Librairie de L. Hachette et Cie (p. 139-155).



TURENNE



NOTICE SUR TURENNE.

Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne, né à Sedan le 16 septembre 1611, second fils d’Henri de La Tour d’Auvergne, duc de Bouillon, et d’Élisabeth de Nassau, fille de Guillaume Ier, prince d’Orange, était issu d’une famille de calvinistes.

Dès son enfance, il n’avait de goût que pour les récits de guerres et de combats.

Quand il eut treize ans, sa mère, cédant à ses instances, l’envoya en Hollande, où était déjà son fils aîné, pour qu’il apprît le métier des armes sous Maurice de Nassau, son oncle. Turenne fit sa première campagne en 1625, comme simple soldat. Il servit cinq ans en Hollande, puis il passa au service de la France, et fut nommé colonel d’un régiment d’infanterie par le cardinal de Richelieu. Il débuta en Lorraine par des actions d’éclat. Il fit la campagne de Piémont avec gloire en 1539, et celle de Roussillon, sous les yeux de Louis XIII, en 1642.

À la mort de Louis XIII, il fut nommé maréchal de France par la régente Anne d’Autriche ; en 1643, il gagna la bataille de Fribourg, de concert avec le duc d’Enghien, qui fut depuis le grand Condé, et celle de Nordlinghen. Il fit une savante campagne en 1682 en Souabe, en Franconie et en Bavière, et fut la cause du traité de Westphalie, si avantageux pour la France. Turenne prit part d’abord aux troubles de la Fronde contre la cour ; mais il finit par combattre la rébellion, défendit le jeune roi (Louis XIV), et fut vainqueur du grand Condé, qui commandait les révoltés. Il le contraignit à sortir de France. Il vainquit la Fronde sur tous les points du royaume. Il se maria, en 1653, avec la fille du duc de La Force ; en 1654, il vainquit les Espagnols, à qui le prince de Condé était allé se réunir, et les défit de nouveau en plusieurs rencontres. Enfin la paix de 1659 lui permit de se reposer. Depuis trente ans il faisait la guerre sans avoir séjourné trois mois dans le même lieu. Il fut fait maréchal général des armées en 1660, à l’époque du mariage de Louis XIV. Il abjura le calvinisme en 1658. Il était du conseil du roi pour toutes les questions de politique extérieure. En 1671, il fit la campagne de Hollande, puis celle de Westphalie. Il combattit le fameux comte de Montecuculli, le vainquit et se rendit maître de tout le Palatinat. Cette campagne victorieuse se prolongea jusqu’en 1674. Sa rentrée à Paris et à la cour fut un triomphe. Dans la campagne de 1675, qui fut la dernière, il eut encore à combattre le comte de Montecuculli. Il attira l’ennemi sur un terrain favorable, et déjà il s’écriait : » Je les tiens, ils ne pourront plus m’échapper ! » lorsqu’un boulet, tiré au hasard, vint le frapper au milieu de l’estomac, le 27 juillet 1675. Le même coup emporta le bras du général Saint-Hilaire, qui avait conduit Turenne sur ce terrain fatal ; et comme le fils de ce général versait des larmes : » Ce n’est pas moi qu’il faut pleurer, dit celui-ci en montrant le corps de Turenne, c’est ce grand homme. »

Turenne fut inhumé à Saint-Denis auprès des rois de France, et l’armée éleva un monument à sa gloire sur le lieu-même où il était tombé.

TURENNE.

Un soir, tout était en rumeur et en émoi dans le château de Sedan. La duchesse de Bouillon venait de souper avec son fils cadet, le jeune Henri de Turenne, et le chevalier de Vassignac, précepteur de l’enfant. Le duc de Bouillon, son père, prince souverain de Sedan, était resté sur les remparts de cette ville pour donner des ordres à la garnison. Au dessert, le petit Henri, qui avait à peine neuf ans, mit comme toujours la conversation sur la guerre et sur la vie des héros grecs et romains que son précepteur lui faisait lire et commenter. Il parlait avec feu de leurs exploits et de leurs aventures, et il répétait à sa mère qu’il brûlait de les imiter. Pourquoi rester inactif ? Pourquoi se contenter de connaître la gloire par les récits qu’en font les historiens et les poëtes ? Ne valait-il pas mieux suivre son instinct belliqueux, et léguer à son tour des exploits à l’histoire, des splendeurs à l’épopée ?

Sa mère l’écoutait avec admiration, et cependant comme craintive de l’esprit aventureux de son fils. Cette causerie héroïque se prolongea fort avant dans la soirée. L’enfant accompagnait ses paroles animées de gestes et de mouvements saccadés, et parfois il contraignait son précepteur de simuler avec lui quelque attaque ou quelque défense de place forte ; et lorsque le chevalier de Vassignac se fatiguait de ce jeu : » Oh ! que mon père n’est-il là ? s’écriait le jeune Henri ; il me servirait bien de second, lui ! Mais pourquoi ne revient-il pas ce soir ?

— Il couchera dans la place, répondit la duchesse de Bouillon ; et par cette neige froide qui tombe en couches épaisses, je crains que son inspection des remparts ne soit bien pénible.

— Je voudrais être avec lui, s’écria Henri ; c’est ainsi qu’on se forme à la guerre, et non en se chauffant près d’un grand feu, comme je le fais ce soir.

— L’âge viendra, dit la mère ; en attendant, Henri, allez dormir, il est temps. Monsieur de Vassignac, emmenez votre écolier ; une longue nuit de sommeil lui est nécessaire, et à vous aussi, chevalier, après les exercices militaires auxquels il vous a contraint tantôt.

— Bonsoir, ma mère, » dit le jeune vicomte de Turenne d’un air pensif.

La duchesse embrassa son fils, qu’un domestique précéda un flambeau à la main ; son précepteur le suivit ; ils franchirent l’escalier qui conduisait du salon de famille à la chambre d’Henri, où l’on arrivait par un long couloir. On était déjà à la moitié de ce couloir, lorsque le jeune Turenne se pencha sur l’épaule du domestique qui le précédait, souffla le flambeau, donna un croc en jambe à son précepteur, franchit comme une flèche l’escalier, la salle à manger, les offices, et s’élança dehors par une porte qui donnait sur les jardins.

La neige s’étendait sur la campagne, douce aux pas comme un tapis d’hermine ; le jeune fugitif eut bientôt atteint les remparts de Sedan, voisins du château ; il se fit reconnaître par un des soldats qui gardait une porte, dit qu’il avait à parler à son père et entra dans la ville.

Cependant la duchesse de Bouillon, attirée par la voix du précepteur de son fils, qui riait aux éclats de ce qu’il appelait une nouvelle espièglerie du petit diable, était accourue suivie de quelques domestiques. On appela Henri de Turenne ; on le chercha de salle en salle, de chambre en chambre, dans les galeries, dans les mansardes, dans les coins les plus reculés du château. M. de Vassignac eut l’idée de simuler des cris et des attaques de guerre, dans l’espérance de l’attirer par ces semblants belliqueux ; mais les échos seuls du vieux manoir répondaient au précepteur effaré et à la pauvre mère éperdue.

» Peut-être est-il sorti dans les champs ! » s’écria tout à coup la duchesse de Bouillon, éclairée par un de ces instincts qui sont la seconde vue des mères.

Au moment où elle prononçait ces mots, on arrivait justement dans l’office par lequel le jeune Turenne s’était échappé. » Voyez cette porte encore ouverte ! dit vivement la duchesse ; c’est par là, j’en suis sûre, qu’il est sorti.

— Justement, voilà la trace de ses petits pieds, dirent plusieurs domestiques en inclinant leurs flambeaux sur la neige.

— Oh ! le malheureux ! où est-il allé ? dit le précepteur transi. Que faire ? où le chercher ?

— Il n’est point temps de délibérer, répliqua la duchesse, mais d’agir. Monsieur de Vassignac, il faut retrouver mon fils ! Allons ! en marche, mes amis. »

Et elle se plaçait en tête de ses serviteurs pour les conduire.

» Non point, madame la duchesse, s’écrièrent-ils tous. Vous n’irez pas à travers la campagne par ce froid horrible. Nous vous jurons de vous ramener notre jeune maître. Laissez-nous faire.

— Oui, laissez-nous faire, répéta le chevalier de Vassignac se piquant d’honneur. Je vais les conduire. » La duchesse de Bouillon ne céda qu’à grand’peine à ces supplications réunies ; et malgré les instances de ses femmes, elle ne voulut point quitter une terrasse du haut de laquelle elle apercevait au loin les torches de ceux qui couraient à la recherche de son enfant ; la troupe de serviteurs, stimulée par M. de Vassignac qui en avait pris le commandement, s’avança jusqu’aux remparts de Sedan. La neige qui recommençait à tomber fouettait les visages et avait recouvert les traces des pas du fugitif.

M. de Vassignac se fit reconnaître des sentinelles et obtint de pénétrer dans la ville ; mais la porte par laquelle il y entra avec sa bande n’était pas la même qu’avait franchie Henri, de sorte que, lorsqu’il demanda au factionnaire s’il n’avait pas vu passer le fils du duc de Bouillon, celui-ci ne sut que répondre. » Allons à l’intendance militaire où couche le duc, dit Vassignac à la troupe des serviteurs ; là nous retrouverons peut-être notre jeune maître, et, s’il n’est pas là, c’est son père qui nous guidera dans nos recherches. »

À l’approche de cette bande portant des flambeaux, l’hôtel de l’intendance s’émut ; on crut presque à quelque attaque nocturne, et le duc de Bouillon parut en armes dans la cour extérieure. En apercevant le chevalier de Vassignac, il s’écria : » Qu’arrive-t-il donc ? la duchesse, mon fils, sont-ils en danger ? »

Le chevalier lui dit de quoi il s’agissait.

» Je gage que ce diable à quatre est sur les remparts, dans quelque bivouac, à se faire raconter des histoires de guerre, dit le duc qui connaissait l’âme de son fils. Venez, mes amis, nous le retrouverons. »

Et il se mit en tête, donnant le bras au précepteur. Au premier feu de bivouac qu’ils trouvèrent et autour duquel étaient rangés les soldats de garde, l’officier de service lui dit : » Nous l’avons vu, monseigneur ; nous pensions qu’il vous précédait ou qu’il vous suivait ; il nous a fait quelques questions sur la défense des places fortes, sur les armements et les affûts des canons, puis il nous a quittés en disant : » Je veux faire ainsi le tour des remparts. »

Le duc de Bouillon et ceux qui l’escortaient se remirent en marche. Au bivouac suivant on lui dit encore : » Le jeune vicomte de Turenne a passé il y a trois quarts d’heure ; il s’est chauffé à notre feu ; a goûté au vin de nos gourdes, puis il a dit : » En avant ! » et s’est enfui en courant.

— Nous le rejoindrons, » s’écria le père rassuré, et il continua à faire le tour des remparts.

Au troisième bivouac on lui dit : » Il n’y a pas un quart d’heure qu’il a passé ; notre vieux sergent nous racontait des combats sanglants du temps de la Ligue, et le jeune vicomte, votre fils, monseigneur, votre digne fils écoutait béant et s’est écrié au récit d’une tuerie : » J’aurais voulu être là ! »

— Brave enfant ! murmura le duc.

— Il ne nous a quittés que lorsque celui qui parlait s’est endormi de lassitude, là, près des cendres chaudes, où il dort encore. En nous quittant, M. de Turenne a dit : » Je vais voir ce qui se passe à l’autre bivouac. »

Le père se remit en marche ; les canons des remparts allongeaient sur la neige leur long cou noir comme autant de crocodiles sur une plage d’Éthiopie. Le duc en passant les caressait de la main : » Ils dorment, disait-il, mais ils se réveilleront quand apparaîtra l’ennemi. »

Quelque chose tout à coup sembla se mouvoir dans l’ombre. » Est-ce un soldat appuyé sur sa pièce ? » s’écria le duc de Bouillon. Les torches que portaient les serviteurs s’inclinèrent, et le duc reconnut son fils qui dormait sur le canon couvert de neige, comme il l’eût fait sur son lit dans la chambre de son précepteur.

Le duc de Bouillon sourit d’orgueil en reconnaissant son enfant.

» Ohé ! ohé ! voici l’ennemi, cria-t-il en éteignant les torches et en tirant le petit Henri par la jambe.

— L’ennemi ! répéta Turenne à moitié éveillé. Eh bien ! qu’il arrive, je me battrai ! »

Et il se mit dans une posture guerrière, les poings serrés et tendus en avant. Son père l’entoura de ses bras et l’y serrant. » Prisonnier ! prisonnier de guerre ! s’écria-t-il.

[Illustration : Turenne dormant sur un canon]

— Vous, mon père ! vous ! dit le jeune vicomte en reconnaissant la voix.

— Oui, oui ! Vous ne songez pas, petit malheureux, à l’inquiétude de votre mère durant cette belle équipée ; et pourquoi, dans quel but vous êtes-vous échappé du château ?

— Je voulais, mon père, en couchant sur la dure par cette nuit glacée, m’essayer aux fatigues de la guerre et voir si je serais capable de faire bientôt mes premières armes sous vos ordres. »

Le père embrassa son fils.

» Allons, en marche, prisonnier, dit-il en riant ; voici la chaîne de mon bras, et je ne vous lâche pas jusqu’à ce que votre mère vous emprisonne à son tour.

— Dans ses bras aussi, » répliqua l’enfant en baisant son père au front.

Les serviteurs reprirent à pas précipités la route du château. Le duc de Bouillon et son fils, qu’il serrait par la main, se hâtèrent ; derrière eux le précepteur, en soufflant, courait sur la neige pour se réchauffer, et surtout pour mettre fin plus vite aux angoisses de la duchesse. Quand on fut à portée de la voix, on cria : » Le voilà ! le voilà ! nous vous ramenons le fugitif. » La duchesse accourut. Elle se jeta dans les bras de son mari et de son fils. Ses larmes étouffaient sa voix. Elle voulait gronder l’enfant qui venait de lui donner tant d’inquiétude, elle n’en trouva pas le courage.

» Sa vocation est bien décidée, lui dit le duc quand ils furent seuls ; il ne faut plus la contraindre.

— Mais sa santé si délicate ! objecta la mère.

— L’air des camps fortifie, répliqua le duc ; notre fils vivra, duchesse, et je prévois qu’il sera l’honneur de notre famille. »

Dans ce temps-là, Henri de Turenne était un enfant faible et chétif, petit de taille, la poitrine enfoncée, la mine pâle ; ses yeux noirs brillaient dans leur orbite, et ses sourcils épais, qui se touchaient, lui donnaient quelque chose de dur et de méditatif. Sa mère tremblait toujours pour sa vie et redoutait pour lui le métier des armes. C’était afin de prouver sa force qu’il fit l’équipée que nous venons de raconter.

Vers le même temps, un vieil officier, ami de son père, dînait au château. Henri avait passé la journée à lire Quinte Curce ; il avait l’âme pleine d’Alexandre et ne parlait plus que de ses exploits. Le vieil officier, heureux de l’entendre, se plut à l’exciter en le contredisant.

» Votre Quinte Curce n’est qu’un faiseur de romans, s’écria-t-il ; rien n’est vrai dans cette vie d’Alexandre.

— Pourquoi ? s’écria l’enfant.

— Parce que tout y porte le cachet du merveilleux.

— Le grand, l’héroïque tiennent de la fable pour ceux qui n’en ont pas l’instinct en soi, répliqua l’enfant ; pour moi, je crois à la vie d’Alexandre. » Son œil lançait des éclairs, et son geste jetait le défi.

La duchesse de Bouillon, voulant l’éprouver, prit parti pour l’officier : » Monsieur a pourtant raison, dit-elle ; toute cette vie glorieuse n’est qu’un tissu d’aventures imaginées.

— Je ne veux pas vous manquer de respect, ma mère ; mais je ne puis vous croire, s’écria l’enfant. Je sens qu’Alexandre a existé, qu’il a fait de grandes choses, et il me semble même que je tiens à lui par quelque côté.

— Par un aïeul lointain, reprit la mère en riant.

— Qui sait ?

— Mon petit ami, ajouta le vieil officier, vous êtes âpre à la contradiction.

— Je suis ainsi pour ce que je crois, et ni vous ni ma mère ne m’avez convaincu. » Et il sortit d’un air farouche après avoir dit bonsoir.

» Il sera indomptable, » murmura l’officier.

On crut que l’enfant s’était retiré dans sa chambre ; mais lorsque le vieil officier, qui couchait au château ce soir-là, monta dans la sienne, il y trouva Henri la tête haute, l’air provoquant, et qui lui dit en marchant à sa rencontre :

» Vous m’avez tout à l’heure blessé, monsieur, dans un héros que j’aime ; je vous ai répondu de manière à vous prouver que ceci était sérieux ; maintenant je vous offre et vous demande réparation.

— Je suis tout disposé à vous satisfaire, répliqua l’officier, qui dissimula un sourire paternel ; mais il faut que nous nous battions en secret à cause de madame votre mère, qui s’y opposerait.

— Oui, monsieur, riposta Henri, en secret ! Ce duel aura lieu, demain au petit jour, dans le parc, au pied des trois grands ormes. Cela vous, convient-il ?

— Très-bien, j’y serai. »

Ils se saluèrent courtoisement, et Henri alla se mettre au lit après avoir déclaré à son précepteur qu’il voulait, le lendemain dès l’aube, aller chasser dans le parc. Le précepteur n’osa pas le contredire et en prévint sa mère.

Quand le jour parut, Henri s’arma en apparence pour la chasse et cacha deux épées sous son habit.

» Bonjour, chevalier, dit-il à M. de Vassignac, qui s’étirait dans son lit ; dormez encore, vous me rejoindrez dans une heure, j’aurai fait lever le gibier. » Et il s’enfuit sans attendre de réponse.

En marchant vers le lieu désigné, il aperçut le vieux chevalier qui s’y rendait par une autre allée. Ils échangèrent un salut fier, et arrivés au pied des grands arbres, ils mirent bas leurs habits, tirèrent leurs épées du fourreau et se disposèrent à se précipiter l’un sur l’autre.

En ce moment une ombre blanche glissa derrière le taillis. » C’est quelque daim qui veut nous servir de témoin, dit le vieil officier en souriant.

[Illustration : Duel de Turenne]

— Commençons, » s’écria Henri, impatient du combat. Mais comme il s’élançait, il sentit un souffle glisser sur son visage, et une main légère, passant derrière sa tête, arrêta son bras.

» Vous, ma mère ! dit-il en se retournant.

— Moi qui viens pour être votre second, répliqua la duchesse en l’embrassant. Vous aviez raison, mon enfant ; Alexandre est un héros réel : Quinte Curce n’a pas menti.

— Ceci veut dire, ma mère, que ce duel est juste et que je dois le poursuivre. »

Et il brandit de nouveau son épée.

» À moins, reprit la duchesse, que monsieur ne convienne qu’il s’est trompé et ne fasse une double réparation à vous et à Alexandre.

— J’aime mieux le duel, dit Henri tout animé.

— Pourquoi donc ? dit la duchesse en riant. Amener un ennemi à capitulation est aussi glorieux que de le tuer !

— Hum ! je ne sais trop, murmura Henri. Qu’en pensez-vous, monsieur ? dit-il en se tournant vers son adversaire.

— Je pense que vous serez un brave, s’écria l’officier en le pressant attendri dans ses bras, et qu’Alexandre pourrait bien être un de vos aïeux. En attendant que nous ayons découvert cette généalogie perdue, venez, mon enfant, que je vous conduise à votre père et que je lui conte tout ceci. »

Henri se laissa emmener, mais il ne pouvait s’empêcher de murmurer : » Il eût été pourtant bien bon de se battre un peu. »

Né avec ces instincts belliqueux, Turenne n’en fut pas moins, durant sa longue et glorieuse vie militaire, le plus compatissant et le plus généreux des hommes.

Nous rappellerons ici quelques traits de son caractère qui complètent sa gloire :

Dans une retraite difficile, voyant un de ses soldats exténué de faim et de fatigue et qui s’était étendu au pied d’un arbre où l’ennemi l’aurait égorgé, il le plaça sur son propre cheval et marcha à pied jusqu’à ce qu’il eût rejoint un de ses chariots, où il fit monter le malheureux qu’il venait de sauver. Dans cette même retraite, qui dura treize jours, il abandonna sur la route tous ses équipages, afin que ses fourgons n’eussent à transporter que des malades et des blessés.

Au siège de Saint-Venant, on le vit couper sa vaisselle d’argent et la distribuer aux soldats qui ne recevaient point de solde.

Jamais il ne voulut tremper dans aucune concussion. Un officier lui ayant indiqué un moyen de gagner quatre cent mille francs sans que personne en sût rien, il lui répondit froidement : » Je vous suis fort obligé ; mais ayant eu souvent de pareilles occasions sans en profiter, je ne changerai pas à l’âge où je suis. »

Un de ses domestiques lui ayant un jour appliqué, dans les ténèbres, un grand coup par derrière, lui demandait pardon à genoux, disant qu’il l’avait pris pour Georges, son camarade. » Quand c’eût été Georges, répliqua froidement le maréchal de Turenne en se frottant à l’endroit blessé, il ne fallait pas frapper si fort. »