Endehors/La grande Coupable

Chamuel (p. 176-180).


La grande Coupable


L’épilogue est connu, rien ne reste dans l’ombre, empêchant de saisir l’ensemble : par delà l’égarement d’une femme, le crime d’une Éducation.

Les échos nous viennent d’Algérie : l’épouse a voulu supprimer le mari, pour être « sans honte » à l’amant. Le dessein a échoué. Le mari désintoxiqué est actuellement de retour à la santé. L’amant complice s’est tué. Une petite fille très chérie est morte, enlevant à la mère le dernier espoir d’amour. Enfin l’esseulée, courbée sous le verdict d’une cour d’assises, s’est évadée dans la mort.

Trois cadavres ! L’empoisonneuse d’Aïn Fezza devenue l’empoisonnée d’Oran.

Mais le fait n’est rien, la cause latente est tout : en lisant les mémoires de Mme Weiss, à chaque page, elle transparaît cette cause.

Il y a dans ces feuillets, écrits à la prison ou à l’hôpital, plus qu’une tentative d’autobiographie ; on y voit, se dégageant en clarté fauve, une non exceptionnelle psychologie de femme.


Par l’aperçu qu’elle en donne, dès l’âge de jeune fille, on sent comment cette existence s’orientait, semblablement à celle de tant d’autres femmes qui n’ont pas encore empoisonné leur mari…

On trouve là une synthèse d’éducation féminine, éducation qui n’a rien de sentimental.

Mme Weiss raconte ses années de pensionnat à Nice, alors qu’avec quelques compagnes préférées, qui n’ont du reste nullement fait parler d’elles — jusqu’ici, elle se jouait « des malheureux potaches qui se laissaient aller à des œillades timides et devenaient aussitôt la proie commune ; ridiculisés qu’ils étaient, chantés en vers et en musique, caricaturés de face et de profil. »

Et toute la ville y passait, « toutes les figures connues à Nice étaient surnommées, étiquetées, classées dans notre galerie. »

L’auteur appelle cela les meilleurs instants de sa vie… les plus beaux jours peut-être ! Comme c’est loin des émotions naïves marquant les plus beaux jours d’antan ! Comme c’est loin du charme mystique de la première communion, loin de la révélation des premiers baisers d’amour !

Puis, le mariage sans affection ; l’amant pris pour passer le temps. Bientôt la tourmente des exaltations — roman, névrose et anémie. Enfin le crime ourdi découvert, l’amant payant de sa vie, et la femme rejetant sur lui, telle une créature de Pranzini ou de Prado, toute l’horreur des machinations et s’écriant en un regret : « Serai-je seule à expier ce que nous avons été deux à commettre ? »

C’est désarmant.

Les pages les mieux venues sont celles où la femme s’apitoie avec des larmes sur elle-même. Un premier janvier, elle souffre plus que de coutume, elle a mal, « mal d’être seule quand tout le monde est en joie », elle a soif d’un peu de tendresse, et, à la place de son amant mort, en incidente navrante, elle songe à son mari : « mais Jean pense-t-il à elle maintenant ? »

S’il voulait…

Et malgré le coloris d’évocations dans lesquelles revit l’enfant disparu, « petit corps rigide qui, tout nu, est cloué dans une boîte et enfoncé sous la terre, cette terre qui doit être toute humide, toute détrempée », malgré des grâces et les larmes, ces mémoires s’effeuillent reflétant cette Éducation, fleurie de passe-temps frivoles et de grimpantes cruautés.


L’empoisonneuse, l’empoisonnée n’est que Résultante irresponsable — elle est victime.

La grande Coupable, c’est la Société avec son enseignement et ses conventions, avec ses lois antihumaines, avec ses geôles et son mariage !…

Ce mariage qui faisait que Madame Jean — Amante Pierre — était l’esclave enchaînée.

La grande Coupable, c’est la Société avec sa féroce logique, incitant à tous les crimes par respect pour les préjugés.