Ennéades (trad. Bouillet)/III/Livre 3

Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade III, livre iii :
De la Providence, II | Notes



LIVRE TROISIÈME.

DE LA PROVIDENCE[1].
DEUXIÈME PARTIE.

I. Que répondre à cette question[2] ? que la Raison universelle qui procède de l’Âme universelle] embrasse à la fois les choses bonnes et les choses mauvaises, qui sont également au nombre de ses parties : elle ne les engendre pas, mais elle existe avec elles dans son universalité. En effet, l’Âme universelle a pour actes les raisons [les âmes particulières], et ces raisons, étant des parties [de l’Âme universelle], ont elles-mêmes pour actes des parties [des opérations]. Ainsi, comme l’Âme universelle, qui est une, a des parties différentes, cette différence se retrouve dans les raisons et dans les opérations qu’elles produisent. Les âmes sont en harmonie entre elles ainsi que leurs œuvres ; elles sont en harmonie en ce sens que leur diversité ou même leur opposition forme une unité. Tout sort de l’unité, tout y est ramené par une nécessité naturelle ; ainsi, les créatures qui sont différentes et même opposées n’en sont pas moins coordonnées dans un même système, parce qu’elles proviennent d’un même principe. Quoique les animaux de chaque espèce, les chevaux, par exemple, s’attaquent, se mordent les uns les autres, et luttent entre eux avec une jalousie qui va jusqu’à la fureur, quoique les animaux des autres espèces, les hommes eux-mêmes, en fassent tout autant, cependant toutes ces espèces doivent être rapportées à l’unité du genre animal. Les choses inanimées forment aussi des espèces diverses et doivent être également rapportées à l’unité du genre des êtres inanimés, puis à l’Être, enfin, si tu veux, au principe dont tout tient l’être [à l’Un]. Après avoir rattaché tout à ce principe, redescends en le divisant, et vois l’unité se fractionner en pénétrant et en embrassant toutes choses à la fois dans un ordre unique. Ainsi fractionnée, l’unité constitue un animal multiple : chacune des parties qu’elle renferme agit selon sa nature sans cesser de faire partie de l’Être universel ; ainsi le feu brûle, le cheval obéit à ses instincts, les hommes produisent des actions aussi différentes que leurs caractères. En un mot, chaque être agit, vit bien ou mal, selon sa nature propre.

II. Ce n’est donc pas par l’effet de circonstances accidentelles qu’on vit bien ou mal ; celles-ci elles-mêmes découlent naturellement de principes supérieurs, et résultent de l’enchaînement de toutes choses. Or, cet enchaînement est établi par la puissance qui a le commandement dans l’univers[3], et chaque être y concourt selon sa nature : c’est ainsi que, dans une armée, le général commande, et les soldats exécutent ses ordres d’un commun accord. La Providence, en effet, à tout réglé dans l’univers, comme un général qui considère tout, les actions et les passions, les vivres et la boisson, les armes et les machines, et qui embrasse tous les détails, en sorte que chaque chose ait une place convenable : rien n’arrive ainsi qui n’entre dans le plan de ce général, quoique ce que font les ennemis reste en dehors de son action, et qu’il ne puisse commander à leur armée[4]. S’il était le grand chef[5] auquel l’univers est soumis, qu’y aurait-il qui pût déranger son plan, et qui ne dût pas s’y rattacher étroitement ?

III. Quoique je sois maître de prendre une détermination ou une autre, cependant ma détermination entre dans le plan de l’univers, parce que ma nature n’a pas été introduite après coup dans ce plan et que je m’y trouve compris avec mon caractère[6]. Mais d’où vient mon caractère ? Il y a ici deux points à considérer : faut-il chercher la cause du caractère de chaque homme dans celui qui l’a formé ou dans cet homme même ? ou bien faut-il renoncer à en chercher la cause ? Oui, sans doute, il y faut renoncer[7] : on ne demande pas en effet pourquoi les plantes ne sentent pas, pourquoi les animaux ne sont pas des hommes ; ce serait demander pourquoi les hommes ne sont pas des dieux. Si, pour les plantes et les animaux, on a raison de n’accuser ni ces êtres mêmes, ni la puissance qui les a faits, comment aurait-on le droit de se plaindre de ce que les hommes n’ont pas une nature plus parfaite ? Si l’on dit qu’ils pouvaient être meilleurs, ou bien l’on veut parler des qualités que chacun d’eux est capable d’acquérir par lui-même, et alors il ne faut blâmer que celui qui ne les a pas acquises[8] ; ou l’on parle de celles qu’il devait tenir, non de lui-même, mais du Créateur, et alors il est aussi absurde de réclamer pour l’homme plus de qualités qu’il n’en a reçu qu’il le serait de le faire pour les plantes et les animaux[9]. Ce qu’il faut examiner, ce n’est pas si un être est inférieur à un autre, mais s’il est complet en son genre : car il est nécessaire qu’il y ait des inégalités naturelles. Est-ce par la volonté du principe qui à tout réglé qu’il y a des inégalités ? Non ; c’est parce que selon la nature il doit en être ainsi[10].

La Raison de l’univers procède en effet de l’Âme universelle ; et celle-ci à son tour procède de l’Intelligence. L’Intelligence n’est pas un être particulier ; elle est tous les êtres intelligibles][11], et tous les êtres forment une pluralité ; or, s’il y a pluralité d’êtres, il doit se trouver des différences entre eux, il doit y avoir des êtres qui occupent le premier, le deuxième ou le troisième rang. Il en résulte que les âmes des animaux qui sont engendrés, au lieu de posséder la plénitude de leur essence, sont imparfaites et semblent s’être affaiblies par leur procession. En, effet, la raison [génératrice] de l’animal, quoiqu’elle soit animée, est une autre âme que celle dont procède la Raison universelle. Cette Raison elle-même perd de son excellence en descendant dans la matière, et ce qu’elle produit est moins parfait. Considère combien la créature est éloignée du Créateur, et combien cependant elle est encore une œuvre admirable. Mais il ne faut pas attribuer au Créateur les caractères de la créature : car le principe est supérieur à ce qu’il produit, il est parfait ; et au lieu de nous plaindre] il faut bien plutôt admirer qu’il ait communiqué quelques traces de sa puissance aux êtres qui dépendent de lui. S’il leur a donné plus qu’ils ne sauraient garder, nous n’en avons que plus de motifs d’être satisfaits ; évidemment nous ne pouvons accuser que les créatures [de leur imperfection], et les dons de la Providence sont surabondants.

IV. Si l’homme était simple (c’est-à-dire, s’il était ce qu’il a été fait et si toutes ses actions ainsi que ses passions dérivaient du même principe[12]), nous n’aurions certainement aucun motif d’élever des plaintes à son sujet pas plus qu’au sujet des autres animaux. Maintenant, si nous reprenons quelque chose dans l’homme, c’est seulement dans l’homme perverti, et nous avons raison : car l’homme n’est pas seulement ce qu’il a été fait ; il a en outre un autre principe qui est libre [l’intelligence avec la raison[13]]. Ce principe n’est cependant pas en dehors de la Providence et de la Raison de l’univers. En effet, les choses de là-haut ne dépendent pas des choses d’ici-bas ; ce sont au contraire les choses supérieures qui versent leur lumière sur les. inférieures, et c’est en cela que consiste la perfection de la Providence. Quant à la Raison de l’univers, elle est double : l’une produit, et l’autre unit les choses engendrées aux choses intelligibles. Il y a ainsi deux Providences, l’une supérieure [la Raison intellectuelle], qui est les choses intelligibles ; l’autre inférieure, la Raison [génératrice], qui dépend de la première : leur ensemble constitue l’enchaînement des choses et la Providence universelle[14].

Les hommes [n’étant pas seulement ce qu’ils ont été faits] possèdent donc un autre principe [l’intelligence avec la raison] ; mais tous ne se servent pas de tous les principes qu’ils possèdent : les uns se servent d’un principe [de l’intelligence] ; les autres, d’un autre principe [de la raison] ou bien même des principes inférieurs [de l’imagination et des sens][15]. Tous ces principes sont présents dans l’homme,

même quand ils n’agissent pas sur lui ; et dans ce cas même, ils ne sont pas inertes : car chacun d’eux remplit l’office qui lui est propre ; seulement ils n’agissent pas tous ensemble sur l’homme [ne sont pas aperçus par sa conscience[16]]. Comment cela a-t-il lieu, demandera-t-on, s’ils sont présents ? n’est-ce pas plutôt qu’ils sont absents ? Nous répondrons : ils sont présents en nous, en ce sens qu’aucun d’eux ne nous manque ; d’un autre côté, ils sont absents, en ce sens qu’on regarde comme absent d’un homme le principe qui n’agit pas sur lui. Mais pourquoi ces principes n’agissent-ils pas sur tous les hommes, puisqu’ils en sont des parties ? Je parle ici principalement de ce principe qui est libre, savoir de l’intelligence et de la raison]. D’abord, il n’appartient pas aux bêtes[17] ; ensuite, il n’est pas même présent [en acte] dans tous les hommes[18]. S’il n’est pas présent dans tous les hommes, à plus forte raison n’est-il pas seul en eux. Mais pourquoi ? D’abord, l’être en qui ce principe est seul présent vit selon ce principe, et ne vit selon les autres principes qu’au tant que la nécessité l’y contraint. Or, soit par notre constitution corporelle, qui trouble le principe supérieur [l’intelligence avec la raison], soit par l’empire qu’ont sur nous les passions, c’est dans la substance de l’homme (τὸ ὑποϰείμενον) qu’il faut chercher la cause [qui empêche l’intelligence et la raison de dominer en nous]. Mais [la substance de l’homme étant composée d’une raison séminale et d’une matière], il semble au premier abord qu’il faut chercher la cause de ce fait dans la matière plutôt que dans la raison [séminale], et que ce qui domine en nous, ce n’est point la raison [séminale], mais la matière et la substance constituée de telle ou telle manière ; cependant, il n’en est pas ainsi : ce qui remplit le rôle de substance à l’égard du principe supérieur [de l’intelligence et de la raison], c’est à la fois la raison [séminale], et ce qui est engendré par cette raison, et ce qui est selon cette raison ; par conséquent, ce n’est point la matière qui domine en nous, non plus que notre constitution corporelle.

En outre, on peut rapporter le caractère de chacun de nous (τὸ τοίονδε εἶναι) à une vie antérieure : on dira alors que notre raison [séminale] a dégénéré par suite de nos antécédents, que notre âme a perdu de sa force en illuminant ce qui était au-dessous d’elle. D’ailleurs notre raison [séminale] contient en elle-même la raison même de la matière dont nous avons été faits, matière qu’elle trouve ou qu’elle rend conforme à sa nature[19]. En effet, la raison [séminale] d’un bœuf ne réside en aucune autre matière qu’en celle d’un bœuf. C’est ainsi que l’âme, comme le dit Platon[20], se trouve destinée à passer dans des corps d’animaux autres [que l’homme], parce qu’elle s’est altérée ainsi que la raison séminale], qu’elle est devenue propre à animer un bœuf au lieu d’un homme. Par ce décret de la justice divine, elle devient encore pire qu’elle n’était.

Mais pourquoi, dans l’origine, l’âme s’est-elle égarée et dépravée ? Nous l’avons dit souvent : tous les êtres n’occupent pas le premier rang ; il y en à qui ne tiennent que le deuxième ou le troisième, et qui, par conséquent, sont inférieurs aux premiers. Ensuite, un léger écart suffit pour nous faire sortir de la bonne voie. En outre, le rapprochement de deux choses différentes produit une combinaison qui constitue une troisième chose dérivée des deux premières : l’être ne perd pas les qualités qu’il a reçues avec l’existence ; s’il est inférieur, il a été créé inférieur des l’origine, il est ce qu’il a été fait, il est inférieur en vertu même de sa nature ; s’il en subit les conséquences, il les subit justement. Enfin, il faut tenir compte de notre vie antérieure, parce que tout ce qui nous arrive aujourd’hui résulte de nos antécédents[21].

V. La Providence descend donc du commencement à la fin, en communiquant ses dons, non d’après la loi d’une égalité numérique, mais d’après celle d’une égalité de proportion, variant ses œuvres selon les lieux. De même, tout est lié dans l’organisation d’un animal, du principe à la fin : chaque membre a sa fonction propre, fonction supérieure ou inférieure, selon le rang qu’il occupe lui-même ; il a aussi ses passions propres, passions qui sont en harmonie avec sa nature et avec la place qu’il tient dans l’ensemble. Ainsi, qu’un organe soit frappé : si c’est l’organe vocal, il rend un son ; si c’est un autre organe, il pâtit en silence, ou exécute un mouvement qui est la conséquence de cette passion ; or, tous les sons, toutes les passions, toutes les actions forment dans l’animal l’unité de son, de vie, d’existence[22]. Les parties, étant diverses, ont des rôles divers : c’est ainsi que les pieds, les yeux, la raison discursive et l’intelligence ont des fonctions différentes. Mais toutes choses forment une unité, se rapportent à une seule Providence, en sorte que le Destin gouverne ce qui est en bas et que la Providence règne seule dans ce qui est en haut. En effet, tout ce qui se trouve dans le monde intelligible est ou raison, ou principe supérieur à la raison, savoir Intelligence et Âme pure. Ce qui en provient constitue la Providence, en tant qu’il en provient, qu’il est dans l’Âme pure et qu’il passe ensuite dans les animaux. De là naît la Raison universelle] qui, étant distribuée en parts inégales, produit des choses inégales, comme le sont les membres d’un animal. À la Providence se rattachent comme conséquences les actions de l’homme dont les œuvres sont agréables à Dieu : car tout ce qui implique une raison providentielle est agréable à la Divinité[23]. Toutes les actions de cette espèce sont liées [au plan de la Providence] : elles ne sont pas faites par la Providence ; mais, quand l’homme ou un autre être, soit animé, soit inanimé, produit quelques actes, ceux-ci, s’ils ont quelque chose de bon, entrent dans le plan de la Providence, qui donne partout l’avantage à la vertu, redresse et corrige les erreurs[24]. C’est ainsi que chaque animal maintient la santé de son corps par l’espèce de providence qui est en lui : survient-il une coupure, une blessure, aussitôt la raison [séminale] qui administre le corps de cet animal rapproche et cicatrise les chairs, rétablit la santé et rend leur force aux organes qui ont souffert.

Il suit de là que les maux sont des conséquences [de nos actions] : ils en constituent les effets nécessaires, non que nous soyons entraînés par la Providence, mais en ce sens que nous obéissons à un entraînement dont le principe est en nous-mêmes. Nous essayons bien alors de rattacher nous-mêmes nos actes au plan de la Providence, mais nous ne pouvons en rendre les conséquences conformes à sa volonté ; nos actes sont alors conformes soit à notre volonté, soit à quelque autre des choses qui sont dans l’univers, laquelle, en agissant sur nous, ne produit pas en nous une affection conforme aux intentions de la Providence. En effet, la même cause n’agit pas de la même manière sur des êtres divers, mais les effets éprouvés par chacun sont différents, comme l’est leur nature : ainsi, Hélène fait éprouver des émotions diverses à Pâris et à Idoménée[25]. De même, l’homme beau produit sur l’homme beau un autre effet que l’homme intempérant sur l’homme intempérant ; l’homme beau et tempérant agit autrement sur l’homme beau et tempérant que sur l’intempérant et que l’intempérant sur lui-même. L’action faite par l’homme intempérant n’est faite ni par la Providence, ni selon la Providence[26]. L’action faite par l’homme tempérant n’est pas faite non plus par la Providence, puisque c’est lui-même qui la fait, mais elle est selon la Providence, parce qu’elle est conforme à la Raison [de l’univers]. Ainsi ; quand un homme fait une chose qui est bonne pour sa santé, c’est lui-même qui fait cette chose, mais il la fait selon la raison du médecin : car c’est le médecin qui lui enseigne, en vertu de son art, quelles sont les choses salubres et les choses insalubres ; mais quand un homme fait une chose nuisible à sa santé, c’est lui-même qui la fait, et il la fait contre la providence du médecin.

VI. Comment donc [si les choses mauvaises ne sont pas selon la Providence] les devins et les astrologues peuvent-ils prédire les choses qui sont mauvaises ? C’est par l’enchaînement qui existe entre les contraires, entre la forme et la matière, par exemple, dans un animal composé. C’est ainsi qu’en contemplant la forme et la raison [séminale] on contemple par là même l’être qui reçoit la forme : car on ne contemple pas de la même manière l’animal intelligible et l’animal composé ; ce que l’on contemple dans l’animal composé, c’est la raison [séminale] qui donne la forme à ce qui est inférieur. Donc, puisque le monde est un animal, quand on contemple les choses qui y arrivent, on contemple en même temps les causes qui les font naître, la Providence qui y préside et dont l’action s’étend avec ordre à tous les êtres et à tous les événements, c’est-à-dire à tous les animaux, à leurs actions et à leurs dispositions, lesquelles sont dominées par la Raison et mêlées de Nécessité. On contemple ainsi ce qui a été mélangé dès l’origine et qui est encore mélangé continuellement. Il en résulte qu’on ne peut pas, dans ce mélange, distinguer la Providence de ce qui est conforme à la Providence, ni de ce qui provient de la substance [c’est-à-dire de la matière, et qui est, par conséquent, informe et mauvais]. Ce n’est pas là l’œuvre de l’homme, fût-il sage et divin ; on ne peut accorder qu’à Dieu un pareil privilége[27]. En effet, la fonction du devin n’est pas de connaître la cause (διότι), mais le fait (ὅτι) ; son art consiste à lire les caractères qui sont tracés par la nature, et qui, indiquent invariablement l’ordre et l’enchaînement des faits, ou plutôt à étudier les signes du mouvement universel, lesquels annoncent le caractère de chaque être avant qu’on puisse le découvrir en lui. Tous les êtres, en effet, exercent les uns sur les autres une influence réciproque et concourent ensemble à la constitution et à la perpétuité du monde[28]. L’analogie révèle la marche des choses à celui qui l’étudie, parce que toutes les espèces de divination sont fondées sur ses lois : car toutes les choses ne devaient pas dépendre les unes des autres, mais avoir ensemble des rapports fondés sur leur ressemblance[29]. C’est ce qu’on veut exprimer sans doute quand on dit que l’analogie embrasse tout[30]. Or, qu’est ce que l’analogie ? c’est une relation entre le pire et le pire, le meilleur et le meilleur, un œil et l’autre œil, le pied et l’autre pied, entre la vertu et la justice, le vice et l’injustice. Si donc l’analogie règne dans l’univers, la divination est possible. L’influence qu’un être exerce sur un autre est conforme aux lois de l’influence que les membres de l’animal universel doivent exercer les uns sur les autres. L’un n’engendre pas l’autre ; tous sont engendrés ensemble ; mais chacun est affecté selon sa nature, l’un d’une manière, l’autre d’une autre. C’est ainsi que la Raison de l’univers est une.

VII. C’est parce qu’il y a dans le monde des choses meilleures qu’il y en a aussi de pires. Comment, dans ce qui est varié, le pire peut-il exister sans le meilleur, ou le meilleur sans le pire ? Il ne faut donc pas accuser le meilleur à cause de l’existence du pire, mais se réjouir de la présence du meilleur parce qu’il communique un peu de sa perfection au pire. Vouloir anéantir le pire dans le monde, c’est anéantir la Providence même[31]. À quoi peut-elle, en effet, s’appliquer [si on anéantit le pire] ? Ce n’est pas à elle-même, ni au meilleur : car, lorsque nous parlons de la Providence suprême, nous l’appelons suprême par rapport à ce qui lui est inférieur. Le principe [suprême] est en effet ce à quoi toutes choses se rapportent, ce en quoi toutes existent simultanément, constituant ainsi le tout. Toutes choses procèdent de ce principe, tandis qu’il demeure renfermé en lui-même. C’est ainsi que, d’une seule racine, qui demeure en elle-même, sortent une foule de parties, qui offrent chacune sous une forme différente l’image de leur principe : de ces parties, les unes touchent à la racine, les autres, s’en éloignant, se divisent et se subdivisent jusqu’aux rameaux, aux branches, aux feuilles et aux fruits ; les unes demeurent [comme les rameaux], les autres sont dans un devenir perpétuel, comme les feuilles et les fruits. Les parties qui sont dans un devenir perpétuel renferment en elles-mêmes les raisons [séminales] des parties dont elles procèdent [et qui demeurent] ; elles semblent disposées à être elles-mêmes de petits arbres ; si elles engendraient avant de périr, elles n’engendreraient que ce qui est près d’elles. Quant aux parties [qui demeurent et] qui sont creuses, telles que les rameaux, elles reçoivent de la racine la sève qui doit les remplir : car elles ont une nature différente de celle des feuilles, des fleurs et des fruits]. Il en résulte que les extrémités des rameaux éprouvent des passions des modifications] qu’elles paraissent ne tenir que des parties voisines ; les parties qui touchent à la racine sont passives d’un côté et actives de l’autre ; le principe est lui-même lié à tout. Les parties diffèrent de plus en plus les unes des autres dans leurs relations à mesure qu’elles s’éloignent davantage de la racine, quoiqu’elles sortent toutes du même principe[32]. Tels sont les rapports qu’ont entre eux des frères qui se ressemblent parce qu’ils sont nés des mêmes parents.


    distinctione custodit, fit ut mala etiam esse necesse sit. Ita quasi ex antitheticis quodammodo, quod nobis etiam in oratione jucundum est, id est ex contrariis, omnium simul rerum pulchritudo figuratur. » (De Ordine, I, 7.) Voy. aussi De Musica, VI, 11.

  1. Pour les Remarques générales, Voy. les Éclaircissements sur ce livre à la fin du volume.
  2. Plotin répond ici à la question posée à la fin du livre précédent, p. 70.
  3. « Tout est réglé dans les choses, une fois pour toutes, avec autant d’ordre et de’correspondance qu’il est possible, la suprême sagesse et bonté ne pouvant agir qu’avec une parfaite harmonie. (Leibnitz, Principes de la Nature et de la Grâce, § 13.)
  4. Nous lisons avec M. Kirchhoff οὐδὲ οἶόντε ἧν au lieu de εἰ δὲ οἶόντε ἧν.
  5. C’est une expression empruntée au Phèdre de Platon. p. 247 : ὁ μὲν δὴ μέγας ἡγεμών ἐν οὐρανῷ Ζεῦς.
  6. « Naturas igitur omnes Deus fecit, non solum in virtute atque justifia permansuras, sed etiam peccaturas, non ut peccarent, sed ut essent ornaturæ universum, sive peccare, sive non peccare voluissent. » (S. Augustin, De Libero arbitrio, III, 11.)
  7. Ficin commente ainsi ce passage : « Quod quidem humanus animus ita vel ita moribus affectus progrediatur, in causa est quoniam ita quandoque cœpit aliquando vel ita ; quod autem sic incœperit, causa est duntaxat quia sic atque sic incipere potuit ; at vero quod utrumque potuerit, non potes in aliam resolvere causam. Hæc enim ipsius est natura, scilicet vita libere mobilis atque rationalisa. » On trouve le même raisonnement dans S. Augustin : « Quoniam voluntas est causa peccati, tu autem causam ipsius voluntatis inquiris, si hanc invenire potuero, nonuc pausam etiam ejus causæ quæ inventa fuerit quæsiturus es ? Et quis erit quærendi modus, quis finis percunctandi ac disserendi quum te ultra radicem quærere nihil oporteat. » (De Libero arbitrio, III, 17.)
  8. « Si ignorantia veri et difficultas recti naturalis est homini, unde incipiat in sapientiæ quietisque beatitudinem surgere, nullus hanc ex initio naturali recte arguit. Sed si proficere noluerit, aut a profectu retrorsum labi voluerit, jure meritoque pœnas luet. » (S. Augustin, De Libero arbitrio, III, 22.)
  9. « Si dixerit : Non erat tamen difficile aut laboriosum omnipotenti Deo, ut omnia quæcunque fecit sic haberent ordinem suum ut nulla creatura usque ad miseriam perveniret : non enim hoc aut omnipotens non potuit, aut bonus invidit ; respondebo ordinem creaturarum a summa usque ad infimam gradibus ita juslis decurrere, ut ille invideat qui dixerit : Ista non esset ; invideat etiam ille qui dixerit : Ista talis esset. Si enim talem vult esse qualis est superior, jam illa est, et tanta est ut adjici ei non oporteat quia perfecta est. Qui ergo dicit : Etiam ista talis esset ; aut perfectæ superiori vult addere, et erit immoderatus et injustus ; aut islam vult interimere, et erit malus et invidus. » (S. Augustin, De Libero arbitrio, III, 8.)
  10. On sait que Pope, dans l’Essai sur l’homme (Épître 1), a traité tout ce sujet avec autant de force et de raison que d’éloquence et de poésie. Nous ne rappellerons que les premiers vers de l’admirable passage où il répond à l’objection formulée ici :

    Presomptuous Man! The reason wouldst thou find
      Why formed so weak, so little and so blind!
    Ask of thy mother earth why oaks are made
    Taller or stronger than the weed they shade, etc.

  11. Voy. t. I, p. 118.
  12. Nous lisons ταύτα avec M. Kirchhoff au lieu de ταῦτα.
  13. « Duo sunt in anima nostra actionum principia liberarum, intellectus scilicet et ratio, quorum opera potest anima præter id ipsum, quod habuit ab initio, progredi. » (Ficin.)
  14. Les deux Raisons dont parle ici Plotin sont la Puissance principale de l’Âme et la Puissance naturelle et génératrice (t. I, p. 191), auxquelles correspondent la Providence et le Destin. Ficin commente ainsi ce passage : « Considerabis geminam esse Rationem mundi communem : primam quidem adesse mundo velut artificem ; secundam vero inesse velut formam, per quam velut cognatam artifici etiam artifex videatur mundo conjunctus. Artifex quidem præsidens est intellectualis ipsa substantia ; insidens vero velut forma est ratio seminalis qua coïre intellectus cum materia mundi videtur atque generare. »
  15. Nous donnons le commentaire de Ficin sur ce passage obscur : « Adsunt quidem omnibus hominum animabus semper intellectus et ratio ; sed non omnes ratione vivunt, intellectu quin etiam paucissimi. Multi enim imagination vivunt potius et sensu : in quorum imaginatione rationis ipsius scintillæ vel raro micant, quum imaginatio potius ad opposita convertatur ; quemadmodum et intellectus communiter in rationem humanam, præter quam in beatis, vix scintillare videtur. Adesse quidem intelligentsia et rationem propriam animabus humanis etiam non utentibus non diffidet, quicunque cognoverit intelligemiam quoque rationemque communem ubique vigere, rebusque quam minimis esse præsentem. Interea notabis intellectum non esse adeo separatum quinsit pars animæ ; item, sicut ignis semper calet, sic intellectum intelligere semper, et potentiam in discursione positam discurrere semper, quocunque modo discurrat, sive per rationes, sive per imagines, more etiam somniantis ; potentiam similiter vegetalem assidue vegetare. » Voy. Enn. II, liv. III, § 13 ; t. I, p. 183-184.
  16. Voy. t. I, p.488, 5.
  17. Les bêtes n’ont que l’imagination et les sens.
  18. C’est-à-dire : Beaucoup d’hommes font plus usage de leur imagination et de leurs sens que de leur intelligence et de leur raison.
  19. Voy. Platon, Timée, p. 42. Dans son Commentaire, Ficin expose la pensée de Plotin d’une manière un peu plus claire : « Quod non solum intelligentes communiter, sed etiam rationis quandoque fulgor in animabus mieare minime videatur, in causa est vel perversa nimium corporis compositio, tum inepta frequenter ingenio, tum perturbationi parata, vel forte ratio se mina lis animæ jamdiu in habitum conversa brutalem, atque subinde corpus in materia prout fert opportunitas sibi brutale conformans (si modo potentia genitalis primam corpori qualitatem affert), ut anima tune non talis evadat omnino qualis nanciscatur et corpus, sed tale sibi fingat corpus qualem naturam ipsa sibi jam conceperit, ut merito in se facta deterior in deteriorem vitam transferatur et sortem ». Voy. aussi Enn. II, liv. III, § 10, 11, 15. 16.
  20. Voy. Platon, Timée, p. 42, 91.
  21. « Quatuor causas observabis quibus anima nostra deterior quandoque possit evadere : primam, quia posita est ab initio post secundum ordinem animarum ; secundam, quoniam momentum ab initio minimum longius paulatim cadendo fit maximum ; tertiam, quia, dum anima cum alia quadam vel anima vel re forte concurrit, vel potius dum in anima affectio quædam prior cum posteriori congreditur, ex tali quodam congressu vis nova resultat, novumque inde facit effectum, sicut est in aliarum rerum commixtione repertum ; quartam, quia præcedentes actiones in vita præterita talem habitum inchoaverunt vitæ præsenti. » (Ficin.) En résumé, nos vices ne résultent pas des facultés que nous avons reçues de Dieu, mais des habitudes que nous avons contractées volontairement. C’est ce que Némésius explique fort bien dans » le passage suivant : « La faculté que nous avons de choisir se compose de deux facultés opposées : c’est ainsi que sont réunies la faculté de mentir et celle de dire la vérité ; la faculté de vivre avec tempérance et la faculté de vivre avec intempérance. Mais l’habitude n’est pas composée de même de deux choses contraires : par exemple, nous n’avons pas en même temps l’habitude de vivre avec tempérance et celle de vivre avec intempérance ; l’habitude de mentir et celle de dire la vérité. Au contraire, les habitudes sont distinctes et opposées comme les choses auxquelles elles s’appliquent ainsi, la tempérance dépend d’une bonne habitude, et l’intempérance d’une mauvaise. Les vices ne résultent donc pas des facultés, mais des habitudes et de la préférence. En effet, ce n’est pas la faculté qui nous rend intempérants et menteurs, c’est la préférence ; il dépendait de nous de dire la vérité et de ne pas mentir. Puis donc que le vice n’est point une faculté, mais une habitude, nous ne devons pas attribuer nos vices à l’auteur de nos facultés, mais seulement à nos habitudes, dont nous sommes nous-mêmes les principes et les causes volontaires : car nous pouvions, par nos efforts, contracter de bonnes habitudes au lieu d’en contracter de mauvaises. (De la Nature de l’homme, ch. XLI, p. 239, trad. de M. Thibault.)
  22. Voy. Enn. II, liv. III, § 13 ; t. I, p. 182-183.
  23. ἧν γὰρ θεοφιλὴς ὁ λόγος τῆς προνοίας. Le sens de cette expression est expliqué par ce que Plotin dit plus loin de la raison et de la providence du médecin.
  24. S. Augustin explique de la même manière comment la Providence fait entrer dans son plan, non seulement les actions qui sont bonnes, mais encore celles qui sont mauvaises : « Non diligit Deus mala, nec ob aliud nisi quia ordinis non est ut Deus mala diligat. Et ordinem ideo multum diligit, quia per eum non diligit mala. At vero ipsa mala qui possunt non esse in ordine, quum Deus illa non diligat ? nam iste ipse est malorum ordo ut non diligantur a Deo. An parvus rerum ordo tibi videtur, ut et bona Deus diligat et non diligat mala ? Ita nec præter ordinem sunt mala que non diligit Deus, et ipsum tamen ordinem diligit : hoc ipsum enim diligit diligere bona et non diligere mala, quod est magni ordinis et divinæ dispositionis. Qui ordo atque dispositio, quia universitatis congruentiam ipsa
  25. Voy. Alcinoüs, De Doctrina Platonis, XXVI.
  26. « Le vice consiste dans la privation du bien ; il n’est donc pas par lui-même et n’a point d’existence réelle. Le mal n’est rien en effet par lui-même en dehors du libre-arbitre : son nom exprime qu’il n’est pas le bien ; or ce qui n’est pas n’a point d’existence réelle. Dieu n’est donc pas la cause des maux, puisqu’il est l’auteur des choses qui existent et non de celles qui n’existent pas, qu’il a fait le vue et non la cécité, qu’il a donné pour fin au libre-arbitre la vertu et non l’absence de la vertu, qu’il a établi que la possession des biens serait la récompense d’une vie conforme à la vertu, sans soumettre la nature humaine à sa volonté par la contrainte et la nécessité, ni entraîner celle-ci à l’honnête malgré elle comme une machine animée. (S. Grégoire de Nysse, Catechetica oratio, 7.) Voy. aussi les extraits de S. Denys l’Aréopagite dans les Éclaircissements sur ce livre, à la fin du volume.
  27. Ficin commente ainsi ce passage : « Quemadmodum et ipse mundus et res in eo ex formoso constant atque deformi, perfectionesque naturarum paulatim desinunt in defectus, sic et omnium actiones. Itaque ex ipso actionum recto vigore longius descendente præsentiri potest obliquitas earumdem atque defectus ; sed tale præsagium ex principiis extrema prospiciens ad Deum pertinet atque divinos ; cæteri vero non per causas quidem latentes, sed per indicia, quæ palam causas comitantur, futura prævident in præsentibus. » Plotin paraît ici faire allusion à la doctrine que Chrysippe professait sur la Prescience divine, et que Cicéron a exposée dans ses traités Du Destin et De la Divination. Les idées de Plotin lui-même ont été éclaircies et développées par Proclus (Dix Doutes, § 2).
  28. Voy. Enn. II, liv. III, § 7 ; t. I, p. 174.
  29. Voy. le livre précédent, § 6, p. 14.
  30. « Le meilleur des liens est celui qui réunit le plus parfaitement en un seul corps et lui-même et les deux corps qu’il unit. Or, il est de la nature de la proportion (ἀναλογία) d’atteindre parfaitement ce but. » (Platon, Timée, p. 31 ; tr. de M. H. Martin, p. 91.)
  31. « La partie du meilleur tout n’est pas nécessairement le meilleur qu’on pouvait faire de cette partie, puisque la partie d’une belle chose n’est pas toujours belle, pouvant être tirée du tout ou prise dans le tout d’une manière irrégulière. Si la bonté et la beauté consistaient dans quelque chose d’absolu et d’uniforme, comme l’étendue, la matière, l’or, l’eau, et autres corps supposés homogènes ou similaires, il faudrait dire que la partie du bon et du beau serait belle et bonne comme le tout, puisqu’elle serait toujours ressemblante au tout ; mais il n’en est pas ainsi dans les choses relatives… S. Thomas d’Aquin a entrevu ces choses lorsqu’il a dit : Ad prudente gubernatorem pertinet, negligere aliquem bonitatis defectum in parte, ut faciat augmentum bonitatis in toto (Summa contra Gentes, II, 71). Thomas Gatakerus, dans ses Notes sur le livre de Marc-Aurèle, cite aussi des passages des auteurs qui disent que le mal des parties est souvent le bien du tout. » (Leibnitz, Théodicée, II, § 213, 214.) Voy. aussi ci-dessus, p. 48, 67, 74.
  32. Ficin commente ainsi ce passage : « Intelligere et generare in Deo sunt unicus actus, cui subest et intelligentsia quædam animæ mundi, artis instar, et animæ mundanæ vegetalis potentia, loco naturæ ; his vero subest mundi corpus, sic animatum ut corpus animalis et plantæ. Conspirant enim tria hæc invicem, divina Mens, Anima mundi, Natura, in quibus omnia mundana sic insunt, ut totum comprehendatur in quolibet. Horum igitur conspiratio radix mundani arboris nominatur, sive radicalis vigor per arborem totus ubique diffusus. In arbore vero mundano res jam ita sunt differentes, ut a radice stipes, ab hoc rami multi, ab his surculi plures, ab his folia pomaque complurima ; in quibus, quamvis extremis, radicis vigor ipse servatur aptus ad propagandum. In his igitur considerare licet : primum, mundana omnia, quantumcunque inter se disjuncta videantur, invicem tamen esse connexa eidemque subnexa principio, deinde facile inter se in actione et passione posse communicare ; præterea, facillime regi ab eodem omnia ubique manente, et in unum articulatim ad nervi modum cuncta penitus connectente. » Le P. Thomassin, s’inspirant de Denys d’Alexandrie (cité par S. Athanase, Lettre sur l’opinion de Denys, § 18), emploie une image semblable en parlant de la Trinité : « Et flores fructusque arborum arbores ipsimet sunt quædam, etsi, qua arboris sunt eique insiti sunt, jam unam cum ea arborem constituant, cujus ubertas, unitati haud inimica, id postulat ut fructibus floribusque suis exornetur. » (Dogmata theologica, t. I, p. 65.) Enfin, Creuzer rapproche de la comparaison employée par Plotin ce passage de Clément d’Alexandrie (Stromates, V, p. 689) : αὐτιϰα τὴν φρόνησιν θείαν ἀλληγορῶν ὁ Μωῦσῆς ξύλον ζωῆς ὠνόμασεν, ἐν τῷ παραδείσῳ πεφυτομένον· ὅς δὴ παράδεισος ϰαὶ ϰόσμος εἶναι δύναται, ἐν ᾧ πεφυτευϰεν τὰ ἐϰ δημιουργίας ἅπαντα, ϰ. τ. λ. Voy. en outre ci-après le § 9 du livre VIII et les notes qui l’accompagnent.