Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Art

Panckoucke (1p. 31-39).
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ART, (subst. masc.) Les besoins physiques de première nécessité, produisent l’industrie, & l’industrie produit les Arts méchaniques.

Les besoins de l’esprit, dont les principaux sont l’ordre, la curiosité & le desir des vérités, produisent le perfectionnement de l’intelligence, & celle-ci produit les connoissances & les Arts scientifiques.

Les besoins du sentiment, c’est-à-dire, les épanchemens de l’ame & les communications qui sont naturelles, & deviennent de plus en plus nécessaires aux hommes rapprochés les uns des autres, créent ou s’approprient des langages, & ces langages sont les Arts libéraux. Voisà ce que comprend le nom général qui fait l’objet de cet article.

Les combinaisons & les divers progrès de ces trois sortes d’Arts, forment les différentes nuances de civilisation dont les hommes sont susceptibles, soit individuellement, soit collectivement, voilà ce qu’il est très-intéressant d’observer.

Les Arts Méchaniques établissent des rapports indispensables & conséquemment une civilisation nécessaire entre ceux qui éprouvent les besoins de première nécessité & ceux qui aident à les satisfaire. Cette nuance de civilisation domine dans le premier état des sociétés ; mais il seroit facile d’y observer aussi les germes & les ébauches des deux autres.

La civilisation s’opère également par le perfectionnement de l’intelligence, d’où naissent peu-à-peu les Arts de combinaison, de méditation & d’observation, nommés Arts scientifiques, dont l’effet est d’organiser de mieux en mieux les sociétés & les industries, en établissant les loix, les théories, & en découvrant ce que nous pouvons connoitre des mystères de la Nature.

Enfin, une sorte de civilisation également fondée dans l’essence de l’homme, est celle qui s’opère par les Arts libéraux, devenus, en se perfectionant, les langages des grandes institutions sociales & des sentimens individuels les plus intéressans.

L’homme, regardé comme individu, ou considéré comme société, est donc destiné à se civiliser autant qu’il est susceptible de l’être, par les trois sortes d’Arts que je viens de désigner, & sa civilisation est d’autant plus complette qu’ils sont plus ou moins bien combinés & dirigés pour contenter les besoins corporels, étendre les lumières de l’esprit & suffire aux satisfactions sentimentales.

Comme ces combinaisons ne sont jamais parfaites, comme elles varient sans cesse, les hommes & les sociétés semblent destinés à se balancer perpétuellement, dans les innombrables révolutions des temps, de la barbarie à la civilisation & de la civilisation à la barbarie.

Mais il résulte de ces élémens que les hommes, pour leur avantage, doivent contribuer au soutien & au perfctionnement des Arts.

Ce Dictionnaire est destiné spécialement à la Peinture : cependant sa perfection entraîne des rapports avec les autres talens libéraux, & exige le secours de plusieurs Arts méchaniques & scientifiques ; j’ai désigné ces différentes relations, suivant leur ordre, à la fin du Discours préliminaire.

D’autres rapports enfin ont pour bases les différentes manières dont tous les Beaux-Arts & par conséquent la Peinture, peuvent être envisagés par ceux qui les protègent, par ceux qui les exercent, & par ceux qui se contentent d’en jouir. C’est sur quoi je vais m’étendre.

Si leurs principes ou leurs opinions influent nécessairement sur l’objet à l’égard duquel je les envisage comme formant trois espèces de classes, il seroit utile que des notions élémentaires les aidassent à connoître, lorsqu’ils voudroient y avoir recours, comment ils peuvent favoriser les Arts & comment ils leur nuisent.

Ce Dictionnaire contient les élémens relatifs à ceux qui exercent la Peinture ; cependant, comme j’y ai adressé des observations aux deux autres classes, lorsque l’occasion s’en est presentée ; je vais hasarder encore dans cet article quelques notions qui les regardent directement.

Je commence par la plus distinguée, & rassuré par une intention pure, je n’appréhenderai pas que ceux qui la composent s’offensent, si je dis qu’ils ne reçoivent pas toujours dans leurs institutions, sur l’objet dont il s’agit, des idées assez justes, assez grandes, & par conséquent aussi convenables que le demanderoient l’intérêt des Arts & leur propre intérêt.

Les Arts libéraux, trop souvent regardés comme objets agréables, leur sont le plus ordinairement présentés sous cet unique aspect, & par conséquent dans un ordre beaucoup trop inférieur à celui qui leur appartient & à des connoissances plus importantes sans doute, mais dont l’importance n’a droit de rien ôter à la valeur des autres.

Mieux éclairés sur la nature & les destinations des Arts, ils reconnoîtroient facilement qu’aucun d’eux ne doit être considéré par les premiers de nos sociétés civilisées, uniquement comme objets d’agrément, & je crois ce principe d’autant mieux fondé que l’Art même dont traite cet Ouvrage,


paroît, comme je vais l’exposer, aussi indispensablement attaché que les autres, aux grands & importans objets dont j’ai déjà parlé dans le Discours préliminaire.

Si l’on parcourt, il est vrai, les différentes branches de talens dont la Peinture fait partie, on appercevra que les plus nobles destinations dont ils sont susceptibles étant plus négligées que dans les siècles où ils ont joui de toute leur gloire, les honorables titres dont ils étoient décorés, doivent paroître trop élevés pour la plupart des usages que nous en faisons, & que les genres subordonnés étant beaucoup plus employés de nos jours à ce qu’on qualifie d’agréable, qu’a toute autre destination, on a dû se restreindre à nommer agréables les Arts qu’on appelloit divins ; on a pu même se croire autorisé à les regarder, sous quelques rapports, comme Arts de luxe, comme Arts inutiles, & peut-être comme Arts pernicieux.

Mais l’abus des usages & des dénominations ne charge pas la nature des choses, quoiqu’il change les noms qu’on leur donne & les opinions qu’on en a, & malgré les préjugés, il sera facile encore, d’après quelques notions plus approfondies, que je vais offrir, de reconnoître les importantes destinations qui ont acquis aux Arts la noblesse & l’éclat dont ils ont joui, & que n’auroient pu leur mériter des usages uniquement agréables.

Si l’on parcourt ensuite tous les usages dont ils sont susceptibles, on verra qu’indépendamment, des objets de pur agrément, objets qui, soumis aux convenances, ne peuvent les dégrader, les branches les plus subordonnées de tous les Arts, & en particulier de ceux du Dessin, offrent encore des utilités si grandes à l’industrie, & par conséquent des avantages si importans pour le commerce & pour la richesse des Etats, qu’ils méritent une considération trop altérée de nos jours par des idées vagues & superficielles.

Revenons sur ces premières notions pour les développer davantage.

J’ai parlé au commencement de cet Ouvrage des cultes à l’occasion des Arts, la liaison de ces objets peut présenter quelque chose d’extraordinaire, d’idéal & d’incohérent. Si l’on ne considère pas que le premier & le plus respectable des cultes, le culte religieux lui-même ne pourroit tomber sous les sens, ne pourroit être que personnel, intérieur, & conséquemment dénué d’unanimité, sans le ministère des Arts libéraux, c’est-à-dire, le langage d’action ennobli qui, seul, exprime & inspire rapidement aux regards d’une multitude assemblée, les respects dûs à la plus sainte des institutions ; l’Eloquence sentimentale qui instruit, exhorte, touche & console ; la Poësie & le Chant qui, en exaltant, d’après les inspirations de l’ame, la reconnoissance, les desirs, les vœux & tous leurs différens accens, les élèvent vers les cieux, les font entendre, les communiquent à un grand nombre d’hommes assemblés, & les leur font adopter, si l’on peut parler ainsi, à l’unisson ; par l’Architecture, qui donne lieu de réunir convenablement les hommes remplis des mêmes sentimens, & contribue par des proportions & des formes à entretenir en eux les impressions & les sentimens religieux, objets de leur réunion ; par la Sculpture & la Peinture enfin, propres à soumettre aux regards, pour les mieux imprimer dans l’ame, tous les objets positifs ou figurés du culte.

Ces premières notions, étendues à l’heroïsme & au patriotisme, n’en acquerront que plus d’importance, & si elles paroissent fondées, les chefs de quelque État civilisé que ce soit, doivent regarder essentiellement les Arts libéraux, non comme objets d’agrément & de luxe, mais primordialement comme langages des plus nobles impressions & des sentimens les plus élevés dont les hommes soient susceptibles. Il est donc bien plus intéressant qu’on ne seroit induit à le penser, d’après les idées vulgaires, que ces Arts soient soutenus par des soins éclairés, & nous verrons combien il l’est encore que, perfectionnés dans leurs plus importantes destinations, ils soient dirigés en raison de leur utilité, jusques dans les moindres usages, par ceux dont le privilége honorable est d’exercer ces nobles soins.

En effet, si la perfection de ces langages est propre à exprimer, à communiquer, à inspirer avec force & dignité les sentimens religieux, héroïques & patriotiques, si les discours, les accens, les représentations excitent & nourrissent l’émulation & l’enthousiasme, l’imperfection des Arts ne peut que les altérer ou les dégrader, en donnant lieu au ridicule & en excitant l’ironie, impressions absolument contraires & par conséquent nuisibles au but des grandes institutions ; car la dérision, sentiment vulgaire & souvent grossier, sur-tout s’il est excité par la seule imperfection des formes matérielles, ne se communique que trop aisément à l’esprit, parce qu’il flatte son orgueil ou sa malignité, & qu’il le gêne moins que le respect. D’ailleurs, qui ne sait que les impressions des sens ont sur la plus grande partie des hommes, un ascendant instinctuel, supérieur à celui de la raison & souvent au sentiment même ?

Il est donc, en effet, de la plus grande importance, pour le soutien des grandes institutions, que lorsqu’elles tombent sous les sens elles soient, le moins qu’il est possible, exposées à ce qui peut les dégrader, & il est d’un avantage indubitable pour ceux qu’on suppose tout à la fois ministres du premier des Êtres, exemples des vertus héroïques & représentans de la patrie, de porter à la perfection les langages de ces grandes institutions avec lesquelles le rang qu’ils occupent les identifie.


Si, descendant aux usages moins élevés des Arts libéraux, on s’arrête aux jouissances agréables dont ils sont les inépuisables sources, ne doit-on pas penser encore que ceux qui, revêtus de l’autorité & de la majesté, deviennent premiers Magistrats des mœurs, modérateurs des opinions & même des goûts publics, sont tenus, par ces nobles fonctions, de diriger pour l’avantage des hommes qu’ils gouvernent les amusemens même de l’oisiveté à ce qui est convenable, d’autant que la perfection des plaisirs naît de leur accord avec toutes les convenances, soutiens de l’ordre sans lequel il ne peut exister de société heureuse & agréable ?

Si les chefs de nos sociétés modernes descendent enfin jusqu’aux dernières branches des Arts en ne perdant point de vue la chaîne que je viens de développer, ils appercevront que les industries propres aux exportations, je veux dire les manufactures, les professions où le méchanique est ennobli par le libéral, les objets usuels utiles, & ceux enfin qui composent ce superflu que la richesse des États rend nécessaire & même indispensable, ne peuvent conserver une supériorité avantageuse, si la sublimité des premiers genres, rejaillissant sur les seconds pour en augmenter l’agrément de concert avec les convenances, ne se répand pas jusques sur les moindres, à titre de bon goût.

Voilà quelques notions élémentaires sur la connoissance réelle des Beaux-Arts, que je croirois pouvoir convenir aux chefs des sociétés. Passons à leur puissance à cet égard.

Il est facile de sentir qu’elle ne sauroit être cœrcitive. Les Arts libéraux sont libres, comme l’annonce leur dénomination. La force ne peut pas plus les contraindre, qu’elle ne peut contraindre la pensée ; j’ajouterai qu’ils sont plus indépendans, car le génie qui, dans les Arts, est la pensée dans sa plus forte énergie & sa plus grande élévation, le génie enfin dont le droit est de maîtriser les sens & de soumettre les ames, a plus d’armes contre l’esclavage que la pensée, prise dans le sens ordinaire.

Les dépositaires de l’autorité n’auroient-ils donc aucun ascendant sur les Arts ? ils ont trois moyens puissans, non de les contraindre, mais de les savoriser :

L’insinuation par des discours & quelquefois par des mots, auxquels un sens juste dans un rang élevé, assure un effet plus prompt, & souvent plus efficace que la loi même.

L’exemple, moyen décisif quand nos chefs le donnent, je veux dire, la manière dont ils emploient eux-mêmes les Arts.

Enfin, le soin d’offrir à la Nation le plus d’excellens modèles nationaux ou étrangers qu’il est possible, & d’inspirer, par l’estime dont ils les honorent, la préférence qu’on doit leur donner.

Comme il est un Art qui apprend à pratiquer les Beaux-Arts, il en est un qui instruit à les apprécier & à en jouir. Exercer cet Art est un privilége honorable & l’un des plus intéressans du pouvoir éclairé.

Mais, pour en faire usage, il est nécessaire que ceux qui sont revêtus de l’autorité sachent eux-mêmes voir, entendre, comparer & connoître convenablement à leur état. Car ce n’est qu’à ces conditions qu’ils peuvent jouir de l’avantage & de la satisfaction inestimable d’instruire leur Nation, c’est-à-dire, de faire distinguer par leurs discours, leur exemple, & en offrant des modèles, ce qui est bon, ce qui est beau, ou tout au moins ce qui est meilleur & plus approchant de la perfection en tout genre.

Si l’on se refusoit à penser que les sens, par lesquels doivent indispensablement passer les idées artielles, ont besoin d’être formés. Si l’on pensoit que les yeux & les oreilles distinguent parfaitement, à cet égard, les formes, les couleurs & les sons. Qu’on parle de finesses de ton, de passages dégradés, de demi-teintes insensibles pour la première fois à l’homme le plus clairvoyant, il avouera qu’il n’a de sa vie apperçu aucune de ces choses. Qu’on parle de modulations, de justesse parfaite d’intonation, d’harmonie musicale, oratoire, poëtique à des hommes qui, doués d’excellentes oreilles, ne les ont jamais exercées sur ces objets, ils avoueront qu’ils ont été sourds jusqu’à ce moment.

On peut étendre ce principe au sens purement intellectuel, car les nuances progressives, les liaisons, les relations de nos idées ne peuvent également être apperçues, si l’on n’est exercé à les démêler & à les suivre. Mais ces applications m’éloigneroient trop de mon sujet, je reviens donc aux moyens qui forment le seul pouvoir des hommes puissans sur les Arts libéraux.

Les discours des premiers de quelqu’ordre qu’ils soient, on ne peut trop le répéter, ne sont jamais indifférens, distinction gênante sans doute, lorsqu’on en connoît l’importance ; mais dont la gêne est compensée par l’avantage de diriger à si peu de frais les opinions.

Les exemples & les modèles, moyens plus puissans encore, exigent des premiers des Nations, soit dans les ouvrages importans qu’ils sont produire aux Arts, soit dans les délassemens qu’ils y cherchent, soit dans les satisfactions usueiles même auxquelles ils les emploient, une prédilection suivie, pour ce qui est parfait, convenable, ou de meilleur goût.

C’est ainsi que les Souverains peuvent influer jusques sur les sentimens libres de chacun de leurs sujets, & c’est d’après les Arts, langages publics des sentimens nationaux, que ceux qui savent observer en démêleront toujours le caractère.

Un Sage disoit à des Grecs :« Chantez ; je connoîtrai vos mœurs, » Cette interpellation


n’avoit rien d’extraordinaire, & s’entendoit aisément dans un pays & dans des siècles où tous les nobles talens étoient intimément liés aux institutions.

Il m’arrivera de faire peut-être l’application de cette espèce d’Apologue, à ceux qui s’occupent des Arts, & sur-tout à ceux qui en parlent le plus souvent ; mais je dois, avant de passer à d’autres classes, hasarder encore pour la première dont je m’occupe, quelques notions élémentaires plus développées, sur l’exemple qu’il convient aux chefs de donner, & sur le soin de former les opinions par la comparaison des modèles qu’eux seuls peuvent rassembler & rendre publics.

Ces deux moyens ont entre eux une grande affinité ; car c’est l’emploi des Arts aux usages importans, & sur-tout relatifs aux principales institutions, qui produit ces monumens, d’après lesquels la postérité juge collectivement l’état des lumières artielles & le mérite des Souverains.

Ils peuvent attacher, pour ou contre leur gloire, le nom qu’ils portent à leur siècle.

C’est ce droit qui a tourné à l’avantage des Léon X, des Medicis, de François I, & de Louis XIV, pour parler seulement des temps & des Arts modernes.

Il est donc important que les premiers des Nations, lorsqu’ils aspirent à cette distinction, d’autant plus respectable, qu’on comparera mieux les Arts de la guerre aux Arts de la paix, emploient ceux-ci dans le plus haut degré de sublimité dont ils soient susceptibles.

Mais si ceux qui les pratiquent n’ont pas atteint une perfection libérale convenable à cette intention, ou si la Nation, par défaut d’idées arrêtées, ou par mobilité de caractère, fait chanceler ses Artistes, au lieu d’assurer leur marche, c’est à leurs tuteurs (je parle des Rois, que ce titre & cette fonction honorent) qu’il appartient d’exciter à la perfection les Artistes qu’ils emploient & d’éclairer leur Nation, en rassemblant par des soins généreux, & exposant aux regards des chefs-d’œuvre en tout genre. Il faut même que le nombre en devienne assez grand pour opérer, à l’égard des opinions vagues & souvent opposées d’un peuple mobile, ce que font dans une multitude agitée, les hommes imposans, qui, par leur seule présence, prescrivent ce qui convient.

Que les Capitales soient donc semées de monumens adaptés aux usages auxquels ils sont propres ; fussent-ils empruntés, s’il le faut ; fussent-ils copiés d’après ceux que l’admiration universelle a consacrés.

Si ces idées sont élémentaires, si leur droit, en cette qualité, est de pouvoir être généralisées & appliquées sans perdre de leur justesse, à tous les objets de même nature, souhaitons, pour le soutien de l’Art dramatique, que Corneille, Racine, Voltaire, se montrent sans cesse sur nos Théâtres pour en imposer au mauvais goût ; que leurs chefs-d’œuvre impriment un tel respect qu’il ne soit pas plus permis de les altérer que les belles statues, soit par des restaurations indiscrettes, soit par des représentations négligées, sortes de familiarités qui conduisent infailliblement au mépris ; mais pour que le mauvais goût, sans cesse attentif à se prévaloir de la faim dévorante qu’ont les hommes pour les nouveautés, ne se permette pas ces profanations, il est surtout nécessaire que le respect dû aux chefs-d’œuvre soit établi & soutenu par l’exemple de ceux à qui il convient de le donner.

Pourquoi, d’après ces principes, ne verroit-on pas & devant eux & devant le Public, se reproduire quelquefois dans les chaires ces éloquentes compositions oratoires, condamnées, depuis la mort des Fléchier, des Bourdaloue, des Bossuet, des Massillon, à languir dans les bibliothèques, ou bien à être parcourues des yeux seulement, & à rester ainsi privées de l’accent, de l’action, de la vie que de froids lecteurs ne peuvent leur rendre ? Pourquoi nos temples, au lieu de retentir de psalmodies barbares, monotones, discordantes, ne résonneroient-ils pas d’une harmonie pure, touchante & digne de la première des institutions ? Pourquoi, parmi nos Arts, qui sont frères, quelques-uns d’entre eux, tel que celui dont je viens de parler, sont-ils privés d’École Nationale, moyen important, qui, joint aux premiers, ne peut-être employé convenablement que par des soins & des bienfaits ; seule autorité que reconnoisse le génie. Ainsi les chefs des États florissans peuvent soutenir, animer & élever jusqu’à la sublimité ces langages artiels, qui les honorent d’autant mieux qu’ils leur doivent plus de perfections & de reconnoissance.

Il est heureux pour moi de parler de ces moyens dont la puissance n’est qu’une douce & agréable persuasion, au moment où un Prince, voué par caractère & par penchant à tout ce qui est juste & convenable, en fait, pour l’avantage des Arts, l’usage le plus éclatant[1]. Il ne m’est pas moins doux, en mêlant un sentiment patriotique de reconnoissance à ceux de l’amitié, d’être assuré qu’on ne pourra citer ce monument, sans joindre à l’existence d’un bienfait national le souvenir des soins du Ministre[2] zèlé, qui, autorisé à élever des statues aux hommes célèbres de sa patrie, l’est encore à consacrer un Temple où l’on pourra désormais les honorer.

Prêt enfin à passer à d’autres notions, je crois


avantageux de rappeller à la mémoire de mes lecteurs un Discours[3], qui, embrassant une bien plus grande étendue d’idées élémentaires, se trouve pour jamais consacré dans la première Collection Encyclopédique dont notre Littérature ait été enrichie. Ne seroit-ce pas en effet à ce tableau si bien ordonné des connoissances humaines qu’il appartiendroit de servir de base à toute institution ?

Si je m’étendois sur le mérite d’un Ouvrage aussi vaste en aussi peu d’espace ; si je disois que la postérité y retrouvera, comme dans une carte parfaite, les grandes routes des vérités que les hommes semblent condamnés à perdre de période en période, pour les chercher ensuite & les retrouver si difficilement, je n’aurois certainement pas à craindre qu’on attribuât de si justes témoignages d’estime au sentiment ancien & tendre qui m’attache à l’auteur ; mais les bornes où je dois me restreindre en prescrivent à mes justes éloges.

Elles me rappellent aussi aux idées élémentaires destinées à ceux qui ne voyent dans nos Arts que des objets de délassement, des jouissances agréables & trop souvent un luxe presqu’absolument personnel.

Si, comme je crois l’avoir fait connoître, il importe aux premiers des sociétés civilisées de soutenir & d’encourager les Arts libéraux, seroit-il moins intéressant, seroit-il indifférent pour ceux qui s’en approprient le plus particulièrement les jouissances, de contribuer à leur perfection ? Eh ! quel est celui d’entre nous qui personnellement n’a pas conçu & désiré dans le cours de sa vie, le plaisir, disons le charme attaché aux représentations de ce qui nous intéresse, ou de ce que le sentiment nous rend cher ? Quel est celui qui, secondé dans le projet de ces jouissances par les plus renommés Artistes de son temps, ne les a pas désirés plus habiles encore ? Plus les sentimens d’où naissent ces desirs, sont nobles & élevés, sont respectables ou tendres, plus on souffre de les voir incomplettement remplis ; mais si ces ouvrages destinés aux jouissances sentimentales, donnoient lieu, par une exécution trop imparfaite, à la dérision, n’éprouverions nous pas une peine égale à celle que nous feroit l’interprète mal-habile ou ridicule, chargé de nos plus chers intérêts ? Les affections qui nous sont inspirées par la nature ; la tendresse paternelle, la piété filiale, l’amour, l’amitié, l’honneur, la reconnoissance, la générosité, sont à l’égard de chacun de nous ce que les institutions religieuses, le patriotisme & l’héroïsme sont à l’égard des sociètés dont nous faisons partie. Ces sentimens établissent des cultes semblables à ceux par lesquels les Anciens honoroient dans leurs foyers les

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Divinités bienfaisantes qui présidoient à leur bonheur. Les Arts libéraux sont les langages de ces cultes, l’imperfection de ces langages altère leur dignité ; la perfection de tout ce qui les interprète ou les représente, les honore ; en parler peu convenablement, les peindre mal, en faire des images qui les dégradent, les faire tomber enfin sous les sens d’une manière qui leur soit défavorable ou ridicule, sont des espèces de profanations, & chacun de ceux qui aspirent aux plus douces jouissances des Arts, doivent donc à l’intérêt de la personnalité même, de contribuer à les soutenir & à les porter aux véritables perfections.

Voilà les premiers élémens convenables à ceux qui, n’étant pas chargés de diriger les Arts, & ne se dévouant pas à les exercer, paroissent se contenter d’en attendre des satisfactions & des jouissances. Mais s’ils n’en exigeoient même que des amusemens passagers, n’ont-ils pas encore le plus grand intérêt à les goûter aussi complettement que leur imagination les leur fait desirer ?

Doit-on se lasser de répéter que c’est par la perfection des Arts, perfection qui les rend plus susceptibles de s’accorder avec toutes les convenances, que les amusemens mêmes deviennent véritablement agréables ? Les amusemens sont destinés à ramener pour quelques momens l’égalité entre les hommes & à suspendre la personnalité. C’est altérer leur nature, que d’enfreindre ce premier principe qui doit leur servir de base. Ce qu’on nomme divertissement, n’est pas reconnu comme tel, s’il se borne à un seul individu : le plaisir enfin demande à être partagé, à être unanime ; tous ceux qui y participent doivent y contribuer & en jouir, & cette destination élémentaire n’est bien remplie, qu’autant que les convenances sont observées avec soin & avec finesse. Lors donc que les Arts libéraux sont employés aux amusemens même, plus ces Arts sont perfectionnés, plus les convenances ont de ressources pour le choix des genres qu’on emploie, l’usage qu’on en fait, les mélanges auxquels ils peuvent se prêter sans se détériorer ou se dénaturer. Le goût, qui est le sentiment délicat & fin des convenances générales & des conventions établies, a droit jusques sur la durée des amusemens, ainsi que sur le lieu, le nombre, le choix de ceux qu’ils rassemblent, & si les fêtes, les jeux, les spectacles publics ou particuliers manquent si souvent leur but, il est aisé de reconnoître que c’est par l’infraction de quelques-unes des convenances & la plupart du temps, de presque toutes à la fois.

Puisque j’ai parlé du sentiment fin des convenances, je dois faire observer qu’à l’égard de la plupart des Arts, c’est par l’ignorance ou le mépris de ces élémens, applicables à tous, que la Poësie est tombée & tombe si souvent encore dans les excès de toute espèce, soit en surchargeant sa parure d’ornemens & de faux brillans,


nuisibles à la véritable beauté, soit en s’abaissant, comme pour s’humaniser sans doute, jusqu’à la platitude, au trivial & au mauvais goût. C’est par l’oubli de ces principes élémentaires que la Sculpture s’est égarée dans des temps peu éloignés de ceux où j’écris, soit dans l’extravagance, la prodigalité & le mauvais emploi des ornemens, soit dans les exagérations & les abus d’expressions, de contrastes & de mouvemens. C’est ainsi que l’Architecture, tantôt lourde, pour paroïtre majestueuse, tantôt mesquine, pour paroitre légère, a prodigué les masses disproportionnées, les colonnes & les ornemens hors de toute mesure & en dépit du véritable goût, c’est-à-dire, de la raison & des convenances.

Je me trouve ramené naturellement par ces dernières réflexions à observer à ceux qui se contentent de jouir des Arts, qu’un des soutiens de leurs jouissances, seroit le maintien des proportions que la raison éclairée établit naturellement entre les différens genres de chacun des Arts ; car l’interversion des idées à cet égard, en rompant la chaîne dont j’ai fait voir le développement & l’importance, ne peut qu’être infiniment nuisible, même aux branches les plus subordonnées. Mais comment engager une classe jalouse de son indépendance, maitresse de ses préférences, arbitre de ses goûts particuliers, à adopter ce principe & à le maintenir sur-tout, si ceux qui composent cette classe regardent absolument les Arts comme objets d’amusemens & de jouissances personnelles ? Des principes sembleroient des atteintes à leur liberté. D’ailleurs, est-ce le moment de réclamer un droit d’aînesse pour les genres les plus nobles de tous les Arts, lorsque leurs grandes destinations négligées rendent leurs droits moins évidens ? Lorsque les genres, uniquement agréables, sont d’autant plus fêtés, qu’ils se prêtent plus à la personnalité que les genres élevés & qu’ils gardent moins leur dignité ? Cette entreprise, quoique raisonnable, seroit sans doute très-douteuse ; aussi, laissant le ton du précepte, je me contenterai de hasarder, à l’exemple du Grec que j’ai cité, quelques questions à ceux qui paroissent s’occuper avec plus d’intérêt & d’activité des jouissances de la Peinture.

Daignez, ai-je dit quelquefois à plusieurs de ceux dont je parle, daignez m’apprendre quel est le principe de votre admiration pour ces tableaux qui vous causent de si vifs enthousiasmes ? — La Nature. La Nature, m’a-t-on répondu. — Et j’osois dire alors ; Vous connoissez donc bien la Nature ; vous l’avez observée avec réflexion ; vous l’avez étudiée, méditée ; vous avez distingué cc qu’elle a de plus noble, de plus essentiellement beau, de plus intéressant ; vous conservez avec ordre dans votre idée ces beautés graduelles, ainsi que la mémoire exacte des formes, des effets, celle des mouvemens, des passions ; vous les dicteriez au Peintre, si son imagination étoit en défaut ; vous m’en donneriez des idées justes ? Et ces questions causoient quelqu’embarras à plusieurs de ceux à qui je les faisois.

Daignez, disois-je à d’autres que je voyois sacrifier le nécessaire, la bienfaisance, plus douce encore, ce qu’ils avoient, oserois-je le dire ? ce qu’ils n’avoient pas, pour posséder un tableau capital de quelques-uns de ces Maîtres qui prenoient & cédoient tour-à-tour la première place dans les collections, daignez me faire bien connoître, me faire sentir aussi vivement que vous les sentez des beautés dont assurément je ne nie point l’existence, mais que je n’apprécie pas sans doute d’après les mêmes idées. Si l’on dédaignoit quelquefois de me répondre, bientôt une inconstance pittoresque m’apprenoit, non les perfections, mais les défauts de l’objet qu’on avoit chéri : il n’étoit pas aussi précieux, aussi pur qu’on l’avoit pensé, & j’avoue qu’on a droit de se plaindre de ce dernier défaut dans les objets de ses affections.

Mais s’il m’arrivoit de m’étonner de ce que ce défaut essentiel avoit échappé à des connoissances que je me gardois bien de révoquer en doute, un premier engouement avoit, répondoit-on, causé cette erreur ; mais les soins de celui qui étoit près de procurer un autre ouvrage plus capital encore, avoient dessillé les yeux, en promettant une jouissance qui devoit en imposer aux connoisseurs les plus fins & aux trafiquans de Peinture les plus habiles. « Je ne pense pas, disoit-on, si j’ai le bonheur de posséder ce dont on me flatte, qu’aucun Amateur puisse se vanter de l’emporter sur moi. » — Et je disois tout bas : Le principe élémentaire de vos plaisirs ne tiendroit-il donc qu’à une sorte de vanité & de personnalité exclusive ? Mais je n’osois encore juger si sévèrement ; car il m’avoit semblé reconnoître dans les émotions que causoient certains ouvrages, une ressemblance trop grande avec celle que produisoient également les récits d’une action généreuse, d’un événement intéressant, d’un fait digne d’être célébré. Sans doute, disois-je, les représentations qui excitent ces enthousiasmes représentent avec toute l’expression possible des actions, des faits qui parlent avec le plus grand intérêt à l’esprit & au cœur ; sans doute ces sujets pourroient être traduits dans les langages de tous les Arts. Ils conviendroient à la Sculpture ; ils donneroient lieu à un noble Poème, à un récit attachant, à des représentations dramatiques . . . . . On hésitoit à répondre, & j’étois réduit à penser que l’ordre des idées & la connoissance des différens genres de beauté de la Nature, n’étoit peut-être guère moins intervertie que l’ordre des talens & des différens genres des ouvrages : j’étois entraîné même à penser que ces interversions d’idées pourroient bien influer sur les sentimens & par conséquent sur les mœurs.

Mais pour ne pas m’arrêter à des inductions


qui sembleroient trop défavorables à mon siècle, passons à une autre partie de cette même classe nombreuse qui, ne se croyant pas chargée de diriger les Arts & ne les exerçant pas, se réserve le droit d’en jouir. Je m’adresserai à ceux qui voués par état à des occupations suivies, à des fonctions exigeantes & étrangères aux talens dont je parle, ne sont pas cependant dénués du penchant naturel qui porte tous les hommes à la jouissance des Arts.

La plupart avec une modestie ingénue fort différente de la confiance que donnent trop souvent des lumières incomplettes, me diront que jamais ils n’ont eu le temps d’entrer dans les mystères de la Peinture ; mais qu’ils regrettent de ne pouvoir prendre leur part de ces plaisirs si vifs dont ils entendent parler à ceux qui s’y livrent. « Nous regardons avec avidité, ajouteroient-ils, les ouvrages les plus vantés, les ouvrages qui s’acquièrent à plus haut prix, & nous n’éprouvons ni par les yeux, ni dans l’esprit, ni dans le cœur ces impressions délicieuses, sentimentales ou scientifiques que nous voudrions partager avec ceux qui sans doute les ressentent au degré qu’ils les montrent. » Au lieu de vous plaindre, répondrois-je à ces hommes modestes, rendez-vous plus de justice. « En effet, vous vous croyez bien plus ignorans que vous ne l’êtes car si vous avez une vue saine, un esprit droit, un sentiment sans artifice, sur-tout un sentiment qui ne soit pas épuisé par de faux enthousiasmes, vous entendrez le langage de la Peinture, non pas, à la vérité, comme un Artiste, un Marchand & un Curieux ; mais comme il appartient à ceux qui sont doués des qualités les plus essentielles pour sentir, & même pour juger & apprécier. Souhaitez-vous de savoir comment il faut y procéder ? Interrogez les ouvrages des Arts. Demandez à un tableau ce qu’il veut de vous, ce qu’il a à vous dire. Fontenelle faisoit cette question à une Sonate ; mais vrai-semblablement il lui arriva de ressembler en ce moment à ceux qui interrogent & n’écoutent pas la réponse qu’on leur fait. Pour vous, soyez-y attentifs. Que votre esprit, que votre ame, que vos sens ne perdent rien, s’il se peut, de ce que dira l’ouvrage que vous interrogez. Vous serez à son égard ce qu’est un homme intelligent, sans être fort instruit, qui, à l’aide du sens de l’esprit ou de l’ame reconnoît, sans se tromper, si ceux qu’il écoute bien s’expliquent clairement, raisonnent juste, & touchent ou plaisent par leur manière de s’exprimer. »

« La Peinture, qui est un langage, ne doit pas se borner à parler uniquement aux Artistes ou à ceux qui savent bien ou mal le Vocabulaire tèchnique de cet Art. Il doit parler à tout le monde, s’expliquer clairement, raisonner juste, plaire ou attacher. » « Or s’expliquer clairement, pout un tableau, c’est offrir les objets imités, de manière que vous ne puissiez ni vous tromper ni être arrêté par des incorrections & des obscurités. Bien raisonner en Peinture, c’est faire naître dans l’ordre qu’elles doivent avoir, les idées qui sont convenables au sujet dont elle parle, d’après une intention suivie. Enfin, plaire ou attacher, relativement au Peintre, c’est présenter des objets intéressans, ou, tout au moins, choisis, & s’ils ne sont ni fort intéressans, ni d’un choix distingué, c’est les offrir au moins avec les agrémens qui peuvent leur être propres, & non avec les disgraces dont ils seroient susceptibles. »

« Il ne faut donc pas que vous exigiez, en interrogeant une représentation d’objets communs, qu’elle attache votre esprit ou qu’elle touche votre cœur, & croyez que ceux qui mettent si souvent en jeu l’esprit & le cœur, les usent tellement l’un & l’autre qu’il ne leur en reste souvent que des souvenirs. Si les représentations dont je parle, rappellent fidèlement à vos yeux & à votre mémoire des objets qui, comme tous ceux de la nature, ont leur perfection, leur beauté & souvent même leur grace, souriez à cette magie de l’Art ; mais n’enviez pas, & sur-tout ne jouez pas des enthousiasmes qui seroient déplacés, quand même ils seroient vrais. »

« Quant aux objets qui sont de nature à attacher & à toucher vivement, n’exigez pas non plus une expression égale à la nature même ; car alors vous desireriez que l’Art fût la nature, & l’Art ne peut en opérer que la représentation. Une glace fidèle ne pourroit pas même satisfaire votre desir exagéré ; car bien que les images qu’elle représente soient ce qui approche le plus de la vérité, elles ne sont cependant, pour me servir d’un terme de l’Art, que la contr’épreuve de la nature. »

« Observez cette nature animée, vous verrez l’homme ému, lorsque ses émotions sont vives, passer rapidement & instantanément de nuances en nuances sans s’arrêter à une seule ; mais la représentation peinte, qui est immobile & immuable, ne peut vous présenter que celle des nuances instantanées que le Peintre a préférée, & son pouvoir ne s’étend qu’à les choisir. Je sais que l’expression est la partie de la Peinture la plus recherchée par ceux de votre classe, qui ont plus d’esprit ou de sentiment que de lumières sur les moyens & les procédés de l’Art ; mais cette partie, la plus distinguée sans doute de toutes celles de la Peinture, est dépendante de toutes les autres. L’expression est l’ame de la représentation humaine, mais l’ame ne se montre dans la nature même qu’au moyen de parties & de formes corporelles, qui doivent être propres à


recevoir ses impressions. Le personnages d’un tableau pour paroître affectés de quelqu’impression, de quelque passion que ce soit, doivent, avant tout, se montrer conformés comme ils doivent l’être. Leurs traits, leur maintien, leurs gestes doivent parler sans doute ; mais ces traits ne parlent point ou s’expriment mal, lorsqu’ils ne sont pas bien à leur place ; ce qui rend indispensable au Peintre la connoissance anatomique du corps humain & l’habitude d’en représenter tous les aspects. »

« Les gestes doivent parler aussi sans doute ; mais la pondération ou l’équilibre que tous les membres observent dans les moindres mouvemens, par une loi immuable de la nature, n’exigent-ils pas de l’Artiste l’étude de cette science ? Tout ce qui contribue à l’expression que vous desirez principalement dans les tableaux a donc droit à votre estime, d’après de très-simples réflexions. »

« Il ne vous est pas nécessaire d’entrer dans les détails de l’Art ; il vous suffit de les entrevoir ou d’employer quelques momens, non de ceux qui appartiennent à vos occupations, mais à vos loisirs, pour voir dessiner, ébaucher & peindre. Alors vous connoîtrez, autant qu’il vous est nécessaire, que dans la Peinture il est un Art pratique fondé sur des connoissances acquises auxquelles vous accorderez certainement un degré d’estime. Vous ferez alors réflexion que si vous exigez principalement des personnages du Théâtre l’expression, c’est que la nature est chargée presque de tout le reste ; les personnages d’un tableau sont bien, à la vérité, des acteurs d’une scène pittoresque ; mais le Peintre est obligé de les créer, de les organiser, comme il est obligé de les faire jouer ; vous devez donc partager votre estime pour lui entre le don merveilleux de créer & celui d’animer. »

« Ne seroit-ce rien d’ailleurs, je m’en rapporte à votre raison, que le mérite de feindre le relief des corps sur une surface platte ; de faire naître, par l’artifice des couleurs, l’idée de la profondeur sur une table ou sur une planche, dont la surface est lisse ; de faire croire que l’air circule autour des objets qu’on y représente ; de rappeller l’idée des élémens, les illusions de la perspective, effets, sans doute, moins intéressans que l’expression ; mais qui, une fois connus & établis, méritent de vous une juste appréciation, une indulgence nécessaire, & de ne pas exiger trop exclusivement de l’Art la perfection d’une partie en faisant peu d’estime de toutes les autres. »

Ces objets élémentaires, dont je présente ici l’essai, comporteroient, comme on l’apperçoit aisément, un Ouvrage, & je dois me borner à un article. Je m’arrête donc, en ne me permettant plus que quelques mots relatifs à un autre ordre, qui, indépendamment de ceux dont je viens de parler, se trouvent compris dans la classe qui ne protège ni n’exerce les Arts.

Cet ordre, que le nombre & l’utilité rendent respectable, est ce qu’on nomme le Peuple, nom que les différens points de vue sous lesquels on l’envisage élèvent aux regards de la raison, & abaissent aux yeux de l’orgueil. Le Peuple, selon les climats qu’il habite,, les institutions auxquelles il est soumis, & sur-tout selon le bonheur dont il jouit ou les maux qui l’accablent, partage plus ou moins à son tour les plaisirs & les bienfaits des Arts, dont les ouvrages s’offrent occasionnellement à lui.

En Grèce, le Peuple sentoit jusqu’aux finesses de l’Eloquence, jusqu’aux nuances de l’élocution : il étoit sans doute alors moins accablé sous le poids des peines & moins enchaîné aux travaux forcés & aux besoins. Dans l’Italie encore, le Peuple sensible & frugal, loin d’être sourd au langage du Statuaire, du Peintre, du Musicien, du Poëte, sacrifie des portions du temps nécessaire à ses travaux & du fruit qu’il en retire, pour entendre, pour juger les Arts & les Artistes. Il respecte les chefs-d’œuvre exposés en public ; il en explique les beautés à l’étranger qui s’arrête pour les considérer ; il écoute & chante les vers du Tasse, de l’Arioste, & marque, par une sorte d’inspiration spirituelle, son sentiment sur les accords & les accens dont les Temples & les Théâtres résonnent sans cesse, & où il est admis librement & à peu de frais.

La Nature, moins favorable aux climats rigoureux, ne semble pas accorder aussi libéralement à ceux qui les habitent le don de voir & d’entendre, relativement aux talens, ils participent foiblement à la civilisation qu’opèrent les Arts libéraux, & cette privation forme une nuance remarquable dans le caractère national.

Il seroit difficile, comme on peut le sentir, d’offrir à ceux dont je parle quelques préceptes sur des jouissances dont ils sont presque totalement privés. Le bonheur seroit le premier élément sur lequel il faudroit s’établir, & cet élément ne dépend ni d’eux, ni de nous ; ce qui seul est en notre puissance, c’est de desirer, pour tous les ordres de nos sociétés, qu’il n’y en ait aucun d’assez asservi par les besoins & les travaux de tous les jours & de tous les momens, pour ne pouvoir participer aux satisfactions qui dérivent des sentimens naturels & aux jouissances que procurent tous les Arts, lorsqu’ils en parlent le langage.

Souhaitons que dans des momens de loisirs nécessaires le Peuple même puisse se livrer à des plaisirs innocens qui adoucissent les travaux & charment les peines inévitables de la vie. Désirons que, par les soins protecteurs & bienfaisans des Princes pacifiques, les institutions & les convenances, soutiens des Arts nommés autrefois di-


vins, les élèvent à la perfection, qui les a rendus dignes de ce nom ; souhaitons enfin que les Artistes regardent la gloire de parvenir à cette perfection, comme un tribut qu’ils doivent à la patrie, & que ceux qui sont réservés au bonheur de jouir à leur gré des productions artielles, rendent leurs jouissances plus parfaites & plus assurées, en contribuant, par tous les moyens qui leur sont propres, au maintien des principes, des convenances & du bon goût.

  1. * La réunion des ouvrages de Peinture & de Sculpture, la plus nombreuse qui ait jamais existé, & qui, destinée à être publique, comme la Bibliothèque Royale, occupera dans le palais du Prince, une galerie de 1400 pieds de longueur.
  2. ** M. le Comte d’Angiviller.
  3. * Le Discours préliminaire de la première Encyclopédie par M. d'Alembert.