marcellin et Servius.

Ammien Marcellin parle de Plotin en ces termes dans son Histoire (XXI, 14) :

Intelligi datur… familiares genios cum iisdem [viris fortibus] versatos, quorum adminicules freti præcipuis Pythagoras enituisse dicitur, et Socrates, Numaque Pompilius, et superior Scipio, et, ut quidam existimant, Marius, et Octavianus,… Hermesque Termaximus, et Tyaneus Apollonius, atque Plotinus, ausus quædam super hac re disserere mystica, alteque monstrare quibus primordiis hi genii animis connexi mortalium, eas tanquam gremiis suis susceptas tuentur, quoad licitum est, docentque majora, si senserint puras et a colluvione peccandi immaculata corporis societate discretas. »

Servius, en commentant les vers 184-185 du livre IX de l’Énéide, s’exprime ainsi :

« Apud Plotinum philosophum et alios quæritur utrum mentis nostræ acies per se ad cupiditates et consilia moveatur an impulsu alicujus numinis. Et primo dixerunt mentes humanas moveri sua sponte ; deprehenderunt tamen ad omnia honesta impelli nos genio et numine quodam familiari, quod nobis nascentibus datur ; prava vero nostra mente nos cupere et desiderare : nec enim fieri potest ut prava numinum voluntate cupiamus, quibus nihil malum constat placere. »

Enfin, Proclus mentionne l’opinion de Plotin, mais sans le nommer lui-même, dans un passage que nous avons cité ci-dessus, p. 92, note 3.

§ II. des démons qui sont des puissances de l’âme universelle.

Plotin reconnaît, outre les démons qui sont des puissances de l’âme humaine et qui doivent leur existence à l’amour qu’elle a pour le Bien et le Beau, des démons qui sont engendrés par les différentes puissances de l’Âme universelle afin d’administrer toutes choses pour le bien général (p. 113). Ces démons peuvent parler (p. 300) et ils sont susceptibles d’éprouver des passions (p. 112, 402). Il y a aussi des démons qui sont préposés aux châtiments que subissent les âmes perverses (p. 488).

Plotin s’est montré fort réservé sur la question des démons qui sont des puissances de l’Âme universelle ; ses successeurs, Porphyre, Jamblique et Proclus, ont sur ce point donné largement carrière à leur imagination.

Porphyre nous paraît s’être éloigné des idées de Plotin par la théorie qu’il a exposée sur les bons et sur les mauvais démons dans son traité De l’Abstinence des viandes (II, 38-43) et dans les fragments qui nous restent de sa Philosophie tirée des oracles. Cette théorie a été longuement discutée par Eusèbe dans le livre V de sa Préparation évangélique, où, se fondant sur les paroles mêmes de Porphyre, il aboutit à cette conclusion que les dieux du Polythéisme ne sont que des mauvais démons. Saint Augustin a développé la même opinion dans la Cité de Dieu (VIII, IX, X) ; il y cite et il y commente le traité de Porphyre Sur le Retour de l’âme à Dieu et sa Lettre sur les mystères, où Porphyre avait condamné les pratiques de la théurgie[3]. Cette condamnation était d’ailleurs entièrement conforme à la doctrine de Plotin qui combat partout les pratiques de l’astrologie ainsi que celles de la magie, et qui, spécialement dans son livre contre les Gnostiques (Enn. II, liv. IX. § 14), défend d’avoir recours aux invocations et aux conjurations.

On sait qu’après Porphyre cette défense fut assez peu écoutée par Jamblique, qui abandonna les spéculations philosophiques de Plotin pour une théurgie où les démons jouaient un grand rôle. Ces croyances superstitieuses ont été exposées tout au long dans le traité Des Mystères, qu’on attribue à Jamblique ; mais, comme elles sont complètement en désaccord avec la doctrine de notre auteur, il nous suffit de les mentionner ici[4].

Quant à Proclus, il a longuement développé sa doctrine sur les démons dans son Commentaire sur Alcibiade (t. II, p. 185-207, éd. de M. Cousin). Elle s’éloigne trop elle-même des idées de Plotin pour que nous ayons à nous en occuper.

Nous nous bornerons également à rappeler que les idées de Porphyre et de Jamblique sur les mauvais démons ont été résumées et discutées par Michel Psellus dans un écrit très-court, intitulé : τίνα περὶ δαιμόνων δοξάζουσιν Ἕλληνες. M. Boissonade l’a publié à la suite d’un traité plus considérable du même auteur sur la puissance des démons ; Τιμόθεος, ἣ περὶ ἐνεργείας δαιμόνων διάλογος.

§ III. métempsychose.

Il nous resterait à examiner ce que Plotin dit dans ce livre sur la Métempsycose, p. 90-94. Mais comme cette question a été traitée avec le développement nécessaire dans les extraits d’Énée de Gaza qui se trouvent dans l’Appendice de ce volume, nous nous bornerons à y renvoyer le lecteur, et à donner ici un morceau dans lequel saint Augustin compare la doctrine de Plotin sur la métempsycose avec celle de Platon et avec celle de Porphyre sur le même point :

« Si l’on croit qu’après Platon il n’y a rien à changer en philosophie, d’où vient que sa doctrine a été modifiée par Porphyre en plusieurs points qui ne sont pas de peu de conséquence ? Par exemple, Platon a écrit, cela est certain, que les âmes des hommes reviennent après la mort sur la terre, et jusque dans le corps des bêtes. Cette opinion a été adoptée par Plotin, le maître de Porphyre[5]. Eh bien ! Porphyre l’a condamnée, et non sans raison. Il a cru avec Platon que les âmes retournent dans de nouveaux corps, mais dans des corps humains, de peur, sans doute, qu’il n’arrivât à une mère devenue mule de servir de monture à son enfant. Porphyre oublie par malheur que dans son système une mère devenue jeune fille est exposée à rendre son fils incestueux. Combien n’est-il pas plus honnête de croire ce qu’ont enseigné les saints anges, les prophètes inspirés du Saint-Esprit et les apôtres envoyés par toute la terre : que les âmes, au lieu de retourner tant de fois dans des corps différents. ne reviennent qu’une seule fois et dans leur propre corps ? » (Cité de Dieu, X, 30 ; t. II, p. 249 de la trad. de M. Saisset. Voy. encore ibid., XII, 26.)


  1. Cette idée est conforme à la définition que M. Creuzer donne du démon considéré à un point de vue général : « En général, dit-il, l’essence, la vertu la plus intime de chaque être est son Génie. C’est le point central de son activité, la cause agissante de son existence propre, qu’il soit source, plante, animal ou homme » (Religions de l’antiquité, trad. de M. Guigniaut, t. III, p. 17.)
  2. Il faut rapprocher de ces passages ce que Plotin dit encore de notre démon dans l’Enn. I, liv. II, § 6 ; t. I, p. 69. Quant aux analogies que cette doctrine présente avec le Christianisme, elles sont signalées dans le passage suivant de M. Creuzer : « La parole du Christ rapportée dans un passage de l’Évangile de saint Matthieu (XVIII, 10) fut cause que les grands docteurs de l’Église adoptèrent le dogme d’un ange assigné à chaque homme en qualité d’esprit tutélaire. Les expressions dont ils se servent à cet égard se rapprochent quelquefois tout à fait du langage usité dans les mystères et parmi les philosophes. Un passage de saint Denys l’Aréopagite (De la Hiérarchie céleste, IV), entre autres, décrit les anges absolument dans les mêmes termes qu’emploie Platon dans le Banquet en parlant des démons ; et saint Basile (Contra Eunomium, III, p. 272), quand il traite de l’ange qui est donné à chaque croyant, comme précepteur et comme pasteur, pour le conduire dans la vie, nous rappelle ce que nous ayons vu plus haut, chez Ménandre, du Génie initiateur de la vie ; il nous rappelle plus positivement encore ces passages de Platon où il est question de Démons pasteurs. (Religions de l’Antiquité, trad. de M. Guigniaut, t. III, p. 47.)
  3. Voy. M. Vacherot, Histoire de l’École d’Alexandrie, t. II, p. 111-118.
  4. La partie du traité Des Mystères qui se rapporte aux démons a été analysée par M. Lévesque de Burigny (Dissertation sur l’existence des Génies, p. 439-451). Voy. aussi M. Vacherot, ibid., t. II, p. 126-144.
  5. Plotin n’affirme pas que les âmes humaines passent dans le corps des bêtes. Voy. t. I, p. CXII, note 7, et p. 385.