Encyclopédie moderne/ou Bibliothèque, 2e éd., 1841/Abus (politique)

ABUS. (Politique.) L’abus est le mauvais usage que l’on fait d’une chose d’ailleurs bonne, vraie ou utile. Les peuples ont souvent dû leur bonheur à la religion, à la royauté, à la liberté, à la noblesse même ; souvent aussi les abus de ces choses ont produit le fanatisme, la tyrannie, la licence populaire, et l’oppression féodale.

Les peuples ont souvent dû leur bonheur à la religion, à la royauté, à la liberté, à la noblesse même ; souvent aussi les abus de ces choses ont produit le fanatisme, la tyrannie, la licence populaire, et l’oppression féodale.

La conservation des institutions humaines, sages dans leur origine, ne put être confiée qu’à des hommes sujets comme tous les autres aux passions, aux erreurs, et dont l’intérêt privé ne fut pas toujours d’accord avec l’intérêt général. De là, l’abus de la force ; dans l’ordre social, l’abus de tout ce que le genre humain avait fondé pour assurer sa conservation et son bonheur.

Un gouvernement imposé aux hommes au nom des dieux dut leur paraître sublime. Ils s’inclinèrent avec respect devant l’interprète de cette puissance invisible qui gouverne l’univers. Le druide inspiré les trouva dévoués et dociles. Prêtre, son pouvoir était grand ; homme, son ambition n’était point satisfaite. Il appela à son secours la superstition et le fanatisme ; on le prit lui-même pour un dieu. Pour persuader les hommes, il ne pouvait créer la vie, mais il pouvait donner la mort ; et, mêlées à de vils animaux, des victimes humaines, frappées du couteau sacré, vinrent ensanglanter les autels.

Seuls ils avaient gouverné les hommes, mais des chefs guerriers et des rois voulurent gouverner à leur tour. Il fallut faire alliance et partager le pouvoir. Les rois dirent aux prêtres : Annoncez les dieux aux peuples, et nous vous donnerons une part des dépouilles. Les prêtres répondirent aux rois : Partagez avec nous, et nous dirons aux peuples que les dieux ont fait les rois.

D’autres prêtres, en annonçant d’autres dieux, tinrent le même langage, car ils avaient le même intérêt.

Mais pourquoi, dans les temps modernes, une religion véritable et sainte a-t-elle dû éprouver aussi la cupidité de quelques hommes ? L’intolérance, la superstition, le fanatisme, ont tenté de travestir la pureté de la morale évangélique. On sait ce que Charlemagne, Philippe-Auguste, saint Louis et Philipjpe-Ie-Bel ont fait pour réprimer les abus du clergé. « Vous n’avez pas le droit, écrivait au dernier de ces rois l’orgueilleux Boniface VIII, de conférer des bénéfices, car vous nous êtes aussi soumis pour le temporel ; et ceux qui croiront autrement seront réputés hérétiques. » — « Nous en avons le droit, répondit Philippe, et ceux qui


croiront autrement seront réputés fous et insensés. »

Tantôt le zèle religieux fait exterminer tous les juifs de l’Alsace ; en vain Louis de Bavière veut les protéger, sa dévote épouse lui fait servir de la viande un jour de jeûne. « Puisque les juifs sont vos frères, lui dit-elle avec indignation, vivez comme les juifs sans respect pour les lois de l’église. » — « Tantôt, abusant de la faiblesse d’un jeune prince, on épouvante l’univers par l’horrible massacre de la Saint-Barthélemi.

Ici, Philippe-le-Long chasse les Israélites de France pour avoir empoisonné les fontaines publiques ; là, Louis XI, aussi superstitieux que cruel, passe un contrat avec la vierge Marie, au sujet du droit et du titre de foi et hommage du comté de Boulogne.

Quel rapport peuvent avoir ces horreurs avec les principes de l’Évangile et la morale de Jésus-Christ ? Et si l’on abuse à ce point des choses les plus sacrées, de quoi n’abusera-t-on pas sur la terre ?

Princes et nobles ont-ils fait mieux ? Il fut un temps à Rome où avec de l’or on se faisait empereur ; qu’était l’autorité du sénat, et celle du peuple lui-même, lorsqu’un seul homme, dont les largesses avaient séduit le soldat, était à la fois tribun, proconsul, censeur, grand pontife et consul, s’il le voulait encore ? Lorsque, pouvant à lui seul accuser, juger, faire traîner au supplice l’innocent et le coupable, il s’embarrassait peu que sa puissance parût injuste et oppressive ?

Sage et économe, un empereur redoutait les soldats avides qui juraient sa mort et désignaient son successeur parmi les plus riches. Oppresseur et cruel, les conspirations, les arrêts du sénat le menaçaient à toute heure. Un tel état de choses troublait Rome et ne cessait d’épouvanter l’univers.

L’or et la corruption avaient aussi perdu la Grèce, et depuis long-temps la tribune de Démosthène n’était occupée que par les lâches flatteurs des tyrans. En France, depuis le supplice de Brunehaut, les maires avaient gouverné sous les rois, mais la famille des Pépin s’éleva, et les princes furent esclaves. La seconde race tendit à détruire ce pouvoir immense usurpé par les maires, et à réduire ces grands vassaux trop indépendants du trône ; mais, dans ces débats, rien ne fut fait pour la nation, et elle parut seule rester neutre dans sa propre cause. Longtemps elle ignora à qui resterait le pouvoir, mais elle n’était que trop sûre d’être opprimée par le vainqueur, quel qu’il fût.

C’était de bonne foi qu’un roi considérait alors son peuple comme une propriété dont il pouvait user et abuser à son gré ; et l’ordre de succession sembla toujours établi moins dans l’intérêt de l’état que pour la seule commodité de la famille régnante. (Montesq.)

Le prince, accoutumé aux abus, dédaigna même souvent jusqu’aux plus simples formalités de la loi, non qu’elles lui parussent dangereuses, mais parce qu’il les croyait indifférentes. Le jugement des Guises eût épouvanté la ligue ; leur mort ne fut considérée que comme un assassinat, et leur parti en fut fortifié, comme celui des protestants par la mort de Coligny.

Cependant le peuple, étranger à ces grandes querelles entre les rois et les nobles, était sans cesse invoqué par les uns et par les autres. C’était à lui


que s’adressait le duc de Berry lorsque, l’appelant au secours des gentilshommes armés contre Louis XI, il reprochait, dans ses manifestes, au roi son frère d’avoir des ministres, qui « forçaient les tribunaux à juger non selon la justice, mais selon leurs volontés. » Le peuple sentit que ces reproches étaient fondés, mais il sentit aussi qu’un maître était plus supportable que cent maîtres, et il prêta son appui au roi, qui terrassa et humilia ses ennemis.

Les abus de toute espèce, dont je ne rappelle qu’un petit nombre, devaient un jour frapper la multitude éclairée. Quand le moment fut venu, elle jeta un regard en arrière, et se demanda quel était le sort de l’Europe depuis onze siècles. Elle vit cette belle partie du monde écrasée par l’empire romain, déchirée par les barbares, dévastée par les Normands, en proie à l’anarchie des fiefs, aux malheurs des croisades, aux querelles sanglantes des prêtres, des rois et des orgueilleux patriciens, enfin, opprimée par une foule de despotes subalternes, changeant de maîtres sans changer de sort, et désolée également par la torche du fanatisme et le fer des guerriers ambitieux. Dès lors on a osé parler de lois et de réformes. Le mot de liberté a retenti dans les airs. L’Angleterre la première a déclaré la guerre aux abus, et elle a abusé de ce qu’elle venait de conquérir. L’anarchie et Cromwel, qui lui a succédé, se sont chargés du soin de la punir. Cette leçon devait servir à la France. Une révolution a eu lieu. C’était encore les abus qu’il fallait détruire, et le peuple a encore abusé de ses droits et de sa liberté.

Cependant quel temps fut plus favorable pour la raison et la philosophie ? Le fanatisme avait cessé, la superstition était éteinte ; plusieurs rois tendaient aux peuples une main magnanime, et leur disaient eux-mêmes : « Vous » avez aussi des droits. » La noblesse, impuissante et désarmée, ne pouvait plus nuire. On n’a point été satisfait. Ce qu’on devait obtenir par la justice, on a voulu le conquérir par la force. Sous prétexte de poser des limites au pouvoir, le peuple a pris un pouvoir sans limites.

Puisqu’il est vrai que l’exemple de l’histoire ne nous a point servi, profitons du moins de notre propre expérience. Sachons bien, et gardons-nous d’oublier, qu’un mal quelconque n’est pas plus à craindre qu’un bien dont on abuse. Certes la religion, si consolante et si douce au cœur des hommes ; la royauté, maintenue dans les limites qu’impose le bien public, protégeant tous les citoyens et n’opprimant personne ; la noblesse, servant d’intermédiaire entre le trône et le peuple, assez forte pour comprimer l’arbitraire, et trop faible pour tyranniser à son tour : toutes ces choses non seulement sont compatibles avec le bonheur des nations, mais peuvent encore fonder leur repos et assurer leur puissance. Mais j’ai dit ce qu’il en avait été jusqu’à notre temps ; j’ai dit aussi où conduisait l’abus des forces populaires. Que faut-il en conclure ? que même dans tout ce qui est juste et bon la modération est nécessaire. Nous sommes à l’époque du patriotisme et de la philosophie. Ces deux vertus ont aussi leurs abus. La première peut conduire à l’égoïsme national, qui n’attache à la patrie qu’en isolant du reste de l’humanité ; l’autre ennemie de l’intolérance, doit se garder de l’imiter dans ses fureurs, et se rappeler sans cesse que certains hommes, s’ils ne sont pas plus que les autres, sont du moins autant qu’eux et ont droit aux mêmes égards. Sachons être fermes pour réclamer nos droits ; mais sachons être modérés en les exerçant. Quoi qu’en disent les fanatiques de tous les partis et de toutes les sectes, la modération est forte et puissante, car son empire peut être éternel, quand celui des passions est inconstant et passager comme elles. Défions-nous des hommes, et demandons des institutions ; car les hommes ont des caprices, et les choses n’en ont pas. Puis, avec le passé, léguons le présent à la postérité, et disons-lui : Si les hommes furent malheureux, c’est qu’ils abusèrent de tout. Ne souffrez pas que d’autres abusent, et Vous-mêmes n’abusez de rien. Courtin.

Abus (appel comme d’)/]]" auteur="Eustache-Marie Courtin" />