Librairie de L. Hachette et Cie (p. 227-243).



RAMEAU



NOTICE SUR RAMEAU.

Jean-Philippe Rameau naquit à Dijon en 1683 ; fils d’un organiste, il apprit la musique comme il apprit à parler. Il marchait à peine que son père lui posa les mains sur un clavier. Dès l’âge de sept ans, il jouait déjà du clavecin d’une façon étonnante ; il étudia assez à fond le latin au collége de Dijon, mais il ne termina point ses classes ; tout son instinct le poussait vers la musique, il finit par s’y livrer entièrement. Il s’exerça sur divers instruments et entre autres sur le violon. Bien jeune encore il partit pour l’Italie, mais il n’alla point au delà de Milan où un directeur de théâtre parvint à se l’attacher ; ils firent ensemble des tournées dans plusieurs villes du midi de la France. Bientôt Rameau, lassé de cette vie d’artiste nomade, se rendit à Paris où il espérait être nommé organiste d’une église ; mais ayant rencontré des rivalités et des obstacles qui entravèrent le début de sa carrière, il quitta la capitale et fut tour à tour organiste à Lille en Flandre et à Clermont en Auvergne. Il s’ennuya de la vie de province, la gloire l’appelait à Paris. Il y revint en 1722. Il publia son traité d’harmonie ; mais bientôt il se sentit attiré par le théâtre lyrique où les ouvrages de Lulli étaient encore au premier rang, il travailla d’abord avec le poëte Piron, son compatriote, pour l’opéra-comique. Voltaire fit pour lui l’opéra de Samson, mais on ne permit pas la représentation de cet ouvrage parce que, disait-on, c’était profaner la Bible que de la mettre en opéra.

Le premier ouvrage de Rameau représenté avec succès fut l’Hippolyte, paroles de l’abbé Pellegrin ; puis successivement les Indes galantes et Castor et Pollux, paroles de Cahusac, poëte médiocre du temps.

Le talent de Rameau fut alors unanimement reconnu. Le roi créa pour lui la charge de compositeur de son cabinet ; il lui accorda des lettres de noblesse et le nomma chevalier de Saint-Michel. Rameau mourut plus qu’octogénaire le 12 septembre 1764. L’Académie de musique lui fit célébrer à l’Oratoire un service solennel dans lequel on avait adapté les morceaux les plus sublimes de ses compositions. Tous les chanteurs les plus célèbres de Paris voulurent prendre part à cet hommage funèbre, et jamais on n’avait entendu de musique exécutée avec plus de pompe et de perfection.

Rameau agrandit l’art musical et les compositeurs modernes lui doivent beaucoup. Voltaire a fait de lui un grand éloge ; les ouvrages laissés par Rameau sont : Traité de l’harmonie, Nouveau système de musique théorique, Dissertation sur les différentes méthodes d’accompagnement pour le clavecin, Génération harmonique, et une foule d’autres publications didactiques sur la musique, des motets ou musique sacrée, des cantates françaises. Son théâtre se compose : de Samson, d’Hippolyte et Aricie, des Indes galantes, de Castor et Pollux, de Dardanus, de Zoroastre, de la Naissance d’Osiris, etc., etc.


RAMEAU.

Le diable dans l’orgue de la cathédrale de Clermont et la cantatrice emplumée.

Un des lieux les plus pittoresques de la France est sans contredit cette étroite vallée entourée de hautes montagnes où s’étoile Clermont, ancienne capitale de l’Auvergne. La cathédrale et deux belles autres églises gothiques s’élèvent au-dessus des lignes des maisons, puis ce sont les collines couvertes de vignobles qui dominent la ville, les gorges profondes de verdure où coulent les sources minérales ; les villages s’échelonnant sur le penchant des montagnes ; enfin, sur le dernier plan de l’horizon, la haute montagne du Puy-de-Dôme, décrivant une immense pyramide très-nettement dessinée dans l’azur du ciel.

De tous les villages qui entourent Clermont, il n’en est pas de plus charmants que Royat ; une source vive jaillit en cascade au milieu des rochers où se juchent les chaumières, et cette source est dominée d’un côté par un grand tertre couvert d’une pelouse sur laquelle de hauts marronniers s’étagent en salles de verdure. C’est là que la jeunesse du village vient danser tous les dimanches aux sons du fifre, du tambourin et du hautbois qui jouent des airs auvergnats lents et sautillants à la fois, comme ces gigues et ces bourrées qui, depuis des siècles, se sont transmises sans altération aux rustiques générations de l’endroit.

Durant toute la semaine, ces belles salles de bals champêtres restent désertes, et elles offrent aux promeneurs l’abri le plus frais et le plus recueilli. C’était par une chaude journée d’août, un pâle et grand jeune homme était assis sous ces ombres tranquilles. Tout son corps amaigri, courbé au pied d’un arbre, semblait plongé dans la méditation et l’étude, son visage rayonnait pourtant d’une sorte d’inspiration ou peut-être de bien-être que lui causait la beauté de la nature. Il écoutait les modulations des rossignols sous les feuillées, les chants distincts de la cigale et du grillon, et aussi quelque vieil air de la contrée chanté par la voix lointaine d’un berger. Le jeune rêveur prêtait l’oreille à toutes ces harmonies qu’accompagnait comme un orchestre le bruit des eaux qui s’engouffraient à ses pieds, il semblait pour ainsi dire les noter dans son cœur, et bientôt tirant de la poche de son pauvre habit râpé un petit cahier, il y traça quelques signes, puis se mit à rêver de nouveau : tout à coup la cloche voisine de l’église de Royat vint l’arracher à ses songes ; il se leva comme un soldat que la consigne réclame : » Je n’ai plus, se dit il, qu’une demi-heure pour changer d’habit et me rendre à la cathédrale où j’oubliais que monseigneur l’évêque officiait. Oh ! quelle chaîne ! quelle chaîne !… J’étais si bien ici ! encore une heure de ce silence et de cette rêverie, et j’aurais fini d’écrire ma pastorale ! Quinze jours seulement de liberté et toute la musique d’un opéra serait faite, et l’on m’applaudirait à Paris, et la cour s’occuperait de moi, et mon nom se répandrait dans toute la France ! » Tandis qu’il pensait ainsi, il descendait les gais sentiers de Royat et il regagnait tristement la ville ; il en traversa les rues tortueuses et arriva bientôt sur la place de la Cathédrale. C’est là qu’est située la maison où naquit et vécut le grand Pascal, et c’est justement dans cette maison qu’habitait notre promeneur ; il occupait une petite chambre au troisième étage, donnant sur une cour froide et humide. Sa fenêtre s’ouvrait entre deux tourelles dont le haut escalier en spirale avait plus d’une fois servi aux expériences du jeune Pascal. Il gravit rapidement les marches roides, et arrivé chez lui, il se hâta de revêtir l’habit du dimanche un peu moins râpé que celui qu’il portait. Ceci fait, il se promena à grands pas dans sa chambre, se frappant le front avec irritation : » Non, non, dit-il, je ne puis plus vivre ainsi, ma vocation m’appelle, je dois obéir, et ma vocation n’est pas d’être toute ma vie un malheureux organiste, un machiniste de l’art !… Je sais bien qu’il faut vivre, se nourrir, se vêtir ; mais j’aime mieux subir toutes les misères et obtenir la gloire. Oh ! je le jure bien, ce jour est mon dernier jour d’esclavage ! »

Tout en se parlant ainsi, il descendit rapidement l’escalier de la tourelle, traversa la place et entra dans la cathédrale ; il se dirigeait vers le petit escalier qui conduit aux orgues, lorsqu’un prêtre en chasuble l’arrêta :

» Monseigneur l’évêque va officier, lui dit-il, toutes les autorités de la ville assistent à la cérémonie religieuse, je vous en prie, mon cher enfant, jouez-nous vos plus beaux airs sacrés ; depuis quelque temps vous vous négligez, et tous les fidèles de Clermont s’en affligent.

— Eh bien ! monsieur le curé, répliqua un peu brusquement le jeune organiste, que ne rompez-vous le traité qui nous lie ? Vous trouverez mieux que moi ; je ne me sens plus inspiré.

— Mais ce traité vous oblige, mais jamais je ne le romprai, s’écria le curé ; songez que durant un temps vous avez été notre gloire et notre joie ; vous pouvez l’être encore ; adressez-vous à Dieu, priez-le, et l’inspiration descendra sur vous comme une grâce. Pour aujourd’hui surtout, ayez à honneur d’être notre Saül. Je vous quitte, voilà monseigneur qui arrive, promettez-moi que nous serons contents.

— Oui, oui, je vous le promets, » murmura le pauvre organiste, et il s’engouffra dans l’escalier sombre.

Là, seul et ne regardant pas dans l’église, il redevint la proie de ses propres pensées ; il ne rêva plus que Paris, grand opéra, musique profane, et fit serment de nouveau de rompre avec la musique sacrée.

Les chants d’église commencèrent et il préluda une sorte d’accompagnement vague qui éclata bientôt en un air de danse tout à fait discordant avec le psaume qu’entonnaient les enfants de chœur. C’était une ronde de bacchantes qu’il avait composée pour un directeur de théâtre italien. Un chantre vint aussitôt lui dire de cesser et de jouer de la musique d’église ; alors pris d’une sorte de furie, il se rua sur les touches et fit un vacarme d’enfer ; on aurait dit que l’ouragan grondait et que la cathédrale allait voler en éclats, renversée par quelque trombe.

Les assistants étaient épouvantés, les plus sensés se disaient que l’organiste était devenu fou, quelques vieilles dévotes prétendaient que le diable s’était emparé de l’orgue et y faisait son sabbat.

L’évêque cessa d’officier et fit appeler le pauvre organiste, qui se cachait dans le coin le plus noir de l’orgue ; on finit par l’y découvrir et on le traîna de force devant monseigneur.

Le prélat lui demanda avec douceur quelle était la cause du scandale qu’il venait de donner.

Il répondit : » C’est la faute du chapitre qui m’a réduit au désespoir. Depuis six mois je sollicite instamment, mais en vain, de rompre l’engagement qui me lie pour deux ans encore à la cathédrale de Clermont ; ici, monseigneur, je ne puis plus vivre, Paris m’appelle, c’est là que je dois être célèbre, laissez-moi partir ! » Et en parlant ainsi, des larmes coulaient sur son visage blême et amaigri.

Le bon évêque en fut attendri : » Il ne faut pas violenter les cœurs et les esprits, dit-il, que votre vocation s’accomplisse ; ce soir je ferai rompre votre engagement, et demain vous pourrez partir ; je vous donnerai même quelques lettres de recommandation pour des amis que j’ai en cour, et qui vous protégeront.

— Comment reconnaître tant de générosité, disait l’organiste attendri, et, se prosternant, il baisait les mains de l’évêque.

— Prouvez-moi votre reconnaissance en remontant aux orgues, répliqua l’évêque, et en y faisant entendre de ces mélodies divines que vous savez si bien et qui font croire aux fidèles de Clermont à la musique des anges.

[Illustration : On finit par l’y découvrir et on le traîna de force devant Monseigneur]

L’organiste s’inclina profondément et se rendit à son poste.

L’église était encore pleine de monde, l’évêque retourna à l’autel entouré de tout son clergé ; on comprit que la paix venait d’être conclue, et chacun ne songea plus qu’à la prière.

L’office recommença.

Insensiblement une musique suave, et pour ainsi dire persuasive, se répandit comme un encens, bientôt la majesté de ces accords si doux s’éleva et s’accrut ; toutes les terribles grandeurs de la Bible, toutes les tristesses et toutes les mansuétudes de l’Évangile se répandirent dans des harmonies successives. Les assistants pleuraient d’attendrissement. La bonté de l’évêque avait touché le jeune organiste et son âme était en ce moment inspirée par tous les sentiments qui l’agitaient ; il improvisait une musique surhumaine, car l’art double nos sensations et les transporte dans l’incréé. C’est ce qui fait l’idéal des grandes œuvres des poëtes et des musiciens.

Sans la sainteté du lieu, la foule, tout à l’heure irritée, aurait applaudi avec frénésie cette musique si belle. On voulut du moins complimenter l’organiste ; on l’attendit longtemps sur la place, mais se dérobant à cette ovation, il était sorti par une petite porte de l’église qui s’ouvrait sur une rue.

Seul enfin, il s’élança dans la campagne, courant au hasard et respirant l’air à pleine poitrine ; il s’arrêta sur une hauteur qui dominait la ville, et s’écria plein de joie : » Libre ! libre ! maître de moi-même ! »

Bientôt il rentra pour faire visite à l’évêque, qui lui remit avec bonté les lettres promises ; le soir il fit ses préparatifs de départ, et le lendemain il était sur la route de Paris. Il la fit gaiement, moitié à pied et moitié dans les pataches, qui conduisaient alors les provinciaux à la capitale.

Il avait un peu d’argent et beaucoup d’espérances ; il se logea modestement, mais pourtant assez bien pour un débutant encore inconnu sur cette grande scène du monde. Il se fit faire un bel habit, et osa se présenter hardiment chez les personnes pour lesquelles l’évêque lui avait donné des lettres. C’est ainsi qu’il fut tout de suite reçu dans quelques grandes maisons. Dans une, il eut le bonheur de rencontrer Voltaire ; il chanta devant lui plusieurs de ses compositions en s’accompagnant sur le clavecin, et il charma si bien le poëte philosophe que celui-ci lui promit un libretto d’opéra. Dès ce jour sa fortune lui parut faite, et, en effet, tout lui sourit. Voltaire ayant donné l’exemple, tous les autres poëtes du temps voulurent écrire des libretti pour le jeune compositeur. Un d’entre eux dont le nom est resté aussi obscur que celui de Voltaire est grand, écrivit pour lui un poème d’opéra qui lui inspira d’admirable musique ; représenté devant la ville et la cour, cet ouvrage obtint un succès d’enthousiasme, et bientôt les airs du jeune compositeur devinrent tellement populaires, qu’il ne passait pas de jour sans les entendre répéter, soit dans les salons où il allait, soit par les musiciens des rues.

Le pauvre organiste de Clermont commençait à goûter ce qu’on appelle la gloire. Mais, il faut bien que les jeunes esprits le sachent, on arrive à la gloire par tant de travail, de fatigue et de tribulations, que lorsqu’on l’atteint on n’en jouit qu’à moitié, tant le cœur est plein de lassitude. L’artiste et le poëte qui ont rêvé le triomphe dans la retraite, ne trouvent jamais la réalisation du rêve aussi belle que le rêve même, et parfois pris de tristesse et de découragement, ils voudraient retourner à la solitude et à la nature. C’est ainsi que notre jeune musicien en arrivait souvent à regretter sa vie tranquille de Clermont et ses belles promenades de Royat ; alors il fuyait le monde, il errait dans la campagne autour de Paris, ou le soir dans ses rues désertes.

Une nuit il se promenait à grands pas dans la rue des Minimes ; il regardait les étoiles et sentait venir l’inspiration, quand tout à coup une voix fraîche et vibrante, et qui paraissait partir d’un magnifique hôtel du voisinage, fit entendre le motif du fameux chœur : Tristes apprêts !pâles flambeaux ! un des morceaux de notre rêveur le plus applaudi à l’Opéra. Charmé et flatté d’être poursuivi dans la solitude par l’écho de son génie, il s’assit sur un banc vis-à-vis de l’hôtel d’où sortait la voix, et à mesure qu’il savourait sa propre mélodie, il éprouvait un invincible désir de voir la cantatrice qui lui servait d’interprète. Il n’osait frapper à la porte de l’hôtel et interroger les domestiques, sa timidité l’arrêtait, une seule fenêtre donnant sur un balcon était éclairée. C’est là que la voix s’élevait. Entraîné par sa curiosité, au risque de s’écorcher les doigts et d’être pris pour un voleur, il grimpa le long de la façade en s’accrochant aux saillies sculpturales. Parvenu au balcon, il plongea ses regards espérant découvrir la femme qui chantait si bien ; il ne vit rien.

Seulement à l’un des angles du balcon était une cage élégante et dorée, dans laquelle s’agitait une belle perruche verte. Désappointé, les mains en sang et les habits déchirés, l’imprudent allait redescendre quand de nouveau la voix qu’il avait entendue s’éleva d’un jet et répéta : Tristes apprêts !pales flambeaux !… les sons sortaient de la cage dorée ; la cantatrice était la perruche au plumage vert.

Certain de ce qu’il avait vu et entendu, et émerveillé de ce chant magique, notre jeune compositeur vainquit sa timidité et étant descendu vivement, il alla frapper à la porte de l’hôtel. Quelques instants après il était introduit près d’une jeune et brillante comtesse, et bientôt il la suppliait de lui vendre sa perruche.

[Illustration : La cantatrice était la perruche]

» Mais je l’adore, répondit la jeune femme en riant.

— Quoi, madame, vous ne la céderiez à aucun prix ?

— À aucun prix d’argent… mais je pourrais l’échanger ?

[Illustration : Quoi, c’est vous, Rameau !]

— Et contre quoi ? répliqua le jeune homme avec anxiété.

— Contre deux mélodies écrites par le grand maître qui a composé les airs que chante si bien ma perruche.

— Avez-vous du papier de musique ?

— En voici, dit la dame. »

Le jeune compositeur s’assit auprès d’une table et traça sans hésitation plusieurs lignes de notes, puis il mit au bas sa signature et son parafe. La belle comtesse le suivait des yeux :

» Quoi, c’est vous Rameau ? notre célèbre Rameau ! » et elle s’inclina comme pour rendre hommage au génie.

Rameau, car c’était bien lui, s’excusait de sa hardiesse et de son importunité ; la dame se félicitait d’avoir fait connaissance avec l’aimable et brillant compositeur qui, si jeune encore, s’était couvert de gloire.

Ils causèrent ainsi quelques instants, puis la dame donna des ordres à ses gens pour qu’on attelât son équipage, qu’on y déposât tout doucement la perruche, qui s’était endormie dans sa cage dorée, et qu’on reconduisît chez lui M. Rameau.