Enfances célèbres/Charles Linné

Librairie de L. Hachette et Cie (p. 293-320).



CHARLES LINNÉ



NOTICE SUR LINNÉ.

Linné (Charles Linnæus), le plus grand naturaliste du dix-huitième siècle, naquit le 24 mai 1707 dans le village de Roeshult en Suède ; il était fils du pasteur de ce village, qui voulait aussi en faire un ministre, et l’envoya à l’âge de dix ans dans la petite ville de Vixioe pour y suivre l’école latine. Déjà entraîné par sa passion pour la botanique, Linné négligea ses études classiques, et son père en fut tellement irrité qu’il le mit en apprentissage chez un cordonnier. Mais un médecin nommé Rothman, ayant eu occasion de causer avec le jeune Linné, fut frappé de son aptitude pour toutes les sciences naturelles, il lui prêta un Tournefort (botaniste français), il chercha à le réconcilier avec son père, et le plaça chez Kilian Stobæus, professeur de l’Université de Lund ; bientôt Linné passa à l’Université d’Upsal. Sa vie d’études fut une vie de privations ; il ne subsistait qu’en donnant des leçons de latin à d’autres écoliers, et il était réduit à raccommoder pour son usage les vieux souliers de ses camarades. Ce fut un de ses maîtres, Olaüs Celsius, qui donna au jeune Linné la nourriture et le logement, et plus tard lui fit obtenir la direction du jardin botanique d’Upsal. Dès lors, n’ayant plus à lutter contre la misère, le génie de Linné put prendre l’essor. Il voyagea, pour en décrire les plantes, dans la Laponie norvégienne ; fit le tour du golfe de Bothnie et revint à Upsal par la Finlande et les îles d’Aland ; il visita aussi Hambourg, puis se rendit en Hollande. C’est là que l’illustre médecin Boerhaave pénétra l’étendue de son génie et commença sa fortune. Linné étudia et professa durant trois ans en Hollande, tout en rassemblant des matériaux pour ses grands ouvrages dont les principaux sont : le Système de la nature ; la Philosophie de la botanique ; la Flore de la Laponie ; le Fondement de la botanique ; les Noces des plantes ; etc, etc. Ces divers traités se répandirent avec rapidité et firent connaître la gloire et le nom de Linné dans le monde entier. De la Hollande il passa à Paris, où il se lia pour la vie d’une tendre amitié avec Bernard de Jussieu, notre célèbre naturaliste ; enfin il se fixa en Suède et finit par y obtenir de grands honneurs ; il enseigna la botanique dans la capitale, eut le titre de médecin du roi et fut anobli. Il avait épousé, en 1740, Mlle More, une jeune Suédoise qu’il avait longtemps aimée ; il en eut quatre filles et un fils. Son fils lui succéda dans sa chaire, et une de ses filles se distingua par des travaux de botanique ; il mourut le 10 janvier 1778, âgé de 71 ans. Il fut enterré dans la cathédrale d’Upsal. Gustave III proclama lui-même les regrets de la Suède dans un discours qu’il prononça devant les états généraux. Ce prince composa aussi lui-même l’oraison funèbre de Linné qu’il fit lire publiquement. On lui a élevé dans le jardin de l’Université d’Upsal un temple qui renferme les productions de la nature. Deux médailles furent frappées en son honneur.

ENFANCE DE CHARLES LINNÉ.

Si l’hiver de Paris nous paraît triste lorsque la brume enveloppe la grande ville ; si Londres, avec son manteau de brouillard épais et noir, a, d’octobre en avril, un aspect funèbre qui nous glace le cœur ; que serait-ce de ces longs hivers de la Scandinavie, où la terre est durant plusieurs mois couverte de neige et de glace, où le ciel est comme un couvercle gris terne et sans horizon, à moins qu’une aurore boréale ne l’éclaire tout à coup d’un éclat passager ; la Suède a un de ces climats rigoureux, qui donnent aux esprits toujours obligés de se replier sur eux-mêmes des tendances studieuses et une mélancolie calme ; quant aux corps, ils sont généralement robustes sous ces latitudes, qui offrent beaucoup d’exemples de longévité ; mais malheur aux étrangers qui s’exposent imprudemment à cette température. On dit que Descartes prit un rhume en donnant, à Stockholm, des leçons de philosophie à la reine Christine de Suède, et qu’il mourut des suites de ce rhume : et pourtant les appartements de la reine devaient être chauffés !

Rien n’est plus triste qu’un pauvre village de Suède lorsqu’arrive novembre ; sitôt que le jour cesse, une fumée épaisse s’élève de chaque toit de chaume et annonce que chaque famille se chauffe autour du foyer.

Par une soirée d’hiver de 1719, la cheminée du presbytère du village de Roeshult, pauvre habitation qui ne se distinguait guère des chaumières qui l’environnaient, jetait dans l’air compacte et glacé une colonne de noire fumée ; dans l’intérieur brûlait un grand feu de tourbe. Le pasteur et sa famille, qui se composait : de la femme du pasteur, excellente ménagère, de deux petites filles de sept à huit ans, et d’un garçon qui pouvait en avoir douze, étaient rangés autour d’une table pour la veillée ; sur cette table brûlait une lampe de fer basse, grossière et à trois becs ; au pied de la lampe étaient amoncelées de grosses pelotes de laine brune avec laquelle la mère tricotait des bas ; les aiguilles d’osier claquaient dans ses doigts, les deux petites filles luttaient d’émulation pour imiter la besogne de leur mère et y parvenaient assez bien ; tandis que le pasteur, accoudé sur la table et la tête baissée sur une grande Bible, en lisait de temps en temps quelques récits qu’il commentait.

[Illustration : Presbytère du village de Roeshult.]

Toute l’attention du petit garçon, dont les cheveux blonds obstruaient le front et les yeux, paraissait absorbée par un cahier de papier blanc sur lequel il fixait des herbes et des fleurs. Ses petites sœurs le regardaient parfois à la dérobée, mais sans l’interrompre de son travail ; quant à la mère, elle lui jetait de temps en temps un bon regard, accompagné d’un sourire, tout en épiant son mari, le ministre, qui continuait sa docte et pieuse lecture sans lever les yeux sur son auditoire.

Mais tout à coup celui-ci secoua sa grosse tête à la physionomie entêtée, et ayant regardé son fils, il s’écria avec colère :

» Encore ces cahiers et ces herbes inutiles ; je suis résolu à jeter le tout au feu, pour en finir avec votre paresse et votre désobéissance. »

Et comme il faisait un geste pour exécuter sa menace, l’enfant pressait avec force son cahier sur sa poitrine où il croisait ses deux bras, tandis que sa mère arrêtait son mari et lui disait :

» Un peu de patience, mon bon Nils[7], il a voulu ranger ses plantes de la journée, et maintenant il va être tout à ses devoirs de latin ; et elle se hâtait de mettre à l’abri le cahier menacé et d’y substituer le cahier des thèmes et des versions.

[Note 7 : Abréviation suédoise de Nicolas.]

— Femme, en pensant l’excuser vous l’accusez vous-même, s’écria le pasteur toujours en colère, vous parlez des plantes qu’il a recueillies aujourd’hui. Oui, je le sais bien, au lieu d’écrire ici ses devoirs ou de me suivre auprès des malades et des mourants, il est allé fouiller sous la neige et courir, comme un petit vagabond, dans les défilés des montagnes pour y chercher quoi ? je vous le demande ? des herbes sans nom et sans utilité.

— Sans nom, c’est possible, répliqua la femme, aussi ignorante que son mari en botanique, mais pour utiles et salutaires, il y en a qui le sont ; car l’autre jour, quand notre petite Christine s’était fait, une coupure au doigt, quelques feuilles d’une de ces plantes ont suffi pour cicatriser la blessure, et quand notre vieille cousine Berthe s’est brûlée il y a quelque temps si douloureusement, c’est encore avec des plantes indiquées par notre petit Charles qu’elle s’est guérie. Le médecin de la ville, qu’elle fit venir, déclara que ce pansement de plantes était bon, qu’il fallait le continuer, et que celui qui l’avait fait n’était pas un ignorant.

— En tout cas, reprit le père, comme je ne veux pas faire de mon fils un docteur-médecin, mais un docteur en théologie, un ministre de l’Église comme moi, il aura pour entendu de renoncer à ce sot herbier, et de donner désormais tout son temps, sous ma direction, à l’étude des saintes Ecritures et à celle du latin ; sans cela, je lui promets bien qu’avant huit jours je l’envoie à l’école latine de la ville, où il vivra sous une rude discipline. »

La mère voulut répliquer, mais le pasteur lui imposa silence par sa gravité, et se penchant sur sa Bible, il y continua sa lecture à voix basse.

On n’entendit plus alors dans la salle enfumée, qui servait à la fois de cuisine, de salon et de salle à manger à la pauvre famille du pasteur, que le bruit des aiguilles à tricoter que faisaient aller la ménagère et les deux petites filles, et le bruit moins distinct de la plume du jeune garçon qui écrivait ses versions latines.

Il mettait à son travail une absorption et une rapidité presque fiévreuses. On sentait qu’il voulait faire bien et vite une besogne antipathique. Lorsqu’il eut fini, il poussa un soupir d’allégement qui interrompit le silence que gardait toute la famille.

» Eh bien ! dit le pasteur qui souleva sa tête appesantie par la lecture, la méditation, ou peut-être un demi-sommeil.

— Voilà, mon père ! » dit l’enfant, en posant à côté de la Bible ses pages d’écriture.

Le père les parcourut aussitôt, et quand il eut fini il murmura :

» Bien ! très-bien ! je sais, petit Charles, que vous faites ce que vous voulez, voilà pourquoi je vous trouve encore plus répréhensible quand vous ne m’obéissez pas.

— Je veux vous obéir, répliqua l’enfant en regardant son père avec tendresse et supplication ; mais ne pourriez-vous me permettre que je fisse deux parts de mon temps, une pour l’étude des livres saints et du latin, l’autre pour l’étude de ces plantes et de ces fleurs qui sont pour moi autant de psaumes et autant de versets qui chantent la grandeur de Dieu ?

— Vous êtes fou ! s’écria le père ; je vous ai déjà dit que cette étude puérile ne vous mènerait à rien et entraverait votre carrière théologique ; si vous persistez, vous connaissez ma résolution à votre Égard ; je n’en démordrai pas. »

À ces mots, il se leva et commença la prière que la famille faisait en commun chaque soir ; puis les enfants ayant embrassé leur père et leur mère, se retirèrent pour dormir. Le petit Charles couchait dans un cabinet sombre, ayant pour tout ameublement un lit, une chaise et une étagère en bois de sapin sur laquelle étaient rangés quelques livres et les bien-aimés cahiers de son herbier. À peine fut-il au lit qu’il se mit à pleurer et à rêver aux moyens de suivre sa vocation sans désobéir à son père. Tandis qu’il était dans les larmes, sa mère arriva furtivement ; elle l’embrassa et le consola.

Les mères semblent avoir en elles tous les instincts et toutes les pensées de leurs enfants ; non-seulement elles leur donnent leur sang et leur chair en les portant pendant neuf mois dans leurs flancs, mais elles leur donnent aussi une partie de leur âme. Voilà pourquoi elles apportent toujours les ménagements du cœur, où les pères n’apportent que la décision et les sévérités de l’esprit.

» Voyons, mon petit, disait la bonne mère en tenant Charles dans ses bras, cela t’afflige donc bien de ne plus aller à travers les neiges et les crevasses des rochers chercher les plantes enfouies ?

— Oh ! ma mère, si vous saviez quel plaisir quand je découvre une espèce nouvelle d’admirer et de compter les racines, les tiges, les feuilles, les fleurs, les pétales, chaque linéament enfin de ces trésors du bon Dieu ! c’est surtout au printemps que ce plaisir si vif se multiplie et se varie. Les fleurs nouvellement écloses sont pour moi tout un monde comme serait pour d’autres l’arche qui renfermait tous les animaux de la création. Les plantes me parlent et je les entends ; je vous assure, ma mère, qu’elles ont des instincts, des habitudes et des différences dans les mêmes espèces comme le visage de mes sœurs et le mien diffèrent malgré notre ressemblance.

— Tu rêves, tu rêves, mon cher enfant, s’écria la mère moitié riant et moitié attendrie, mais par ce grand froid et avec l’aridité de la terre, ton plaisir doit être bien diminué, tu te donnes beaucoup de fatigue pour ne recueillir qu’un maigre et rare butin.

— Oh ! ma mère, demandez au chasseur s’il redoute la neige qui tombe sur ses épaules ? Demandez au pêcheur si les bancs de glace l’arrêtent ? Ils ne voient que la proie qu’ils poursuivent et qu’ils rapportent le soir dans leur logis ; et tenez, poursuivit-il en saisissant un des cahiers de son herbier, que ne braverait-on pas pour posséder une de ces jolies fleurs qui sont là, me souriant et me répondant, quand je les interroge. Chaque jour je découvre quelque espèce inconnue dans les mousses, dans les lichens ; et mon père veut que je renonce à ces recherches ! C’est comme s’il me demandait de ne plus manger, de ne plus vivre !

[Illustration : Cela t’afflige donc bien de ne pas aller à travers les neiges ?]

— Tu vivras et tu mangeras ! Seulement tu mangeras une heure plus tôt ton déjeuner, répliqua la mère gaiement, et chaque matin, pendant que ton père dormira encore, tu iras à ta chère découverte ; mais tu ne dépasseras pas le temps permis, et à l’heure dite, tu rentreras bien vite pour étudier ton latin.

— Oh ! merci, merci ! s’écria l’enfant en sautant au cou de sa mère, qui l’embrassa et le quitta en lui disant : » À demain. »

Pour la première fois de sa vie l’enfant s’endormit radieux et fit un beau songe : il se trouva tout à coup transporté dans une vallée immense entourée de montagnes, qui commençaient en pente douce et s’élevaient graduellement jusqu’au ciel ; il était assis auprès d’une belle source claire qui murmurait à travers les plantes et les fleurs de toutes sortes, il faisait une température d’été et de grands nuages blancs et dorés couraient dans l’éther d’un bleu vif au-dessus de sa tête. Il n’avait point encore vu un ciel semblable dans ce pauvre village de Suède, où il était né et qu’il n’avait jamais quitté. Son admiration était partagée entre ce ciel où le soleil brillait de toutes ses flammes, et cette campagne riante couverte de plantes et d’arbustes en fleurs. Il se leva et se mit à marcher, ravi et léger, à travers les sentiers ; il craignait de froisser une tige, une feuille, un pétale, une étamine, et pourtant il eût voulu cueillir tour à tour toutes ces fleurs pour les étudier ; il commença par aspirer vivement leurs parfums et par jouir du coup d’œil général de leurs belles formes et de leurs admirables couleurs, puis il se dit, pris d’une sorte de vertige : » Jamais, jamais je ne pourrai fixer dans ma mémoire cette innombrable variété d’espèces, les classer et leur donner un nom ! » Dans son découragement, il s’arrêta immobile et priant dans son âme : » Mon Dieu ! mon Dieu, disait-il, la nature est trop grande pour la faible vue de l’homme, et s’il parvenait à en saisir l’ensemble, sa profondeur et ses détails lui échapperaient. Vous avez fait, ô mon Dieu, la création à votre image, et nous, pauvres et chétifs, nous voulons en mesurer la grandeur et en décrire la beauté, c’est impossible ! Nous ne connaissons jamais que des fragments de votre œuvre, le reste nous échappe ; pardonnez-moi donc mon audace, ô mon Dieu ! Mon père a raison, je dois vous adorer et vous servir comme un ministre obscur, et non prétendre à vous pénétrer et à expliquer vos ouvrages comme un savant participant de vos facultés divines ; » et le pauvre enfant, écrasé par la splendeur de la nature qui l’entourait, tomba à genoux, adora Dieu et resta longtemps dans l’engourdissement de l’extase.

Mais des voix, qui semblaient être la voix de Dieu même, montèrent tout à coup des calices épanouis et du sein des boutons encore fermés. Ces voix lui disaient : » Viens à nous ! nous sommes à toi, nous t’aimons de nous aimer et de nous rechercher, d’avoir compris que nous vivions et que nous sentions, nous qu’on a si longtemps crues inertes, inanimées et propres à charmer seulement les yeux. Ne crains pas de nous cueillir et de nous détruire, nous renaissons sans douleur ; chacun de nos filaments déchirés te fera découvrir nos mystères à peine soupçonnés jusqu’ici. Tu trouveras dans les détails de notre structure autant de merveilles que dans celle du corps humain ; car, sur une échelle différente, nous avons comme l’homme des organes qui souffrent ou se réjouissent ; nous avons des répulsions et des sympathies ; nous avons nos aptitudes, nos mœurs, nos destinées impérieuses fixées par une règle infaillible. Regarde-nous et pénètre-nous, enfant qui nous aime ; tu sauras comment nous naissons, comment nous nous développons et arrivons à la beauté et à l’amour. » Ce n’étaient pas seulement les larges et magnifiques fleurs des tropiques, les cactus, les nénuphars, les magnolias ; ce n’étaient pas seulement les fleurs reines de nos jardins : la rose, la tubéreuse, le lis, l’œillet, qui parlaient ainsi à l’enfant endormi, c’étaient encore toutes les fleurettes des champs, les pâquerettes, les boutons d’or, les violettes, le thym, toutes les mousses et tous les lichens poussant sur les rochers ou au bord de l’eau ; chaque plante, chaque tige, chaque calice avait comme une voix distincte, et tous ces accents réunis formaient un concert doux et flatteur qui plongeait le petit Charles dans un ravissement heureux.

» Oh ! oui, répondait-il à ces paroles mystérieuses que lui seul pouvait entendre, je vous aime, je vous comprends, et je révélerai au monde la grâce et la magnificence de vos secrets ; » et il se pencha vers les fleurs les plus prochaines pour les cueillir ; mais voilà qu’il s’opéra alors autour de lui un prodige ; toutes les fleurs semblèrent se mouvoir et s’arracher à leur racine ; elles vinrent vers l’enfant, firent à son corps comme une enceinte odorante, montèrent sur son cœur et dans ses bras, puis jusqu’à sa tête où elles s’enlacèrent en une immense couronne. Le front de l’enfant rayonnait transfiguré sous cet emblème d’un avenir glorieux ; il grandissait, grandissait sous le couronnement de ses fleurs bien-aimées. Tout à coup il sentit un souffle chaud glisser sur sa tête ; un baiser l’effleura et lui causa un indicible bonheur : la sensation fut si vive qu’elle l’éveilla ; il vit sa mère, debout auprès de lui, à peine éclairée par la première lumière de l’aube. Ce baiser venait de sa mère ! de sa mère qui comprenait son âme !

» Il est temps, lui dit-elle, le jour se lève ; habille-toi, prie Dieu, déjeune et cours dans les champs avant que ton père ne s’éveille ; tu as une petite heure pour aller à la découverte de tes plantes ; va donc, mon fils, puisque c’est là ton amour et ton bonheur. »

L’enfant remercia sa mère ; et, tandis qu’elle l’aidait à s’habiller, il lui raconta le songe merveilleux qu’il venait de faire.

Sans y rien comprendre, la mère y vit un présage de bonheur et de gloire pour son fils et résolut de l’aider de plus en plus dans sa vocation. Aussitôt qu’il fut habillé, elle lui présenta une écuelle de bois pleine d’un potage fumant que l’enfant mangea avec appétit ; puis elle l’enveloppa dans une petite houppelande de gros drap dont elle redressa le col, qui cacha jusqu’au-dessus des oreilles le frais visage de l’enfant. Il partit joyeux, un bâton à la main. La bonne mère avait retranché au moins deux heures de son sommeil habituel pour donner ces doux soins à son fils et pour satisfaire à son désir.

Cherchez dans votre souvenir, enfants qui me lisez, et vous trouverez tous que vos mères ont eu pour vous de ces tendresses-là.

[Illustration : Puis elle l’enveloppa d’une petite houppelande de gros drap]

Durant quelques jours le petit Charles put herboriser en paix dans les montagnes et découvrir dans leurs anfractuosités quelques pauvres fleurs et quelques frêles mousses épargnées par la neige. Mais, un matin que le père s’éveilla plus tôt que de coutume pour aller voir un malade qu’il avait laissé mourant la veille, il se mit dans une grande colère en ne trouvant pas son fils au logis. La mère en vain objecta quelque prétexte ; le sévère ministre ne s’y laissa point tromper et jura que, dès le lendemain, l’enfant serait envoyé à l’école latine de la petite ville de Vixioe. La mère éclata en sanglots ; le père s’écria que les larmes n’y pouvaient rien ; et, quand le petit Charles rentra furtivement à la maison, il comprit que les dissensions et le chagrin y avaient pénétré par sa faute : il essaya de se justifier et de promettre à son père une obéissance aveugle pour l’avenir ; celui-ci resta inflexible. Il sortit en donnant ordre à la mère de préparer les hardes de son fils, qu’il conduirait lui-même dès le lendemain à Vixioe.

Quel déchirement pour la mère et pour l’enfant que cette brusque séparation ! La mère surtout ne pouvait se résoudre à se séparer de son fils bien-aimé. Depuis qu’elle l’avait porté neuf mois dans son sein et nourri de son lait, jamais elle ne l’avait quitté un seul jour.

» Non ! non ! cela était impossible, répétait-elle en couvrant de ses mains son visage inondé de larmes. »

Charles, désespéré de voir pleurer sa mère, étouffa sa propre douleur et essaya de lui donner du courage ; il lui disait :

» La ville où je vais est voisine ; nous nous verrons souvent ; puis je travaillerai bien et vite pour satisfaire mon père, et je reviendrai. »

Mais la mère pleurait toujours ; un seul jour de séparation lui était une grande angoisse. Cependant, sachant que son mari était inébranlable dans ses volontés, elle commença à préparer les effets de son fils dans une petite malle. Elle mit au fond ce bien-aimé et fatal herbier qui était la cause de leur séparation ; puis un peu d’argent en petite monnaie ; puis des confitures et des fruits secs : friandises du foyer que les mères se plaisent à donner aux enfants.

Quand le ministre rentra, la malle était faite ; et, voyant qu’on avait suivi ses ordres, il se montra un peu apaisé.

Le reste de la journée et la veillée s’écoulèrent sans querelles, mais bien tristement. Le père lisait sa Bible, comme à l’ordinaire ; les petites filles tricotaient, comme la veille, auprès de leur mère, ne faisant entendre que quelques soupirs étouffés ou quelques paroles entrecoupées. Quant à Charles, il était résigné et courbait la tête sur les thèmes latins qu’il traduisait.

L’heure du repos étant arrivée, on fit la prière en commun ; puis le fils ayant souhaité bonne nuit à son père, le père répliqua :

» Bonne nuit, mon fils ; demain nous partirons au petit jour pour Vexioe ! »

[Illustration : Nos voyageurs partirent en traîneau.]

L’enfant s’inclina en silence et en étouffant ses larmes.

Aussitôt que son mari dormit, la mère se glissa auprès du lit de son fils, à qui elle prodigua ses caresses et fit les plus vives recommandations sur sa santé. Ce furent là leurs véritables adieux ; car le lendemain le rigoureux ministre brusqua le départ.

Comme il faisait grand froid et que les routes étaient couvertes de glace, nos voyageurs partirent en traîneau. Cet exercice et le pays qu’il parcourait, en partie nouveau pour lui, finirent par distraire le petit Charles de son chagrin. Mais, quand il se trouva dans la ville, si triste et si morne, et surtout quand il fallut franchir les noires murailles de l’école latine[8], le pauvre enfant sentit son cœur défaillir.

[Note 8 : Institution protestante équivalant à nos petits séminaires.]

Son père le recommanda brièvement plutôt à la sévérité qu’aux soins du directeur de l’école, qui était son ami, puis il retourna à son village, ayant accompli, pensait-il, son devoir.

Le petit Charles se sentit d’abord comme perdu et abandonné ; mais l’intérêt et l’amitié qu’il trouva dans quelques écoliers de son âge lui rendirent le courage. Il résolut de travailler pour satisfaire son père ; et, tant que dura l’hiver, il s’appliqua avec ferveur aux études latines et théologiques. Quand le printemps parut, il sentit en lui comme un souffle orageux et tout-puissant qui l’emportait loin des murs de l’école à travers les vallées et les montagnes que commençait à couvrir une végétation naissante ; l’air qu’il respirait lui apportait les senteurs des fleurs et des herbes ; il était attiré invinciblement vers elles : son beau songe lui revenait ; il y voyait un emblème de sa destinée, et s’écriait, dans son angoisse présente :

» Non ! non ! Dieu ne m’a pas créé pour être un ministre protestant ! C’est d’une autre manière que je dois l’adorer et proclamer sa grandeur ! »

Il résista d’abord aux tentations de ses instincts invincibles ; mais, un jour que toute l’école sortit pour faire une promenade dans la campagne, il s’éloigna de ses camarades et se perdit au milieu des rochers dans une gorge tapissée de plantes grimpantes et de fleurs. Là, captivé par la nature, l’embrassant et la caressant comme il eût caressé sa mère, il oublia tout dans la contemplation des trésors qui s’offrirent à lui. La nuit le surprit remplissant ses poches et entassant sur sa poitrine les plantes qu’il avait recueillies. Arrêté dans sa recherche ardente par les ténèbres, il se souvint tout à coup de l’école et de sa discipline. Épouvanté de son oubli de la règle, il n’osa pas revenir sur ses pas et aller implorer le pardon du directeur : la nuit était venue. Agité, frissonnant et terrassé de fatigue, il s’endormit dans un enfoncement du rocher tout couvert de mousse ; le lendemain, il fut découvert par un des domestiques de l’école et il y fut ramené comme vagabond.

[Illustration : Il s’éloigna de ses camarades et se perdit au milieu des rochers.]

Le directeur écrivit au père l’équipée du fils ; le père, le jugeant incorrigible et pervers, répondit au directeur qu’il voyait bien que son fils ne ferait jamais qu’un mauvais ministre de Dieu, mais que, pour le punir de sa rébellion à ses volontés, il l’humilierait en en faisant un ouvrier ; et il donnait des ordres pour qu’on le mît à l’instant même en apprentissage chez un cordonnier.

Le petit Charles était d’une nature douce et faible ; il ne résista pas et trouva même, au début, une sorte de satisfaction dans la demi-liberté que lui laissait sa nouvelle et étrange profession. Avant sa journée de travail manuel, il pouvait parcourir les champs, et le dimanche il s’y égarait en liberté. Le soir et durant la nuit, il classait les plantes et les fleurs qu’il avait récoltées et écrivait des dissertations sur chacune d’elles. Mais insensiblement ce double et incessant travail de l’esprit et du corps altéra sa santé. Puis, passer la journée avec des compagnons ignorants et grossiers lui était une rude épreuve. On le brusquait quand il restait silencieux ; on lui reprochait son orgueil, et parfois même on lui cherchait violemment querelle. Cette lutte, qu’il subissait contre la destinée, finit par le terrasser ; il tomba subitement malade, et le maître cordonnier, qui l’aimait comme un de ses meilleurs ouvriers, envoya chercher le plus habile médecin de la contrée.

C’était un très-savant homme qui se nommait Rothman ; quand il arriva auprès du lit du pauvre Charles, celui-ci avait une grosse fièvre et était pris d’un peu de délire. Le docteur ne voulut pas l’éveiller de son sommeil pénible et se mit à étudier en silence les symptômes de la maladie ; il découvrit une grande surexcitation de cerveau, et il se confirma dans son observation en voyant sur la petite table de l’apprenti ses herbiers et ses manuscrits ouverts ; il lut quelques pages de ceux-ci, puis tomba tout à coup dans une longue rêverie tout en tenant le pouls du malade, qui battait très-fort.

Charles continuait à dormir, mais d’un sommeil pénible et bruyant et comme si quelque cauchemar l’avait oppressé. Il faisait pourtant un beau rêve, plus glorieux peut-être que celui qu’il avait fait une nuit sous le toit de son père, mais il n’en éprouvait pas le même contentement : ce songe lui semblait une dérision de la destinée présente ; on raisonne parfois dans les rêves : il se voyait entouré de quatre hommes tout-puissants qui tenaient des sceptres et qui avaient des couronnes sur la tête ; à ces couronnes, à leurs armes et aux décorations qu’ils portaient, il reconnaissait dans ces hommes le roi de Suède, le roi de France, le roi d’Angleterre et le roi d’Espagne[9]. Tous quatre lui souriaient, répandaient à ses pieds des trésors et déposaient sur sa tête la couronne de la noblesse. Lui, ébloui, se débattait contre le vertige, et de là venait l’agitation de son sommeil.

[Note 9 : Ces quatre souverains comblèrent Linné d’honneurs.]

[Illustration : Vous serez un jour le premier naturaliste du monde]

Le bon docteur, plein d’anxiété, suivait toutes les phases de ce sommeil tourmenté, enfin il fit boire un calmant au malade, dont la respiration se détendit et qui bientôt s’éveilla sans effort. La fièvre cessa, grâce aux soins assidus du médecin compatissant qui s’était pris pour le pauvre ouvrier d’une grande amitié ; aussitôt qu’il fut convalescent, il lui prêta les ouvrages de Tournefort, un de nos célèbres naturalistes français, et comme Charles se récriait d’admiration en en parlant au docteur :

— Vous surpasserez un jour sa renommée, s’écria celui-ci.

— Oh ! que me dites-vous là ! répondit l’enfant.

— Je dis, mon jeune ami, que j’ai lu vos cahiers, parcouru vos herbiers, et que vous serez un jour le premier naturaliste du monde. »

Charles le regarda d’un air de doute et de tristesse :

» Ne me raillez-vous pas ? lui dit-il.

— Moi ! répliqua avec feu l’excellent docteur Rothman ; mais que pensez-vous là ? je vous emmène avec moi, vous allez finir librement vos études à l’université de Lund, et avant peu, j’en suis sûr, vous serez professeur vous-même. »

La prédiction du bon docteur s’accomplit ; à quelques années de là, la chaire de botanique de l’université d’Upsal retentissait du merveilleux enseignement du jeune professeur Charles Linné !