Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Bienséance

Panckoucke (1p. 76-77).
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BIENSÉANCE, (subst. fém.) La bienséance en Peinture & dans tous les Beaux-Arts, fait partie de ce qu’on doit entendre plus généralement par le mot convenance.

La conformité au costume est pour les Peintres une loi de convenance, & cette loi n’a que des rapports particuliers aux idées que nous avons de la bienséance. Je ne parlerai donc ici que de ce qui appartient plus particulièrement à la bien-


séance, & je m’étendrai davantage au mot Convenance.

Ce qui sied bien est l’idée primitive du mot dont il est question dans cet article. Ce terme n’emportoit pas vraisemblablement, lorsqu’on a commencé à s’en servir, autant d’importance qu’on lui en a donné depuis. En effet, dans la signification qu’il a aujourd’hui, il exprime un devoir, & les idées de ce devoir se joignent à celles de la pudeur, de la modestie, de la sagesse & de la raison.

On appelle mal-séant non-seulement ce qui nous va mal, relativement à notre âge, à notre état ou à notre figure ; mais la mal-séance s’étend encore plus souvent aux démarches, aux discours, aux gestes, aux actions qui nous déparent. La bienséance tient, par des rapports qu’il est facile de sentir, à la modestie, à l’honnêteté ; & si nous en appliquons les idées à la Peinture, elle étend ses droits non-seulement sur la nature des ouvrages dont s’occupe l’Artiste, sur la place & la personne pour lesquels ils sont destinés, mais encore sur les relations des mœurs mêmes de l’Artiste avec ses occupations.

La bienséance générale, par rapport à la nature des ouvrages de Peinture, exige qu’ils ne blessent pas les mœurs publiques. C’est une relation de l’Art avec la Nature, & de la Nature avec nous.

La bienséance, par rapport à l’Artiste, suppose que sa profession, susceptible d’une considération qu’on lui accorde lorsqu’il s’y distingue, est, par réciprocité, assujettie à des devoirs relatifs aux mœurs publiques qui ne doivent point être blessées, comme je l’ai dit, dans ses productions. L’attention publique que s’acquiert l’Artiste, en exerçant son Art avec la bienséance qui fait partie de ses succès, va jusqu’à souhaiter que ses mœurs n’altèrent point la considération qu’on est disposé à lui accorder. Un principe social dont la verité est démontrée, c’est que les hommes, dont les occupations ou les fonctions fixent les regards de la société où ils vivent, sont tenus d’honorer leur état, par les vertus, & les bienséances qui y ont le plus de rapport.

Mais une prérogative distinctive que les Artistes doivent à la nature de leurs occupations, c’est que les Arts portent ceux qui les exercent à une élévation habituelle & sensible, par les méditations qui leur sont nécessaires, par la solitude, ou du moins la retraite où ils les entraînent & par les idées de perfections dont ils sont obligés de se nourrir sans cesse.

Aussi peut-on présumer qu’une république d’Artistes, n éléveroit pas de monumens aux vices, & à la barbarie, On a droit de croire, par les sentimens dont on voit la plupart d’entr’eux animés, & souvent avec enthousiasme, que ce seroit toujours, de préférence, les actions éclatantes de vertu, la grandeur de l’ame, la sensibilité qui inspireroient leur pinceau, leur ciseau & leur burin. Mais si les Artistes en corps sont républicains & vertueux par l’effet de la libéralité attachée aux Beaux-Arts, il n’est que trop malheureusement vrai qu’individuellement ils sont plus ou moins esclaves des circonstances & de la nécessité d’attendre un prix de leurs travaux.

La bienséance, relative aux lieux & aux personnes à qui sont destinés les ouvrages, est une liaison d’idées de plusieurs vertus, avec les rangs les cultes & les individus qui font usage des ouvrages des Arts. D’où il résulte que certains tableaux peuvent, sans inconséquence, n’être pas regardés comme messéans ou contraires à la bienséance dans l’intérieur de la maison d’un homme du monde, & le paroître chez un ministre de la religion & de la justice ; que les Peintures employées pour orner un théâtre, une salle destinés à des jeux, ne sont pas astreints à une bienséance aussi sévère que celles qu’on emploie dans un temple ou dans un palais de justice.

Plusieurs nuances plus délicates de ces bienséances combinées n’ont peut-être pas, dans nos mœurs présentes, de lignes de démarcation bien précises ; mais dans les doutes qu’on peut élever sur ces limites, il est un Tribunal qui juge sévérement, même dans les sociétés relâchées. C’est celui du public, lorsqu’il s’explique ouvertement sur les objets des grandes convenances : en effet, il se rapproche toujours le plus qu’il lui est possible de la raison, par l’effet d’un pouvoir auquel il est comme forcé de se soumettre. C’est ce Juge souverain qui condamne ce qui blesse les mœurs, même lorsqu’elles sont corrompues ; c’est lui qui juge sévérement une comédie immorale, quelque mérite qu’elle ait, d’ailleurs, un roman licentieux, quelque art & quelque grace qu’ait employé l’Auteur pour corrompre. C’est cette voix publique qui tourne en ridicule un boudoir orné de Peintures libres chez un Magistrat qui prononce une désapprobation, mêlée d’indignation, contre les ouvrages publics dans lesquels l’humanité, la bienfaisance, la juste tolérance sont blessées, dans laquelle la basse flatterie, l’audace des fanatismes & les excès d’orgueil attaquent les droits primitifs & généraux de l’humanité, pour flatter les passions ou les vices des Princes & des Ministres, d’après des circonstances passagères ou des apparences trompeuses ; & c’est ce qu’on a reproché plus d’une fois aux médailles, aux inscriptions, aux ouvrages de prose & sur-tout de poésie, aux statues enfin, & aux peintures dans lesquelles se trouvent blessées & outragées quelquefois les relations qui existeront toujours entre les hommes, celles qui existent de plus en plus entre les nations par l’effet des lumières répandues, & enfin celles des hommes & des nations


avec la postérité qui juge tout en dernier ressort & avec sévérité.

Le malheur des talens à cet égard, est d’être trop souvent asservis ou corrompus, parce que la nécessité & l’intérêt entrent dans les motifs de ceux qui les exercent ; & c’est par cette servitude qu’ils sont exposés à tous les genres de corruption ; ils le sont encore, à l’inconséquence même de leurs motifs personnels, car si l’on pouvoit faire une énumération de tous les ouvrages où les bienséances dont je viens de parler, ont été blessées ou violées par leurs Auteurs, pour retirer de cette infraction des avantages qu’envisageoient, l’intérêt ou la cupidité, on verroit combien ces viles passions ont été souvent trompées ; combien de Poësies, de Peintures, de monumens, d’éloges, de médailles, de ftes, d’apothéoses composées bassement pour obtenir des récompenses, n’ont été payées par ceux même pour qui elles étoient produites, que de mépris !

Artistes, on ne peut donc trop vous rappeller aux véritables bienséances, parce que indépendamment des droits que s’arroge le vil intérêt, votre imagination séconde, exercée, docile & souple, vous suggère trop aisément des moyens ingénieux de les enfreindre ; mais il est tant d’autres emplois de cette faculté créatrice, qui, d’accord avec les vertus & le plaisir, peuvent vous assurer une gloire durable, que la morale des bienséances ne doit pas vous paroître trop sévère.