Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Célèbre & célébrité

Panckoucke (1p. 99-100).

CE

CÉLÈBRE & CÉLÉBRITÉ. La célébrité est différente de la réputation, ou plutôt en est le complément ; car la réputation précède la célébrité, quoiqu’elle n’atteigne pas toujours le degré éminent qu’exprime le mot célébrité. Dans les Arts, les genres qui ne sont pas regardés comme les premiers, ont droit à ce qu’on appelle la réputation ; ils en ont moins à la célébrité. Raphaël sera célèbre, tant que l’Art de la Peinture existera dans nos sociétés instruites : une infinité d’Artistes très-estimables, & qui ont fait des chefs-d’œuvres dans des genres moins élevés, ont joui d’une réputation méritée, qui se conserve, tant que leurs ouvrages existent ; mais qui ne produit point cette célébrité dont jouit encore Apelles, & qui subsiste si long-tems, même après la destruction de ses ouvrages. La célébrité dans les Arts est donc le dégré éminent de la réputation, & ce qu’on nomme renommée est comme le retentissement des voix nombreuses & successives qui proclament la célébrité d’un Artiste, d’après le sentiment & le jugement de plusieurs siécles.

Je parlerai de la considération, qui est différente de la réputation, de la célébrité & de la renommée.

Lorsque le desir de la célébrité provient dans un Artiste d’un sentiment pur dont il a été doué


par la Nature, lorsque ce sentiment est celui des beautés que lui offrent les objets soumis à son Art. Lorsqu’un penchant vif & suivi de les imiter produit en lui une certaine assurance d’y réussir, avec la supériorité capable de fixer une attention générale, & d’obtenir des succès, rien n’est mieux mérité que cette célébrité, s’il l’obtient, & rien n’est répréhensible dans le desir de l’acquérir ; mais lorsque le desir de la célébrité a pour base les prétentions de l’esprit, & qu’il n’est à proprement parler, que l’effet de la vanité, de l’amour-propre, de la satisfaction qu’on se promet de l’emporter, ne fût-ce que dans l’opinion, sur ceux qui peuvent avoir des droits à la même distinction, alors le desir de la célébrité expose l’Artiste à éprouver plus de peine qu’elle ne peut bien réellement lui donner de satisfaction ; alors la célébrité occasionne le plus souvent des contradictions & des mortifications, contre lesquelles il faut combattre sans cesse, & qu’on ne surmonte pas toujours. Enfin la célébrité de ce genre obtenue par tous les moyens qui on se permet, & dont il est un assez grand nombre qu’on hésiteroit d’avouer, ou qu’on doit rougir de se permettre, s’altère, s’évanouit & doit faire aisément prévoir qu’elle n’aura pas une longue durée, dès que celui qui se l’est acquise à tant de frais ne pourra plus les redoubler pour la conserver.

Il est donc une célébrité à laquelle l’Artiste le plus modeste peut & doit aspirer, sans que ce désir puisse altérer la vertueuse simplicité de son ame ; mais aussi ne doit-il travailler à l’acquérir que dans la solitude de l’atelier, par des travaux que troubleroient les soins étrangers à son Art, qu’il se permettroit d’employer. L’Artiste vraiment estimable ne doit donc considérer, lorsqu’il se prête au desir & à l’espoir d’une noble célébrité, que la perfection de ses travaux & non l’humiliation de ceux qui courent la même carrière. Si leur souvenir s’offre à lui, il doit penser qu’ils peuvent acquérir de la célébrité, sans qu’elle nuise à celle à laquelle il aspire. Son esprit ne s’occupe pas à penser si l’artifice, les soins, les discours, les démarches pourroient lui donner quelqu’avantage sur eux, & lui faire attribuer cette célébrité, avant qu’il l’eût bien méritée. Il pense que le tems qu’il emploieroit à faire usage de ces moyens seroit perdu, pour ce qu’il doit à ses études, & qu’au fond, pourvu qu’en ne négligeant rien de ce qui est essentiel, il réussisse à approcher des perfections de l’Art, auquel son penchant l’a fixé ; quand il n’obtiendroit pas la célébrité à laquelle il auroit des droits, le juste sentiment de son ame, le dédommageroit de ce qui peut lui être refusé. Et souvent devroit-il penser encore que peut-être il n’a pas approché autant de la perfection qu’on est en droit de l’exiger de lui.

Mais s’il arrivoit que l’Artiste dont je parle livrât son cœur à un sentiment de chagrin, fondé sur ce qu’il croiroit s’appercevoir que la Nature lui a refusé les avantages qu’il croyoit trouver en lui ; c’est alors qu’il est bon de l’engager à fixer sur ce qu’on nomme célébrité, des regards absolument philosophiques, & dégagés de toute illusion. Qu’il se dise donc dans cette circonstance : la célébrité est le résultat de l’opinion d’un nombre d’hommes assez grand pour que cette opinion soit connue, répandue, & qu’elle paroisse stable & à l’abri des opinions contraires. Mais l’opinion d’un nombre d’hommes est-elle assez juste ? est-elle motivée assez solidement pour former une convention durable ? cette convention peut elle être invariable ? peut-on être certain qu’elle passera de génération en génération ? il en est des exemples, dira-t-on. Oui, quelques célébrités se sont soutenues contre la mobilité des esprits, contre les révolutions des tems, contre celles que les choses éprouvent & font partager aux opinions, enfin contre les préjugés qui s’établissent & se succèdent sans cesse parmi les hommes ; mais il est une vérité incontestable, c’est que ce nombre de célébrités acquises diminue de siécle en siécle, de lustre en lustre ; enfin d’autant plus que l’on suppose des époques successives plus éloignées les unes des autres. Si l’on considére d’une autre part les modifications de la célébrité, sur-tout de celle qui est attachée aux talens & aux Arts, relativement aux lieux où elle peut pénétrer, n’est-elle pas bornée aux grandes sociétés civilisées & éclairées, qui ne forment qu’une très-petite partie des sociétés humaines ? Dans les sociétés éclairées même, la célébrité dont je parle existe-t-elle autre part que dans les grandes Villes dans lesquelles il s’est formé des corps voués à s’instruire & à instruire les autres ? cette célébrité enfin existe-t-elle dans cette immensité de petites villes, de bourgs, de villages, de campagnes, dans lesquelles les Arts eux-mêmes sont à peine connus de nom ? cependant comme il pourroit résulter de ces réflexions sevères un découragement contraire au progrès des connoissances, & à quelques parties des satisfactions humaines, que l’Artiste digne de la célébrité, par le sentiment qu’il a de la nature de ses facultés intelligentes, & des efforts dont il est capable pour imiter les perfections qui le charment, soit convaincu que plus il en approche, en conservant la pureté d’intention que je lui ai supposée, plus il a droit de s’apprécier lui-même & de jouir, sinon d’une célébrité acquise, au moins d’une célébrité méritée, & sur-tout d’une satisfaction habituelle qui contribue à son bonheur ; qu’il se livre sans scrupule à ce plaisir de penser qu’il ne peut manquer d’obtenir un jour la célébrité qui lui appartient, & que cette idée, qui ne tient point à la vanité, mais à une conscience noble & pure de ce qu’il est, le dédommage de la marche tardive de cette célébrité, & l’empêche sur-tout de faire des réflexions contraires


à sa tranquillité sur les célébrités éphémères que les hommes n’accordent légèrement, que pour se conserver un droit plus absolu de se rétracter, & d’ôter quelquefois par une seconde injustice à ceux qui se sont rendus ses victimes, plus qu’ils ne leur avoient accordé.