Enfance (trad. Bienstock)/Chapitre 13

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
L'Enfance, L'AdolescenceStockŒuvres complètes, volume 1 (p. 70-76).
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XIII


NATALIA SAVICHNA


Au milieu du siècle dernier, dans les ruelles du village de Khabarovka, courait, en haillons, pieds nus, mais toujours gaie, forte et les joues rouges, une fillette, Natachka[1]. Pour les services de son père, le joueur de clarinette Sava, mon grand père accéda à sa demande et prit Natachka en haut, chez lui, où elle fit partie de la domesticité féminine de ma grand’mère. Natachka devenue femme de chambre se distingua dans cette fonction par la douceur de son caractère et par son zèle. Quand naquit ma mère, et qu’il fallut avoir une bonne, Natachka fut choisie. Dans ce nouveau rôle, elle sut mériter des éloges et des récompenses pour son activité, sa fidélité et son dévouement à la jeune maîtresse. Mais la tête poudrée et les souliers à boucle du maître d’hôtel Foka, que son service mettait en fréquentes relations avec Natalia, captivèrent son cœur fruste et aimant. Elle se décida même à aller chez mon grand-père pour lui demander la permission d’épouser Foka. Mais grand-père accueillit son désir comme une ingratitude, se fâcha, et pour punir Natalia, il la renvoya comme fille de basse-cour dans un village des steppes.

Cependant, six mois plus tard, puisque personne ne pouvait remplacer Natalia, elle revenait à la maison et reprenait ses anciennes fonctions.

En arrivant d’exil en haillons, elle s’était rendue chez mon grand-père, s’était jetée à ses pieds et l’avait prié de lui rendre sa faveur et sa bienveillance et d’oublier un moment de folie qui, jurait-elle, ne reviendrait plus. Et en effet, elle tint parole.

De ce jour Natachka devint Natalia Savichna et se coiffa d’un bonnet : et elle reporta sur sa jeune maîtresse toute la somme d’amour qui était concentrée en elle.

Quand une gouvernante prit sa place près de maman, Natalia reçut les clefs de la réserve et on lui confia le linge et les provisions. Dans ses nouvelles fonctions, elle apporta le même zèle et le même dévouement. Elle ne vivait que pour les intérêts des maîtres, partout elle voyait le gaspillage, le vol, les dépenses, et, par tous les moyens, elle s’efforçait de les empêcher.

Quand maman se maria, pour récompenser et remercier Natalia Savichna de ses vingt années de service et de dévouement, elle l’appela chez elle, et, en lui exprimant, dans les termes les plus élogieux, tout son attachement et son affection, elle lui remit un papier timbré contenant l’acte d’affranchissement en sa faveur et ajouta qu’elle recevrait une pension annuelle de 300 roubles, qu’elle continuât ou non à servir dans la maison. Natalia Savichna écouta tout cela en silence puis, prenant l’acte dans ses mains, elle le regarda très méchamment, marmonna quelque chose entre ses dents et sortit de la chambre en frappant la porte. Ne comprenant pas la cause de cette étrange conduite, peu après, maman pénétrait dans la chambre de Natalia Savichna.

Celle-ci était assise sur un coffre, les yeux pleins de larmes, elle roulait son mouchoir entre ses doigts et regardait fixement les petits morceaux de l’acte d’affranchissement jetés sur le parquet.

— Qu’avez-vous, ma colombe, Natalia Savichna ? — demanda maman, en lui prenant la main.

— Rien, petite mère — répondit-elle : — je vous ai sans doute déplu en quelque chose que vous me chassez… C’est bon, je m’en irai.

Elle retira sa main, et retenant à grand’peine ses larmes, voulut sortir de la chambre. Maman la retint, l’embrassa et toutes deux pleurèrent.

Aussi loin que remontent mes souvenirs, je me rappelle Natalia Savichna, son affection, ses caresses, seulement maintenant je puis les apprécier, mais dans ce temps, je n’avais pas la moindre idée de la créature rare et excellente qu’était cette vieille.

Non seulement elle ne parlait jamais d’elle, mais elle semblait ne pas penser à soi : toute sa vie était amour et abnégation. J’étais si habitué à son affection tendre, désintéressée envers nous, que je ne m’imaginais même pas qu’il pût en être autrement, je ne lui en étais nullement reconnaissant, et jamais je ne me posais la question : et elle, est-elle contente, heureuse ?

Parfois, sous un prétexte futile, je courais de la classe dans sa chambre, je m’asseyais et je rêvais, tout haut, nullement gêné de sa présence.

Elle était toujours occupée : ou elle tricotait un bas, ou elle fouillait dans les coffres qui emplissaient sa chambre, ou elle inscrivait le linge, tout en écoutant les bêtises que je racontais : « comment, quand je serai général, j’épouserai une femme d’une beauté remarquable, j’achèterai un cheval bai, je bâtirai une maison de cristal, et je ferai venir de Saxe les parents de Karl Ivanovitch, » etc. Elle ajoutait : « Oui, oui, mon petit père, oui. » Ordinairement, quand je me levais et voulais m’en aller, elle ouvrait un coffret bleu-ciel, où étaient collés, à l’intérieur du couvercle, comme je me le rappelle encore, l’image coloriée d’un hussard, provenant d’un pot de pommade, et un dessin de Volodia, elle en retirait une pastille odorante, l’allumait et en l’agitant disait :

— Ça, petit père, c’est la cassolette du temps d’Otchakov. Quand feu votre grand-père — que Dieu le garde ! — est allé se battre contre les Turcs alors, il a rapporté cela de là-bas… Voilà, ce petit morceau, c’est le dernier qui reste — ajoutait-elle avec un soupir.

Dans les coffres dont sa chambre était pleine, il y avait absolument de tout. Avait-on besoin de n’importe quoi, on disait toujours : « Il faut le demander à Natalia Savichna » et en effet, en fouillant un peu, elle trouvait l’objet demandé et disait : « Voilà, j’ai bien fait de le serrer. » Dans ces coffres, il y avait des milliers d’objets dont personne, sauf elle, ne soupçonnait l’existence.

Une fois, je me fâchai contre elle. Voici en quelle circonstance. Pendant le dîner, en me versant du kvass[2] je laissai tomber la carafe et inondai la nappe.

— Appelez Natalia Savichna, pour qu’elle soit contente de son préféré — dit maman.

Natalia Savichna entra, et apercevant le dégât que j’avais causé, elle hocha la tête ; ensuite, maman lui parla à l’oreille, et en me menaçant d’un geste, elle sortit.

Après le dîner, dans la disposition d’esprit la plus gaie, en gambadant, j’entrais au salon quand tout à coup, derrière la porte, surgit Natalia Savichna, qui, la nappe à la main, m’attrapa et malgré ma résistance désespérée, me frotta la figure, avec la partie mouillée, en répétant : « Ne salis pas les nappes, ne salis pas les nappes ! » J’en fus tellement outragé que je poussai des cris de rage.

« Comment ! » disais-je en moi-même en marchant dans le salon, et en m’engouant de mes larmes — « Natalia Savichna, tout simplement Natalia, me tutoie et encore me frappe le visage avec la nappe mouillée, comme si j’étais un fils de serf. Non, c’est horrible ! »

Quand Natalia Savichna vit que je pleurais, elle s’enfuit aussitôt, et moi, en continuant à marcher, je songeais au moyen de venger l’injure que venait de me faire l’audacieuse Natalia.

Au bout de quelques minutes, Natalia Savichna revenait, s’approchait de moi timidement et commençait à me consoler.

— Assez, mon petit père, ne pleurez pas… pardonnez-moi… sotte, je suis coupable… vous me pardonnez déjà, ma colombe… Voici pour vous.

Elle tira de dessous son châle un cornet de papier rouge dans lequel étaient deux caramels et une figue sèche, et d’une main tremblante, me le tendit. Je n’eus pas le courage de regarder la bonne vieille, en me détournant je pris le cadeau, et mes larmes coulèrent plus abondantes, mais ce n’étaient plus des larmes de rage, mais des larmes de tendresse et de honte.

  1. Diminutif populaire de Natalia.
  2. Boisson fermentée à base de pain ou de pommes.