Encyclopédie méthodique/Arts académiques/Danse/Ballet (danse)

Panckoucke (1p. 317-373).

BALLET. Action exprimée par une danse.

La Grèce, si longtemps florissante, vit passer sa splendeur chez les Romains, avec les arts qu’ils lui ravirent. Rome seule dès-lors devint l’objet des regards de la terre.

La plupart des successeurs d’Auguste méritèrent à peine le nom d’hommes. Rome & l’Italie dégénérèrent. La dépravation des mœurs, l’orgueil, l’ambition, la guerre plongèrent touts les états dans la confusion. Les ténèbres de l’ignorance prévalurent sur la foible lumière des arts. Elle s’éteignit. Ils disparurent, & l’Europe entière ne fut plus que le triste séjour d’une foule de peuples quelquefois guerriers & toujours barbares.

Je franchis cette lacune immense, qui, pour l’honneur des hommes, devroit être effacée des annales du monde, & qui n’est aux yeux de la raison qu’une honteuse & longue léthargie de l’esprit humain. Il en fut réveillé par une famille de simples citoyens dignes du trône. L’horison s’éclaircit, une nouvelle aurore parut, un jour pur la suivit, l’Europe fut éclairée.

On pourroit peut-être dire des arts & de la gloire, ce que les poëtes racontent d’Alphée & d’Aréthuse. Ce fleuve amoureux suit sans cesse la Nymphe charmante dont rien ne sçauroit le séparer. Il fuit, se précipite, se perd avec elle dans les entrailles de la terre. La Grèce est pour jamais privée de ses eaux fécondes, il s’est frayé une route nouvelle vers les riches campagnes de la Sicile, qu’Aréthuse vient d’embellir.

Tels sont les arts. Ils s’évanouissent aux yeux des nations que la gloire abandonne. Ils ne paroissent, ils ne revivent que dans les climats plus heureux qu’elle rend florissants.

La voix de Médicis les rappella en Italie, & ils y accoururent. Dès-lors la sculpture, la peinture, la poésie, la musique fleurirent. Les plaisirs de l’esprit succédèrent à une galanterie gothique. Les hommes furent instruits, ils devinrent polis, sociables, humains.

On éleva des théâtres. Les chefs-d’œuvres des Grecs & des Romains qui avoient déjà servi de guide aux peintres, aux poëtes, aux sculpteurs, furent les modèles des architectes dans la construction des salles de spectacle. Alors le talent & le génie se réunirent avec la magnificence, pour faire éclater dans un même ensemble l’illusion de la peinture, le charme de la poéfie, les graces de la danse.

Suivons l’histoire de cette dernière depuis cette époque jusqu’à nos jours, examinons ses différentes progressions, les formes qu’elle a successivement reçues, ce qu’elle est aujourd’hui, ce qu’elle pourroit & devroit être.

Sommaire :

  1. Origine des ballets
  2. Des différentes espèces de ballets
  3. Des ballets poétiques
  4. Des ballets allégoriques
  5. Des ballets moraux
  6. Des ballets bouffons
  7. Des mortalités
  8. Des ballets ambulatoires
  9. Des fêtes de la cour de France, 1560–1610
  10. Vices du grand ballet
  11. Etablissement de l’Opéra François
  12. Défauts de l’exécution du plan primitif de l’opéra françois
  13. Principes physiques du vice de l’exécution primitive de l’opéra françois
  14. Du ballet moderne
  15. De l’essence des ballets
  16. Des maîtres de ballets
  17. Du genre propre au ballet
  18. De l’effet du ballet
  19. Des connoissances nécessaires aux compositeurs de ballets
  20. Des sujets du ballet
  21. Des danses nommées ballets
  22. De la composition du ballet
  23. Quelques ballets de M. Noverre, par lui-même
Origine des ballets.

Il n’y eut point de théâtres en Italie avant la fin du quinzième fiècle. Le cardinal Camerlingue Riari, neveu du pape Sixte IV, avoit tenté d’inspirer à ce souverain pontife du goût pour les beaux établissemens, mais Sixte reçut avec assez de froideur quelques spectacles ingénieux que Riari lui avoit donnés sur un théâtre mobile dans le château Saint-Ange. Ce pape avoit fait dans sa jeunesse des volumes sur le futur Contingent, il canonisoit Saint-Bonaventure, persécutoit les Vénitiens, faisoit la guerre aux Médicis, & songeoit bien moins à la gloire de son règne qu’à l’établissement de sa famille.

Vers l’année 1480, un nommé Sulpitius, qui nous a laissé de bonnes notes sur Vitruve, fit des efforts pour ranimer le zéle du cardinal Neveu, qui ne lui réussirent pas. Ce prélat s’étoit d’abord refroidi en voyant l’insensibilité de son oncle. Un grand spectacle qu’il venoit de donner au peuple de Rome, où il n’avoit épargné ni soins, ni dépense, & qui avoit encore manqué l’effet qu’il s’en étoit promis, avoit achevé de le décourager.

Ce grand ouvrage cependant, que le zèle d’un cardinal tout-puissant ne put ébaucher dans Rome, étoit sur le point de s’accomplir dans une des moins considérables villes d’Italie, & par les soins d’un simple particulier.

Bergonce de Botta, gentilhomme de Lombardie, signala son goût par une fête éclatante qu’il prépara dans Tortonne, pour Galcas, duc de Milan & pour Isabelle d’Arragon, sa nouvelle épouse.

Dans un magnifique sallon, entouré d’une galerie où étoient distribués plusieurs joueurs de divers instruments, on avoit dressé une table tout-à-fait vuide. Au moment que le duc & la duchesse parurent, on vit Jason & les Argonautes s’avancer fièrement sur une symphonie guerrière. Ils portoient la fameuse toison d’or, dont ils couvrirent la table, après avoir dansé une entrée noble, qui exprimoit leur admiration à la vue d’une princesse si belle & d’un prince si digne de la posséder.

Cette troupe céda la place à Mercure. Il chanta un récit, dans lequel il racontoit l’adresse dont il venoit de se servir pour ravir à Apollon, qui gardoit les troupeaux d’Admette, un veau gras dont il faisoit hommage aux nouveaux mariés. Pendant qu’il le mit sur la table, trois Quadrilles qui le suivoient exécutèrent une entrée.

Diane & ses Nymphes succédèrent à Mercure. La déesse faisoit suivre une espèce de brancard doré sur lequel on voyoit un cerf. C’étoit, disoît-elle, Actéon qui étoit trop heureux d’avoir cessé de vivre, puisqu’il alloit être offert à une Nymphe aussi aimable & aussi sage qu’Isabelle.

Dans ce moment une symphonie mélodieuse attira l’attention des convives. Elle annonçoit le chantre de la Thrace. On le vit jouant de sa lyre & chantant les louanges de la jeune duchesse.

Je pleurois, dit-il, sur le mont Appenin, la mort de la tendre Euridice. J’ai appris l’union de deux amans dignes de vivre l’un pour l’autre, & j’ai senti pour la première fois, depuis mon malheur, quelques mouvements de joie. Mes chants ont changé avec les sentiments de mon cœur. Une foule d’oiseaux a volé pour m’entendre. Je les offre à la plus belle princesse de la terre, puisque la charmante Euridice n’est plus.

Des sons éclatans interrompirent cette mélodie. Athalante & Thésée conduisant avec eux une troupe leste & brillante, représentèrent par des danses vives une chasse à grand bruit. Elle fut terminée par la mort du sanglier de Calydon, qu’ils offrirent au jeune duc, en exécutant des ballets de triomphe.

Un spectacle magnifique succéda à cette entrée pittoresque. On vit, d’un côté, Iris sur un char traîné par des paons, & suivie de plusieurs Nymphes vêtues d’une gaze légère, qui portoient des plats couverts de ces superbes oiseaux.

La jeune Hébé parut de l’autre portant le nectar qu’elle verse aux Dieux. Elle étoit accompagnée des bergers d’Arcadie, chargés de toutes sortes de laitages, de Vertumne & de Pomone, qui servirent toutes les espèces de fruits.

Dans le même temps l’ombre du délicat Appicius sortit de terre. Il venoit prêter à ce superbe festin les finesses qu’il avoit inventées, & qui lui avoient acquis la réputation du plus voluptueux des Romains.

Ce spectacle disparut, & il se forma un grand ballet composé des Dieux de la mer & de touts les fleuves de Lombardie. Ils portoient les poissons les plus exquis, & ils les servirent en exécutant des danses de différents caractères.

Ce repas extraordinaire fut suivi d’un spectacle encore plus singulier. Orphée en fit l’ouverture. Il conduisoit l’hymen & une troupe d’amours : les graces qui les suivoient entouroient la foi conjugale, qu’ils présentérent à la princesse & qui s’offrit à elle pour la servir.

Dans ce moment Sémiramis, Helene, Médée & Cléopatre interrompirent le récit de la foi conjugale, en chantant les égaremens de leurs passions. Celle-ci indignée qu’on osât fouiller par des récits aussi coupables l’union pure des nouveaux époux, ordonna à ces reines criminelles de disparoître. A sa voix les amours dont elle étoit accompagnée, fondirent par une danse vive & rapide sur elles, les poursuivirent avec leurs flambeaux allumés, & mirent le feu aux voiles de gaze dont elles étoient coëffées.

Lucrèce, Pénélope, Thomiris, Judith, Porcie & Sulplicie les remplacèrent, en présentant à la jeune princesse les palmes de la pudeur, qu’elles avoient méritées pendant leur vie. Leur danse noble & modèle fut adroitement coupée par Bacchus, Silene & les Egipans, qui venoient célébrer une noce si illustre ; & la fête fut ainsi terminée d’une manière aussi gaie qu’ingénieuse.

C’est cette représentation dramatique peu régulière, mais remplie cependant de galanterie, d’imagination & de variété, qui a donné dans la suite l’idée des carousels, des opéra, & des grands ballets à machines.

Le premier de ces spectacles est étranger à mon sujet, & je ne parlerai du second qu’autant qu’il se trouvera lié avec la danse qui fait le fond du troisième.

Des différentes espèces de ballets.

On peut juger du succès éclatant qu’eut la fête magnifique de Bergonce Botta, & du bruit qu’elle fit en Italie. Il en parut une descripiton qui courut toute l’Europe, & qui en fit l’admiration. Ottavio Rinnuccini & Giacomo Corssi en furent frappés. Leur imagination s’échauffa : ils se communiquèrent leurs idées. Le premier étoit poëte, le second étoit musicien. Ils appellèrent à leurs secours Giacomo Cleri & Giulio Caccini, tous deux excellens maîtres de musique, & ils concertèrent ensemble une espèce d’opéra des amours d’Appollon & de Daphné, qui fut représenté dans la maison de Corse, en présence du grand duc & de la grande duchesse de Toscane, des cardinaux Monte & Montalto & de toute la noblesse de Florence.

Le charme de ce premier essai, l’éloge qu’en firent touts les spectateurs, l’éclat qu’il fit en Italie, engagèrent bientôt Rinnuccini à composer l’Euridice. Ce nouvel ouvrage eut un succès encore plus grand que le premier.

Claude de Monteverte fit alors l’Ariane sur le modèle des deux autres. Appellé ensuite à Venise pour y être maître de musique de l’église de Saint-Marc, il y fit connoître ses belles compositions. Giovenelli Teofilo, & touts les autres grands maîtres les imitèrent. L’amour de la musique se répandit ainsi avec une rapidité surprenante, & l’opéra fut reçu en Italie avec cette passion vive qu’inspirent aux hommes sensibles toutes les nouveautés de goût.

Ce spectacle étoit sans danse, & on voulut conserver les graces théâtrales de cet exercice. Ainsi on imagina un second genre qui les unit aux douceurs de la musique, aux charmes de la poésie & au merveilleux des machines.

C’est alors que parurent ces grands ballets qu’on employa, dans les cours les plus galantés, pour célébrer les mariages des rois, les naissances des princes & touts les événements heureux qui intéressoient la gloire ou le repos des nations. ils formèrent seuls un spectacle d’une dépense vraiment royale, & qui fut porté souvent dans les deux derniers siècles au plus haut point de magnificence & de grandeur.

Par les notions qu’on avoit conferrées de la danse des anciens, & par les idées que fit naître la belle fête de Bergonce Botta, ce genre de spectacle parut susceptible de la plus heureuse variété.

Il pouvoit être la représentation des choses naturelles ou merveilleuses, puisque la danse en devoit être le fond, & qu’elle peut aisément peindre les unes & les autres. Il n’existoit rien par conséquent dans la nature, & l’imagination brillante des poëtes ne pouvoit rien inventer qui ne fut de son ressort. Ainsi, après avoir décidé le genre, on le divisa en ballets historiques, fabuleux & poétiques.

Les premiers furent la représentation des sujets connus dans l’histoire, comme le siège de Troye, les batailles d’Alexandre, la conjuration de Cinna.

Les sujets de la fable, tels que le jugement de Pâris, les noces de Pélée, la naissance de Venus, furent la matière des seconds.

Les poétiques, qui devoient nécessairement paroître les plus ingénieux, tenoient pour la plupart du fonds des deux autres. On exprima par les uns, des choses purement naturelles, comme la nuit, les saisons, les âges. Il y en eut qui renfermoient un sens moral sous une allégorie délicate. Tels étoient les ballets des proverbes, des plaisirs troublés, de la curiosité. On en fit de pur caprice. De ce nombre étoit le ballet des Postures & celui de Bicestre. Quelques autres ne furent que les expressions naïves, de certains événemens communs, ou de choses ordinaires qu’on crut susceptibles de plaisanterie & de gaieté ; comme les ballets des cris de Paris, des passe-temps du carnaval.

La division ordinaire de toutes ces compositions étoit en cinq actes. Chaque acte étoit composé de trois, six, neuf & quelquefois de douze entrées.

On appelloit entrée un ou plusieurs quadrilles de danseurs qui, par leurs pas, leurs gestes, leurs attitudes, représentoient la partie de l’action générale dont ils étoient chargés.

On entendoit par quadrille, non-seulement quatre, mais six, huit & jusqu’à douze danseurs vêtus uniformément, ou même de caractères différens, qui formoient des troupes particulières, lesquelles le succédoient, & faisoient ainsi succéder le cours de l’action. Il n’est point de genre de danse, de sorte d’instrument, de caractère de symphonie qu’on n’ait eu l’adresse de faire entrer dans cette grande composition.

Les anciens, qu’un goût exercé guidoit toujours dans leurs spectacles, avoient eu une attention singulière à employer des symphonies & des instruments différents à mesure qu’ils introduisoient dans leurs danses des caractères nouveaux ; ils s’appliquoient avec un soin extrême, en scène. Sans cette précaution, cette partie auroit été toujours défectueuse. A leur exemple, dans les ballets exécutés dans les cours d’Europe, on enrichit l’orchestre de touts les divers instruments. Leur variété, leur harmonie, leurs sons particuliers paroissoient ainsi changer la scène, & donner à chacun des danseurs la physionomie du personnage qu’il devoit représenter.

Pour faire naitre, entretenir, accroître l’illusion théâtrale, on eut recours à l’art des machines. Le ballet étoit fondé sur le merveilleux. Les choses les plus extraordinaires, les prodiges éclatants, les descentes des Dieux, le cours des fleuves, le mouvement des flots de la mer, toutes les merveilles de la fable fournissoient les sujets de ces spectacles. Pour les rendre vraisemblables & pour donner un charme nouveau à leur représentation, l’art devoit venir au secours de la nature ; & on trouva, dans les forces mouvantes, dans la peinture, dans la menuiserie, dans la sculpture, &c., touts les moyens d’étonner, de séduire & d’exciter la curiosité.

On prit ordinairement la nuit pour l’exécution de ces spectacles. Il semble que sur ce point, plus heureux que les anciens, les derniers siècles & le notre aient trouvé le temps qui étoit le plus propre aux actions du théâtre. Le jour des lumières est un premier pas vers l’imitation, qui commence à faire naître l’illusion théâtrale, & quelles ressources ne peut-il pas fournir à l’art, pour donner de la force, de l’expression, de la vérité à la décoration & au surplus de l’ensemble ? Cette partie moins négligée rendroit notre opéra le plus surprenant spectacle de l’Europe. Le jour artificiel bien ménagé est capable de produire les plus étonnants effets ; mais c’est un art, peut-être un de ceux qu’on connoit le moins dans les lieux où il seroit le plus nécessaire.

Telles étoient les belles parties de ces spectacles superbes consacrés à la danse. Elles furent plus ou moins soignées, selon le plus ou le moins de goût des compositeurs de ces grands ouvrages, ou des souverains pour lesquels ils furent préparés.

Des ballets poétiques.

L’opéra en Italie s’empara des sujets de l’histoire & de la fable, & l’on vit de grands ballets purement historiques qui fournissoient une carrière plus vaste à l’imagination des compositeurs, & furent beaucoup plus en usage. On en composa de trois sortes, d’allégoriques, de moraux & de bouffons.

La reine Catherine de Médicis porta ce genre à la cour de France, & ne l’y fit servir qu’à une espèce de manège domestique. Accoutumée à jouir de la docilité des François, elle ne prévoyoit point les discordes civiles, & son génie n’étoit pas assez vaste pour pressentir, comme Auguste, l’utilité des spectacles publics. Ses vues restèrent resserrées dans le cercle étroit de la cour. Toute sa vie se passa à diviser, à brouiller, & par conséquent à enhardir les courtisans, qu’il lui étoit aisé d’asservir ; à dédaigner le suffrage de ses peuples, quelle auroit pu s’attacher, à distraire, à abrutir, à craindre ses enfans, qu’il ne falloit que bien instruire. Le moment des beaux arts n’étoit point encore arrivé pour nous. La musique même, celui de tous qui a le don de séduire le plus vite, ne put causer alors qu’une impression momentanée & légère, qui fut aisément effacée par le premier objet de distraction.

Jean-Antoine Baïf, né à Venise pendant le cours de l’ambassade de Lazare Baïf, son père, & de retour en France après sa mort, y fit pour la musique les mêmes tentatives que le cardinal Riari avoit faites à Rome pour les spectacles en généraL Baïf étoit sans protecteurs, sans fortune, & vraisemblablement sans manège.

On sçait quelle fut la confiance qu’il opposa dans sa jeunesse à la plus humiliante pauvreté. La disette des choses les plus nécessaires à la vie ne put le distraire de ses études. Le fils d’un ambassadeur, que François Ier avoit été déterrer comme un homme rare, qui, pendant les loisirs de son emploi, avoit composé des livres estimés, qui, à sa mort, n’avoit rien laissé qu’une bonne renommée : le fils, dis-je, d’un pareil ministre, n’avoit à Paris que la moitié d’un mauvais lit de deux pieds, que Ponsard & lui se partageoient successivement. L’un se couchoit quand l’autre se levoit. Ils bravoient ainsi dans le sein des muses les rigueurs du sort & l’injustice de la fortune.

Baïf avoit reçu à Venise sous les yeux de son père, les commencements d’une bonne éducation ; il y avoit appris la musique, qu’il avoit depuis cultivée. Il aimoit les arts en philosophe, il auroit voulu les répandre dans sa patrie. Au milieu même de l’adversité il osa en former le projet. Le goût lui tînt lieu de crédit & de pouvoir. Il établit chez lui une espèce d’académie de musique, où on exécuta des compositions imitées de celles que Baïf avoit entendues à Venise. Ces sortes de concerts firent quelque sensation dans le public. Les gens de la bonne compagnie, qui sont toujours de droit connoisseurs, voulurent en juger par eux-mêmes, & leur jugement fut favorable. La cour où ils se répandirent eut un mouvement de curiosité dont on profita ; elle se laissa entraîner à ces concerts & consentit à les entendre. Henri III même alla chez Baïf ; mais les courtisans, le roi, ses mignons ne prirent pas plus d’intérêt à cette nouveauté qu’on n’en prend pour l’ordinaire aux curiosités de la foire. Baïf eut du plaisir sans en donner. Il ne jouit point de la douceur dont il étoit digne, de faire passer dans l’ame de ses contemporains un goût utile. Il auroit fallu au cardinal Riari un Léon X ; & à Baïf un Louis XIV.

Pour qu’un bel établissement soit goûté, s’achève, se perfectionne, outre l’esprit, les talents & les vues dans le citoyen qui le projette, on a besoin encore d’un coup-d’œil juste, d’un vif amour pour le grand, d’un penchant invincible pour la gloire dans le souverain à qui on le propose.

On peut se passer de toutes ces qualités, qui concourent rarement ensemble, pour mettre en crédit un établissement médiocre. On n’a qu’à substituer à leur place beaucoup de patience, un fonds inépuisable d’intrigue, une ame bien basse, un front d’airain. Les ressources du manège dans les états même les mieux policés, sont bien supérieures pour le succès, aux efforts redoublés de la réflexion & du génie.

Des ballets allégoriques.

Nous avons vu que les ballets poétiques étoient ou allégoriques, ou moraux, ou bouffons. Ce n’est que par des exemples que je crois pouvoir faire connoître ces trois différentes branches de ce grand genre.

Au mariage de madame Christine de France avec le duc de Savoye, on donna un spectacle de la première espèce. Le gris-de-lin en fut le sujet, parce qu’il étoit la couleur favorite de la princesse, à qui on vouloit plaire.

Au lever de la toile, l’amour parut & déchira son bandeau. Libre alors de la contrainte à laquelle ses yeux avoient été assujettis, il appella la lumière, & l’engagea par les plus tendres chants à se répandre sur les astres, le ciel, l’air, la terre & l’eau, afin qu’en leur donnant mille beautés différentes, par la variété des couleurs ; il lui fût aisé de choisir la plus agréable.

Junon entend les vœux de l’amour & les remplit. Iris vole par ses ordres dans les airs ; elle y étale les couleurs les plus vives ; l’amour frappé de ce brillant spectacle, après en avoir joui, se décide pour le gris-de lin, comme la couleur la plus douce & la plus parfaite. Il veut qu’à l’avenir il soit le symbole de l’amour sans fin. Il ordonne que toutes les campagnes en parent les fleurs, qu’elle brille dans les pierres les plus précieuses, que les oiseaux les plus rares en raniment leurs plumages, qu’elle serve d’ornement aux habits les plus galants des mortels.

Toutes ces choses soutenues par les charmes de la musique & par les graces de la danse, embellies par les plus éclatantes décorations & par un nombre infini de machines surprenantes, formèrent les parties & l’ensemble de ce ballet allégorique.

Des ballets moraux.

L’anniversaire de la naissance du cardinal de Savoye fut l’occasion d’une fête brillante qui occupa en 1634 la cour de Turin. On y représenta un grand ballet, dont le sujet étoit la verita nemica, della apparenza sollevata dal tempo ; ce qui veut dire, la vérité ennemie des apparences soutenue par le temps.

Après une ouverture d’un beau caractère, on entendit un grand chœur de chant & de danse, qui étoit composé des faux bruits & des soupçons qui précèdent l’apparence & le mensonge.

Le fond du théâtre s’ouvrit. Sur un grand nuage porté par les vents, on vit l’apparence vêtue de couleurs changeantes ; son corps de jupe étoit parsemé de glaces de miroir, elle avoit des ailes avec une grande queue de paon, & paroissoit comme accroupie sur une espèce de nid, d’où sortirent en foule les mensonges pernicieux, les fraudes, les mensonges agréables, les flatteries, les intrigues, les mensonges bouffons, les plaisanteries, les jolis petits contes.

Ces personnages formèrent les premières entrées, après lesquelles le temps parut. Il chassa l’apparence, & fit ouvrir le nuage sur lequel elle s’étoit montrée. On apperçut alors une horloge immense à sable, de laquelle sortirent comme en triomphe les heures & la vérité. Après quelques récits analogues au sujet, elles formèrent les dernières entrées, qui terminèrent ce beau spectacle.

Tels étoient les ballets moraux ; ils devoient leur nom à la moralité philosophique, qu’ils représentoient sous une délicate allégorie.

Il est aisé d’appercevoir la vaste carrière, que ces représentations fournissoient à la danse, puisqu’elle en étoit l’ame & le fond. Ces spectacles, au surplus, réunissoient toutes les parties qui peuvent faire éclater le goût & la magnificence d’un souverain. Ils exigeoient des recherches fines pour le choix des habits, des idées vives pour l’assortiment des personnages, de l’habileté pour donner aux danses l’expression convenable, du génie pour l’invention générale ; du talent pour la composition des symphonies ; du goût, de l’ordre, de la variété dans les décorations, de l’imagination, de l’adresse dans les machines, & une dépense immense, pour mettre en mouvement une composition si compliquée.

Plusieurs des personnages d’ailleurs étoient remplis ordinairement par les souverains eux-mêmes, les dames & les seigneurs les plus aimables de leur cour. Les rois ajoutoient souvent à tout ce qu’on vient de rapporter, des présens pour toutes les personnes distinguées qui y représentoient des rôles avec eux ; & ces présens étoient offerts d’une manière d’autant plus galante, qu’ils paroissoient faire partie de l’action théâtrale. On nommoit sapate cette partie du ballet. Il y avoit des ballets entiers qui portoient ce nom ; c’étoient ceux qui n’avoient pour objet que les présens qu’on vouloir faire.

En France, en Angleterre, en Italie, on a représenté dans des temps différens, un fort grand nombre de ces ballets allégoriques & moraux ; mais la cour de Savoye semble l’avoir emporté sur toutes les autres, par le choix, la galanterie & l’arrangement qu’elle a fait éclater dans les siens. Elle avoit au commencement du dernier siècle, le comte Philippe d’Agelie, le génie peut-être le plus fecond qui ait encore existé en inventions théâtrales & galantes. Le grand art des souverains est de sçavoir choisir ; la honte ou la gloire d’un règne dépendent presque toujours d’un homme oublié, ou d’un homme mis à sa place.

Des ballets bouffons.

le premier & peut-être le meilleur ouvrage de ce genre, fut représenté à Venise sur un théâtre public, sous le titre de la verita raminga ; ce qui veut dire, la vérité vagabonde, qui n’a ni feu ni lieu. Ce ballet est le seul qui ait été donné au public, comme spectacle, ailleurs que dans les cours des souverains. Touts les autres ont été des spectacles gratuits, qui ne servoient qu’aux divertissemens de des rois, des princes.

Le temps en fit l’ouverture par une entrée sans récit. Elle fut si bien caractérisée, qu’on comprit aisément par ses pas, ses mouvements & ses attitudes, le sujet qu’on avoit projetté de représenter.

Un médecin & un apothicaire qui formèrent la première scène, s’y réjouissoient de ce que les maux du monde faisoient tout leur bien, & de ce que la terre couvroit toujours leurs fautes.

Pendant ce dialogue, mêlé de danse & de chant, une femme maltraitée par des avocats, des procureurs & des plaideurs, paroît couverte de haillons, maigre, harassée, estropiée. Elle s’adresse au médecin & à l’apothicaire pour leur demander quelques secours. Ils l’interrogent. Elle a la mal-adresse de dire qu’elle est la vérité, & ils la fuient.

Un cavalier qui survient, touché des cris de cette infortunée, s’offre d’abord à elle pour la défendre. Elle a l’imprudence de se découvrir, & il l’abandonne.

Elle apperçoit alors un vieux capitan qu’elle espère d’émouvoir. Celui ci en lui peignant ses prétendus exploits, lui promet de la secourir. Elle qui connoît la forfanterie du capitan, ne peut s’empêcher d’en rire, & il la fuit, en l’accablant d’injures.

Cette première partie du ballet finit par une entrée vive de villageois, qui virent la vérité sans la craindre, sans la fuir & sans s’intéresser à elle. Quelle idée !

Un négociant fit le premier récit de la seconde partie. Il se réjouissoit sans scrupule, de ce que, pour devenir riche, il ne falloit que faire banque-route deux ou trois fois. Cette scène fut suivie d’une entrée dans laquelle un marchand & un traitant cherchoient à se défaire en faveur l’un de l’autre d’une bonne conscience, qui leur pesoit, qu’ils regardoient tous deux comme un meuble fort incommode, & par malheur comme une marchandise d’un très-mauvais débit.

La vérité se présente à ces deux hommes, qui ne la connurent point. Elle voulut traiter avec eux. A son air de pauvreté ils la méprisèrent.

Alors plusieurs quadrilles de femmes jeunes & belles parurent. La vérité s’approcha d’elles de la manière la plus capable de les intéresser. Elles crurent elles-mêmes être touchées du tableau intéressant qui frappoit leurs yeux. Les symphonies sur lesquelles cette entrée étoit dansée exprimoient des sentimens de tendresse & de pitié, que les attitudes, les pas, les figures rendoient avec action. La vérité faisit ce moment : elle se nomme. Tout-à coup la symphonie & la danse changent de caractère ; peu-à-peu les quadrilles se dissipent ; la vérité reste encore triste, rebutée, abandonnée.

Dans cet instant, la muse du théâtre arrive. Elle voit & reconnoît la vérité ; tout le monde, lui dit-elle, vous fuit, vous hait, vous délaisse. Je vais vous accueillir ; mais soyez docile, & laissez-vous conduire.

A sa voix, accourent alors les différens personnages que cette muse introduit sur la scène. Ils entourent par ses ordres la vérité, la déguisent d’une manière agréable, lui font non-seulement changer d’habits, mais encore de geste, de maintien, de langage. Ce n’est plus une figure triste, fâcheuse, dégoûtante ; c’est un personnage vif, gai, amusant, dont la parure & les discours sont désormais l’ouvrage aimable des graces.

Des bouffons qui surviennent rendent hommage à la vérité, la choisissent pour leur souveraine, & terminent ce spectacle par une entrée générale qui exprime la joie la plus folle.

Les ballets de ce genre ont donné l’idée de ces intermèdes qu’on joint en Italie aux grands opéra, & de ces opéra-bouffons qu’en y représente séparément sur des théâtres publics.

On ne compose guère depuis long temps ces ouvrages que sur des sujets bas, communs, & dans le goût de nos farces anciennes ; mais le sortilège d’une musique vive & faillante les rend extrêmement piquans. On oublia malgré foi, pendant la représentation, le mauvais fonds sur lequel ils font bâtis, pour se livrer sans réserve aux détails agréables, au chant d’expression, aux traits multipliés de naturel & de génie dont les musiciens excellens ont l’art de les embellir.

Des mortalités.

Les vieilles tragédies de nos bons aïeux furent appellées de ce nom ; mais les représentations dont il s’agit ici étoient des actions très-différentes. Une imitation des mœurs, des passions, des actions fut la seule cause de cette dénomination qu’on donna à certains ballets plutôt qu’à d’autres.

Il s’en faut bien qu’ils fussent des compositions régulières. Leur singularité seule me détermine à les faire connoître. On en représenta un de cette espèce, pour célébrer le mariage du prince Palatin du Rhin avec la princesse d’Angleterre. En voici la description telle qu’on la trouve dans un auteur contemporain.

Un Orphée jouant de sa lyre entra sur le théâtre suivi d’un chien, d’un mouton, d’un chameau, d’un ours & de plusieurs animaux sauvages, lesquels avoient délaissé leur nature farouche & cruelle en l’oyant chanter & jouer de sa lyre. Après vint Mercure, qui pria Orphée de continuer les doux airs de sa musique, l’assurant que non-seulement les bêtes farouches, mais les étoiles du ciel danseroient au son de sa voix.

Orphée, pour contenter Mercure, recommença ses chansons. Aussitôt on vit que les étoiles du ciel commencèrent à se remuer, sauter, danser ; ce que Mercure regardant, & voyant Jupiter dans une nue, il le supplia de vouloir transformer aucunes de ces étoiles en des chevaliers, qui eussent été renommés en amours pour leur confiante fidélité envers les dames.

A l’instant, on vit plusieurs chevaliers dans le ciel tous vétus d’une couleur de flammes, tenant des lances noires, lesquels ravis aussi de la musique d’Orphée, lui en rendirent une infinité de louanges.

Mercure alors supplia Jupiter de transformer aussi les autres étoiles en autant de dames, qui fussent vêtues de la même couleur que leurs chevaliers.

Mercure voyant que Jupiter avoit ouï ses prières, le supplia de permettre que toutes ces âmes célestes de chevaliers avec leurs dames descendissent en terre pour danser à ces noces royales.

Jupiter lui accorda encore cette requête, & les chevaliers & leurs dames descendant des nues sur le théâtre au son de plusieurs instrumens, dansèrent divers ballets ; ce qui fut la fin de cette belle mortalité.

Quel monstre qu’une pareille composition ! comment ne pas regretter les dépenses excessives qu’elle a dû coûter ? Ce n’est pas cependant par le défaut d’imagination qu’elle péche. Il en falloit, pour la combiner, & il y a de l’esprit & de la galanterie dans la manière dont le dénouement est tourné vers l’objet principal de la fête ; mais quelle barbarie dans le dessein ! quel bisarrerie dans les tableaux ! quelle puérilité dans les moyens ! quel défaut d’agrémens, de graces, de convenance dans tout l’ouvrage.

Sans le goût, même avec du talent, il ne faut rien entreprendre dans les arts. On fait presque tout avec cette partie délicate de l’esprit, & on ne fait rien sans elle. C’est un sentiment vif, prompt & sûr, qui met tout à sa place & qui ne peut rien supporter dans le lieu où il ne doit point être. Il ménage les contrastes, évite les contradictions, écarte les idées basses, dédaigne les petits détails, rejette les moyens frivoles ou gigantesques, n’adopte que les vues fines, les plans nobles, les idées justes.

Le souverain qui sçaît bien choisir, pour imaginer, arranger & conduire une fête d’éclat, diminue quelquefois de moitié la dépense, & double toujours sa gloire.

Des ballets ambulatoires.

Ce n’est pas seulement au théâtre que la danse a formé le fond d’un grand spectacle. Des fêtes consacrées par la piété, autorisées par l’usage, & rendues augustes par le motif qui les fait célébrer, l’ont fait employer encore de la manière la plus solennelle dans les occasions particulières.

Les Portugais imaginèrent autrefois, & ont depuis mis souvent en pratique des ballets ambulatoires, dont l’appareil, la pompe, la magnificence ne le cèdent en rien aux spectacles que nous venons de décrire. La première idée leur en est venue des Tyrrhéniens ; & l’antiquité a donné à ce genre le nom de pompe tyrrhénienne.

La mer, le rivage, les rues, les places publiques sont les théâtres sur lesquels on fait voir successivement ces représentations. Je crois qu’on ne sera pas fâché d’en trouver ici une description exacte, & je vais, pour cette raison, en rapporter deux des plus célèbres.

On donna l’un de ces ballets ambulatoires à l’occasion de la canonifation du cardinal Charles Borromée, qui, sous le pontificat de Pie IV, avoit été protecteur du Portugal.

A trois milles du port de Lisbonne, sur le pont d’un gros vaisseau orné de voiles de différentes couleurs, de banderolles, de cordages de soie, on avoit élevé un superbe baldaquin d’étoffe d’or, sous lequel on avoit placé l’image du cardinal protecteur.

On supposoit qu’il venoît, pour la seconde fois, prendre la protection du royaume. Ainsi touts les vaisseaux du port magnifiquement appareillés vinrent jusqu’à cet endroit à sa rencontre, lui rendirent les honneurs de la mer, & toute cette flotte vogua ensuite en bon ordre jusqu’à la rade de Lisbonne, où elle entra au bruit de toute l’artillerie de la ville.

Les châsses de Saint Vincent & de Saint Antoine de Padoue furent portées en pompe jusqu’au port. On feignoit que ces deux principaux patrons du Portugal alloient en recevoir le protecteur.

Les châsses de ces deux saints portées par les grands de l’état, étoient suivies de touts les corps ecclésiastiques qui, au moment du débarquement, reçurent l’image de Charles, avec les transports de la plus vive joie, & au bruit du canon de la ville & des vaisseaux.

L’image fut placée tout de suite sur un riche brancard & entourée, en des positions subalternes, de toutes les images des autres saints particulièrement honorés en Portugal ; elles étoient toutes portées sur des brancards dorés, ornés de festons, de banderolles & de beaucoup de pierreries.

La marche alors commence : elle fut composée des différents corps religieux, des ecclésiastiques, de toute la noblesse & d’une foule innombrable de peuple.

Quatre chars d’une grandeur extraordinaire étoient distribués entre touts ces différents états. Le premier représentoit le palais de la renommée ; le second, la ville de Milan ; le troisiéme, le Portugal, le quatrième, l’Eglise.

Autour de chacune de ces machines roulantes, des troupes de danseurs exécutoient au son des plus éclatantes symphonies, les actions célèbres du saint, & ceux qui étoient autour du char de la renommée sembloient par leurs attitudes aller les apprendre à touts les peuples du monde.

Cette pompe passa du port dans la ville sous plusieurs arcs de triomphe. Les rues étoient parées des tapisseries les plus riches ; la terre étoit jonchée de fleurs. Sur des théâtres élevés en plusieurs quartiers de la ville, on voyoit exécuter des danses vives sur des symphonies qui exprimoient l’allégresse publique ; dans touts les détours des rues, une foule d’instruments de toutes les espèces étoient répandus sur des échafauds. On étala dans cette fête des richesses immenses. L’image seule du nouveau saint fut enrichie de plus d’un million de pierreries.

La béatification d’Ignace de Loyola donna lieu au second ballet de ce genre, qu’on se propose de rapporter.

Le 31 janvier 1610, après l’office solemnel du matin & du soir, sur les quatre heures après midi, deux cents arquebufiers se rendirent à la porte de Notre-Dame de Lorette, où ils trouvèrent une machine de bois d’une grandeur énorme qui représentoit le cheval de Troye.

Ce cheval commença dès lors à se mouvoir par des secrets ressorts, tandis qu’autour de ce cheval se représentoient en ballets les principaux événements de la guerre de Troye.

Ces représentations durèrent deux bonnes heures, après quoi on arriva à la place Saint Roch, où est la maison professe des Jésuites.

Une partie de cette place représentoit la ville de Troye avec ses tours & ses murailles. Aux approches du cheval, une partie des murailles tomba. Les soldats Grecs sortirent de cette machine, & les Troyens de leur ville, armés & couverts de feux d’artifices avec lesquels ils firent un combat merveilleux.

Le cheval jettoit des feux contre la ville, la ville contre le cheval ; & l’un des plus beaux spectacles fut la décharge de dix-huit arbres tous chaînés de semblables feux.

Le lendemain, d’abord après le dîné, parurent sur mer au quartier de Pampuglia, quatre brigantins richement parés, peints & dorés, avec quantité de banderoles & de grands chœurs de musique. Quatre ambassadeurs, au nom des quatre parties du monde, ayant appris la béatification d’Ignace de Loyola, pour reconnoitre les bienfaits que toutes les parties du monde avoient reçus de lui, venoient lui faire hommage & lui offrir des présens, avec le respect des royaumes & des provinces de chacune de ces parties.

Toutes les galères & les vaisseaux du port saluèrent ces brigantins. Etant arrivés à la place de la marine, les ambassadeurs descendirent, & montèrent en même temps sur des chars superbement ornés, & accompagnés de trois cents cavaliers, s’avancèrent vers le collège, précédés de plusieurs trompettes.

Après quoi des peuples de diverses nations, vêtus à la manière de leurs pays, faisoient un ballet très-agréable, composant quatre troupes de quadrilles pour les quatre parties du monde.

Les royaumes & les provinces, représentés par autant de génies, marchoient avec ces nations ; & les peuples différens, devant les chars des ambassadeurs de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique & de l’Amérique, dont chacun étoit escorté de soixante-dix cavaliers.

La troupe de l’Amérique étoit la première, & entre ses danses elle en avoit une plaisante de jeunes enfans déguisés en singes, en guenons & en perroquets. Devant le char étoient douze nains montés sur des haquenées ; le char étoit tiré par un dragon.

La diversité & la richesse des habits ne faisoient pas le moindre ornement du ballet & de cette fête, quelques-uns ayant pour plus de deux cents mille écus de pierreries.

Des fêtes de la cour de France, depuis 1560 jusqu’en l’année 1610.

Les tournois & les carrousels, ces fêtes guerrières & magnifiques avoient causé à la cour de France en l’année 1559 un événement trop tragique, pour qu’on pût songer à les y faire servir souvent dans les réjouissances solemnelles. Ainsi les bals, les mascarades, & sur-tout les ballets, qui n’entraînoient après eux aucun danger, & que la reine Catherine de Médicis avoit connus à Florence, furent, pendant plus de cinquante ans, la ressource de la galanterie & de la magnificence françoise.

L’ainé des enfans de Henri II ne régna que dix-sept mois. Il en coûta peu de soins à sa mère pour le distraire du gouvernement que son imbécillité le mettoit hors détat de lui disputer ; mais le caractère de Charles IX, prince fougueux qui joignoit à quelque esprit un penchant naturel pour les beaux arts, tint dans un mouvement continuel l’adresse, les ressources, la politique de la reine. Elle imagina fêtes sur fêtes, pour lui faire perdre de vue sans cesse le seul objet dont elle auroit dû toujours l’occuper.

Henri III devoit tout à sa mère, & il n’étoit point naturellement ingrat. Il avoit la pente la plus forte au libertinage, un goût excessif pour le plaisir, l’esprit léger, le cœur gâté, l’ame faible. Catherine profita de cette vertu & de ces vices pour arriver à ses fins. Elle mit en jeu les festins, les bals, les mascarades, les ballets, les femmes les plus belles, les courtisans les plus libertins. Elle endormit ainsi ce prince malheureux sur un trône entouré de précipices. Sa vie ne fut qu’un long sommeil embelli quelquefois par des images riantes, & troublé plus souvent par des songes funestes.

Pour remplir l’objet que je me propose ici, je crois devoir choisir parmi le grand nombre de fêtes qui furent imaginées durant ce règne, celles qu’on donna en 1581 pour le mariage du duc de Joyeuse & de Marguerite de Lorraine, belle-sœur du roi. En retraçant l’idée de la galanterie de ce temps, elles font voir que, la danse fut un art connu des François avant tous les autres, comme il l’avoit été autrefois des Grecs & des Romains. Je ne fais au reste, que copier d’un historien contemporain les détails que je vais écrire.

Le lundi 18 septembre 1581, le duc de Joyeuse & Marguerite de Lorraine, fille de Nicolas de Vaudemont, & sœur de la reine, furent fiancés en la chambre de la reine, & le dimanche suivant furent mariés à trois heures après midi en la paroisse de Saint-Germain-l’Auxerrois.

« Le roi mena la mariée au moustier suivie de la reine, princesses & dames tant richement vêtues, qu’il n’est mémoire en France d’avoir vu chose si somptueuse. Les habillemens du roi & du marié étoient semblables, tant couverts de broderies, de perles, pierreries, qu’il n’étoit possible de les estimer ; car tel accoutrement y avoit qui coûtoit dix mille écus de façon ; & toutes fois aux dix-sept festins qui, de rang & de jour à autre, par ordonnance du roi, furent faits depuis les nôces, par les princes & seigneurs parens de la mariée & autres des plus grands de la cour, touts les seigneurs & dames changèrent d’accoutrements, dont la plupart étoient de toile & de drap d’or & d’argent enrichis de broderies & de pierreries en grand nombre & de grand prix.

La dépense y fut si grande, y compris les tournois, mascarades, présens, devises, musique, livrées, que le bruit étoit que le roi n’en seroit pas quitte pour douze cents mille écus. Ce qui revient à près de sept millions de notre monnoie.

Le mardi 18 octobre, le cardinal de Bourbon fit son festin de nôces en l’hôtel de son abbaye Saint-Germain-des-Prés, & fit faire à grands frais, sur la rivière de Seine, un grand & superbe appareil d’un grand bac accommodé en forme de char triomphant, dans lequel le roi, princes, princesses & les mariés devoient passer du Louvre aux Prés-aux-Clercs, en pompe moult solemnelles, car ce beau char triomphant devoit être tiré par-dessus l’eau par d’autres bateaux déguisés en chevaux marins, tritons, dauphins, baleines & autres monstres marins en nombre de vingt-quatre, en aucuns desquels étoient portés à couvert au ventre desdits monstres, trompettes, clairons, cornets, violons, hautbois, & plusieurs musiciens d’excellence, même quelques tireurs de feux artificiels, qui, pendant le trajet, devoient donner maints passe-temps, tant au roi qu’à cinquante mille personnes qui étoient sur le rivage ; mais le mystère ne fut pas bien joué, & ne put-on faire marcher les animaux ainsi qu’on l’avoit projetté, de façon que le roi ayant attendu depuis quatre heures du soir jusqu’à sept aux thuilleries, le mouvement & acheminement de ces animaux sans en appercevoir aucun effet ; dépité, dit, qu’il voyoit bien que c’étoient des bêtes qui commandoient à d’autres bêtes ; & étant monté en loche, s’en alla avec les reines & toute la suite, au festin qui fut le plus magnifique de tous ; nommément en ce que ledit cardinal fit représenter un jardin artificiel garni de fleurs & de fruits, comme si c’eût été en mai, ou en juillet & août.

Le dimanche 15 octobre, festin de la reine dans le louvre, & après le festin le ballet de Circé & de ses Nymphes.

Le triomphe de Jupiter & de Minerve étoit le sujet de ce ballet comique de la reine. Il fut représenté dans la grande salle de Bourbon par la reine, les princesses, les princes & les plus grands seigneurs de la cour ; il commença a dix heures du soir, & ne finit qu’à trois heures après minuit.

Balthasar de Beaujoyeux fut l’inventeur du sujet, & en disposa toute l’ordonnance. Il en communiqua le plan à la reine, qui l’approuva ; mais le peu de temps qui restoit ne lui permettant point de se charger des récits, de la musique & des décorations, la reine, à sa prière, commanda à la Chenaye, aumônier du roi, de faire les vers ; Beaulieu, musicien de la reine, eut ordre de composer la musique ; & Jacques Patin, peintre du roi, fut chargé des décorations.

Le lundi 16, en la belle & grande lice dressée & bâtie au jardin du Louvre, se fit un combat de quatorze blancs contre quatorze jaunes à huit heures, du soir aux flambeaux.

Le mardi 17, autre combat à la pique, à l’estoc, au tronçon de la lance, à pied & à cheval ; & le jeudi 19, fut fait le ballet des chevaux, auquel les chevaux d’Espagne, coursiers & autres en combattant s’avançoient, se retournoient, contournoient au son & à la cadence des trompettes & clairons, y ayant été dressés cinq mois auparavant.

Tout cela fut beau & plaisant ; mais la grande excellence qui se vit les jours de mardi & jeudi, fut la musique de voix & d’instrumens la plus harmonieuse & la plus déliée qu’on ait jamais ouïe (on la devoit au goût & aux soins de Baïf) ; furent aussi les feux artificiels qui brillèrent avec effroyable épouvantement & contentement de toutes personnes, sans qu’aucun en fût offensé.

La partie éclatante de cette fête qui a été saisie par l’historien que j’ai copié, n’est pas celle qui méritoit le plus d’éloges. Il y en eut une qui fut très-supérieure & qui ne l’a pas frappé.

La reine & les princesses qui représentoient dans le ballet les Nayades & les Néréides, terminèrent ce spectacle par des présens ingénieux qu’elles offrirent aux princes & seigneurs qui, sous la figure de tritons, avoient dansé avec elles. C’étoient des médailles d’or gravées avec assez de finesse pour le temps. Peut-être ne sera-t-on pas fâché d’en trouver ici quelques-unes.

Celle que la reine offrit au roi représentoit un dauphin qui nageoit sur les flots ; ces mots étoient gravés sur le revers :

Delphinum ut delphinum rependat.
Ce qui veut dire :
Je vous donne un dauphin & j’en attends un autre.

Madame de Nevers en donna une au duc de Guise, sur laquelle étoit gravé un cheval marin, avec ces mots :

Adversus semper in hostem.
Toujours opposé à l’ennemi.

Il y avoit sur celle que M. de Genevois reçut de madame de Guise, un Arion avec ces paroles :

Populi superat prudentia fluctus.
Le peuple en vain s’émeut ; la prudence l’appaise.

Madame d’Aumale en donna une à M. de Chaussin, sur laquelle étoit gravée une baleine, avec cette belle maxime :

Cui sat nil ultrà.
Avoir assez, c’est avoir tout.

Un phisitès, qui est une espèce d’orque ou de baleine, étoit représenté sur la médaille que madame de Joyeuse offrit au marquis de Pons, ces mots lui servoient de devise :

Sic famam jungere famâ.
Si vous voulez fixer la renommée, occupez toujours ses cent voix.

Le duc d’Aumale reçut un triton tenant un trident & voguant sur les flots irrités. Ces trois mots étoient gravés sur le revers :

Commovet & sedat.
Il les trouble & les calme.

Une branche de corail sortant de l’eau étoit gravée sur la médaille que madame de l’Archant présenta au duc de Joyeuse. Elle avoit ces mots pour devise :

Eadem natura remansit.
Il change en vain ; il est le même.

Ainsi la cour de France troublée par la mauvaise politique de la reine, divisée par l’intrigue, déchirée par le fanatisme, ne cessoit point cependant d’être enjouée, polie & galante. Trait singulier & de caractère, qui seroit sans doute une sorte de mérite, si le goût des plaisirs, sous un roi efféminé, n’avoit été poussé jusqu’à la licence la plus effrénée ; ce qui est toujours une tache pour le souverain, une flétrissure pour les courtisans, & une contagion funeste pour le peuple. Henri III couroit le bal en habit de fille. Il donna un festin entr’autres à sa mère, où les femmes servirent déguisées en hommes. La reine lui rendit la pareille par un autre où les dames les plus belles firent le même office la gorge découverte & les cheveux épars.

Henri IV avoit été élevé dans un pays où l’on danse en naissant. Il ne fut question, dit le duc de Sulli dans ses mémoires, pendant tout le temps du séjour de ce prince en Béarn, que de réjouissances & de galanteries. Le goût de Madame, sœur du roi, pour ces divertissemens, lui étoit d’une ressource inépuisable. J’appris auprès de cette princesse, continue Sulli, le métier de courtisan ; dans lequel j’étois fort neuf. Elle eut la bonté de me mettre de toutes ses parties ; & je me souviens qu’elle voulut bien m’apprendre elle-même, le pas d’un ballet, qui fut exécuté avec beaucoup de magnificence.

Aussi la danse fut-elle un des amusements favoris de Henri IV. Il sembloit trouver dans les charmes de cet exercice, lorsqu’il fut parvenu au trône, le dédommagement d’une partie des travaux qu’il lui avoit coûtés à conquérir. Sulli, le grave Sulli, étoit l’ordonnateur des spectacles qui amusoient ce bon prince ; mais il les lui offrit en ministre philosophe, & Henri IV les recevoit en grand roi.

On lui annonça un jour, pendant une de ces fêtes, la prise d’Amiens par l’armée espagnole. Ce coup est du ciel, dit-il, c’est assez fait le roi de France ; il est temps de faire le roi de Navarre ; & se retournant du côté de la belle Gabrielle, qui, comme lui, portoit les habits de la fête, & qui fondoit en larmes, lui dit : ma maîtresse, il faut quitter nos armes, & monter à cheval, pour faire une autre guerre. Le jour même en effet, il rassembla quelques troupes, marcha à Amiens avec elles, & le premier.

Les grands rois donnent toujours leur ton aux cours même des autres rois. On dansa dans touts les états de l’Europe, parce que cet exercice étoit à la mode à la cour de Henri IV. Je trouve dans les mémoires de ce temps, qu’on y exécuta plus de quatre-vingt ballets depuis 1589 jusqu’en 1610, beaucoup de bals magnifiques, & un très-grand nombre de mascarades fort singulieres.

Ce bon roi avoit une sorte de passion pour ce genre d’amusement. Peut-être est-ce durant son règne, que les François ont le plus dansé, & qu’ils se sont le mieux battus.

On pourroit comparer l’espèce particulière d’hommes qui peuplent la cour des rois, aux différentes parties qui composent ces beaux cabinets de glaces qu’a inventés le luxe moderne. Ces grands trumeaux si semblables les uns aux autres que l’art a divisés & qui les réunit, sont toujours prêts à recevoir & à rendre l’empreinte de la figure qui les frappe. Ils en deviennent la copie, la peignent, la répètent, la multiplient. Ils ne sont rien par eux-mêmes. Ils n’existent que par elle & pour elle.

Henri IV joignoit à un bon esprit une galanterie cavalière & une gaieté franche. Tels parurent les courtisans qui l’entouroient. La mauvaise santé de Louis XIII le rendoit sombre. Sa cour fut triste. On fit en vain des efforts pour la sortir de l’excès de langueur dans laquelle elle étoit plongée. Le mal étoit incurable ; parce que le principe subsistoit toujours, il arriva alors ce qui arrive communément quand on cherche à se défaire d’un défaut habituel sans en attaquer la cause. On le déguise pour un temps ; ou, si l’on s’en débarrasse, ce n’est qu’en lui substituant un défaut contraire.

Aussi ne cessa-t-on d’être triste à la cour de Louis XIII que pour y descendre jusqu’à une sorte de joie basse, pire cent fois que la tristesse. Presque touts les grands ballets de ce temps qui étoient les seuls amusemens du roi & des courtisans, ne furent que de froides allusions, des compositions triviales, des fonds misérables. La plaisanterie la moins noble & du plus mauvais goût s’empara pour lors sans contradiction du palais de nos rois. On croyoit s’y être bien réjoui, lorsqu’on y avoit exécuté le ballet de maître Galimathias, pour le grand bal de la douairière de Billebakault & de son fanfan de Sotteville.

On applaudissoit au duc de Nemours qui imaginoit de pareils sujets ; & les courtisans toujours persuadés que le lieu qu’ils habitent est le seul lieu de la terre où le bon goût réside, regardoient en pitié toutes les nations qui ne partageoient point avec eux des divertissements aussi délicats.

La reine avoit proposé au cardinal de Savoye, qui étoit pour lors chargé en France des négociations de la cour, de donner au roi une fête de ce genre. La nouvelle s’en répandit, & les courtisans en rirent. Ils trouvoient du dernier ridicule qu’on s’adressât à de plats montagnards pour divertir une cour aussi polie que l’étoit la cour de France.

On dit au cardinal de Savoie les propos courans. Il étoit magnifique, & il avoit auprès de lui le comte Philippe d’Agélie, dont j’ai déjà parlé. Il accepta avec respect la proposition de la reine, & il donna à Mouceaux un grand ballet, sous le titre de gli habitatori di monti, ou les montagnards.

Le théâtre représentoit cinq grandes montagnes. On figuroit par cette décoration les monts venteux, les montagnes résonnantes où habitent les échos, les monts ardents, les monts lumineux, & les montagnes ombrageuses.

Le milieu du théâtre représentoit le champ de la gloire, dont touts les habitants de ces cinq montagnes prétendoient s’emparer.

La renommée ridicule, celle qui fait les nouvelles de la canaille, vêtue en vieille, montée sur un âne & portant une trompette de bois, fit l’ouverture du ballet par un récit qui en exposa le sujet.

Alors une des montagnes s’ouvrit, & un tourbillon de vents en sortit avec impétuosité. Les quadrilles qui formoient cette entrée étoient vêtues de couleur de chair ; touts ceux qui les composoient portoient des moulins, des soufflets qui, agités, rendoient le sifflement des vents.

La Nymphe Echo qui fit le récit de la seconde entrée, amena les habitants des montagnes résonnantes. Ils portoient un tambour à la main, une cloche pour ornement de tête, & leurs habits étoient couverts de grelots de différents tons, qui formoient ensemble une harmonie gaie & bruyante. Elle s’ajustoit à la mefure des airs de l’orchestre, en suivant les mouvements cadancés de la danse.

Les habitants des montagnes lumineuses firent la troisième entrée. Ils étoient vêtus de lanternes de diverses couleurs & conduits par le mensonge. Ce personnage étoit caractérisé par une jambe de bois qui le faisoit clocher en marchant, par un habit composé de plusieurs masques, & par une lanterne sourde qu’il portoit à la main.

La quatrième entrée étoit composée du sommeil, qui conduisoit les habitants des montagnes ombrageuses ; les songes agréables, les funestes & les plaisans le suivoient, & ils dansèrent des pas ingénieux de ces divers caractères.

Dans ce moment, le son des trompettes & des timballes se fit entendre, & une femme modestement parée descendit des Alpes. Elle représentoit la véritable renommée. Neuf cavaliers richement vêtus à la françoise marchoient sur ses pas. Ils chassèrent du théâtre les quadrilles précédents qui s’en étoient emparés, & la renommée leur laissa libre, après son récit, le champ de la gloire.

Des vers Italiens qu’elle fit pleuvoir en s’envolant sur l’assemblée, apprenoient que c’étoit à la fortune & à la valeur du roi de France que la gloire étoit due, & que ses ennemis n’en avoient que l’apparence.

Le grand ballet qui fut dansé par la troupe leste qui avoit suivi la renommée, exprimoit cette vérité par un pas de joie noble & vive qui termina ce grand spectacle.

C’est par cette galanterie ingénieuse que le cardinal de Savoie se vengea de la fausse opinion que les courtisans de Louis XIII avoient prise d’une nation spirituelle & polie, qui excelloit depuis longtemps dans un genre que les François avoient gâté.

Le cardinal de Richelieu portoit dans tout ce qu’il faisoit l’amour du grand. Il le cherchoît dans les arts, & il l’y auroit trouvé peut-être, s’il n’avoit pas été entouré de talens médiocres, qu’il crut supérieurs, parce qu’ils lui disoient sans cesse qu’il l’étoit lui-même. La basse plaisanterie, les danses ridicules, les pas d’un comique grossier qui occupoient les courtisans dans les fêtes d’éclat, devoient nécessairement lui déplaire ; mais c’etoit moins par goût pour le bon, que par antipathie pour le bas. Il lui auroit été impossible de prendre le ton à la mode ; mais il ne lui étoit pas aisé d’en donner un meilleur. Il n’aimoit point Corneille, & il estimoit Desmarets ; c’est-à-dire, qu’avec les parties précieuses d’un génie supérieur pour le gouvernement qu’il possédoit à un degré éminent, il lui auroit fallu encore, pour pouvoir rendre les arts florissans, cette finesse de discernement, ce sentiment délicat du vrai, qui peuvent seuls apprécier avec une justesse prompte & sûre les talens des artistes.

L’esprit de ce grand homme se refusoit au bas, & dans le même temps il se perdoit dans le phébus. Le goût l’auroit arrêté dans le milieu de ces deux extrémités également vicieuses. On démêle quel étoit son penchant naturel pour le grand, & son peu de justesse dans les choses de pur agrément par le ballet qu’il donna au roi dans le palais cardinal le 7 fevrier 1641 ; il eut pour titre la prospérité des armes de la France. On en publia le sujet avec cet avertissement ampoulé. Après avoir reçu tant de victoires du ciel, ce n’est pas assez de l’avoir remercié dans les temples ; il faut encore que le ressentiment de nos cœurs éclate par des réjouissances publiques. C’est ainsi que l’on célèbre les grandes fêtes. Une partie du jour s’emploie à louer Dieu, & l’autre aux passe-temps honnêtes. Cet hiver doit être une longue fête après de longs travaux.

Non-seulement le roi & son grand ministre qui ont tant veillé & travaillé pour l’agrandissement de l’état, & touts ces vaillans guerriers qui ont si valeureusement exécuté ses nobles desseins, doivent prendre du repos & des divertissements ; mais encore tout le peuple doit se réjouir, qui, après ses inquiétudes dans l’attente des grands succés, ressent un plaisir aussi grand des avantages de son prince, que ceux même qui ont le plus contribué pour son service & pour sa gloire.

L’harmonie fit le récit du premier acte, & l’enfer s’ouvrit. L’orgueil, l’artifice, le meurtre, le desir de régner, la tyrannie & le désordre formèrent la première entrée, & Pluton, suivi de quatre démons, fit la seconde. La troisième fut composée de Proserpine & des trois parques. On vit paroître alors les furies armées de leurs serpens, dans le même temps qu’un aigle descendoit des nues, & que deux énormes lions sortoient d’une horrible caverne.

Les furies approchent, touchent l’aigle & les lions, leur inspirent les fureurs dont elles sont animées ; l’enfer se referme & la terre reparoît.

Mars & Bellone, la Renommée & la Victoire dansèrent la cinquième & la sixième entrée. L’Hercule françois qui parut dans ce moment au milieu de ces quatre personnages, dansa la septième. Il fit disparoître l’aigle en le touchant d’une flèche, & il abattit les lions de deux coups de massue. Le ballet devint alors général, & ce pas termina le premier acte.

Le théâtre au second représentoit les Alpes couvertes de neiges, & l’Italie sur une de ces montagnes fit le lécit. Après qu’elle se fut retirée, les Alpes s’ouvrirent. On vit dans l’éloignement la ville de Cazal, les retranchemens des Espagnols & le camp des François.

Quatre fleuves d’Italie qui appelloient ces derniers dansèrent la première entrée. Quatre François qui couroient à leur secours firent la seconde. Quatre Espagnols, après avoir dansé la troisième, se retirèrent dans leurs retranchemens, où les François les attaquent & les forcent. La fortune les suit, portant les armes de la France, & fait la quatrième entrée.

Aussitôt, & sans autre à-propos, le théâtre change & représente Arras. On voit les Flamands avec des pots de bierre, qui viennent recevoir les François, & ceux-ci entrent dans la ville, malgré les efforts des Espagnols. Alors Pallas, déesse de la prudence ; paroît avec sa suite ordinaire. Elle vient retirer quelques François du parti d’Espagne, & son entrée finit le second acte.

Le théâtre représente la mer environnée de rochers, & le récit de trois sirennes commence le troisième acte. Il est composé de plusieurs entrées de néréïdes & de tritons, après lesquelles l’Amérique paroît suivie de ses peuples. Elle présente ses trésors à l’Espagne, portée sur de riches gallions qui couvrent la mer. Dans ce moment les gallions françois se montrent. Ils voguent à pleines voiles contre ceux d’Espagne, les attaquent, les combattent & les brûlent. Le général françois victorieux débarque avec ses troupes & les Maures qu’il a fait esclaves ; & le troisième acte finit par cette entrée de triomphe.

Le ciel s’ouvre au commencement de l’acte quatrième. Vénus, l’amour & les graces qui en descendent font le récit. Mercure, Apollon, Bacchus & Momus accompagnés de leur cortège ordinaire, dansent les premières entrées. L’aigle alors & les lions du premier acte reparoissent. Hercule sort du fond du théâtre pour les combattre ; mais Jupiter descend des cieux. Il touche l’aigle & les lions, pour leur ôter la fureur que les Euménides leur avoient inspirée ; il remet la massue sur l’épaule d’Hercule, comme pour le prier de se contenter de ses exploits, & il danse ensuite la dernière entrée avec toutes les divinités du ciel qui l’accompagnoient.

La terre ornée de fleurs & de verdure formoit la décoration du cinquième acte. La concorde sur une machine élégante & riche, entourée de fleurs & de fruits, parut dans les airs & fit le récit.

L’abondance, les jeux, les plaisirs, la bonne chère composoient la première entrée. Les réjouissances populaires firent la seconde par des danses ridicules & des sauts périlleux. Cardelin, baladin fameux, y dansa sur la corde que des nuages cachoient aux yeux des spectateurs. Son entrée fut, suivie de celles qu’exécutèrent les adresses différentes du corps personnifiées, qui firent leurs exercices sur des Rhinoceros.

Plusieurs admirateurs des conquêtes du roi dansèrent la dernière entrée avec la gloire qui s’envola & se perdit dans les airs. C’est par ce vol que fut terminé ce bisarre spectacle.

Quand je considère (dit un auteur qui avoit approfondi cette matière), que le sujet de ce ballet est la prospérité des armes de la France, je cherche ce sujet dans les entrées des Tritons, des Néréïdes, des Muses, d’Apollon, de Mercure, de Jupiter, de Cardelin, des Rhinocéros, &c.

Cette composition rassemble en effet tout le désordre d’une imagination aussi grande que déréglée, des idées nobles noyées dans un fatras d’objets puériles & sans rapport, un desir excessif d’attirer l’admiration, des recherches déplacées, de l’érudition sans graces, de la poésie inutile, beaucoup de magnificence perdue, & pas la moindre étincelle de goût.

On fit servir à ce spectacle les débris des décorations, des habits, des machines qu’on avoit employés l’année précédente à la représentation de la tragédie de Mirame ; ouvrage si peu fait pour réussir, que tout le pouvoir du premier ministre ne fut pas assez grand pour l’empêcher de tomber ; mais qui, à le considérer philosophiquement, fut cependant le premier fondement de notre théâtre.

Les soins du ministère, ses dépenses, la construction d’une salle nouvelle dans Paris, firent comprendre à la cour & à la ville que les spectacles publics, vus jusqu’alors avec assez d’indifférence, méritoient sans doute quelque considération ; puisqu’ils occupoient la prévoyance, les soins, les sollicitudes d’un ministre que, malgré toute leur haine, ils étoient forcés d’admirer.

C’est faire beaucoup en France pour un art, que de lui donner aux yeux de la multitude un air d’importance, & telle est la supériorité des hommes vraiment grands que leurs défauts même ont presque toujours des côtés utiles.

L’Italie étoit déjà florissante : les cours de Savoie & de Florence avoient montré dans mille occasions leur magnificence & leur galanterie ; Naples & Venise jouissoient des théâtres publics de musique & de danse ; l’Espagne étoit en possession de la comédie ; la tragédie que Pierre Corneille n’avoit trouvée en France qu’à son berceau, s’élevoit rapidement dans ses mains jusqu’au sublime ; notre cour cependant, au milieu de ses triomphes & sous le ministère d’un homme vraiment grand, dont une économie bourgeoise ne borna jamais les dépenses, demeuroit plongée dans la barbarie du mauvais goût. Avec le quart des frais immenses qu’on y employa pendant le règne de Louis XIII pour une multitude presque innombrable de spectacles dont elle ne fut pas plus égayée, & qui ne jettèrent aucune sorte de lustre sur la nation, on auroit pu la rendre l’admiration de l’Europe. Il ne falloit que s’y servir des hommes que le génie & l’art mettoient en état d’imaginer & de conduire ces fêtes continuelles, qu’on avoit véritablement envie de rendre éclatantes.

La France sera toujours un terroir fertile en talens, lorsqu’on sçaura je ne dis pas les cultiver ; il suffit de ne pas les y étouffer dès leur naissance. L’honneur, qu’on me passe le terme, y est l’idole de la nation ; & c’est l’honneur qui fut toujours l’esprit vivifiant des talents en tout genre.

Entre plusieurs personnages médiocres qui entouroient le cardinal de Richelieu, il s’étoit pris de quelque amitié pour Durand, homme maintenant tout-à-fait inconnu, & que je n’arrache aujourd’hui à son obscurité que pour faire connoître combien les préférences ou les dédains des gens en place, qui donnent toujours le ton de leur temps, influent peu cependant sur l’avenir des artistes.

Ce Durand, courtisan sans talents d’un très-grand ministre sans goût, avoit imaginé & conduit le plus grand nombre des fêtes de la cour de Louis XIII. Les François qui avoient du génie, trouvèrent l’accès difficile & la place prise ; ils se répandirent dans les pays étrangers, & ils y firent éclater l’imagination, la galanterie, & le goût qu’on ne leur avoit pas permis de déployer dans le sein de leur patrie.

La gloire qu’ils y acquirent réjaillit cependant sur elle ; & il est flatteur encore pour nous aujourd’hui, que les fêtes les plus magnifiques & les plus galantes qu’on ait jamais données à la cour d’Angleterre, aient été l’ouvrage des François.

Le mariage de Frédéric, cinquième comte Palatin du Rhin, avec la princesse d’Angleterre, en fut l’occasion & l’objet. Elles commencèrent le premier jour par des feux d’artifices en action sur la Tamise. Idée noble, ingénieuse & nouvelle, qu’on a trop négligée après l’avoir trouvée, & qu’on auroit dû employer toujours à la place de ces dessins sans imagination & sans art, qui ne produisent que quelques étincelles, de la fumée & du bruit.

Ces feux furent suivis d’un festin superbe, dont touts les Dieux de la fable apportèrent les services, en dansant des ballets formés de leurs divers caractères. Un bal éclairé avec beaucoup de goût, dans des salles préparées avec une grande magnificence, termina cette première nuit.

La seconde commença par une mascarade aux flambeaux, composée de plusieurs troupes de masques à cheval. Elles précedoient deux grands chariots éclairés par un nombre immense de lumières cachées avec art aux yeux du peuple, & qui portoient toutes sur plusieurs groupes de personnages qui y étoient placés en différentes positions. Dans des coins dérobés à la vue par des toiles peintes en nuages, on avoit rangé une foule de joueurs d’instrumens. On jouissoit ainsi de l’effet sans en appercevoir la cause, & l’harmonie alors a les charmes de l’enchantement.

Les personnages qu’on voyoit sur ces chariots étoient ceux qui alloient représenter un ballet devant le roi, & dont on formoit par cet arrangement un premier spectacle pour le peuple, dont la foule ne sçauroit à la vérité être admise dans le palais ; mais qui, dans ces occasions, doit toujours être comptée pour beaucoup plus qu’on ne pense.

Toute cette pompe, après avoir traversé la ville de Londres, arriva en bon ordre, & le ballet commença. Le sujet étoit le temple de l’honneur, dont la justice étoit établie solennellement la prêtresse.

Le superbe conquérant de l’Inde, le Dieu des richesses, l’ambition, le caprice cherchèrent en vain à s’introduire dans ce temple. L’honneur n’y laissa pénétrer que l’amour & la beauté, pour chanter l’hymne nuptial des deux nouveaux époux.

Rien n’est plus ingénieux que cette composition, qui respiroit par-tout la simplicité & la galanterie.

Deux jours après, trois cents gentilshommes représentant toutes les nations du monde & divisés par troupes, parurent sur la Tamise dans des bateaux ornés avec autant de richesse que d’art. Ils étoient précédés & suivis d’un nombre infini d’instruments qui jouoient sans cesse des fanfares, en se répondant les uns les autres. Après s’être montrés ainsi à une multitude innombrable, ils arrivèrent au palais du roi, où ils dansèrent un grand ballet allégorique.

La religion réunissant la Grande Bretagne au reste de la terre, étoit le sujet de ce spectacle.

Le théâtre représentoit le globe du monde. La vérité, sous le nom d’Alithie, étoit tranquillement couchée à un des côtés du théâtre. Après l’ouverture, les muses exposèrent le sujet.

Altas parut avec elles. Il dit, qu’ayant appris d’Archimède que si on trouvoit un point ferme, il seroit aisé d’enlever toute la masse du monde, il étoit venu en Angleterre, qui étoit ce point si difficile à trouver, & qu’il se déchargeoit désormais du poids qui l’avoit accablé, sur Alithie, compagne inséparable du plus sage & du plus éclairé des rois.

Après ce récit, le vieillard, accompagné des trois muses, Uranie, Terpsicore & Clio, s’approcha du globe, & il s’ouvrit.

L’Europe, vêtue en reine, en sortit la première, suivie de ses filles, la France, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne & la Grèce. L’Océan & la Méditerranée l’accompagnoient, & ils avoient à leur suite la Loire, le Guadalquivir, le Rhin, le Tibre & l’Achéloüs.

Chacune des filles de l’Europe avoit trois pages caractérisés par les habits de leurs provinces. La France menoit avec elle un Basque, un bas Breton, un Arragonois & un Catalan ; l’Allemagne, un Hongrois, un Bohémien & un Danois, l’Italie, un Napolitain, un Vénitien & un Bergamasque ; la Grèce, un Turc, un Albanois & un Bulgare.

Cette suite nombreuse dansa un avant-ballet ; & des princes de toutes les nations qui sortirent du globe avec un cortège brillant, vinrent danser successivement des entrées de plusieurs caractères, avec les personnages qui étoient déjà sur la scène.

Altas fit enfuite sortir dans le même ordre les autres parties de la terre, ce qui forma une division simple & naturelle du ballet, dont chacun des actes fut terminé par les hommages que toutes ces nations rendirent à la jeune princesse d’Angleterre, & par des présens magnifiques qu’elles lui firent.

Qu’on compare cette fête remplie d’esprit & de variété, avec l’assemblage grossier des parties isolées & sans choix du ballet des prospérités des armes de la France, & on aura une idée juste des effets divers que peut produire dans les beaux arts, le discernement ou le mauvais goût des gens en place.

La minorité de Louis XIV fut en France l’aurore du goût & des beaux arts. Soit que l’esprit se fût développé par la continuité des spectacles publics, qui sont toujours l’école la plus instructive de la multitude, soit qu’à force de donner des fêtes à la cour, l’imagination s’y fût peu-à-peu échauffée, soit enfin que le cardinal Mazarin, malgré les tracasseries qu’il eut à soutenir & à détruire, y eût porté ce sentiment vif des choses aimables qui est si naturel à sa nation ; il est certain que les spectacles, les amusements, les plaisirs pendant son ministère, n’eurent plus ni la grossiéreté, ni l’enflure, qui furent le caractère de toutes les fêtes d’éclat du règne précédent.

Le cardinal Mazarin avoit de la gaieté dans l’esprit, du goût pour le plaisir, & dans l’imagination moins de faste que de galanterie. On trouve les traces de ces trois qualités distinctives dans touts les bals & les grands ballets qui furent faits sous ses yeux.

Benserade fut chargé de l’invention, de la conduite & de l’exécution de presque touts ces amusements.

Celui de Cassandre exécuté au palais cardinal le 16 février 1651, qui étoit de sa composition, fut le premier dans lequel on vit danser Louis XIV. Il avoit treize ans. Il continua de s’occuper de cet exercice jusqu’en 1669. Il l’abandonna alors pour toujours, frappé de ces beaux vers de Britannicus

Pour toute ambition, pour vertu singulière,
Il excelle à conduire un char dans la carrière,
A disputer des prix indignes de ses mains,
A se donner lui-même en spectacle aux Romains,
A venir prodiguer sa voix sur un théâtre, &c.

Je ne m’étendrai point sur les fêtes trop connues de ce règne éclatant. On sçait dans les royaumes voisins, comme en France, qu’il est l’époque de la grandeur de cet état, de la gloire des arts & de la splendeur de l’Europe.

Je me borne à rapporter une circonstance qui est de mon sujet, & qui peut servir à la consolation, à l’encouragement, & à l’instruction des gens de lettres & des artistes. J’ai dit que Benserade étoit chargé de la composition des grands ballets de la cour. Il avoit de la fertilité, la méchanique du vers facile, des grâces, de la finesse, un rour galant dans l’esprit. Peut être manquoit-il d’élévation ; mais il avoit de la justesse, & s’il avoit eu plus de temps à lui pour les compositions fréquentes qu’on lui demandoit, il y auroit mis sans doute plus de correction.

Ce poëte devint bientôt célèbre dans ce genre ; mais le P .... de P * * *[1], homme fort aimable, & fait en tout pour la bonne compagnie, qui en ce temps-là étoit toujours excellente, balança sa réputation, & sans le vouloir peut-être, fut sur le point de la lui ravir. Le P .... de P * * * avoit réellement de l’esprit, des connoissances & du goût autant qu’il en faut pour sentir les beautés d’une composition théâtrale, pour éclairer un auteur, pour décider même de son degré de talent ; mais bien moins que n’en exige l’invention, la charpente, l’assemblage en un mot d’un grand ouvrage. Il s’étoit trouvé à portée de voir Benserade, d’examiner ses plans, & quelquefois de faire de petits vers pour les gens de qualité qui devoient en remplir les personnages.

Il n’en fallut pas davantage pour lui donner à la cour une considération qu’il méritoit sans doute d’ailleurs, & qui auroit dû être indifférente à Benserade, si elle ne s’étoit pas établie sur les débris de la sienne.

L’auteur est discuté publiquement & à la rigueur. L’homme du monde qui travaille, dit-on, pour son plaisir, est toujours jugé à huis clos & par des juges de faveur. On attend tout du premier ; on n’exige presque rien du second. Les ouvrages de l’un sont comme une statue toute nue exposée, au sortir des mains de l’artiste, aux regards critiques de la multitude des connoisseurs & de ses rivaux. Les gentillesses de l’autre ressemblent à ces femmes plus adroites que belles, qui ne se laissent voir que furtivement, & dans des réduits peu éclaires. Tels étoient les avantages des jolis vers du P .... de P * * *, sur les travaux de longue haleine de Benserade. Quelques quatrains assez ingénieux avoient plus fait pour le poëte de société, que vingt ballets représentés avec succès n’avoient pu faire pour le poëte en titre d’office.

Ce n’étoit pas tout. A mesure que l’idée qu’on se formoit du P .... de P * * * croissoit dans les esprits trop prévenus pour lui, on se dégoûtoit de Benserade, dans les ouvrages duquel on croyoit voir toujours les mêmes choses. On aspiroit au plaisir d’être dédommagé par un homme neuf, des rapsodies d’un auteur usé. Ce discours passoit de bouche en bouche. Il devint bientôt une rumeur, un cri général ; le P … de P * * * en fut flatté, & s’y laissa prendre. Il composa le ballet des amours deguisés : on fit les plus riches préparatifs pour son exécution ; le roi voulut y danser ; les dames les plus qualifiées, les seigneurs les plus distingués y briguèrent des entrées. On regardoit le succès comme infaillible, le P … de P * * * comme la ressource unique, & Benserade comme un homme médiocre, sans goût, sans imagination, & presque sans talent. C’est dans ces dispositions de toute la cour, que l’ouvrage fut représenté le 13 février 1664 ; & il tomba de la manière la plus complette.

Benserade triompha ; & la chûte de son rival lui auroit rendu toute sa gloire, s’il n’avoit avili son triomphe par un premier mouvement impardonnable. Il fit de méchans vers contre le P .... de P * * *, qui à son tour commença de mériter sa chûte, en répondant à l’injure de Benserade par une autre.

Les poëtes, les gens de lettres, les artistes ne seront-ils jamais persuadés, par les exemples éclatants qui frappent leurs yeux, par l’expérience de touts les siècles, par la voix intérieure qui crie sans cesse dans le fond de leur cœur, que l’envie, la malignité, les fureurs de la jalousie dégradent, avilissent, déshonorent ?

La carrière des arts est celle de la gloire. Il est impossible qu’on puisse y courir sans obstacles, sans embarras, sans rivaux, il est des moments de dégoût, des occasions d’impatience, des préférences piquantes, des coups inattendus, des revers douloureux, des injustices outrageantes. L’ame s’affecte, l’esprit s’aigrit, la bile s’allume, le trait échappe, & il nous perd.

Du flegme, une étude profonde, beaucoup de patience, un grand fond de fermeté, la certitude que les hommes ne sont pas toujours injustes, le secours du temps, & sur-tout des efforts redoublés pour mieux faire ; voilà les moyens légitimes qu’on doit se ménager pour les circonstances malheureuses, les seules armes avec lesquelles il faut combattre ses ennemis, les grandes ressources qu’il est glorieux d’employer en faveur de la bonne cause.

Les flots de la multitude emportent bien loin de vous un rival qui vous est inférieur. Dans ces moments d’ivresse & de délire, que peuvent vos murmures, vos cris, vos mouvements ? Opposez une tète froide à l’orage,& laissez couler le torrent ; si la source dont il part n’est ni pure ni féconde ; vous le verrez baisser, se dessécher, disparoître, & ne laisser après lui qu’une vase infectée.

Une cabale puissante suscite contre vous une foule de juges injustes ; vous connoissez l’auteur de votre disgrace. La colère vous le peint avec des traits qui, rendus au grand jour, peuvent le couvrir d’un ridicule éternel. Cette cruelle idée vous rit & rien ne vous arrête. Votre plume se trempe dans le fiel. Vous espérez tracer la honte & immortaliser votre vengeance. Quelle erreur ! le blanc, contre lequel vous tirez à bout portant, est appuyé sur une colonne de marbre. La balle le perce sans doute ; mais la colonne la repousse contre vous : vous tombez l’un & l’autre frappés du même coup, & vous restez à terre pour y être foulés aux pieds de la multitude, dont vous auriez tôt ou tard fixé l’admiration, & qui vous méprise.

Hommes privilégiés par la nature, aimez-vous mutuellement ; estimez-vous, encouragez-vous ; donnez le ton au public, qui ne demande pas mieux que de le prendre. Son penchant le porte à vous caresser, à vous chérir, à vous estimer. S’il se refroidit quelquefois, s’il vous humilie, s’il vous dédaigne, c’est presque toujours votre faute, & rarement la sienne. Regardez-vous comme les enfans d’une même famille, & concourez de touts vos efforts à sa splendeur. Soyez rivaux sans jalousie ; disputez le prix sans aigreur ; courez au même but avec amitié. Si vous voulez vivre heureux, si vous aspirez à l’estime publique, si l’honneur de votre nom vous intéresse, employez le présent à mériter les suffrages de l’avenir. Aimez la gloire, & ne haïssez que l’envie ; mais ne la craignez pas. Les mouches cantarides ne s’attachent qu’au meilleur bled, & aux roses les plus fraîches.... Je n’ai rien fait encore qui soit digne d’estime, disoit Thémistocle dans sa jeunesse ; tout le monde m’accueille, & personne ne me porte envie.

Vices du grand ballet.

Le grand ballet est un spectacle de danse. Les vers qui exposent le sujet, les machines qui l’embellissent, les décorations qui établissent le lieu où il s’exécute, n’en font que des parties accessoires. La danse est l’objet principal.

Or la danse théâtrale, ainsi que la poésie dramatique, doit toujours peindre, retracer, être elle-même une action. Tout ce qui se passe au théâtre est sujet à cette loi immuable. Tout ce qui s’en écarte est froid, monotone, languissant.

Il n’est donc pas possible de faire du grand ballet un spectacle susceptible de l’intérêt théâtral, parce que cet intérêt ne peut se trouver que dans la représentation d’une action suivie.

Chaque œuvre dramatique a le sien. Le spectateur est attaché, ou par le cœur, ou par l’esprit à la suite successive de l’événement qui se passe sous ses yeux. C’est cet attachement que l’art du théâtre inspire ; c’est cette attention suivie & involontaire qu’il fait naître qu’on a nommé intérêt, & il a autant de caractères plus ou moins vifs, qu’il y a de genres d’action propres au théâtre.

Dans le grand ballet, il y a beaucoup de mouvement & point d’action. La danse peut bien y peindre par les habits, par des pas, par des attitudes, des caractères nationaux, quelques personnages de la fable ou de l’histoire ; mais la peinture ressemble alors à la peinture ordinaire, qui ne peut rendre qu’un seul moment, & le théâtre par sa nature est fait pour représenter une suite de momens, de l’ensemble desquels il résulte un tableau vivant & successif qui ressemble à la vie humaine.

Il étoit aisé de combiner les différentes entrées du grand ballet de manière qu’elles concourussent toutes à l’objet principal qu’on s’y proposoit, & d’y procurer aux danseurs des occasions d’y développer les grâces de la danse simple ; mais la danse composée, celle qui exprime les passions, & par conséquent la seule digne du théâtre, ne pouvoit y entrer qu’en passant. Les Furies, dans une entrée particulière, par exemple, pouvoient sans doute par des pas rapides, par des sauts précipités, par des tourbillons violens, peindre la rage qui les agite ; mais ce n’étoit qu’un trait général, un coup de pinceau épisodique. Il en résultoit qu’on avoit vu les Furies, & rien de plus.

Dans une action, au contraire, où la vengeance & les Euménides voudroient inspirer les transports qu’elles ressentent à un personnage principal, tout l’art de la danse employé à peindre par gradation & d’une manière successive, l’intention de ces barbares divinités, les combats de l’acteur, les efforts des furies, les coups redoublés de pinceau, toutes les circonstances animées, en un mot, d’une pareille action, demeureroient gravées dans l’esprit du spectateur, échaufferoient son ame par degrés, & lui feroient goûter tout le plaisir que produit au théâtre le charme de l’imitation.

Le grand ballet qui coûtoit des frais immenses, ne procuroit donc à la danse rien de plus que les bals masqués. Il falloit qu’on sçût, pour y réussir, déployer ses bras avec grâce, conserver l’équilibre dans ses positions, former ses pas avec légèreté, développer les ressorts du corps en mesure ; & toutes ces choses, suffisantes pour le grand ballet & pour la danse simple, ne sont que l’alphabet de la danse théâtrale.

Etablissement de l’Opéra François.

L’opéra françois est une composition dramatique qui, pour la forme, ressemble en partie aux spectacles des anciens, & qui, pour le fond, a un caractère particulier qui la rend une production de l’esprit & du goût tout-à-fait nouvelle.

Quinault en est l’inventeur ; car Perrin, auteur des premiers ouvrages françois en musique représentés à Paris, n’effleura pas même le genre que Quinault imagina peu de temps après.

Les Italiens eurent pour guide dans l’établissement de leur opéra, la fête de Bergonce de Botta, & les belles compositions des anciens poëtes tragiques. La forme qu’ils ont adoptée tient beaucoup de la tragédie grecque, en a presque touts les défauts, & n’en a que rarement les beautés.

Quinault a bâti un édifice à part. Les Grecs & les Latins l’ont aidé dans les idées primitives de son dessein ; mais l’arrangement, la combinaison, l’ensemble sont à lui seul. Ils forment une composition fort supérieure à celle des Italiens & des Latins, & qui n’est point inférieure à celle même des Grecs.

Ces propositions sont nouvelles. Pour les établir, il faut de grandes preuves. Je crois pouvoir les fournir à ceux qui voudront les lire sans prévention. Remontons aux sources, & supposons pour un moment que nous n’avons jamais ouï parler des spectacles de France, d’Italie, de Rome & d’Athènes. Dépouillons toute prédilection pour l’une ou pour l’autre musique, question tout-à-fait étrangère à celle dont il s’agit. Laissons à part la vénération, que nous puisons dans la poussière des collèges, pour les ouvrages de l’antiquité. Oublions la chaleur avec laquelle les Italiens parlent de leur opéra, & le ton de dédain dont les critiques du dernier siècle ont écrit en France des ouvrages lyriques de Quinault. Examinons, en un mot, philosophiquement, ce que les anciens ont fait, ce que les Italiens exécutent, & ce que le plan qu’a tracé Quinault nous fait voir qu’il a voulu faire. Je pense qu’il résultera de cet examen une démonstration en faveur des propositions que j’ai avancées.

Mon sujet m’entraine indispensablement dans cette discussion. La danse se trouve si intimement unie au plan général de Quinault, elle est une portion si essentielle de l’opéra françois, que je ne puis me flatter de la faire connoître qu’autant que la composition dont elle fait partie, sera bien connue.

Les Grecs ont imaginé une représentation vivante des différentes passions des hommes ; ce trait de génie est sublime.

Ils ont exposé sur un théâtre des héros dont la vie merveilleuse étoit connue ; ils les ont peints en action, dans des situations qui naissoient de leur caractère ou de leur histoire, & toutes propres à faire éclater les grands mouvements de l’ame. Par cet artifice la poésie & la musique, unies pour former une expression complette, ont fait passer mille fois dans les cœurs des Grecs la pitié, l’admiration, la terreur. Une pareille invention est un des plus admirables efforts de l’esprit humain.

Le chant ajoutoit & devoit ajouter de la force, un charme nouveau, un pathétique plus touchant à un style simple & noble, à un plan sans embarras, à des situations presque toujours heureusement amenées, jamais forcées, & toutes assez théâtrales pour que l’œil, à l’aspect des tableaux qui en résultoient, fût un moyen aussi sûr que l’oreille, de faire passer l’émotion dans l’ame des spectateurs.

Les Grecs vivoient sous un gouvernement populaire. Leurs mœurs, leurs usages, leur éducation avoient dû nécessairement faire naitre d’abord à leurs poëtes l’idée de ces actions qui intéressent des peuples entiers. L’établissement des chœurs dans leurs tragédies fut une suite indispensable du plan trouvé.

Ils les employèrent quelquefois contre la vraisemblance, jamais avec assez d’art & toujours comme une espèce d’ornement postiche ; & c’est-là un des grands défauts de leur exécution. Ils les faisoient chanter & danser ; mais il n’y avoit aucun rapport entre leur chant & leur danse. Ce vice fut d’autant plus inexcusable, que leur danse étoit par elle-méme fort énergique, & qu’elle auroit pu ajouter par conséquent une force nouvelle à l’action principale, si elle y avoit été mieux liée.

Telle fut la tragédie des Grecs. Voilà le premier modèles ; voici la manière dont les Italiens l’ont suivi.

Dans les premiers temps, ils ont pris les sujets des Grecs, ont changé la division, & l’ont faite en trois actes. Ils ont retenu leurs chœurs, & ne s’en sont point servis. En conservant la musique, ils ont proscrit la danse. Il est assez vraisemblable que leur récitatif, relativement à leur déclamation ordinaire, à l’accent de leur langue & à leur manière de la rendre dans les occasions éclatantes, est à peu-prés tel qu’étoit la Mélopée des Grecs ; mais moins serrés dans leur dialogue, surchargeant l’action principale d’événements inutiles & romanesques, forçant presque toutes les situations, changeant de lieu à chaque scène, accumulant épisodes sur épisodes pour éloigner un dénouement toujours le même, ils ont fardé le genre sans l’embellir ; ils l’ont énervé sans lui donner même un air de galanterie. Rien aussi ne ressemble moins à une tragédie de Sophocle ou d’Euripide, qu’un ancien opéra italien ; Arlequin n’est pas plus différent d’un personnage raisonnable.

Les opéra modernes, dont les détails sont si ornés de fleurs, sont peut-être encore plus dissemblables des tragédies grecques. L’abbé Métastaze, ce poëte honoré à Vienne, dont les ouvrages dramatiques ont été mis en musique tant de fois par les meilleurs compositeurs d’Italie, qui sont presque les seuls qu’on ait encore connus dans les cours les plus ingénieuses de l’Europe, & qui ne dévoient peut-être leur grande réputation qu’à la France, où on ne les représente jamais ; ce poëte, dis-je, a abandonné la fable, & n’a puisé ses fonds que dans l’histoire. Ce sont donc les personnages les plus graves, les plus sérieux, & si on l’ose dire, les moins chantans de l’antiquité, les Titus, les Alexandre, les Didon, les Cyrus, &c., qui exécutent sur les théâtres d’Italie, non-seulement ce chant simple des Grecs ; mais encore ces morceaux forts de composition, que les Italiens appellent aria, presque toujours agréables, quelquefois même ravissans & sublimes. En Allemagne, en Italie, à peine parloit-on il y a vingt ans de l’abbé Métastaze. On n’écoute dans l’opéra italien que la musique. Ce sont les François qui, en lisant l’abbé Métastaze, ont publié les premiers dans leurs écrits tout ce que valoient les poëmes de ce grand poëte moderne.

Le charme d’un pareil chant fait oublier apparemment ce défaut énorme de bienséance. Il est cependant d’autant plus inexcusable, que l’aria n’est presque jamais qu’un morceau isolé & cousu sans art à la fin de chaque scéne, qu’on peut l’ôter sans que l’action en souffre ; & que si on le supprimoit, elle y gagneroit presque toujours.

En retenant les chœurs des Grecs, les Italiens les ont laissés avec encore moins de mouvement que ne leur en avoient donné leurs modèles. Ils n’ont aucun intérêt à l’action ; ils ne servent par conséquent qu’à la refroidir ou à l’embarrasser. On leur donne pour l’ordinaire un morceau syllabique à la fin de l’opéra ; on leur fait faire des marches, on les place dans le fonds de quelques-uns des tableaux pour parer le théâtre. Voila tout leur emploi.

Telle est la constitution de l’opéra d’Italie, dont l’ensemble dénué de vraisemblance, irrégulier, long, embrouillé, sans rapport, n’est qu’un mélange du théâtre des Grecs, de la tragédie françoise ; & des rapsodies des temps gothiques ; comme il est cependant le seul grand spectacle d’une nation vive, délicate & sensible, il n’est pas étonnant qu’il en fasse les délices, & qu’il y soit suivi avec le plus extrême empressement. Une partie de la musique en est saillante, les chanteurs du plus rare talent l’exécutent, & ce spectacle n’a qu’un temps. Dans les plus grandes villes d’Italie, on ne voit l’opéra au plus que pendant trois mois de l’année, & on y songe à la musique touts les jours de la vie.

Nous avions un théâtre tragique repris sous œuvre par Corneille, & fondé pour jamais sur le sublime de ses compositions, lorsque l’opéra françois fut imaginé. L’histoire étoit le champ fertile que ce grand poëte avoit préféré ; & c’est là qu’il alloit choisir ses fujets. La musique, la danse, les chœurs étoient bannis de ce théâtre ; la représentation mâle d’une action unique exposée, conduite, dénouée dans le court espace de vingt-quatre heures & dans un même lieu, est la tâche difficile que Corneille s’étoit imposée. Il devoit tirer l’illusion, l’émotion, l’intérêt de sa propre force. Rien d’étranger ne pouvoit l’aider à frapper, à séduire, à captiver le spectateur. Oseroit-on le dire ? une des bonnes tragédies de cet homme extraordinaire suppose plus d’étendue, de génie que tout le théâtre des Grecs ensemble.

Quinault connoissoit la marche de l’opéra italien, la simplicité noble, énergique, touchante de la tragédie ancienne, la vérité, la vigueur, le sublime de la moderne. D’un coup d’œil il vit, il embrassa, il décomposa ces trois genres, pour en former un nouveau qui, sans leur ressembler, pût en réunir toutes les beautés. C’est sous ce premier aspect que s’offrit à son esprit un spectacle françois de chant & de danse.

D’abord le merveilleux fut la pierre fondamentale de l’édifice, & la fable, où l’imagination lui fournirent les seuls matériaux qu’il crut devoir employer pour le bâtir. Il en écarta l’histoire, qui avoit déjà son théâtre, & qui comporte une vérité trop connue, des personnes trop graves, des actions trop ressemblantes à la vie commune, pour que, dans nos mœurs reçues, le chant, la musique & la danse ne forment pas une disparate ridicule avec elles.

Delà qu’il bâtissoit sur le merveilleux, il ouvroit sur son théâtre à touts les arts la carrière la plus étendue. Les Dieux, les premiers héros dont la fable nous donne des idées si poétiques & si élevées, l’Olimpe, les enfers, l’empire des mers, les métamorphoses miracuteuses, l’amour, la vengeance, la haine, toutes les passions personnifiées, les éléments en mouvement, la nature entiére animée, fournissoient dés lors au génie du poëte & du musicien mille tableaux variés, & la matière inépuisable du plus brillant spectacle.

Le langage musical si analogue à la langue grecque, & de nos jours si éloigné de la vraisemblance, devenoit alors non-seulement supportable, mais encore tout-à-fait conforme aux opinions reçues. La danse la plus composée, les miracles de la peinture, les prodiges de la méchanique ; l’harmonie, la perspective, l’optique, tout ce qui, en un mot, pouvoit concourir à rendre sensibles aux yeux & à l’oreille les prestiges des arts & les charmes de la nature, entroit raisonnablement dans un pareil plan, & en devenoit un accessoire nécessaire.

Les chœurs dont les Grecs n’avoient fait qu’un trop foible usage, & dont les Italiens, ainsi que je l’ai déjà dit, n’ont pas sçu se servir, placés par Quinault dans les lieux où ils devoient être, lui procuroient des occasions fréquentes de grand spectacle, des mouvements généraux, des concerts ravissans, des coups de théâtre frappans, & quelquefois le pathétique le plus sublime.

En liant à l’action principale la danse, qu’il connoissoit bien mieux qu’elle n’a été encore connue, il se ménageoit un nouveau genre d’action théâtrale, qui pouvoit donner un feu plus vif à l’ensemble de sa composition, des fêtes aussi aimables que galantes, & des tableaux variés à l’infini, des usages, des mœurs, des fêtes des anciens.

Ce grand dessein fut balancé sans doute dans l’esprit de Quinault par quelques difficultés. Le moyen qu’il ne prévit pas qu’il se trouveroit tôt ou tard des hommes rigides qui refuseroient de se prêter aux suppositions de la fable, des philosophes sévères dont la raison seroit rebutée des prestiges de la magie, des esprits forts pour qui la plus belle machine ne seroit qu’un jeu d’enfant !

Mais Homere & Virgile, Sophocle & Euripide, parurent à Quinault des autorités suffisantes en faveur du genre qu’il projettoit de mettre sur la scène. Il espéra que le systême ancien, qui fut la base de leurs ouvrages, & qui fera toujours l’ame de la belle poésie, seroit souffert encore par des spectateurs instruits, & sur un théâtre qu’il vouloit conserver à la plus délicieuse illusion. Il vit dans Arioste & le Tasse les effets agréables, les grands mouvements, les changements imprévus que pouvoient produire la magie ; & les grands ballets qui étoient depuis si longtemps le spectacle à la mode, lui fournissoient trop de preuves journalières, pour qu’il négligeât les avantages que la méchanique pouvoit procurer à son établissement.

Les beaux traits d’histoire ne font pas les seuls qui doivent exercer le génie des grands peintres. La fable ne leur en fournit-elle pas qui ne sont ni moins nobles ni moins touchans ? Ecouteroit-on la critique d’un homme de mauvais goût qui déclameroit contre une composition de cette espèce, parce que nous sçavons tous que la fable n’est qu’une des folies de l’esprit des premiers temps ?

Le théâtre n’est qu’un tableau vivant des passions. Quinault en voyoit un digne de l’admiration de touts les siècles, où elles pouvoient être peintes avec le pinceau le plus vigoureux, & qui s’étoit emparé avec raison de l’histoire. Il falloit ne point empiéter sur un établissement aussi imposant, & donner cependant à celui qu’il se proposoit, le caractère d’imitation que doit avoir toute composition dramatique. Le merveilleux, qui résulte du systême poétique, remplissoit son objet, parce qu’il réunit, avec la vraisemblance suffisante au théâtre, la poésie, la peinture, la musique, la danse, la méchanique, & que de touts ces arts combinés il pouvoit résulter un ensemble ravissant, qui arrachât l’homme à lui-même, pour le transporter pendant le cours d’une représentation animée, dans des régions enchantées.

Ce beau dessein n’est point une vaine conjecture imaginée après coup pour séduire le lecteur. Qu’on suive pas à pas la marche de Thesée, d’Atys, d’Armide, &c., on verra l’intention de Quinault telle qu’on vient de l’expliquer, marquée par-tout avec les traits distinctifs de l’esprit, du sentiment & du génie.

Ici on s’arrêtera sans doute pour chercher la cause secrette du peu d’effet qui résulte cependant de nos jours d’un plan ; lui-même servit-il dans l’exécution primitive ? n’est-il que dans l’exécution actuelle ?

Il est certain que le dessein de Quinault est un effort de génie qu’on peut mettre à côté de tout ce qui a été imaginé de plus ingénieux pendant le cours successif des progrès des beaux arts ; mais il n’est pas moins certain que le plaisir, l’émotion, l’amusement qui en résultent sont très-inférieurs aux charmes qu’on devroit & qu’on peut en attendre.

Défauts de l’exécution du plan primitif de l’opéra françois.

C’est un spectacle de chant & de danse que Quinault a voulu faire, c’est-à-dire, que sur le théâtre nouveau qu’il fondoit, il a voulu parler à l’oreille par les sons suivis & modulés de la voix, & aux yeux par les pas, les gestes, les mouvements mesurés de la danse.

Tout ce qui se fait sur le théâtre doit être plein de vie. Rien n’y doit paroître dans l’inaction. Un ouvrage dramatique n’est qu’une grande action, formée de mille autres qui lui sont subordonnées, qui en sont les parties essentielles, qui doivent concourir à l’harmonie générale, & dont le concert mutuel peut seul former la beauté, l’illusion, le charme de l’ensemble.

Il étoit donc nécessaire, pour remplir l’objet de Quinault, que la danse, qui alloit former une partie considérable de son nouveau spectacle, agît conformément à son dessein ; & quel étoit son dessein ? C’étoit ( n’en doutons point ) de s’aider de la danse pour faire marcher son action, pour l’animer, pour l’embellir, pour la conduire par des progrès successifs jusqu’à son parfait développement. En admettant sur son théâtre le même art dont les Grecs & les Romains s’étoient si heureusement servis, n’auroit-il eu pour objet que de réduire son emploi à quelques froids agréments plus nuisibles qu’utiles au cours de l’action théâtrale ?

Seroit-il possible qu’il eût fait entrer la danse dans sa composition comme une partie principale, si elle n’avoir dû toujours agir, peindre, conserver en un mot le caractère d’imitation & de représentation que doit avoir nécessairement tout ce qu’on introduit sur la scène.

Il est indispensable de revenir ici sur ses pas & de se rappeller les différens emplois qu’avoit remplis la danse chez les Grecs, chez les Romains & dans les derniers siècles.

Vive, saillante, estimable & dangereuse tout-à-la-fois en Grèce, la danse y fut un an qui servit également au plaisir, à la religion, au maintien des forces du corps, au développement de ses grâces, à l’éducation de la jeunesse, à l’amusement des vieillards, à la conservation & à la corruption des mœurs.

A Rome, elle devint partie de l’art dramatique, & marcha alors d’un pas égal avec la poésie, l’éloquence & la musique. Dans les derniers siècles, froide & languissante, elle ne fut qu’un divertissement peu varié & sans ame. On la réduisit dans les grands ballets à la peinture momentanée de quelques caractères ; dans les mascarades elle ne pouvoit exprimer par des pas que le générique du personnage dont elle prenoit les habits. Dans les bals de cérémonie, elle n’étoit qu’un mouvement sans objet, une occasion toujours la même de montrer les grâces de la figure & les belles proportions du corps.

Dans cette succession historique des différents emplois de la danse, on voit distinctement les divers degrés de beauté que peut lui donner l’art ; car ce qu’il a pu dans un temps, il le peut toujours dans un autre. Or toutes les compositions de Quinault nous prouvent qu’il a connu parfaitement l’histoire de la danse & toutes ses possibilités. Il faudroit cependant que ce poëte n’eût eu que des idées trés-bornées, s’il n’en avoit adopté que la partie la plus foible, & il seroit tombé dans cette lourde bévue, s’il n’avoit voulu l’employer que comme un simple divertissement, tandis qu’elle est capable de former les tableaux les plus dignes du théâtre.

Mais en parcourant les comportions de ce beau génie, on ne peut le soupçonner de cette méprise. On y voit par-tout l’imagination & le goût marquer la place des ans qu’il y a réunis, & faire toujours naître du fond du sujet chacun de leurs emplois différens. En effet, la poésie, la peinture, la danse, la méchanique n’y sont jamais que dans les lieux où elles doivent être, tout ce qu’elles y font, devoit se faire ; il étoit indispensable qu’elles peignissent tout ce que Quinault a pensé qu’elles dévoient exprimer.

Dans Cadmus, qui doit surmonter les plus grands obstacles pour obtenir Hermione, je vois ce héros femer dans le champ de Mars les dents du dragon qu’il a vaincu.

Voici le dessein que trace Quinault pour ce moment théâtral.

La terre produit des soldats armés qui se préparent d’abord à tourner leurs armes contre Cadmus ; mais il jette au milieu d’eux une manière de grenade que l’amour lui a apportée, qui se brise en plusieurs éclats, & qui inspire aux combattants une fureur qui les oblige à combattre les uns contre les autres, & à s’entr’égorger eux-mêmes. Les derniers, qui demeurent vivans, viennent apporter leurs armes aux pieds de Cadmus.

Je ne puis pas me méprendre sur l’intention de Quinault. Je vois évidemment que si elle eût été remplie, le théâtre m’eût offert dans ce moment le tableau de danse le plus noble, le plus vif, le mieux lié à l’action principale. Rien de tout cela, n’existe dans l’exécutlon. Elle n’en offre pas même l’ombre.

Dans ce même poëme à la fin du troisième acte, lorsque l’inflexible Dieu de la guerre a dit :

Un vain respect ne peut me plaire :
On ne satisfait Mars que par de grands exploits ;
Vous que l’enfer a nourries,
Venez, cruelles furies,
Venez briser l’autel en cent morceaux épars.

Quinault veut qu’on finisse cet acte par l’arrivée des Furies qui brisent l’autel, qui s’emparent des tisons ardens du sacrifice, & qui s’envolent, pendant que le char de Mars, en tournant rapidement vers le fond du théâtre, se perd dans les airs, & que les prêtres, les peuples, Cadmus, &c., désolés, crient, ô Mars ! ô Mars !

Quel coup de pinceau mâle ! quelle occasion énergique pour la danse, pour la musique, pour la méchanique ! je vois cependant à la représentation touts ces mêmes arts oisifs dans ce moment.

A la place des idées grandes & nobles qui étoient essentiellement du plan de Quinault, on a substitué une exécution maigre, de petites figures mal dessinées, un coloris misérable, & par malheur cette exécution, malgré sa foibleffe, a paru suffisante dans les premiers temps à des spectateurs que l’habitude n’avoit pas encore instruits. Elle a été répétée, avec les mêmes vices & avec le même succès, dans presque toutes les autres occasions qu’a fournies le génie fécond du poëte. Le moyen que ceux qui exécutoient ne fussent pas contens d’eux-mêmes en voyant touts les spectateurs satisfaits ? Mais le moyen aussi que l’art parvint au degré de perfection où il étoit capable d’atteindre, dès que les artistes n’appercevoient pas le par-delà du point médiocre où ils se bornoient ?

Je trouve, par exemple, un trait d’imagination que j’admire, & un défaut d’exécution qui me confond dans l’épisode de Protée, que Quinault a lié si naturellement à l’opéra de Phaéton.

Ce personnage connu dans la fable par ses transformations surprenantes, n’étoit qu’un danseur Grec, qui opéroit ces sortes de prodiges par la rapidité de ses pas, par les formes diverses qu’il sçavoit donner à l’ensemble de ses mouvemens. Peut-être est-ce le fond le plus riche que la danse théâtrale, aidée du secours des machines, ait jamais eu pour déployer touts les plus beaux ressorts de l’art. Que résulte-t-il cependant dans l’exécution, de l’idée admirable de Quinault ? L’or pur se change en un plomb vil. On ne me donne, à la place de ce que je pouvois attendre, qu’une froide symphonie, des canons mal peints, quelques poignées d’étoupes enflammées, & un escamotage grossier, qui ne sert qu’à me faire appercevoir combien j’aurois pu être satisfait, si le jeu de la danse & le mouvement des machines s’étoient adroitement concertés, pour rendre à mes yeux & à mon oreille l’intention ingénieuse du poëte.

Le même vice me frappe dans presque touts les endroits où l’imagination de Quinault s’est manifestée. Je me borne à exposer mes conjectures sur deux de ce genre, où, si je ne me trompe, ce beau génie a été aussi mal entendu que servi.

La première est le siège de Scyros dans Alceste. Lorsqu’on connoît ce que peut exécuter la danse, on ne sauroit être incertain sur le projet de Quinault. Il n’en faut point douter ; ce poëte lui avoit destiné cette action.

Qu’on se rappelle en effet toutes les évolutions militaires qui font de l’institution primitive de la danse ; qu’on les suppose pour un moment exécutées sur les chants des chœurs, & sur des symphonies relatives au sujet ; qu’on se représente les attaques, les poursuites, les efforts des assiégeants, la défense des assiégés, leurs sorties, leurs fuites ; qu’on imagine voir au théâtre la succession rapide de touts ces divers tableaux rendus avec art par des danses expressives, on aura alors une idée de l’esquisse de Quinault, que l’exécution originaire a totalement défigurée.

Pour expliquer mes idées sur la seconde, j’ai besoin que le lecteur daigne suspendre toute prévention. Je crois avoir apperçu dans un des beaux opéra de Quinault, un trait singulier de génie, qui est de mon sujet, dans l’endroit même qui, depuis près de soixante-dix ans, passe pour le plus défectueux de ses ouvrages. Je vais exposer simplement mes réflexions, que je me garde bien de croire infaillibles. Mon intention est de pénétrer l’esprit des artistes, sans avoir le dessein fastueux de m’ériger en juge de l’art. Si mes observations font vraies, il y gagnera, & mon ambition sera tout-à-fait remplie. Si je suis dans l’erreur, je rends grâces d’avance à la main secourable qui voudra m’aider à en sortir.

Il semble que l’opinion générale ait proscrit sans retour le quatrième acte d’Armide. On le regarde comme très-indigne des quatre autres, & je pense que c’est sur l’effet seul qu’on l’a jugé. Le public n’est parti que d’après son impression, qui, avec raison, est toujours sa règle ; mais l’effet tel qu’il est produit sur le spectateur peut avoir deux causes, le destein & l’exécution.

Or je crois appercevoir ici le plus beau dessein de la part de Quinault. Si ma découverte n’est pas une chimère, l’effet ne peut plus être imputé qu’à la manière dont il a été exécuté.

Il faut ici nécessairement que le lecteur me permette de lui rappeller la marche théâtrale d’Armide. L’amour le plus tendre déguisé sous les traits du plus violent dépit, dans le cœur d’une femme toute-puissante, est le premier coup de pinceau qui nous frappe dans cette belle composition. Si l’amour l’emporte sur la gloire, sur le dépit, sur les plus forts motifs de vengeance qui balancent le penchant secret d’Armide, quels moyens n’emploiera pas son pouvoir (qu’on a eu l’adresse de nous faire connoître immense) pour soutenir les intérêts d’un si grand amour !

Dans le premier acte, le cœur d’Armide est le jouet tour à-tour de plusieurs passions qui se combattent mutuellement & qui la déchirent. Dans le second, elle vole à la vengeance : le fer brille, elle est prête à frapper. L’amour l’arrête, & il triomphe. L’amante & l’amant sont transportés au bout de l’univers.

C’est-là que la foible raison d’Armide combat encore : c’est-là qu’elle appelle à son secours la haine qu’elle avoit cru suivre, & qui ne servoit cependant que de prétexte à l’amour.

Les efforts redoublés de cette divinité barbare cèdent encore la victoire à un penchant auquel rien ne peut résister : mais la haine menace : outre les craintes si naturelles aux amants, Armide entend encore un oracle qui, en redoublant ses terreurs, doit ranimer sa prévoyance. Tel est l’état de l’action à la fin du troisième acte.

Voilà par conséquent Armide livrée toute entière & sans retour aux divers mouvements de la plus vive tendresse. Instruite par son art de l’état du camp de Godefroi, jouissant des transports de Renaud, elle n’a que sa fuite à craindre ; & cette fuite, elle ne peut la redouter, qu’autant qu’il seroit possible de détruire l’enchantement, dans lequel son art & sa beauté ont plongé son heureux amant.

Ubalde cependant & le chavalier Danois s’avancent ; & cet épisode est très-bien lié à l’action, lui est nécessaire, & forme un contre-nœud extrêmement ingénieux.

Armide, que je ne puis pas croire tranquille, va donc déployer ici touts les efforts, toute la puissance, toutes les ressources de son art, pour arrêter les seuls ennemis qu’elle ait à craindre. Tel est le dessein de Quinault, & quel dessein pour un spectacle de chant, de musique & de danse ! Tout ce que la magie a de redoutable ou de séduifant : les tableaux de danse de la plus grande force ou de la plus aimable volupté : des embrâsements, des orages, des tremblements de terre, des ballets légers, des fêtes brillantes, des enchantements délicieux ; voila ce que Quinault demandoit dans cet acte : c’est le plan qu’il avoit tracé, que Lully auroit dû remplir & terminer en homme de génie, par un entr’acte dans lequel la magie eût fait un dernier effort terrible. On eût jetté, par cet artifice, de l’incertitude sur le succès des soins d’Ubalde, & formé un contraste admirable avec le ton de volupté qui règne dans la première partie de l’acte suivant.

Supposons un pareil dessein exécuté par le chant, la danse, les symphonies, la décoration, les machines, & jugeons.

Principes physiques du vice de l’exécution primitive de l’opéra françois.

En examinant les vues de Quinault, le plan de son spectacle, les belles combinaisons qui y sont répandues, la connoissance profonde des différents arts qu’il y a rassemblés, & qu’on suppose dans ce beau génie ; je me suis demandé mille fois, pourquoi au théâtre, la plus grande partie de ce qu’il m’est démontré que Quinault a voulu faire, semble s’évaporer, se perdre, s’anéantir ; & j’ai cru en voir évidemment la cause dans l’exécution primitive.

Mais pourquoi cette exécution a-t-elle été si défectueuse ? Quelle est la fource des vices qui s’y sont répandus ? L’art n’avoit rien à gagner dans ma première découverte, sans le secours de cette seconde ; & cette recherche une fois faite avec quelque succès, les remèdes étoient aisés, & les progrès de l’art infaillibles.

Or, je crois appercevoîr dans la foiblesse de tous les sujets employés pour l’exécution du plan de Quinault, les principes physiques des défauts sans nombre qui l’ont énervé.

La danse, la musique instrumentale & vocale, l’art de la décoration, celui des machines étoient, pour ainsi dire, au berceau ; & le dessein du poëte auroit exigé des hommes consommés dans touts ces différents genres.

Le plan étoit en grand, comme le sont touts ceux que forme le génie ; & dans la construction de l’édifice, on crut devoir le resserrer, le rétrécir, le mutiler, si je puis me servir de ces expressions, pour le proportionnera la force des sujets, qui étoient employés à le bâtir, & à l’étendue du terrein sur lequel on alloit l’élever. Tout ce peuple d’artistes ; qui ne vit dans Quinault qu’un poëme peu considérable, étoit encore à cent ans loin de lui pour la connoissance de l’art.

Quinault ne fit qu’une faute, qu’une modestie mal entendue lui suggéra, dont ses ennemis se prévalurent, qui a fait méconnoître le genre, & qui en a retardé le progrès, beaucoup plus sans doute, qu’on ne pourra le persuader. Il donna le titre de tragédie à la composition nouvelle qu’il venoit de créer. Boileau, Racine & les autres juges de la littérature françoise y cherchèrent dès-lors touts les différents traits de physionomie du poëme qu’on nommoit communément tragédie, & ils l’apprécièrent à proportion du plus ou du moins de ressemblance qu’ils lui trouvèrent avec ce genre déjà établi.

Par cette fausse dénomination, Quinault les aida lui-même à se bien convaincre, que sa composition n’étoit rien moins qu’un genre tout-à-fait nouveau. Ils ne virent dans Thésée même qu’une tragédie manquée ; ils le dirent & le publièrent ; les échos du parnasse & du monde le répétèrent après eux. Delà Paris, la littérature, les provinces, les étrangers se formèrent une idée fausse du genre, qui s’est conservé jusqu’à nos jours, & que je ne me flatte pas de pouvoir détruire. Ce danger étoit prévenu, si à la place de ce titre, Quinault eût mis à la tête de ses poëmes lyriques, Cadmus, Théfée, Atys, opéra. Ce seul mot auroit donné à Boileau l’idée d’un genre, & cette idée une fois apperçue, sa sagacité & le desir qu’il avoit d’être juste, auroient fait le reste. D’un autre côté, Racine devenu indifférent sur les succès heureux ou malheureux de Quinault, n’auroit plus vu des tragédies autres que les siennes occuper Paris. Il auroit applaudi sans peine Armide opéra. Il étoit peut-être impossible qu’il ne fût pas révolté contre Armide tragédie.

L’opéra françois, tel qu’on le forma dans sa nouveauté, fut reçu de la nation avec un applaudissement presque unanime ; parce que les lumières des spectateurs sur le genre & sur touts les arts qu’on y avoit rassemblés, étoient en proportion avec les forces, le talent, & l’art des sujets employés pour l’exécuter. Tout l’honneur de ce succès fut pour Lully. Le public étoit enchanté de la représentation, & il entendit dire que les poëmes de Quinault étoient mauvais. Par un méchanisme fort simple, il crut que tout le charme étoit dans la musique, & Lully le lui laissa croire.

Lully fut dès-lors regardé comme un compositeur, comme un modèle, les ballets comme des chefs-d’œuvre de la danse, les machines comme le dernier effort de la méchanique, les décorations comme des prodiges de peinture. Au milieu de ce mouvement universel, Quinault cependant fut à peine apperçu. On ne vit de son ouvrage que les endroits défectueux que ses ennemis relevèrent. Tout ce qui n’étoit pas du poëte en apparence, fut élevé jusqu’aux nues ; tout ce qui parut dans le poëme plus foible que la tragédie françoise, fut tout-à-fait dédaigné. L’opéra ravissoit la nation, & dans le même temps elle méconnoissoit ou méprisoit le génie fécond qui venoit de le faire naître. Lully mourut ; les traditions de tout ce qu’il avoit fait sur son théâtre restèrent. On crut ne pouvoir mieux faire que de suivre littéralement & servilement ce qui avoit été pratiqué sous les yeux d’un homme pour lequel on conservoit un enthoufiasme qui a manqué d’anéantir l’art. Il est arrivé delà que les vices primitifs ont subsisté dans l’opéra françois, pendant que les connoissances des spectateurs se sont accrues. Le charme, qui cachoit les défauts, s’est dissipé peu-à-peu par l’habitude, & les défauts sont restés. Il n’y a pas dix ans que la danse a osé produire quelques figures différentes de celles que Lully avoit approuvées, & j’ai vu fronder comme des nouveautés pernicieuses, les premières actions qu’on a voulu y introduire.

Sur un théâtre créé par le génie, pour mettre dans un exercice continuel la prodigieuse fécondité des arts, on n’a chanté, on n’a dansé, on n’a entendu, on n’a vu constamment que les mêmes choses & de la même manière, pendant le long espace de plus de soixante ans. Les acteurs, les danseurs, l’orchestre, le décorateur, le machiniste ont crié au schisme, & presque à l’impiété, lorsqu’il s’est trouvé par hasard quelque esprit assez hardi pour tenter d’agrandir & d’étendre le cercle étroit dans lequel une forte de superstition les tenoit renfermés. Ainsi les défauts actuels dérivent presque tous du vice primitif. La danse étoit au berceau en France lors de l’établissement de l’opéra ; l’habitude, l’usage, la tradition, seules règles des artistes bornés, l’y ont depuis retenue comme emmaillotée. C’est-là qu’ils la bercent des prétendues perfections de l’exécution ancienne, & qu’ils l’endorment dans le sein de la médiocrité. Qu’on seroit étonné si l’on voyoit ces anciens danseurs avec leur noblesse, leurs grâces, &c., à côté (je ne dis pas de Dupré, son talent supérieur & trente ans de succès l’ont placé dans l’opinion des François au-dessus de tout ce qui ayoit paru avant lui), je ne parle que de nos jeunes danseurs qu’on croit sans doute fort inférieurs aux danseurs, tant vantés du dernier siècle. La tradition théâtrale nous les peint comme des colosses ; le goût ne nous les montreroit plus que comme des pigmées. Cette observation ne contredit point mes premières oppositions. Je crois les danseurs modernes fort supérieurs à ceux du siècle dernier ; quoique je sois très-convaincu que la danse est très-fort au-dessous de ce qu’elle pourroit être.

Du ballet moderne.

Lors de l’établissement de l’opéra en France on conserva le fonds du grand ballet, dont on fit un spectacle à part ; mais on en changea la forme. Quinault imagina un genre mixte, qui n’en étoit pas un, dans lequel les récits firent la partie la plus confidérable du spectacle. La danse n’y fut qu’en sous-ordre. Ce fut en 1671 qu’on représenta à Paris les fêtes de Bacchus & de l’amour ; (les paroles étoient de Quinault & la musique de Lully. Cet ouvrage fut fait à la hâte, pour remplir le théâtre qu’on venoit doter à Cambert pour le donner à Lully). Cette nouveauté plut, & en 1681 le roi & toute la cour exécutèrent à Saint-Germain le triomphe de l’amour, ouvrage fait dans le même goût, dont le succès anéantit pour jamais le grand ballet, qui avoit été si longtemps le seul spectacle de notre cour. Dès-lors la danse reprit parmi nous sur tous nos théâtres, à l’exception de celui de l’opéra, la place qu’elle avoit occupée sur les théâtres des Grecs. On ne l’y fit plus servir que d’intermède. Le grand ballet fut pour toujours relégué dans les collèges, & à l’opéra même le chant prit tout-à-fait le dessus. On avoit plus de chanteurs que de danseurs passables. Les spectacles de danse avoient été formés jusqu’alors par les personnes qualifiées de la cour. L’art, ou pour mieux dire, l’ombre de l’art ne s’étoit conservée que parmi les gens du monde. En formant un spectacle public, on n’eut pour ressources que quelques maîtres à danser, dont toute la science consistoit à montrer les danses nécessaires dans les bals de cérémonie, ou un nombre fort borné de pas de caractère, qui entroient dans ta composition des grands ballets. La disette de sujets étoit alors si grande en France, que notre opéra fut exécuté pendant plus de dix ans sans danseuses. On faisoit habiller en femmes deux ou quatre danseurs qui figuroient sous cette mascarade dans les fêtes de ce spectacle. Le triomphe de l’amour fut le premier ouvrage en musique où quatre véritables femmes dansantes furent introduites, & on vanta alors cet établissement, comme on loueroit de nos jours l’établissement d’une salle de spectacle bien régulière & proportionnée au degré de splendeur où nous pouvons croire sans orgueil que notre ville capitale est montée. Tant il est vrai que dans les siècles les plus éclairés, il y a toujours dans les arts quelque partie éloignée où la lumière ne perce point encore.

Le défaut de sujets fut sans doute le motif qui engagea Quinault à défigurer le grand ballet, & peut-être est-il la seule excuse qu’on puisse donner d’une partie des vices principaux qui ont énervé l’exécution primitive de l’opéra françois. Ce beau génie qui avoit eu des idées si vastes, si nobles, si vraies sur le genre qu’il avoit créé, n’eut que des vues fort bornées sur le ballet qu’il n’avoit que défiguré. Il fut imité depuis par touts ceux qui travaillèrent après lui pour le théâtre lyrique. Le propre des talents communs est de suivre servilement à la piste la marche des grands talents. Ainsi, après sa mort, on fit des opéra coupés comme les siens ; mais qui n’étoient animés ni des grâces de son style, ni des charmes du sentiment, qui étoit sa partie sublime, ni de ces traits brillants de spectacle qu’il répandoit en esprit inventeur dans ses belles compositions. On pouvoir l’atteindre plus aisément dans le ballet où il étoit fort au-dessous de lui-même ; ainsi on l’imita dans sa partie défectueuse, où on régala ; mais on ne fit que le copier dans sa partie supérieure, où peut-être ne l’égalera-t-on jamais.

Telle fut la marche lente des progrés du théâtre lyrique jusqu’en l’année 1697, que la Motte, en créant un genre tout neuf, acquit l’avantage de se faire copier à son tour.

Ce poëte, dont un de ses amis a dit que sa mort même n’avoit rien fait pour sa gloire, imagina un spectacle de chant & de danse formé de plusieurs actions différentes, toutes complettes & sans autre liaison entre elles qu’un rapport vague & indéterminé.

L’opéra imaginé par Quinault est une grande action suivie pendant le cours de cinq actes. C’est un tableau d’une composition vaste, tels que ceux de Raphaël & de Michel-Ange. Le spectacle trouvé par la Motte est un composé de plusieurs actes différents qui représentent chacun une action mêlée de divertissemens, de chant & de danse. Ce sont de jolis vateau, des mignatures piquantes, qui exigent toute la précision du dessin, les grâces du pinceau, & tout le brillant du coloris.

Ce genre, dans sa nouveauté, balança le succès du grand opéra, parce que le goût est exclusif parmi nous, & que c’est un défaut ancien & national dont, malgré les lumières que nous acquérons tous les jours, nous avons bien de la peine à nous défaire. Cependant, à force de réflexions & de complaisance, on souffrit enfin au théâtre lyrique deux sortes de plaisirs ; mais ce genre trouvé par la Motte, dont on n’attribua le succès, suivant l’usage, qu’au musicien qu’il avoit instruit & guidé, nous débarrassa du mauvais genre que Quinault avoit introduit sous le titre de ballet.

L’Europe galante est le premier de nos ouvrages lyriques qui n’a point ressemblé aux opéras de Quinault. Ce genre appartient tout-à-fait à la France. Les Grecs, les Romains n’eurent aucun spectacle qui puisse en avoir donné l’idée. Peut-être quelques fêtes épisodiques qui m’ont frappé dans Quinault l’ont-elles fournie à la Motte ; quoi qu’il en soit, ce spectacle n’en est pas moins une composition originale qui auroit dû combler de gloire le poëte qui l’a imaginée. Ses contemporains ont été injustes. Il a vécu sans jouir. La postérité le vengera sans doute, & déja l’envie qui se sert du mérite des morts pour éclipser celui des vivants, a commencé de nos jours la réputation de ce poëte philosophe.

Le théâtre lyrique qui lui doit le ballet moderne, lui est redevable encore de deux genres aimables, qui pouvoient procurer à la musique des moyens de se varier, & à la danse des occasions heureuses de se développer, si ces deux arts avoient fait alors en France des progrès proportionnés à ceux de touts les autres. Ce poëte à porté à l’opéra la pastorale & l’allégorie. Il est galant, tendre, original dans les compositions qu’il n’a imaginées que d’après lui. Il peut marcher alors à côté de Quinault. L’Europe Galante, Issé, le Carnaval & la Folie ne sont pas inférieurs aux meilleurs opéras de ce beau génie ; mais il est froid, insipide, languissant dans touts ses autres ouvrages lyriques, & tel que ses ennemis l’ont cru ou l’ont voulu faire croire. Il y a des hommes dans la littérature qui sont faits pour voler de leurs propres ailes ; & alors ils s’élèvent jusques dans le ciel. Ils retombent dès qu’ils imitent. Ce ne sont plus même des hommes ; ils grimacent comme des singes.

De l’essence des ballets.

La poésie, la peinture & la danse ne sont ou ne doivent être qu’une copie fidelle de la belle nature. C’est par la vérité de l’imitation que les ouvrages de Racine & de Raphaël ont passé à la postérité, après avoir obtenu (ce qui est assez rare) les suffrages même de leur siècle. Que ne pouvons-nous joindre aux noms de ces grands hommes, ceux des maîtres de ballets qui se sont rendus célèbres dans leurs temps ! mais à peine les connoît-on ; est-ce la faute de l’art ? est-ce la leur ?

Un ballet est un tableau, ou plutôt une suite de tableaux liés entre eux par l’action qui fait le sujet du ballet ; la scène est, pour ainsi dire, la toile sur laquelle le compositeur rend ses idées ; le choix de la musique, la décoration, le costume en sont le coloris ; le compositeur est le peintre. Si la nature lui a donné ce feu & cet enthousiasme, ame de touts les arts imitateurs, l’immortalité ne peut-elle pas lui être assurée ? Pourquoi ne connoissons-nous aucuns maîtres de ballets ? C’est que les ouvrages de ce genre ne durent qu’un instant, & sont effacés presque aussitôt que l’impression qu’ils ont produite ; c’est qu’il ne reste aucuns vestiges des plus sublimes productions de Batyle & de Pylades. A peine conserve-t-on une idée de ces pantomimes si célèbres dans le siècle d’Auguste.

Du moins si ces grands compositeurs ne pouvant transmettre à la postérité leurs tableaux fugitifs, nous eussent au moins transmis leurs idées, leurs principes sur leur art. S’ils eussent tracé les règles d’un genre dont ils étoient créateurs, leurs noms & leurs écrits auroient traversé l’immensité des âges, & ils n’auroient pas consacré leurs peines & leurs veilles pour la gloire d’un moment. Ceux qui les ont suivis auroient eu des principes, & l’on n’auroit pas vu périr l’art de la pantomime & du geste, portés jadis à un point qui étonne encore l’imagination.

Depuis la perte de cet art, personne n’a cherché à le retrouver ou à le créer, pour ainsi dire, une seconde fois. Effrayés des difficultés de cette entreprise, mes prédécesseurs y ont renoncé, n’ont même fait aucune tentative, & ont laissé subsister un divorce qui paroissoit devoir être éternel entre la danse purement dite & la pantomime.

Plus hardi qu’eux, peut-être avec moins de talens, j’ai osé deviner l’art de faire des ballets en action, de réunir l’action à la danse, de lui donner des caractères, des idées. J’ai osé me frayer des routes nouvelles. L’indulgence du public m’a encouragé, elle m’a soutenu dans ces crises capables de rebuter l’amour-propre ; & mes succès semblent m’autoriser à satisfaire la curiosité publique sur un art que l’on aime, & auquel j’ai consacré touts mes moments.

Depuis le règne d’Auguste jusqu’à nos jours, les ballets n’ont été que de foibles esquisses de ce qu’ils peuvent être encore. Cet art, enfant du génie & du goût, peut s’embellir, se varier à l’infini. L’histoire, la fable, la peinture, touts les arts se réunissent pour le tirer de l’obscurité où il est enseveli ; & l’on s’étonne que les compositeurs aient dédaigné des secours si puissans.

Les programmes des ballets qui ont été donnés il y a un siècle ou environ, dans les différentes cours de l’Europe, feroient soupçonner que cet art (qui n’étoit rien encore), loin d’avoir fait des progrès, s’est de plus en plus affoibli. Ces sortes de traditions, il est vrai, sont toujours fort suspectes. Il en est des ballets comme des fêtes en général ; rien de si beau, de si séduisant sur le papier, & souvent rien de si maussade & de si mal entendu à l’exécution.

Cet art n’est resté dans l’enfance que parce qu’on en a borné les effets à celui de ces feux d’artifices faits simplement pour amuser les yeux ; quoiqu’il partage avec les meilleurs drames l’avantage d’intéresser, d’émouvoir & de captiver le spectateur par le charme de l’intérêt & de l’illusion, on ne l’a pas soupçonné de pouvoir parler à l’ame.

Si nos ballets font foibles, monotones, languissans, s’ils font dénués d’intention, d’expression & de caractère, c’est moins, je le répète, la faute de l’art que celle de l’artiste ; ignore-t il que la danse, unie a la pantomime, est un art d’imitation ? Je serois tenté de le croire, puisque le plus grand nombre des compositeurs se borne à copier servilement un certain nombre de pas & de figures dont le public est rebattu depuis des siècles ; de sorte que les ballets de Phaéton ou de tout autre opéra, remis par un compositeur moderne, différent si peu de ceux qui avoient été faits dans la nouveauté, que l’on s’imagineroit que ce sont toujours les mêmes.

En effet il est rare, pour ne pas dire impossible, de trouver du génie dans les plans, de l’élégance dans les formes, de la légèreté dans les grouppes, de la précision & de la netteté dans les chemins qui conduisent aux différentes figures ; à peine connoît-on l’art de déguiser les vieilles choses, & de leur donner un air de nouveauté.

Il faudroit que les maîtres de ballets consultassent les tableaux des grands peintres ; cet examen les rapprocheroit sans doute de la nature ; ils éviteroient alors, le plus souvent qu’il leur seroit possible, cette symétrie dans les figures qui, faisant répétition d’objets, offre sur la même toile deux tableaux semblables.

Dire que je blâme généralement toutes les figures symétriques, penser que je prétende en abolir totalement l’usage, ce seroit cependant mal interpréter mes idées.

L’abus des meilleures choses est toujours nuisible ; je ne désapprouve que l’usage trop fréquent & trop répété de ces sortes de figures ; usage dont mes confrères sentiront le vice, lorsqu’ils s’attacheront à copier fidèlement la nature & à peindre sur la scène les différentes passions, avec les nuances & le coloris que chacune d’elles exige en particulier.

Les figures symétriques de la droite à la gauche ne sont supportables, selon moi, que dans les corps d’entrée, qui n’ont aucun caractère d’expression, & qui, ne disant rien, sont faits uniquement pour donner le temps aux premiers danseurs de reprendre leur respiration. Elles peuvent avoir lieu dans un ballet général qui termine une fête ; elles peuvent encore passer dans des pas d’exécution, de quarte, de six, &c., quoique, à mon sens, il soit ridicule de sacrifier, dans ces sortes de morceaux, l’expression & le sentiment à l’adresse du corps & à l’agilité des jambes ; mais la symmétrie doit faire place à la nature dans les scènes d’action. Un exemple, quelque foible qu’il foit, me rendra peut-être plus intelligible, & suffira pour étayer mon sentiment.

Une troupe de Nymphes, à l’aspect imprévu d’une troupe de jeunes Faunes, prend la fuite avec autant de précipitation que de frayeur ; les Faunes, au contraire, poursuivent les Nymphes avec cet empressement que donne ordinairement l’apparence du plaisir ; tantôt ils s’arrêtent pour examiner l’impression qu’ils font sur les Nymphes : celles-ci suspendent en même temps leur course ; elles considèrent les Faunes avec crainte, cherchent à démêler leurs desseins, & à s’assurer par la fuite un style qui puisse les garantir du danger qui les menace ; les deux troupes se joignent ; les Nymphes réfistent, se défendent & s’échappent avec une adresse égale à leur légèreté, &c.

Voilà ce que j’appelle une scène d’action, où la danse doit parler avec feu, avec énergie ; où les figures symmétriques & compassées ne peuvent être employées sans altérer la vérité, sans choquer la vraisemblance, sans affoiblir l’action & refroidir l’intérét. Voilà, dis-je, une scène qui doit offrir un beau désordre, & où l’art du compositeur ne doit se montrer que pour embellir la nature.

Un maître de ballets, sans intelligence & sans goût, traitera ce morceau de danse machinalement & le privera de son effet, parce qu’il n’en sentira pas l’esprit. Il placera sur plusieurs lignes parallèles les Nymphes & les Faunes ; il exigera scrupuleusement que toutes les Nymphes soient posées dans des attitudes uniformes, & que les Faunes aient les bras élevés à la même hauteur ; il se gardera bien, dans sa distribution, de mettre cinq Nymphes à droite, & sept Nymphes à gauche ; ce seroit pécher contre les vieilles règles de l’opéra ; mais il fera un exercice froid & compassé d’une scène d’action qui doit être pleine de feu.

Des critiques de mauvaise humeur, & qui ne connoissent point assez l’art pour juger de ses différens effets, diront que cette scène ne doit offrir que deux tableaux ; que le desir des Faunes doit tracer l’un, & la crainte des Nymphes peindre l’autre. Mais que de nuances différentes à ménager dans cette crainte & ce desir ! que d’oppositions, que de gradations & de dégradations à observer, pour que de ces deux sentimens il en résulte une multitude de tableaux, tous plus animés les uns que les autres !

Les passions étant de même chez touts les hommes, elles ne diffèrent qu’à proportion de leur sensibilité ; elles agissent avec plus ou moins de force sur les uns que sur les autres, & se manifestent au dehors avec plus ou moins de véhémence & d’impétuosité. Ce principe posé, & que la nature démontre touts les jours, on doit diversifier les attitudes, répandre des nuances dans l’expression, & dès-lors l’action pantomime de chaque perfonnage cesse d’être monotone. Ce seroit être aussi fidèle imitateur qu’excellent peintre, que de mettre de la variété dans l’expression des têtes, de donner à quelques-uns des faunes de la férocité, à ceux-là moins d’emportement, à ceux-ci un air plus tendre, aux autres enfin un caradère de volupté qui suspendroit ou qui partageroit la crainte des Nymphes. L’esquisse de ce tableau détermine naturellement la composition de l’autre ; je vois alors des Nymphes qui flottent entre le plaisir & la crainte ; j’en apperçois d’autres qui me peignent par le contraste de leurs attitudes, les différents mouvements dont leur ame est agitée ; celles-ci sont plus fières que leurs compagnes ; celles-là mêlent a leur frayeur un sentiment de curiosité, qui rend le tableau plus piquant ; cette diversité est d’autant plus séduisante, qu’elle est l’image de la nature. Convenez donc que la symmétrie doit toujours être bannie de la danse en action.

Je demanderai à touts ceux qui ont des préjugés d’habitude, s’ils trouveront de la symmétrie dans un troupeau de brebis qui veut échapper à la dent meurtrière des loups, ou dans des paysans qui abandonnent leurs champs & leurs hameaux, pour éviter la fureur de l’ennemi qui les poursuit ? Non sans doute ; mais l’art est de sçavoir déguiser l’art. Je ne prêche point le désordre & la confusion ; je veux, au contraire, que la régularité se trouve dans l’irrégulanté même ; je demande des grouppes ingénieux, des situations fortes, mais toujours naturelles, une manière de composer qui dérobe aux yeux toute la peine du compositeur. Quant aux figures, elles ne sont en droit de plaire que lorsqu’elles sont présentées avec rapidité, & dessinées avec autant de goût que d’élégance.

Des maîtres de ballets.

Je ne puis m’empécher de désapprouver les maîtres de ballets qui ont l’entêtement ridicule de vouloir que les figurans & les figurantes se modèlent exactement d’après eux, & comparent leurs mouvements, leurs gestes & leurs attitudes d’après les leurs ; cette singulière prétention ne doit-elle pas s’opposer au développement des grâces naturelles des exécutans, & étouffer en eux le sentiment d’expression qui leur est propre ?

Ce principe me paroît d’autant plus dangereux, qu’il est rare de trouver des maîtres de ballets qui sentent ; il y en a si peu qui soient excellens comédiens, & qui possèdent l’art de peindre, par les gestes, les mouvements de l’ame ; il est, dis-je, si difficile de retrouver parmi nous Batyle & Pylades, que je ne saurois me dispenser de condamner touts ceux qui, par l’idée qu’ils ont d’eux-mêmes, prétendent à se faire imiter. S’ils sentent foiblement, ils exprimeront de même ; leurs gestes seront froids, leur physionomie sans caractère, leurs attitudes sans passion. N’est-ce pas induire les figurans à erreur, que de leur faire copier du médiocre ? n’est-ce pas perdre son ouvrage, que de le faire exécuter gauchement ? Peut-on d’ailleurs donner des préceptes fixes pour l’action pantomime ? Les gestes ne sont-ils pas l’ouvrage de l’ame, & les interprètes fidèles de ses mouvements ?

Un maître de ballets sensé doit faire, dans cette circonstance, ce que font la plupart des poëtes, qui, n’ayant ni les talents, ni les organes propres à la déclamation, font lire leur pièce, & s’abandonnent entièrement à l’intelligence des comédiens pour la représenter. Ils assistent, direz-vous, aux répétitions, j’en conviens ; mais ils donnent moins de préceptes que de conseils. Cette scène me paroît rendue foiblement ; vous ne mettez pas assez de débit dans telle autre ; celle-ci n’est pas jouée avec assez de feu, & le tableau qui résulte de cette situation me laisse quelque chose à desirer ; voilà le langage du poëte. Le maître de ballets, à son exemple, doit faire recommencer une scène en action, jusqu’à ce qu’enfin ceux qui l’exécutent aient rencontré cet instant de naturel inné chez touts les hommes ; instant précieux, qui se montre toujours avec autant de force que de vérité, lorsqu’il est produit par le sentiment.

Le ballet bien composé est une peinture vivante des passions, des mœurs, des usages, des cérémonies & du costume de touts les peuples de la terre ; conséquemment il doit être pantomime dans touts les genres, & parler à l’ame par les yeux. Est-il dénué d’expression, de tableaux frappans, de situations fortes, il n’offre plus alors qu’un spectacle froid & monotone. Ce genre de composition ne peut souffrir de médiocrité ; à l’exemple de la peinture, il exige une perfection d’autant plus difficile à atteindre, qu’il est subordonné à l’imitation fidelle de la nature, & qu’il est mal-aisé, pour ne pas dire impossible, de saisir cette sorte de vérité séduisante qui dérobe l’illusion au spectateur, qui le transporte, en un instant, dans le lieu où la scène a dû se passer, qui met son ame dans la même situation où elle seroit, s’il voyoit l’action réelle dont l’art ne lui présente que l’imitation. Quelle précision ne faut-il pas encore avoir, pour n’être pas au-dessus ou au-dessous de l’objet que l’on veut imiter ? Il est aussi dangereux de trop embellir son modèle que de l’enlaidir ; ces deux défauts s’opposent également à la ressemblance ; l’un exagère la nature, l’autre la dégrade.

Les ballets étant des représentations, ils doivent réunir les parties du drame. Les sujets que l’on traite en ce genre sont, pour la plupart, vuides de sens, & n’offrent qu’un amas confus de scènes aussi mal cousues que désagréablement conduites ; cependant il est, en général, indispensable de se soumettre à de certaines règles. Tout sujet de ballet doit avoir son exposition, son nœud & son dénouement. La réussite de ce genre de spectacle dépend en partie du bon choix des sujets & de leur distribution.

L’art de la pantomime est sans doute plus borné de nos jours, qu’il ne l’étoit sous le règne d’Auguste ; il est quantité de choses qui ne peuvent se rendre intelligiblement par le secours des gestes. Tout ce qui s’appelle dialogue tranquille, ne peut trouver place dans la pantomime. Si le compositeur n’a pas l’adresse de retrancher de son sujet ce qui lui paroît froid & monotone, son ballet ne fera aucune sensation. Si le spectacle de M. Servandoni ne réussissoit pas, ce n’étoit pas faute de gestes ; les bras de ses acteurs n’étoient jamais dans l’inaction ; cependant ses représentations pantomimes étoient de glace ; à peine une heure & demie de mouvements & de gestes fournissoit-elle un seul instant au peintre.

Diane & Actéon, Diane & Endimion, Apollon & Daphné, Titon & l’Aurore, Acis & Galathée, ne peuvent fournir à l’intrigue d’un ballet en action, sans le secours d’un génie vraiment poétique. Télémaque, dans l’isle de Calypso, offre un plan plus vaste, & fera le sujet d’un très-beau ballet, si toutefois le compositeur a l’art d’élaguer du poëme tout ce qui ne peut servir au peintre ; s’il a l’adresse de faire paroître Mentor à propos, & le talent de l’éloigner de la scène, dès l’instant qu’il pourroit la refroidir.

Si les licences que l’on prend journellement dans les compositions théâtrales ne peuvent s’étendre au point de faire danser Mentor dans le ballet de Télémaque, c’est une raison plus que suffisante pour que le compositeur ne se serve de ce personnage qu’avec beaucoup de ménagement. Ne dansant point, il devient étranger au ballet, son expression d’ailleurs étant dépourvue des grâces que la danse prête aux gestes & aux attitudes, paroît moins animée, moins chaude, & conséquemment moins intéressante. Il est permis aux grands talents d’innover, de sortir des règles ordinaires, & de frayer des routes nouvelles, lorsqu’elles peuvent conduire à la perfection de leur art.

Mentor, dans un spectacle de danse, peut & doit agir en dansant ; cela ne choquera ni la vérité ni la vraisemblance, pourvu que le compositeur ait l’art de lui conserver un genre de danse & d’expression analogue à son caractère, à son âge & à son emploi. Je crois que je risquerois l’aventure, & que de deux maux j’eviterois le plus grand ; c’est l’ennui, personnage qui ne devroit jamais trouver place sur la scène.

C’est un défaut capital que celui de vouloir associer des genres contraires, & de mêler, sans distinction, le sérieux avec le comique, le noble avec le trivial, le galant avec le burlesque. Ces fautes grossières, mais communes chez beaucoup de maîtres, décèlent la médiocrité de l’esprit ; elles affichent le mauvais goût & l’ignorance du compositeur. Le caractère & le genre d’un ballet ne doivent point être défigurés par des épisodes d’un genre & d’un caractère opposés. Les métamorphoses, les transformations & les changements qui s’emploient communément dans les pantomimes angloises des danseurs de corde, ne peuvent être employés dans des sujets nobles ; c’est encore un autre défaut que de doubler & de tripler les objets : ces répétitions de scène refroidissent l’action & appauvrirent le sujet.

Une des parties essentielles au ballet est, sans contredit, la variété ; les indices & les tableaux qui en résultent, doivent se succéder avec rapidité ; si l’action ne marche avec promptitude, si les scènes languissent, si le feu ne se communique également par-tout ; que dis-je ? s’il n’acquiert de nouveaux degrés de chaleur à mesure que l’intrigue se dénoue, le plan est mal conçu, mal combiné ; il pèche contre les règles du théâtre, & l’exécution ne produit alors d’autre sensation sur le spectateur, que celle de l’ennui qu’elle traîne après elle.

J’ai vu quatre scènes semblables dans le même sujet ; j’ai vu des meubles faire l’exposition, le nœud & le dénouement d’un grand ballet. J’ai vu enfin associer des incidents burlesques à l’action la plus noble & la plus voluptueuse ; la scène se passoit cependant dans un lieu respecté de toute l’Asie. De pareils contre-sens ne choquent-ils pas le bon goût ? En mon particulier, j’en aurois été foiblement étonné, si je n’avois connu le mérite du compositeur ; cela m’a presque persuadé qu’il y a plus d’indulgence dans la capitale que par-tout ailleurs.

Tout ballet compliqué & diffus qui ne me tracera pas, avec netteté & sans embarras, l’action qu’il représente, dont je ne pourrai deviner l’intrigue qu’un programme à la main ; tout ballet dont je ne sentirai pas le plan, & qui ne m’offrira pas une exposition, un nœud & un dénouement, ne sera plus, suivant mes idées, qu’un simple divertissement de danse, plus ou moins bien exécuté, & qui ne m’affectera que médiocrement, puisqu’il ne portera aucun caractère, & qu’il sera dénué d’action & d’intérêt.

Mais la danse de nos jours est belle ; elle est, dira-t-on, en droit de séduire & de plaire, dégagée même du sentiment & de l’esprit dont vous voulez qu’elle se décore. Je conviendrai que l’exécution méchanique de cet art est portée à un degré de perfection qui ne laisse rien à desirer ; j’ajouterai même qu’elle a souvent des grâces, de la noblesse ; mais ce n’est qu’une partie des qualités qu’elle doit avoir.

Les pas, l’aisance & le brillant de leur enchaînement, l’aplomb, la fermeté, la vitesse, la légèreté, la précision, les oppositions des bras avec les jambes ; voilà ce que j’appelle le méchanisme de la danse. Lorsque toutes ces parties ne sont pas mises en œuvre par l’esprit, lorsque le génie ne dirige pas touts ces mouvements, & que le sentiment & l’expression ne leur prêtent pas des forces capables de m’émouvoir & de m’intéresser, j’applaudis alors à l’adresse, j’admire l’homme-machine, je rends justice à sa force, à son agilité ; mais il ne me fait éprouver aucune agitation ; il ne m’attendrit pas, & ne me cause pas plus de sensation que l’arrangement des mots suivants : fait... pas... le,.. la... honte,.. non... crime... l’échafaud &. Cependant ces mots arrangés par le poëte, composent ce beau vers du comte d’Essex :

Le crime fait la honte, & non pas l’échafaud.

Il faut conclure de cette comparaison, que la danse renferme en elle tout ce qui est nécessaire au beau langage, & qu’il ne suffit pas d’en connoître l’alphabet. Qu’un homme de génie arrange les lettres, forme & lie les mots ; elle cessera d’être muette, elle parlera avec autant de force que d’énergie ; & les ballets alors partageront avec les meilleures pièces du théâtre, la gloire de toucher, d’attendrir, de faire couler des larmes, d’amuser, de séduire, & de plaire dans les genres moins sérieux. La danse embellie par le sentiment & conduite par le talent, recevra enfin avec les éloges, les applaudissemems que toute l’Europe accorde à la poésie & à la peinture, les récompenses glorieuses dont on les honore.

Du genre propre au ballet.

Si les grandes passions conviennent à la tragédie, elles ne sont pas moins nécessaires au genre pantomime. Notre art est assujetti, en quelque façon, aux régies de la perspective ; les petits détails se perdent dans l’éloignement. Il faut, dans les tableaux de la danse, des traits marqués, de grandes parties, des caractères vigoureux, des masses hardies, des oppositions & des contrastes aussi frappants, qu’artistement ménagés.

Il est bien singulier, que l’on ait comme ignoré jusqu’à présent, que le genre le plus propre aux expressions de la danse, est le genre tragique ; il fournit de grands tableaux, des situations nobles & des coups de théâtre heureux : d’ailleurs les passions étant plus fortes & plus décidées dans les héros que dans les hommes ordinaires, l’imitation en devient plus facile, & l’action de la pantomime plus chaude, plus vraie & plus intelligible.

Un habile maître doit pressentir d’un coup-d’œil l’effet général de toute la machine & ne jamais sacrifier le tout à la partie.

Sans oublier les principaux personnages de la représentation, il doit penser au plus grand nombre ; fixe-t-il toute son attention sur les premiers danseurs & les premières danseuses ; l’action devient froide, la marche des scènes se rallentit, & l’exécution est sans effet.

Les principaux personnages de la tragédie de Mérope, sont Mérope, Polifonte, Egiste, Narbas ; mais quoique les autres acteurs ne soient point chargés de rôles aussi importans, ils ne conclurent pas moins à l’action générale & à la marche du drame, qui seroit coupée & suspendue, si l’un de ces personnages manquoit à la représentation de cette pièce.

Il ne faut point d’inutilité au théâtre ; conséquemment on doit bannir de la scène ce qui peut y jetter du froid, & n’y introduire que le nombre exact de personnages nécessaires à l’exécution du drame.

Un ballet en action doit être une pièce de ce genre ; il doit être divisé par scènes & par actes ; chaque scène en particulier doit avoir, ainsi que l’acte, un commencement, un milieu & une fin ; c’est-à-dire, son exposition, son nœud & son dénouement.

J’ai dit que les principaux personnages d’un ballet ne devoient pas faire oublier les subalternes ; je pense même qu’il est moins difficile de faire jouer des rôles transcendants à Hercule & Omphale, à Ariane & Bacchus, à Ajax & Ulysse, &c. qu’à vingt-quatre personnes qui seront de leur suite. S’ils ne disent rien sur la scène, ils y sont de trop & doivent en être bannis ; s’ils y parlent, il faut que leur conversation soit toujours analogue à celle des premiers acteurs.

L’embarras n’est donc pas de donner un caractère dominant & distinctif à Ajax & Ulysse, puisqu’ils l’ont naturellement & qu’ils sont les héros de la scène. La difficulté consiste à y introduire les figurants avec décence ; à leur donner des rôles plus ou moins forts ; à les associer aux actions de nos deux héros ; à placer adroitement des femmes dans ce ballet ; à faire partager à quelqu’une d’elles la situation d’Ajax ; à faire pencher enfin le plus grand nombre en faveur d’Ulysse. Le triomphe de celui-ci & la mort de son rival, présentent à l’artiste une foule de tableaux plus piquants, plus pittoresques les uns que les autres, & dont les contrastes & le coloris doivent produire les plus vives sensations. Il est aisé de concevoir, d’après mes idées, que le ballet-pantomime doit toujours être en action, & que les figurants ne doivent prendre la place de l’acteur qui quitte la scène, que pour la remplir à leur tour, non pas simplement par des figures symmétriques & des pas compassés, mais par une expression vive & animée, qui tienne le spectateur toujours attentif au sujet que les acteurs précédents lui ont exposé.

Mais par un malheureux effet de l’habitude ou de l’ignorance, il est peu de ballets raisonnés ; on danse pour danser ; on s’imagine que le tout consiste dans l’action des jambes, dans les sauts élevés, & qu’on a rempli l’idée que les gens de goût se forment d’un ballet, lorsqu’on le charge d’exécutants qui n’exécutent rien ; qui se mêlent, qui se heurtent, qui n’offrent que des tableaux froids & confus, dessinés sans goût, grouppés sans grace, privés de toute harmonie & de cette expression, fille du sentiment, qui seule peut embellir l’art, en lui donnant la vie.

Il faut convenir néanmoins, que l’on rencontre quelquefois dans ces sortes de compositions, des beautés de détail & quelques étincelles de génie, mais il en est très peu qui forment un tout & un ensemble. Le tableau péchera ou par la composition, ou par le coloris ; ou s’il est dessiné correctement, il n’en sera peut-être pas moins sans goût, sans grâce & sans imagination.

Ne concluez pas, de ce que j’ai dit plus haut sur les figurants & sur les figurantes, qu’ils doivent jouer des rôles aussi marqués que les premiers sujets ; mais comme l’action d’un ballet est tiède, si elle n’est générale, je soutiens qu’il faut qu’ils y participent avec autant d’art que de ménagement ; car il est important que les sujets chargés des principaux rôles, conservent de la force & de la supériorité sur les objets qui les environnent. L’art du compositeur est donc de rapprocher & de réunir toutes ses idées en un seul point, afin que les opérations de l’esprit & du génie y aboutissent toutes. Avec ce talent, les caractères paroîtront dans un beau jour, & ne seront ni sacrifiés, ni effacés par les objets qui ne sont faits que pour leur prêter de la vigueur & des ombres.

Un maître de ballets doit s’attacher à donner à touts les acteurs dansants une action, une expression & un caractère différents ; ils doivent touts arriver au même but par des routes diverses, & concourir unanimement & de concert à peindre, par la vérité de leurs gestes & de leur imitation, l’action, que le compositeur a pris soin de leur tracer. Si l’uniformité règne dans un ballet, si l’on ne découvre point cette diversité d’expression, de formes, d’attitude & de caracttère que l’on rencontre dans la nature ; si ces nuances délicates, mais vraies, qui peignent les mêmes passions avec des traits plus ou moins marqués & des couleurs plus ou moins vives, ne sont point ménagées avec art & distribuées avec goût & intelligence, alors le tableau est à peine une copie médiocre d’un excellent original ; & comme il ne présente aucune vérité, il n’a ni la force ni le droit d’émouvoir, ni d’affecter.

Ce qui me choqua, il y a quelques années, dans le ballet de Diane & Endimion, que je vis exécuter à Paris, est moins l’exécution méchanique, que la mauvaise distribution du plan. Quelle idée, de saisir pour l’action, l’instant où Diane est occupée à donner à Endimion des marques de sa tendresse ? Le compositeur est -il excusable d’associer des paysans à cette déesse, & de les rendre témoins de sa foiblesse & de sa passion, & peut- on pécher plus grossiérement contre la vraisemblance ? Diane, suivant la fable, ne voyoit Endimion que lorsque la nuit faisoit son cours, & dans le temps ou les mortels sont livrés au sommeil : cela ne doit-il pas exclure toute suite ? L’amour seul pouvoit être de la partie ; mais des paysans, des nymphes, Diane à la chasse : quelle licence ! quel contre-fens ! ou, pour mieux dire, quelle ignorance ! On voit aisément que l’auteur n’avoit qu’une idée confuse & imparfaite de la fable ; qu’il a mêlé celle d’Actéon, où Diane est dans le bain avec ses nymphes, à celle d’Endimion. Le nœud de ce ballet étoit singulier ; les nymphes y jouoient le personnage de la chasteté ; elles vouloient massacrer l’amour & le berger ; mais Diane moins vertueuse qu’elles, & emportée par sa passion, s’opposoit à leur fureur & voloit au-devant de leurs coups. L’amour, pour les punir de cet excès de vertu, les rendoit sensibles. De la haine, elles passoient avec rapidité à la tendresse, & ce dieu les unissoit aux paysans. Vous voyez que ce plan est contre toutes les règles, & que la conduite en est aussi peu ingénieuse qu’elle est fausse. Je comprends que le compositeur a tout sacrifié à l’effet, & que la scène des flèches en l’air, prêtes à percer l’amour, l’avoit séduit ; mais cette scène étoit déplacée. Nulle vraisemblance d’ailleurs dans le tableau ; on avoit prêté aux nymphes le caractère & la fureur des bacchantes qui déchirèrent Orphée ; Diane avoit moins l’expression d’une amante que d’une furie ; Endimion peu reconnoissant & peu sensible à la scène qui se passoit en sa faveur, paroissoit moins tendre qu’indifférent ; l’amour n’étoit qu’un enfant craintif, que le bruit intimide & que la peur fait fuir : tels font les caractères manqués qui affoiblissoient le tableau, le privoient de son effet & attestoient l’ineptie du compositeur.

Que les maîtres de ballets qui voudront se former une idée juste de leur art, jettent attentivement les yeux sur les batailles d’Alexandre, peintes par Lebrun ; sur celles de Louis XIV, peintes par Vander-Meulen : ils verront, que ces deux héros, qui sont les sujets principaux de chaque tableau, ne fixent point seuls l’œil admirateur. Cette quantité prodigieuse de combattants, de vaincus & de vainqueurs, partage agréablement les regards, & concourt unanimement à la beauté & a la perfection de ces chefs-d’œuvre ; chaque tête a son expression & son caractère particulier ; chaque attitude a de la force & de l’énergie ; les grouppes, les terrassements, les renversements sont aussi pittoresques qu’ingénieux : tout parle, tout intéresse, parce que tout est vrai ; parce que l’imitation de la nature est fidelle ; en un mot, parce que tout concourt à l’effet général. Que l’on jette ensuite sur ces tableaux un voile qui dérobe à la vue les sièges, les batailles, les trophées, les triomphes ; que l’on ne laisse voir enfin que les deux héros ; l’intérêt s’affoiblira : il ne restera que les portraits des deux grands princes.

Les tableaux exigent une action de détail, un certain nombre de personnages, dont les caractères, les attitudes & les gestes doivent être aussi vrais & aussi naturels qu’expressifs. Si le spectateur éclairé ne démêle point au premier coup-d’œil l’idée du peintre ; si le trait d’histoire, dont il a fait choix, ne se retrace pas à l’imagination du spectateur, avec promptitude, la distribution est défectueuse, l’instant mal choisi, & la composition obscure & de mauvais goût.

Cette différence du tableau au portrait devroit être également reçue dans la danse. Le ballet, comme je le sens & tel qu’il doit être, se nomme à juste titre ballet ; ceux au contraire qui sont monotones & sans expression, qui ne présentent que des copies tièdes & imparfaites de la nature, ne doivent s’appeller que des divertissements fastidieux & inanimés.

Le ballet est l’image d’un tableau bien composé, s’il n’en est l’original. Vous me direz peut-être, qu’il ne faut qu’un seul trait au peintre, qu’un seul instant, pour caractériser le sujet de son tableau ; mais que le ballet est une continuité d’action, un enchaînement de circonstances, qui doit en offrir une multitude. Nous voilà d’accord, & pour que ma comparaison soit juste, je mettrai le ballet en action, en parallèle avec la galerie du Luxembourg, peinte par Rubens ; chaque tableau présente une scène ; cette scène conduit naturellement à une autre ; de scène en scène on arrive au dénouement, & l’œil lit sans peine & sans embarras, l’histoire d’un prince, dont la mémoire est gravée par l’amour & la reconnoissance dans le cœur de touts les françois.

Je crois décidément qu’il n’est pas moins difficile à un peintre & à un maître de ballets, de faire un poëme ou un drame en peinture & en danse, qu’il ne l’est à un poëte d’en composer un ; car si le génie manque, on n’arrive à rien ; ce n’est point avec les jambes que l’on peut peindre ; tant que la tête des danseurs ne conduira pas leurs pieds, ils s’égareront toujours, & leur exécution sera machinale : & qu’est-ce que l’art de la danse, quand il se borne à tracer quelques pas avec une froide régularité ?

De l’effet du ballet.

La danse & les ballets sont la folie du jour ; ils sont suivis avec une espèce de fureur, & jamais art ne fut plus encouragé par les applaudissemens que le nôtre ; La scène françoise, la plus riche de l’Europe en drames de l’un & de l’autre genre, & la plus fertile en grands talents, a été forcée en quelque façon y pour fatisfaire au goût du public & se mettre à la mode, d’associer les danses à ses représentations.

Le goût vif & déterminé pour les ballets est général ; touts les souverains en décorent leurs spectacles, moins pour se modeler d’après nos usages, que pour satisfaire l’empressement qu’excite cet art. La plus petite troupe de province traîne après elle un essaim de danseurs & de danseuses ; que dis-je, les farceurs & les marchands d’orviétan comptent beaucoup plus sur la vertu de leurs ballets, que sur celle de leur beaume ; c’est avec des entrechats qu’ils fascinent les yeux de la populace ; & le débit de leurs remèdes augmente ou diminue à proportion que leurs divertissemens sont plus ou moins nombreux.

L’indulgence avec laquelle le public applaudit à de simples ébauches, devroit, ce me semble, engager l’artiste à chercher la perfection. Les éloges doivent encourager, & non éblouir, au point de persuader qu’on a tout fait, & qu’on a atteint au but auquel on peut parvenir. La sécurité de la plupart des maîtres, le peu de soin qu’ils se donnent pour aller plus loin, me feroient soupçonner qu’ils imaginent qu’il n’est rien au-delà de ce qu’ils savent, & qu’ils touchent aux bornes de l’art.

Le public, de son côté, aime à se faire une douce illusion, & à se persuader que le goût & les talens de son siècle sont fort au-dessus de ceux des siècles précédents ; il applaudit avec fureur aux cabrioles de nos danseurs & aux minauderies de nos danseuses. Je ne parle point de cette partie du public qui en est l’ame & le ressort, de ces hommes sensés qui, dégagés des préjugés de l’habitude, gémissent de la dépravation du goût, qui écoutent avec tranquillité, qui regardent avec attention, qui pèsent avant de juger, & qui n’applaudissent jamais que lorsque les objets les remuent, les affectent & les transportent ; ces battements de mains prodigués au hasard ou sans ménagement, perdent souvent les jeunes gens qui se livrent au théâtre. Les applaudissements sont les aliments des arts, je le sais ; mais ils cessent d’être salutaires, s’ils ne sont distribués à propos ; une nourriture trop forte, loin de former le tempéramment, le dérange & l’affoiblit ; les commençans au théâtre sont l’image des enfans que l’amour trop aveugle & trop tendre de leurs parens perd sans ressource. On apperçoit les défauts & les imperfections, à mesure que l’illusion s’efface & que l’enthousiasme de la nouveauté diminue.

La peinture & la danse ont cet avantage sur les autres arts, qu’ils sont de touts les pays, de toutes les nations ; que leur langage est universellement entendu, & qu’ils font par-tout une égale sensation.

Si notre art, tout imparfait qu’il est, séduit & enchaîne le spectateur ; si la danse, dénuée des charmes de l’expression , cause quelquefois du trouble, de l’émotion, & jette notre ame dans un désordre agréable, quelle force & quel empire n’auroit-elle pas sur nos sens, si ses mouvemens étoient dirigés par l’esprit, & ses tableaux esquissés par le sentiment ! il n’est pas douteux que les ballets ne deviennent rivaux de la peinture, lorsque ceux qui les exécutent seront moins automates, & que ceux qui les composent seront mieux organisés.

Un beau tableau n’est qu’une copie de la nature ; un beau ballet est la nature même, embellie de touts les charmes de l’art. Si de simples images m’entraînent à l’illusion , si la magie de la peinture me transporte, si je suis attendri à la vue d’un tableau, si mon ame séduite est virement affectée par le prestige, si les couleurs & les pinceaux dans les mains du peintre habile, séduisent mes sens au point de me montrer la nature, de la faire parler, de l’entendre & de lui répondre, quelle sera ma sensibilité, que deviendrai-je, & quelle sensation n’éprouverai-je pas à la vue d’une représentation encore plus vraie, d’une action rendue par mes semblables ? Quel empire n’auront pas sur mon imagination des tableaux vivants & variés ? Rien n’intéresse si fort l’humanité que l’humanité même. Oui, il est honteux que la danse renonce à l’empire qu’elle peut avoir sur l’ame, & qu’elle ne s’attache qu’à plaire aux yeux. Un beau ballet est jusqu’à présent un être imaginaire ; c’est le phénix. Il ne se trouve point.

En vain espérera-t on de lui donner une forme nouvelle, tant qu’on sera esclave des vieilles méthodes & des anciennes maximes de l’opéra. Nous ne voyons sur nos théâtres que des copies fort imparfaites des copies qui les ont précédées ; n’exerçons point simplement des pas ; étudions les passions. En habituant notre ame à les sentir, la difficulté de les exprimer s’évanouira ; alors la physionomie recevra toutes ses impressions de l’agitation du cœur ; elle se caractérisera de mille manières différentes ; elle donnera de l’énergie aux mouvements extérieurs, & peindra, avec des traits de feu, le désordre des sens, & le tumulte qui régnera au dedans de nous-mêmes.

Il ne faut à la danse qu’un beau modèle, un homme de génie, & les ballets changeront de caractère ; qu’il paroisse ce restaurateur de la vraie danse, ce réformateur du faux goût & des habitudes vicieuses qui ont appauvri l’art ; mais qu’il paroisse dans la capitale. S’il veut persuader, qu’il dessile les yeux trop fascinés des jeunes danseurs, & qu’il leur dise, enfans de Terpsichore, renoncez aux cabrioles, aux entrechats & aux pas trop compliqués ; abandonnez la minauderie pour vous livrer au sentiment, aux grâces naïves & à l’expression ; appliquez-vous à la pantomime noble ; n’oubliez jamais qu’elle est l’ame de votre art ; mettez de l’esprit & du raisonnement dans vos pas de deux ; que la volupté en caractérise la marche, & que le goût en distribue toutes les situations ; quittez ces masques froids, copies imparfaites de la nature ; ils dérobent vos traits ; ils éclipsent, pour ainsi dire, votre ame, & vous privent de la partie la plus nécessaire à l’expression ; défaites vous de ces perruques qui font perdre à la tête les justes proportions quelle doit avoir avec le corps ; secouez l’usage de ces paniers roides & guindés qui privent l’exécution de ses charmes, qui défigurent l’élégance des attitudes, & qui effacent la beauté des contours que le buste doit avoir dans ses différentes positions.

Renoncez à cette routine servile qui retient l’art à son berceau ; voyez tout ce qui est relatif à votre talent ; soyez original ; faites-vous un genre d’après les études que tous aurez faites ; copiez, mais ne copiez que la nature ; c’est un beau modèle, elle n’égara jamais ceux qui l’ont suivie.

Et vous, jeunes gens, qui voulez faire des ballets, & qui croyez que, pour y réussir, il ne s’agit que d’avoir figuré deux ans sous un homme de talent, commencez par en avoir. Sans feu, sans esprit, sans imagination, sans goût & sans connoissances, osez-vous vous flatter d’être peintres ? Vous voulez composer d’après l’histoire, & vous ne la connoissez pas : appliquez-vous à l’étudier ; que vos ballets soient des poëmes ; apprenez l’art d’en faire un beau choix. N’entreprenez jamais de traiter de grands dessins sans en avoir fait un plan raisonné ; jettez vos idées sur le papier, relisez-les cent fois ; divisez votre drame par scènes ; que chacune d’elles soit intéressante, & conduise successivement sans embarras, sans inutilités, à un dénouement heureux ; évitez soigneusement les longueurs ; elles refroidissent l’action & en rallentissent la marche ; songez que les tableaux & les situations sont les plus beaux momens de la composition ; faites danser vos figurans & vos figurantes, mais qu’ils parlent & qu’ils peignent en dansant ; qu’ils soient pantomimes, & que les passions les métamorphosent à chaque instant. Si leurs gestes & leurs physionomies sont sans cesse d’accord avec leur ame, l’expression qui en résultera sera celle du sentiment, & vivifiera votre ouvrage. N’allez jamais à la répétition la tête pleine de figures & vuide de bon sens ; soyez pénétrés de votre sujet ; l’imagination vivement frappée de l’objet que vous voudrez peindre, vous fournira les traits, les pas & les gestes convenables. Vos tableaux auront du feu, de l’énergie ; ils seront pleins de vérité, lorsque vous serez affectés & remplis de vos modèles. Portez l’amour de votre art jusqu’à l’enthoufiasme. On ne réussit dans les compositions théâtrales qu’autant que le cœur est agité, que l’ame est vivement émue, que l’imagination est embrasée.

Etes-vous tiède au contraire, votre sang circule-t-il paisiblement dans vos veines ? votre cœur est-il de glace ? votre ame est-t-elle insensible ? renoncez au théâtre ; abandonnez un art qui n’est pas fait pour vous. Livrez-vous à un métier où les mouvements de l’ame soient inutiles, où le génie n’a rien à faire, & où il ne faut que des bras & des mains.

Ces avis donnés & suivis, délivreroient la scène d’une quantité innombrable de mauvais danseurs, de mauvais maîtres de ballets, & enrichiroient les forges & les boutiques des artisans d’un très-grand nombre d’ouvriers plus utiles aux besoins de la société, qu’ils ne l’étoient à ses amusements & à ses plaisirs.

Des connoissances nécessaires aux compositeurs de ballets.

Pour convaincre de la difficulté qu’il y a d’exceller dans cet art, je vais faire l’esquisse des connoissances que nous devrions avoir ; connoissances qui, tout indispensables qu’elles sont, ne caractérisent cependant pas distinctement le maître de ballets ; car on pourroit les posséder sans être capable de composer le moindre tableau, de créer le moindre grouppe, & d’imaginer la moindre situation.

A en juger par la quantité prodigieuse des maîtres en ce genre qui se trouvent répandus dans l’Europe, on seroit tenté de croire que cet art est aussi facile qu’il est agréable ; mais ce qui prouve clairement qu’il est mal-aisé d’y réussir & de le porter à la perfection, c’est que ce titre de maître de ballets, si légèrement usurpé, n’est que trop rarement mérité. Nul d’entre eux ne peut exceller, s’il n’est véritablement favorisé par la nature. De quoi peut-on être capable sans le secours du génie, de l’imagination & du goût ? Comment surmonter les obstacles, applanir les difficultés, & franchir les bornes de la médiocrité, si l’on n’a reçu en partage le germe de son art, si l’on n’est enfin doué de touts les talents que l’étude ne donne point, qui ne peuvent s’acquérir par l’habitude, & qui, innés dans l’artiste, sont les forces qui lui prêtent des ailes, & qui l’élèvent d’un vol rapide au plus haut point de perfection & au plus haut degré de son art ?

Si vous consultez Lucien, vous apprendrez de lui toutes les qualités qui distinguent & qui caractérisent le grand maître de ballets, & vous verrez que l’histoire, la fable, les poèmes de l’antiquité & la science des temps exigent toute son application. Ce n’est en effet que d’après d’exactes connoissances dans toutes ces parties, que nous pouvons espérer de réussir dans nos compositions. Réunissons le génie du poëte & le génie du peintre, l’un pour concevoir, l’autre pour exécuter.

Une teinture de géométrie ne peut être encore que très-avantageuse ; elle répandra de la netteté dans les figures, de l’ordre dans les combinaisons, de la précision dans les formes. En abrégeant les longueurs, elle prêtera de la justesse à l’exécution.

Le ballet est une espèce de machine plus ou moins compliquée, dont les différents effets ne frappent & ne surprennent qu’autant qu’ils sont prompts & multipliés. Ces liaisons & ces suites de figures, ces mouvements qui se succèdent avec rapidité, ces formes qui tournent dans des sens contraires, ce mélange d’enchaînement, cet ensemble & cette harmonie qui régnent dans les temps & dans les développemens, tout ne vous peint-il pas l’image d’une machine ingénieusement construite ?

Les ballets, au contraire, qui traînent après eux le désordre & la confusion, dont la marche est inégale, dont les figures sont brouillées, ne ressemblent-ils pas à ces ouvrages de méchanique mal combinés, qui, chargés d’une quantité immense de roues & de ressorts, trompent l’attente de l’artiste & l’espérance du public, parce qu’ils pèchent également par les proportions & la justesse ?

Nos productions tiennent souvent encore du merveilleux. Plusieurs d’entre elles exigent des machines ; il est, par exemple, peu de sujets dans Ovide, que l’on puiffe rendre sans y associer les changements, les vols, les métamorphoses, &c. ; il faut donc qu’un maître de ballets renonce aux sujets de ce genre, s’il n’est machiniste lui-même. On ne trouve malheureusement en province que des manœuvres ou des garçons de théâtre, que la protection comique élève par degrés à ce grade ; leurs talens consistent & se renferment dans la science de lever les lustres qu’ils ont mouchés longtemps, ou dans celle de faire descendre par saccades une gloire mal équipée. Les théâtres d’Italie ne brillent point par les machines ; ceux de l’Allemagne, construits sur les mêmes plans, sont également privés de cette partie magique du spectacle ; en sorte qu’un maître de ballets se trouve fort embarrassé sur ces théâtres, s’il n’a quelque connoissance du méchanisme, s’il ne peut développer ses idées avec clarté & construire à cet effet de petits modèles, qui servent toujours plus à l’intelligence des ouvriers que touts les discours, quelque clairs & quelque précis qu’ils puissent être.

Les théâtres de Paris & de Londres sont ceux ou l’on trouve dans ce genre les plus grandes ressources. Les Anglois sont ingénieux ; leurs machines de théâtre sont plus simplifiées que les nôtres ; aussi les effets en sont-ils aussi prompts que subtils. Chez eux, touts les ouvrages qui concernent la manœuvre sont d’un fini & d’une délicatesse admirable ; cette propreté, ce soin & cette exactitude qu’ils emploient dans les plus petites parties, peuvent contribuer sans doute à la vitesse & à la précision. C’est principalement dans leurs pantomimes, genre trivial, sans goût, sans intérêt, d’une intrigue basse, que les chefs-d’œuvre du méchanisme se déploient. On peut dire que ce spectacle, qui entraîne après lui des dépenses immenses, n’est fait que pour des yeux que rien ne peut blesser, & qu’il réussiroit médiocrement sur nos théâtres, où l’on n’aime la plaisanterie qu’autant qu’elle est associée à la décence, qu’elle est fine & délicate, & qu’elle ne blesse ni les mœurs ni le goût.

Un compositeur qui veut s’élever au-dessus du commun, doit étudier les peintres, & les suivre dans leurs différentes manières de composer & de faire. Son art a le même objet à remplir que le leur, soit pour la ressemblance, le mélange des couleurs, le clair obscur, soit pour la manière de groupper & de draper les figures, de les poser dans des attitudes élégantes, de leur donner enfin du caractère, du feu, de l’expression ; or, le maître de ballets pourra-t-il réussir, s’il ne réunit les parties & les qualités qui constituent le grand peintre ?

Je pars de ce principe, pour oser croire que l’étude de l’anatomie jettera de la netteté dans les préceptes qu’il donnera aux sujets qu’il voudra former ; il démêlera dès-lors aisément les vices de conformation, & les défauts d’habitude qui s’opposent si souvent aux progrès des élèves. Connoissant la cause du mal, il y remédiera facilement ; dirigeant ses leçons & les préceptes d’après un examen sage & exact, ils ne porteront jamais à faux. C’est au peu d’application que les maîtres apportent à dévoiler la conformation de leurs écoliers (conformation qui varie tout autant que les physionomies), que l’on doit cette nuée de mauvais danseurs, qui seroit moindre sans doute, si on avoit eu le talent de les placer dans le genre qui leur étoit propre.

M. Bourgelat, écuyer du roi, chef de l’académie de Lyon, aussi cher aux étrangers qu’à sa nation, ne s’est pas borné à exercer des chevaux une grande partie de sa vie ; il en a soigneusement recherché la nature ; il en a reconnu jusqu’aux fibres les plus déliées. Ne croyez pas que les maladies de ces animaux aient été l’unique but de ses études anatomiques ; il a forcé, pour ainsi dire, la nature à lui avouer ce qu’elle avoit constamment refusé de révéler jusqu’à lui ; la connoissance intime de la succession harmonique des membres du cheval dans toutes ses allures & dans touts les airs, ainsi que la découverte de la source, du principe & des moyens de touts les mouvements dont l’animal est susceptible, l’ont conduit à une méthode unique, simple, facile, qui tend à ne jamais rien exiger du cheval que dans des temps justes, naturels & possibles ; temps qui sont donc les seuls où l’exécution n’est point pénible à l’animal, & où il ne sauroit se soustraire à l’obéissance.

Le peintre n’étudie point aussi l’anatomie pour peindre des squelettes ; il ne dessine point d’après l’écorché de Michel-Ange pour placer ses figures hideuses dans ses tableaux ; cependant ces études lui sont absolument utiles pour rendre l’homme dans ses proportions, & pour le dessiner dans ses mouvements & dans ses attitudes.

Si le nu doit se faire sentir sous la draperie, il faut encore que les os se fassent sentir sous les chairs. Il est essentiel de discerner la place que chaque partie doit occuper ; l’homme enfin doit se trouver sous la draperie, l’écorché sous la peau, & le squelette sous les chairs, pour que la figure soit dessinée dans la vérité de la nature & dans les proportions raisonnées de l’art.

Le dessin est trop utile aux ballets, pour que ceux qui les composent ne s’y attachent pas sérieusement. Il contribuera à l’agrément des formes ; il répandra de la nouveauté & de l’élégance dans les figures, de la volupté dans les grouppes, des graces dans les portions du corps, de la précision & de la justesse dans les attitudes. Néglige-t-on le dessin, on commet des fautes grossières dans la composition. Les têtes ne se trouvent plus placées agréablement, & contrastent mal avec les effacements du corps ; les bras ne sont plus posés dans des situations aisées ; tout est lourd, tout annonce la peine, tout est privé d’ensemble & d’harmonie.

Le maître de ballets qui ignorera la musique, phrasera mal les airs ; il n’en saisira pas l’esprit & le caractère ; il n’ajustera pas les mouvements de la danse à ceux de la mesure avec cette précision & cette finesse d’oreille qui sont absolument nécessaires, à moins qu’il ne soit doué de cette sensibilité d’organe que la nature donne plus communément que l’art, & qui est fort au-dessus de celle que l’on peut acquérir par l’application & l’exercice.

Le bon choix des airs est une partie aussi essentielle à la danse, que le choix des mots & le tour des phrases l’est à l’éloquence. Ce sont les mouvements & les traits de la musique qui fixent & déterminent touts ceux du danseur. Le chant des airs est-il uniforme & sans goût, le ballet se modèlera sur ce chant ; il sera froid & languissant.

Par le rapport intime qui se trouve entre la musique & la danse, il n’est pas douteux qu’un maître de ballets retirera des avantages certains de la connoissance pratique de cet art ; il pourra communiquer ses idées au musicien ; & s’il joint le goût au savoir, il composera ses airs lui-même, ou il fournira au compositeur les principaux traits qui doivent caractériser son action ; ces traits étant expressifs & variés, la danse ne pourra manquer de I’être à son tour. La musique bien faite doit peindre, doit parler ; la danse, en imitant ses sons, sera l’écho qui répétera tout ce qu’elle articulera. Est-elle muette, au contraire, ne dit-elle rien au danseur, il ne peut lui répondre ; & dès-lors tout sentiment, toute expression sont bannis de l’exécution.

Rien n’étant indifférent au génie, rien ne doit l’être au maître de ballets. Il ne peut se distinguer dans son art, qu’autant qu’il s’appliquera à l’étude de ceux dont je viens de parler ; exiger qu’il les possède tous dans un degré de supériorité qui n’est réservé qu’à ceux qui se livrent particulièrement à chacun d’eux, ce seroit demander l’impossible ; mais s’il n’en a pas la pratique, il doit en avoir l’esprit.

Je ne veux que des connoissances générales, qu’une teinture de chacune des sciences qui, par le rapport qu’elles ont entre elles, peuvent concourir à l’embellissement & à la gloire de la nôtre.

Touts les arts se tiennent par la main & sont l’image d’une famille nombreuse qui cherche à s’illustrer. L’utilité dont ils sont à la sociéte, excite leur émulation ; la gloire est leur but ; ils se prêtent mutuellement des secours pour y atteindre. Chacun d’eux prend des routes opposées, comme chacun d’eux a des principes différents ; mais on y trouve cependant certains traits frappans, certain air de ressemblance, qui annonce leur union intime & le besoin qu’ils ont les uns des autres pour s’élever, pour s’embellir & pour se perpétuer.

De ce rapport des arts, de cette harmonie qui règne entre eux, il faut conclure que le maître de ballets, dont les connoissances seront le plus étendues, & qui aura le plus de génie & d’imagination, sera celui qui mettra le plus de feu, de vérité, d’esprit & d’intérêt dans ses compositions.

Des sujets du ballet.

Si les arts s’entre-aident, s’ils offrent des secours à la danse, la nature semble s’empresser à lui en présenter à chaque instant de nouveaux ; la cour & le village, les éléments, les saisons, tout concourt à lui fournir les moyens de se varier & de plaire.

Un maître de ballets doit donc tout voir, tout examiner, puisque tout ce qui existe dans l’univers peut lui servir de modèle.

Que de tableaux diversifiés ne trouvera-t-il pas chez les artisans ! chacun d’eux a des attitudes différentes, relativement aux positions & aux mouvements que leurs travaux exigent. Cette allure, ce maintien, cette façon de se mouvoir, toujours analogue à leur métier, & toujours comique, doit être saisie par le compositeur ; elle est d’autant plus facile à imiter, qu’elle est ineffaçable chez les gens de métier, eussent-ils même fait fortune & abandonné leurs professions, effets ordinaires de l’habitude, lorsqu’elle est contractée par le temps, & fortifiée par les peines & les travaux.

Que de tableaux bisarres & singuliers ne trouvera-t-il pas encore dans la multitude de ces oisifs agréables, de ces petits maîtres subalternes, qui sont les singes & les caricatures des ridicules de ceux à qui l’âge, le nom ou la fortune semblent donner des privilèges de frivolité, d’inconséquence & de fatuité  !

Les embarras des rues, les promenades publiques, les guinguettes, les amusements & les travaux de la campagne, une noce villageoise, la chasse, la pêche, les moissons, les vendanges, la manière rustique d’arroser une fleur, de la présenter à sa bergère, de dénicher des oiseaux, de jouer du chalumeau, tout lui offre des tableaux pittoresques & variés, d’un genre & d’un coloris différens.

Un camp, des évolutions militaires, les exercices, les attaques & les défenses des places, un port de mer, une rade, un embarquement & un débarquement ; voilà des images qui doivent attirer nos regards, & porter notre art à sa perfection, si l’exécution en est naturelle.

Les chefs-d’œuvre de Racine, de Corneille, de Voltaire, de Crébillon, ne peuvent-ils pas encore servir de modèle à la danse dans le genre noble ? Ceux de Molière, de Regnard & de plusieurs auteurs célèbres, ne nous présentent-ils pas des tableaux d’un genre moins élevé ? Je vois le peuple dansant se récrier à cette proportion ; je l’entends qui me traite d’insensé : mettre des tragédies & des comédies en danse, quelle folie ; y a-t-il de la possibilité ? oui sans doute ; resserrez l’action de l’avare, retranchez de cette pièce tout dialogue tranquille, rapprochez les incidents, réunissez touts les tableaux épars de ces drames, & vous réussirez.

Vous rendrez intelligiblement la scène de la bague, celle où l’avare fouille la flêche, celle où Frosine l’entretient de sa maîtresse ; vous peindrez le désespoir & la fureur d’Harpagon, avec des couleurs aussi vives que celles que Molière a employées, si toutefois vous avez une ame. Tout ce qui peut servir à la peinture doit servir à la danse ; que l’on me prouve que les pièces des auteurs que je viens de nommer sont dépourvues de caractère, dénuées d’intérêt, privées de situations fortes, & que Boucher & Vanloo ne pourront jamais imaginer, d’après ces chefs-d’œuvre, que des tableaux froids & désagréables ; alors je conviendrai que ce que j’ai avancé n’est qu’un paradoxe ; mais s’il peut résulter de ces pièces une multitude d’excellens tableaux, j’ai gain de cause ; ce n’est plus ma faute si les peintres pantomimes nous manquent, & si le génie ne fraie point avec nos danseurs.

Batyle, Pilade, Hylas, ne succédèrent ils pas aux comédiens, lorsque ceux-ci furent bannis de Rome ? Ne commencèrent-ils pas à représenter en pantomime les scènes des meilleures pièces de ce temps ? Encouragés par leurs succès, ils tentèrent de jouer des actes séparés, & la réussite de cette entreprise les détermina enfin à donner des pièces entières, qui furent reçues avec des applaudissements universels.

Mais ces pièces, dira-t-on, étoient généralement connues ; elles servoient, pour ainsi dire, de programme aux spectateurs, qui, les ayant gravées dans la mémoire, suivoient l’acteur sans peine, & le devinoient même avant qu’il s’exprimât. N’aurons-nous pas les mêmes avantages, lorsque nous mettrons en danse les drames les plus estimés de notre théâtre ? Serions-nous moins bien organisés que les danseurs de Rome ? & ce qui s’est fait du temps d’Auguste, ne peut-il se faire aujourd’hui ? Ce seroit avilir les hommes que de le penser, & dépriser le goût & l’esprit de notre siècle, que de le croire.

Revenons à mon sujet. Il faut qu’un maître de ballets connoisse les beautés & les imperfections de la nature. Cette étude le déterminera toujours à en faire un beau choix ; ces peintures d’ailleurs, pouvant être tour-à-tour historiques, poétiques, critiques, allégoriques & morales, il ne peut se dispenser de prendre des modèles dans touts les rangs, dans touts les états, dans toutes les conditions. A-t-il de la célébrité, il pourra, par la magie & les charmes de son art, ainsi que le peintre & le poëte, faire détester & punir les vices, récompenser & chérir les vertus.

Si le maître de ballets doit étudier la nature & en faire un beau choix ; si le choix des sujets qu’il veut traiter en danse, contribue en partie à la réussite de son ouvrage, ce n’est qu’autant qu’il aura l’art & le génie de les embellir, de les disposer & de les distribuer d’une manière noble & pittoresque.

Veut-il peindre, par exemple, la jalousie & touts les mouvements de fureur & de désespoir qui la suivent, qu’il prenne pour modèle un homme dont la férocité & la brutalité naturelle soit corrigée par l’éducation ; un porte-faix seroit dans son genre un modèle aussi vrai, mais il ne seroit pas si beau ; le bâton dans ses mains suppléeroit au défaut d’expression ; & cette imitation, quoique prise dans la nature, révolteroit l’humanité, & ne traceroit que le tableau choquant de ses imperfections. D’ailleurs, l’action d’un crocheteur jaloux sera moins pittoresque que celle d’un homme dont les sentimens seront élevés. Le premier se vengera dans l’instant, en faisant sentir le poids de son bras ; le second, au contraire, luttera contre les idées d’une vengeance aussi basse que déshonorante ; ce combat intérieur de la fureur & de l’élévation de l’ame, prêtera de la force & de l’énergie à sa démarche, à ses gestes, à ses attitudes, à sa physionomie, à ses regards : tout caractérisera sa passion ; tout décèlera la situation de son cœur ; les efforts qu’il fera sur lui-même pour modérer les mouvements dont il sera tourmenté, ne serviront qu’à les faire éclater avec plus de véhémence & de vivacité ; plus sa passion sera contrainte, plus la chaleur sera concentrée, & plus l’effet sera attachant.

L’homme grossier & rustique ne peut fournir au peintre qu’un seul instant ; celui qui suit sa vengeance, est toujours celui d’une joie basse & triviale. L’homme bien né lui en présente au contraire une multitude ; il exprime sa passion & son trouble de cent manières différentes, & l’exprime toujours avec autant de feu que de noblesse ; que d’oppositions & de contrastes dans ses gestes ! que de gradations & de dégradations dans ses emportemens ! que de nuances & de transitions différentes sur sa physionomie ! que de vivacité dans ses regards ! quelle expression, quelle énergie dans son silence ! l’instant où il est détrompé offre encore des tableaux plus variés, plus séduisans, & d’un coloris plus tendre & plus agréable. Ce sont touts ces traits que le maître de ballets doit saisir.

Les compositeurs célèbres, ainsi que les poëtes & les peintres illustres se dégradent toujours, lorsqu’ils emploient leur temps & leur génie à des productions d’un genre bas & trivial. Les grands hommes ne doivent créer que de grandes choses, & abandonner toutes celles qui sont puériles à ces êtres subalternes, à ces demi-talents, dont l’existence ne marque que par le ridicule.

La nature ne nous offre pas toujours des modèles parfaits ; il faut donc avoir l’art de les corriger, de les placer dans des dispositions agréables, dans des jours avantageux, dans des situations heureuses, qui, dérobant aux yeux ce qu’ils ont de défectueux, leur prêtent encore les grâces & les charmes qu’ils devroient avoir, pour être vraiment beaux.

Le difficile, comme je l’ai déjà dit, est d’embellir la nature, sans la défigurer ; de favoir conserver touts ses traits, & d’avoir le talent de les adoucir ou de leur donner de la force. L’instant est l’ame des tableaux ; il est mal-aisé de le saisir, encore plus mal-aisé de le rendre avec vérité. La nature ! la nature ! & nos compositions seront belles : renonçons à l’art, s’il n’emprunte ses traits, s’il ne se pare de sa simplicité ; il n’est séduisant qu’autant qu’il se déguise, & il ne triomphe véritablement, que lorsqu’il est méconnu & qu’on le prend pour elle.

Je crois qu’un maître de ballets, qui ne fait point parfaitement la danse, ne peut composer que médiocrement. J’entends par danse, le sérieux ; il est la base fondamentale du ballet. En ignore-t-on les principes ? on a peu de ressources ; il faut dès - lors renoncer au grand, abandonner l’histoire, la fable, les genres nationaux, & se livrer uniquement à ces ballets de paysans, dont on est rebattu & ennuyé depuis Fossan, cet excellent danseur comique, qui rapporta en France la fureur de sauter. Je compare la belle danse à une mère-langue ; les genres mixtes & corrompus qui en dérivent, à ces jargons que l’on entend a peine, & qui varient à proportion que l’on s’éloigne de la capitale, où règne le langage épuré.

Le mélange des couleurs, leur dégradation & les effets qu’elles produisent à la lumière, doivent fixer encore l’attention du maître de ballets ; ce n’est que d’après l’expérience, que j’ai senti le relief que ces effets donnent aux figures, la netteté qu’ils répandent dans les formes, & l’élégance qu’ils prêtent aux grouppes. J’ai fuivi, dans les jalousies, ou les fêtes du serrail, la dégradation des lumières que les peintres observent dans leurs tableaux : les couleurs fortes & entières tenoient la première place & formoient les parties avancées de celui-ci ; les couleurs moins vives & moins éclatantes étoient employées ensuite. J’avois réservé les couleurs tendres & vaporeuses pour les fonds ; la même dégradation étoit observée encore dans les tailles. L’exécution se ressentit de cette heureuse distribution ; tout étoit d’accord, tout étoit tranquille ; rien ne se heurtoit, rien ne se détruisoit ; cette harmonie séduisoit l’œil, qui embrassoit toutes les parties sans se fatiguer ; mon ballet eut d’autant plus de fuccés, que, dans celui que j’ai intitulé le ballet chinois, & que je remis a Lyon, le mauvais arrangement des couleurs & leur mélange choquant blessoit les yeux ; toutes les figures papillottoient & paroissoient confuses, quoique dessinées correctement ; rien enfin ne faisoit l’effet qu’a auroit dû faire. Les habits tuèrent, pour ainsi dire, l’ouvrage, parce qu’ils étoient dans les mêmes teintes que la décoration : tout étoit riche, tout étoit brillant en couleurs ; tout éclatoit avec la même prétention ; aucune partie n’étoit sacrifiée, & cette égalité dans les objets privoit le tableau de son effet, parce que rien n’étoit en opposition. L’œil du spectateur fatigué, ne distinguoit aucune forme. Cette multitude de danseurs, qui trainoient après eux le brillant de l’oripeau & l’assemblage bitarre des couleurs, éblouissoient les yeux, sans les satisfaire. La distribution des habits étoit telle, que l’homme cessoit de paroître dès l’instant qu’il cessoit de se mouvoir ; cependant ce ballet fut rendu avec toute la précision possible. La beauté du théâtre lui donnoit une élégance & une netteté, qu’il ne pouvoit avoir à Paris, sur celui de M. Monnet ; mais, soit que les habits & la décoration n’aient pas été d’accord, soit enfin que le genre que j’ai adopté l’emporte sur celui que j’ai quitté, je suis obligé de convenir, que de tous mes ballets, c’est celui qui a fait ici le moins de sensation.

La dégradation dans les tailles & dans les couleurs des vêtements, est inconnue au théâtre ; ce n’est pas la seule partie qu’on y néglige : mais cette négligence ne me paroit pas excusable dans de certaines circonstances, sur-tout à l’opéra, théâtre de la fiction ; théâtre ou la peinture peut déployer tous ses trésors ; théâtre qui, souvent dénué d’action forte & privé d’intérêt vif, doit être riche en tableaux de touts les genres, ou du moins devroit l’être.

Une décoration, de quelque espèce qu’elle soit, est un grand tableau préparé pour recevoir des figures. Les actrices & les acteurs, les danseurs & les danseuses sont les perfonnages qui doivent l’orner & l’embellir ; mais pour que ce tableau plaise & ne choque point la vue, il faut que de justes proportions brillent également dans les différentes parties qui le composent.

Si, dans une décoration représentant un temple ou un palais or & azur, les habillements des acteurs sont bleu & or, ils détruiront l’effet de la décoration, & la décoration, à son tour, privera les habits de l’éclat qu’ils auroient eu sur un fond plus tranquille. Une telle distribution dans les couleurs éclipsera le tableau ; le tout ne formera qu’un camaïeu & ce coup-d’œil prêtera son uniformité & sa froideur à l’action.

Les couleurs des draperies & des habillements doivent trancher sur la décoration, je la compare à un beau fond : s’il n’est tranquille, s’il n’est harmonieux, si les couleurs en sont trop vives & trop brillantes, il détruira le charme du tableau ; il privera les figures du relief qu’elles doivent avoir ; rien ne se détachera, parce que rien ne sera ménagé avec art, & le papillotage qui résultera de la mauvaise entente des couleurs, ne présentera qu’un panneau de découpures, enluminé sans goût & sans intelligence.

Dans les décorations d’un beau simple & peu varié de couleurs, les habits riches & éclatants peuvent être admis, ainsi que touts ceux qui seront coupés par des couleurs vives & entières.

Dans les décorations de goût & d’idée, comme palais chinois, place publique de Constantinople, ornés pour une fête, genre bisarre, qui ne soumet la composition à aucune règle sévère, qui laisse un champ libre au génie, & dont le mérite augmente à proportion de la singularité que la peinture y répand ; dans ces sortes de décorations, dis-je, brillantes en couleurs, chargées d’étoffes rehauffées d’or & d’argent, il faut des habits drappés dans le costume, mais il les faut simples & dans des nuances entiérement opposées à celles qui éclatent le plus dans la décoration. Si l’on n’observe exactement cette règle, tout se détruira faute d’ombres & d’oppositions ; tout doit être d’accord, tout doit être harmonieux au théâtre : lorsque la décoration sera faite pour les habits, & les habits pour la décoration, le charme de la représentation sera complet.

Les artifies sur-tout & les gens de goût sentiront la justesse & l’importance de cette observation.

La dégradation des tailles ne doit pas être observée moins scrupuleusement, dans les instants où la danse fait partie de la décoration. L’olympe ou le parnasse sont du nombre de ces morceaux où le ballet forme & compose les trois quarts du tableau ; morceaux qui ne peuvent séduire & plaire, si le peintre & le maître de ballets ne sont d’accord sur les proportions, la distribution & les attitudes des personnages.

Dans un spectade aussi riche en ressources que celui de notre opéra, n’est-il pas choquant & ridicule, de ne point trouver de dégradation dans les tailles, lorsqu’on s’y attache & qu’on s’en occupe dans les morceaux de peinture, qui ne sont qu’accessoires au tableau ? Jupiter, par exemple, au haut de l’olympe, ou Apollon au sommet du Parnasse, ne devroient-ils pas paroître plus petits, à raison de l’éloignement, que les divinités & les Muses, qui, étant au-dessous d’eux, sont plus rapprochées du spectateur ? Si, pour faire illusion, le peintre se soumet aux règles de la perspective, d’où vient que le maître de ballets, qui est peintre lui-même, ou qui devroit l’être, en secoue le joug ? Comment les tableaux plairont-ils, s’ils ne sont vraisemblables, s’ils sont sans proportion, & s’ils pèchent contre les règles que l’art a puisées dans la nature, par la comparaison des objets ? C’est dans les tableaux fixes & tranquilles de la danse, que la dégradation doit avoir lieu ; elle est moins importante dans ceux qui varient & qui se forment en dansant. J’entends par tableaux fixes, tout ce qui fait grouppe dans l’éloignement, tout ce qui est dépendant de la décoration, & qui d’accord avec elle, forme une grande machine bien entendue.

Mais comment, me direz-vous, observer cette dégradation ? Si c’est Vestris qui danse Apollon, faudra t-il priver le ballet de cette ressource, & sacrifier tout le charme qu’il y répandra, au charme d’un seul instant ? Non certes ; mais on prendra pour le tableau tranquille, un Apollon proportionné aux différentes parties de la machine ; un jeune homme de quinze ans, que l’on habillera de même que le véritable Apollon ; il descendra du Parnaffe, & à l’aide des aîles de la décoration, on l’escamotera, pour ainsi dire, en substituant à sa taille élégante le talent supérieur.

C’est par des épreuves réitérées, que je me suis convaincu des effets admirables que produisent les dégradations. Le premier essai que j’en fis & qui me réussit, fut dans un ballet de chasseurs ; & cette idée peut-être neuve dans les ballets, fut enfantée par l’impression que me fit une faute groffière de M. Servandoni ; faute d’inattention, & qui ne peut détruire le mérite de cet artiste : c’étoit, je crois, dans la représentation de la ' 'forêt enchantée', spectacle plein de beautés & tiré du Taffe. Un pont fort éloigné étoit placé à la droite du théâtre ; un grand nombre de cavaliers défiloient ; chacun d’eux avoit l’air & la taille gigantesque, & paroissoit beaucoup plus grand que la totalité du pont ; les chevaux postiches étoient plus petits que les hommes, & ces défauts de proportion choquèrent les yeux même les moins exercés. Ce pont pouvoit avoir de justes proportions avec la décoration, mais il n’en avoit pas avec les objets vivants qui devoient le passer : il falloit donc ou les supprimer, ou leur en substituer de plus petits ; des enfants, par exemple, montés sur des chevaux modelés, proportionnés à leurs tailles & au pont, qui, dans cette circonstance, étoit la partie qui devoit régler & déterminer le décorateur, auroient produit l’effet le plus séduisant & le plus vrai.

J’essayai donc, dans une chasse, d’exécuter ce que i’avois desiré dans le spectade de Servandoni ; la décoration représentoit une forêt, dont les routes étoient parallèles au spectateur. Un pont terminoit le tableau ; en laissant voir derrière lui un paysage fort éloigné. J’avois divisé cette entrée en six classes toutes dégradées ; chaque classe était composée de trois chasseurs & de trois chasseresses, ce qui formoit en tout le nombre de trente six figurants ou figurantes : les tailles de la première classe traversoient la route la plus proche du spectateur ; celles de la seconde les remplaçoient, en parcourant la route suivante ; & celles de la troisième leur succédoient, en passant à leur tour sur la troisième route, ainsi du reste, jusqu’à ce qu’enfin la dernière classe, composée de petits enfants, termina cette course en passant sur le pont. La dégradation étoit si correctement observée, que l’œil s’y trompoit ; ce qui n’étoit qu’un effet de l’art & des proportions, avoit l’air le plus vrai & le plus naturel : la fiction étoit telle, que le public n’attribuoit cette dégradation qu’à l’éloignement des objets, & qu’il s’imaginoit que c’étoit toujours les mêmes chasseurs & les mêmes chasseresses qui parcouroient les différents chemins de la forêt. La musique avoit la même dégradation dans les sons, & devenoit plus douce à mesure que la chasse s’enfonçoit dans la forêt, qui étoit vaste & peinte de bon goût.

Je ne saurois dire le plaisir que me procura cette idée mise en exécution, dont l’exécution surpassa même mon attente, & qui fut généralement sentie.

Voilà l’illusion que produit le théâtre, lorsque toutes les parties en sont d’accord, & que les artistes prennent la nature pour leur guide & leur modèle.

Je crois que j’aurai à-peu-prés rempli l’objet que je me suis proposé, en faisant faire encore une observation sur l’entente des couleurs. Les jalousies ou les fêtes du serrail ont offert l’esquisse de la distribution qui doit régner dans les quadrilles des ballets ; mais comme il est plus ordinaire d’habiller les danseurs & danseuses uniformément, j’ai fait une épreuve qui m’a réussi, & qui ôte à l’uniformité des habits le ton dur & monotone qu’ils ont ordinairement ; c’est la dégradation exacte de la même couleur, divisée dans toutes les nuances, depuis le bleu foncé, jusqu’au bleu le plus tendre ; depuis le rose vif, jusqu’au rose pâle ; depuis le violet, jusqu’au lilas clair : cette distribution donne du jeu & de la netteté aux figures ; tout se détache & fuit dans de justes proportions ; tout enfin a du relief & se découpe agréablement de dessus les fonds.

Si dans une décoration représentant un antre de l’enfer, le maître de ballets veut que la levée du rideau laisse voir & ce lieu terrible & les tourments des Danaïdes, d’Ixxon, de Tantale, de Sisyphe, & les différents emplois des divinités infernales ; s’il veut enfin offrir au premier coup - d’œil un tableau mouvant & effrayant des supplices des enfers, comment réussira-t-il dans cette composition momentanée, s’il n’a l’art de distribuer les objets, & de les ranger dans la place que chacun d’eux doit occuper ; s’il n’a le talent de saisir l’idée première du peintre ; & de subordonner toutes les siennes au fond que celui-ci lui a préparé ? Ce sont des rochers obscurs & lumineux, des parties brillantes, des parties éteintes de feu ; c’est une horreur bien entendue qui doit régner dans le tableau ; tout doit être affreux ; tout enfin doit indiquer le lieu de la scène, & annoncer les tourments & la douleur de ceux qui la remplissent. Les habitants des enfers, tels qu’on les représente au théâtre, sont vêtus de toutes les couleurs qui composent les flammes ; tantôt le fond de leur habit est noir, tantôt il est ponceau ou couleur de feu ; ils empruntent enfin toutes les teintes qui sont employées dans la décoration. L’attention que doit avoir le maître de ballets, c’est de placer sur les parties obscures de la décoration les habits les plus clairs & les plus brillants, & de distribuer sur toutes les masses de clair les habits les plus sombres & les moins éclatants. De ce bon arrangement naîtra l’harmonie ; la décoration servira, si j’ose m’exprimer ainsi, de repoussoir au ballet : celui-ci à son tour augmentera le charme de la peinture & lui prêtera toutes les forces capables de séduire, d’émouvoir & de faire illusion au spectateur.

Des danses nommées ballets.

Que dire de touts ces titres dont on décore ces mauvais divertissemens destinés en quelque façon à l’ennui, & que suivent toujours le froid & le dégoût ? On les nomme tous ballets pantomimes, quoique dans le fond ils ne disent rien. La plupart des danseurs ou des compositeurs auroient besoin d’adopter l’usage que les peintres suivoient dans les siècles d’ignorance ; ils substituoient à la place du masque des rouleaux de papier qui sortoient de la bouche des personnages ; & sur ces rouleaux, l’action, l’expression & la situation que chacun d’eux devoit rendre, étoient écrites. Cette précaution utile, qui mettoit le spectateur au fait de l’idée & de l’exécution imparfaite du peintre, pourroit seule l’instruire aujourd’hui de la signification des mouvements méchaniques & indéterminés de nos pantomimes. Le dialogue des pas de deux, les réflexions des entrées seules, & les conversations des figurans & des figurantes de nos jours, seroient au moins expliquées. Un bouquet, un râteau, une cage, une vièle ou une guitarre ; voilà à-peu-près ce qui fournit l’intrigue de nos superbes ballets ; voilà les sujets grands & vastes qui naissent des efforts de l’imagination de nos compositeurs ; avouons qu’il faut avoir un tatent bien éminent & bien supérieur, pour les traiter avec quelque distinction. Un petit pas tricoté maladroitement sur le coup-de pied, sert d’exposition, de nœud & de dénouement à ces chefs-d’œuvre ; cela veut dire, voulez-vous danser avec moi, & l’on danse ; ce sont là les drames ingénieux dont on nous repaît ; c’est ce qu’on nomme des ballets d’invention, de la danse pantomime.

Fossan, le plus agréable & le plus spirituel de touts les danseurs comiques, a fait tourner la tête aux élèves de Terpsychore ; tous ont voulu le copier, mais sans l’avoir vu. On a sacrifié le beau genre au trivial ; on a secoué le joug des principes ; on a dédaigné & rejette toutes les règles ; on s’est livré à des sauts, à des tours de force ; on a cessé de danser, & l’on s’est cru pantomime, comme si l’on pouvoit être déclaré tel, lorsqu’on manque totalement par l’expression, lorsqu’on ne peint rien, lorsque la danse est si totalement défigurée par des charges grossières, lorsqu’elle se borne à des contorsions hideuses, lorsque le masque grimace à concre-sens, enfin lorsque l’action qui devoit être accompagnée & soutenue par la grace, est une suite d’efforts répétés, d’autant plus désagréables pour le spectateur, qu’il souffre lui - même du travail pénible & forcé de l’exécutant. Tel est cependant le genre dont le théâtre est en possession ; & il faut convenir que nous sommes riches en sujets de cette espèce. Cette fureur d’imiter ce qui n’est pas imitable, fait & fera la perte d’un nombre infini de danseurs & de maîtres de ballets. La parfaite imitation demande que l’on ait en soi le même goût, les mêmes dispositions, la même conformation, la même intelligence & les mêmes organes que l’original qu’on se propose d’imiter ; or ; comme il est rare de trouver deux êtres également ressemblans en tout, il est rare aussi de trouver deux hommes dont les talens, le genre & la manière soient exactement semblables. Le mèlange que les danseurs ont fait de la cabriole avec la belle danse, a altéré son caractère & dégradé sa noblesse ; c’est un alliage qui diminue sa valeur & qui s’oppose, ainsi que je le prouverai dans la suite, à l’expression vive & à l’action animée qu’elle pourroit avoir, si elle se dégageoit de toutes les inutilités qu’elle met au nombre de ses perfections. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on donne le titre de ballet à des danses figurées que l’on ne devroit appeler que du nom de divertissement ; on prodigua jadis ce titre à toutes les fêtes éclatantes qui se donnèrent dans les différentes cours de l’Europe. L’examen que j’ai fait de toutes ces fêtes, me persuade que l’on a eu tort de le leur accorder. Je n’y ai jamais vu la danse en action ; les grands récits étoient mis en usage au défaut de l’expression des danseurs, pour avertir le spectateur de ce qu’on alloit représenter ; preuve claire & convaincante de leur ignorance, ainsi que du silence & de l’inefficacité de leurs mouvemens. Dès le troisième siècle, on commençoit à s’appercevoir de la monotonie de cet art & de la négligence des artistes. Saint Augustin lui-même, en parlant des ballets, dit qu’on étoit obligé de placer sur le bord de la scène un homme qui expliquoit à haute voix l’action qu’on alloit peindre. Sous le règne de Louis XIV, les récits, les dialogues & les monologues ne servoient-ils pas également d’interprètes à la danse ? Elle ne faisoit que bégayer. Ses sons foibles & inarticulés avoient besoin d’être soutenus par la musique & d’être expliqués par la poéfie ; ce qui équivaut sans doute à l’espèce de héraut d’armes du théâtre, au crieur public dont je viens de vous parler. Il est en vérité bien étonnant que l’époque glorieuse du triomphe des beaux arts, de l’émulation & des progrès des artistes, n’ait pas été celle d’une révolution dans la danse & dans les ballets ; & que nos maîtres, non moins encouragés & non moins excités alors par les succès qu’ils pouvoient se promettre dans un siècle ou tout sembloit élever & seconder le génie, soient demeurés dans la langueur & dans une honteuse médiocrité. Vous savez que le langage de la peinture, de la poéfie & de la sculpture étoit déjà celui de l’éloquence & de l’énergie. La musique, quoique encore au berceau, commençoit à s’exprimer avec noblesse ; cependant la danse étoit sans vie, sans caractère & sans action. Si le ballet est le frère des autres arts, ce n’est qu’autant qu’il en réunira les perfections ; mais on ne sauroit lui déférer ce titre glorieux dans l’état pitoyable où il se trouve ; &, on est obligé de convenir que ce frère, fait pour faire honneur à la famille, est un sujet déplorable, sans goût, sans esprit, sans imagination, qui mérite à tous égards d’être méconnu.

Nous connoissons parfaitement le nom des hommes illustres qui se sont distingués alors ; nous n’ignorons pas même ceux des sauteurs qui brilloient par leur souplesse & leur agilité ; & nous n’avons qu’une idée très-imparfaite du nom de ceux qui composoient les ballets ; quelle sera donc celle que nous nous formerons de leurs talens ? Je considère toutes les productions de ce genre dans les différentes cours de l’Europe, comme des ombres incomplettes de ce qu’elles sont aujourd’hui & de ce qu’elles pourront être un jour. J’imagine que c’est à tort que l’on a donné ce nom à des spectacles somptueux, à des fêtes éclatantes qui réunissoient tout à-la-fois la magnificence des décorations, le merveilleux des machines, la richesse des vêtemens, la pompe du costume, les charmes de la poéfie, de la musique & de la déclamation, le séduifant des voix,le brillant de l’artifice & de l’illumination, l’agrément de la danse & des divertissemens, l’amusement des sauts périlleux & des tours de force ; toutes ces parties détachées forment autant de spectacles différens ; ces mêmes parties réunies en composent un digne des plus grands rois. Ces fêtes étoient d’autant plus agréables, qu’elles étaient diversifiées, que chaque spectateur pouvoit y savourer ce qui étoit relatif à son goût & à son génie ; mais je ne vois pas dans tout cela ce que je dois trouver dans le ballet. Dégagé des préjugés de mon état & de tout enthousiasme, je considère ce spectacle compliqué comme celui de la variété & de la magnificence, ou comme la réunion intime des arts aimables ; ils y tiennent tous un rang égal ; ils ont dans les programmes les mêmes prétentions ; je ne conçois pas néanmoins comment la danse peut donner un titre à ces divertissemens, puisqu’elle n’y est point en action, qu’elle n’y dit rien, & qu’elle n’a nulle transcendance sur les autres arts, qui concourent unanimement & de concert aux charmes, à l’élégance & au merveilleux de ces représentations.

Le ballet est, suivant Plutarque, une conversation muette, une peinture parlante & animée, qui exprime par les mouvements, les figures & les gestes. Ses figures sont sans nombre, dit cet auteur, parce qu’il y a une infinité de choses que le ballet peut exprimer, Phrynicus, l’un des plus anciens auteurs tragiques, dit que le ballet lui fournissoit autant de traits & de figures différentes, que la mer de flots aux grandes marées d’hiver.

Conséquemment un ballet bien fait peut se passer du secours des paroles ; j’ai même remarqué qu’elles refroidissoient l’action, qu’elles affoiblissoient l’intérêt. Lorsque les danseurs, animés par le sentiment, se transformeront sous mille formes différentes avec les traits variés des passions ; lorsqu’ils seront des Prothées, & que leur physionomie & leurs regards traceront touts les mouvements de leur ame ; lorsque leurs bras sortiront de ce chemin étroit que l’école leur a prescrit, & que parcourant avec autant de grâce que de vérité un espace des plus considérables, ils décriront par des positions justes les mouvements successifs des passions ; lorsqu’enfin ils associeront l’esprit & le génie à leur art, ils se distingueront ; les récits dès-lors deviendront inutiles ; tout parlera, chaque mouvement sera expressif, chaque attitude peindra une situation, chaque geste dévoilera une intention, chaque regard annoncera un nouveau sentiment ; tout sera séduisant, parce que tout sera vrai, & que l’imitation sera prise dans la nature.

Si je refuse le titre de ballet à toutes ces fêtes, si la plupart des danses de l’opéra, quelque agréables qu’elles me paroissent, ne se présentent pas à mes yeux avec les traits distingués du ballet, c’est moins la faute du célèbre maître qui les compose que celle des poëtes.

Le ballet, dans quelque genre qu’il soit, doit avoir, suivant Aristote, ainsi que la poésie, deux parties différentes, qu’il nomme partie de qualité & partie de quantité. Il n’y a rien de sensible qui n’ait sa matière, sa forme & sa figure ; conséquemment le ballet cesse d’exister, s’il ne renferme ces parties essentielles qui caractérisent & qui désignent tous les êtres, tant animés qu’inanimés. Sa matière est le sujet que l’on veut représenter, sa forme est le tour ingénieux qu’on lui donne, & sa figure se prend des différentes parties qui le composent ; la forme constitue donc les parties de qualité, & l’étendue celles de quantité. Voilà, comme vous voyez, les ballets subordonnés en quelque sorte aux régies de la poésie ; cependant ils diffèrent des tragédies & des comédies, en ce qu’ils ne sont point assujettis à l’unité de lieu, à l’unité de temps & à l’unité d’action ; mais ils exigent absolument unité de dessin, afin que toutes les scènes se rapprochent & aboutissent au même but. Le ballet est donc le frère du poëme ; il ne peut souffrir la contrainte des régles étroites du drame ; ces entraves soutenues des beautés du style, anéantiroient totalement la composition du ballet, & le priveroient de cette variété qui en est le charme.

Il seroit peut-être avantageux aux auteurs de secouer un peu le joug & de diminuer la gêne, si toutefois ils avoient la fagesse de ne pas abuser de la liberté, & d’éviter les pièges qu’elle tend à l’imagination ; pièges dangereux, dont les poëtes Anglois les plus célèbres n’ont pas eu la force de se garantir. Cette différence du poëme au drame ne conclut rien contre ce que je vous ai dit dans mes autres lettres, puisque ces deux genres de poésie doivent également avoir une exposition, un nœud & un dénouement.

En rapprochant toutes mes idées, en réunissant ce que les anciens ont dit des ballets, en ouvrant les yeux sur mon art, en examinant ses difficultés, en considérant ce qu’il fut jadis, ce qu’il est aujourd’hui, & ce qu’il peut être, si l’esprit vient à son aide ; je ne puis m’aveugler au point de convenir que la danse sans action, sans règle, sans esprit & sans intérêt, forme un ballet ou un poëme en danse. Dire qu’il n’y a point de ballets à l’opéra, seroit une fausseté. L’acte des fleurs, l’acte d’Eglé dans les talens lyriques, le prologue des fêtes Grecques & Romaines, l’acte Turc de l’Europe Galante, un acte entre autres de Castor & Pollux, & quantité d’autres où la danse est ou peut être mise en action avec facilité & sans effort de génie de la part du compositeur, m’offrent véritablement des ballets agréables & très-intéressans. Mais ces danses figurées qui ne disent rien, qui ne présentent aucun sujet, qui ne portent aucun caractère, qui ne me tracent point une intrigue suivie & raisonnée ; qui ne font point partie du drame, & qui tombent, pour ainsi dire, des nues, ne sont à mon sens, comme je l’ai déjà dit, que de simples divertissemens de danse, & qui ne déploient que les mouvemens compassés & les difficultés méchaniques de l’art. Tout cela n’est que de la matière ; c’est de l’or, si vous voulez, mais dont la valeur sera toujours bornée, si l’esprit ne le met pas en œuvre, & ne lui prête mille formes nouvelles. La main habile d’un artiste peut attacher un prix inestimable aux choses les plus viles, & d’un trait hardi, donner à l’argile la moins précieuse le sceau de l’immortalité.

ConcIuons qu’il est véritablement peu de ballets raisonnés ; que la danse est une belle statue agréablement dessinée ; qu’elle brille également par les contours, les positions gracieuses, la noblesse de ses attitudes, mais qu’il lui manque une ame. Les connoisseurs la regardent avec les mêmes yeux que Pigmalion lorsqu’il contemploit son ouvrage ; ils font les mêmes vœux que lui, & ils désirent ardemment que le sentiment l’anime, que le génie l’éclaire, & que l’esprit lui enseigne à s’exprimer.

De la composition du ballet.

La composition des ballets de l’opéra exige à mon gré, une imagination féconde & poétique. Corriger souvent le poëme, lier la danse à l’action, imaginer des scènes analogues aux drames, les adapter adroitement aux sujets, suppléer à ce qui est échappé au génie du poëte, remplir enfin les vuides & les lacunes qui font languir souvent leurs productions ; voilà l’ouvrage du compositeur ; voilà ce qui doit fixer son attention, ce qui peut le tirer de la foule, & le distinguer de ces maîtres qui croient être au dessus de leur état, lorsqu’ils ont arrangé des pas, & formé des figures dont le dessin se borne à des ronds, des carrés, des lignes droites, des moulinets & des chaînes.

L’opéra n’est guère fait que pour les yeux & les oreilles ; il est moins le spectacle du cœur & de la raison, que celui de la variété & de l’amusement. On pourroit cependant lui donner une forme & un caractère plus intéressant ; mais cette matière étant étrangère à mon art & au sujet que je traite, je l’abandonne aux auteurs ingénieux qui peuvent remédier à la monomie de la féerie, & à l’ennui que le merveilleux traîne après lui. Je dirai simplement que la danse dans ce spectacle devroit être placée dans un jour plus avantageux ; j’avancerai seulement que l’opéra est son élément, que c’est-là que l’art devroit prendre de nouvelles forces & paroître avec le plus d’avantages ; mais par un malheur qui naît de l’entêtement des poëtes, ou de la mal-adresse des maîtres de ballets, la danse à ce spectacle ne tient à rien & ne dit rien ; elle est dans mille circonstances sipeu analogue au sujet & si indépendante du drame, que l’on pourroit la supprimer sans affoiblir l’intérêt, sans interrompre la marche des scènes & sans refroidir l’action. La plupart des poëtes modernes se servent des ballets comme d’un ornement de fantaisie qui ne peut ni soutenir l’ouvrage, ni lui prêter de la valeur ; & dans le fait ils n’ont pas tort, parce que les compositeurs n’ont pas senti qu’il falloit que les ballets tinssent au sujet, & que les auteurs les ont regardés comme des hors d’œuvre imaginés pour remplir le vuide des entr’actes ; mais ils auroient dû appercevoir que ces accessoires & ces épisodes étrangers à l’action, nuisent à l’ouvrage ; ces objets contraires & toujours désunis, ce chaos de choses mal cousues partagent l’attention, & fatiguent bien plus l’imagination qu’ils ne la satisfont ; dès-lors le plan de l’auteur disparoît, le fil échappe, la trame se brise, l’action s’évanouit, l’intérêt diminue, & le plaisir s’envole. Tant que les ballets de l’opéra ne seront pas étroitement unis au drame, & qu’ils ne concourront pas à son exposition, à son nœud & à son dénouement, ils seront froids & désagréables. Chaque ballet devroit, à mon fens, offrir une scène qui enchaînât & qui liât intimément le premier acte avec le second, le second avec le troisième, &c. Ces scènes, absolument nécessaires à la marche du drame, seroient vives & animées ; les danseurs seroient forcés d’abandonner leur allure, & de prendre une ame pour les rendre avec vérité & avec précision ; ils seroient contraints d’oublier en quelque sorte leurs pieds & leurs jambes, pour penser à leur physionomie & à leurs gestes ; chaque ballet seroit le complément de l’acte, & le termineront heureusement ; ces sujets puisés du fonds même du drame, seroient écrits par le poëte ; le musicien seroit chargé de les traduire avec fidélité ; & les danseurs de les réciter par le geste, & de les expliquer avec énergie. Par ce moyen, plus de vuide, plus d’inutilité, plus de longueur & plus de froid dans la danse de l’opéra ; tout seroit saillant & animé, tout marcheroit au but & de concert ; tout séduiroit, parce que tout seroit spirituel & paroîtroit dans un jour plus avantageux ; tout enfin feroit illusion & deviendroit intéressant, parce que tout seroit d’accord, & que chaque partie tenant la place qu’elle doit occuper naturellement, elles s’entre-aideroient & se prêteroient réciproquement des forces.

J’ai toujours regretté que Rameau n’ait pas associé son génie à celui de Quinault. Tous deux créateurs & tous deux pleins de génie, ils auroient été faits l’un pour l’autre ; mais le préjugé, le langage des connoisseurs sans connoissances ; de ces demi-savans qui ne savent rien, mais qui se font suivre de la multitude, tout a dégoûté Rameau & lui a fait abandonner les grandes idées qu’il avoit. Ajoutez à cela les désagremens que tout auteur essuie des directeurs de l’opéra. On leur paroît sans goût, si l’on n’est aussi gothique qu’eux ; ils traitent d’ignorans ceux qui n’adoptent point avec bonhomie les vieilles loix de ce spectacle, & les anciennes rubriques auxquelles ils sont attachés de père en fils. A peine est-il permis à un maître de ballets de faire changer le mouvement d’un air ancien ; on a beau leur dire que nos prédécesseurs avoient une exécution simple, que les airs lents s’ajustoient à la tranquillité &, au flegme de leur exécution : vains efforts ! ils connoissent les anciens mouvements, ils savent battre la mesure ; mais ils n’ont que des oreilles, & ne peuvent céder aux représentations que l’art agrandi peut leur faire ; ils regardent tout du but où ils sont restés, & ne peuvent pénétrer dans la carrière immense que les talens ont parcourue. La danse cependant, encouragée, applaudie & protégée, s’est dégagée depuis quelque temps des entraves que la musique vouloit lui donner. Non-seulement M. Lany fait exécuter les airs dans le vrai goût ; il en ajoute encore de modernes aux vieux opéras, & substitue aux chants simples & monotones de la musique de Lully, des morceaux pleins d’expression & de variété.

Les Italiens ont été à cet égard bien plus sages que nous. Moins constans pour leur ancienne musique, mais plus fidèles à Metastasio, ils l’ont & le font mettre encore touts les jours en musique par touts les maîtres de chapelle qui ont des talents. Les cours d’Allemagne, l’Espagne, le Portugal & l’Angleterre ont conservé pour ce grand poëte la même vénération ; la musique varie à l’infini, & les paroles, quoique toujours les mêmes, ont toujours le prix de la nouveauté ; chaque maître de musique donne à ce poëte une nouvelle expression, une nouvelle grâce ; tel sentiment négligé par l’un, est embelli par l’autre ; telle pensée affoiblie par celui-ci, est rendue avec énergie par celui-là ; tel beau vers énervé par Graun, est rendu avec chaleur par Hasse. L’avantage sans doute eût été certain, non-seulement pour la danse, mais encore pour les autres arts oui concourent aux charmes & à la perfection de l’opéra ; si le célèbre Rameau avoit pu, sans offenser les Nestors du siècle, & cette foule de gens qui ne voient rien au-dessus de Lully, mettre en musique les chefs-d’œuvre du père & du créateur de la poésie lyrique. Cet homme, d’un génie vaste, embrassoit toutes les parties à-la-fois dans ses compositions ; tout est beau, tout est grand, tout est harmonieux ; chaque artiste peut, en entrant dans les vues de cet auteur, produire des chefs-d’œuvre différens. Maîtres de musique & de ballets, chanteurs & danseurs, chœurs, tous également peuvent avoir part à sa gloire. Ce n’est pas que la danse, dans touts les opéras de Quinault, soit généralement bien placée & toujours en action ; mais il seroit facile de faire ce que le poëte a négligé, & de finir ce qui, de sa part, ne peut être envisagé que comme des ébauches.

Dussé-je me faire une multitude d’ennemis sexagénaires ; je dirai que la musique dansante de Lully est froide, langoureuse & sans caractère ; elle fut composée à la vérité dans un temps où la danse étoit tranquille, & où les danseurs ignoroient totalement ce que c’est que l’expression. Tout étoit donc à merveille, la musique étoit faite pour la danse, & la danse pour la musique ; mais ce qui se marioit alors, ne peut s’allier aujourd’hui ; les pas sont multipliés ; les mouvements sont rapides & se succèdent avec promptitude ; les enchaînements & le mélange des temps sont sans nombre ; les difficultés, le brillant, la vitesse, les repos, les indécisions, les attitudes, les positions variées, tout cela, dis- je, ne peut plus s’ajuster avec cette musique tranquille & ce chant uniforme qui règnent dans la composition des anciens maîtres. La danse sur de certains airs de Lully, me fait une impression semblable à celle que j’éprouve dans la scène des deux docteurs du mariage forcé de Molière. Ce contraste, d’une volubilité extrême & d’un flegme inébranlable, produit sur moi le même effet. Des contrastes aussi choquans ne peuvent en vérité trouver place sur la scène ; ils en détruisent le charme & l’harmonie, & privent les tableaux de leur ensemble.

La musique est à la danse ce que les paroles sont à la musique ; ce parallèle ne signifie autre chose, si ce n’est que la musique dansante est ou devroit être le poëme écrit, qui fixe & détermine les mouvements & l’action du danseur, celui-ci doit donc le réciter & le rendre intelligible par l’énergie & la vérité de ses gestes, par l’expression vive & animée de sa physionomie : conséquemment la danse en action est l’organe qui doit rendre & qui doit expliquer clairement les idées écrites de la musique.

Rien ne seroit si ridicule qu’on opéra sans paroles ; jugez-en, je vous prie, par la scène d’Antonin Caracalla, dans la petite pièce de la Nouveauté ; sans le dialogue qui la précède, comprendroit-on quelque chose à l’action des chanteurs ? Eh bien ! la danse sans musique n’est pas plus expressive que le chant sans paroles : c’est une espèce de folie ; touts ses mouvements sont extravagants & n’ont aucune signification. Faire des pas hardis & brillants ; parcourir le théâtre avec autant de vitesse que de légèreté sur un air froid & monotone, voilà ce que j’appelle une danse sans musique. C’est à la composition variée & harmonieuse de Rameau ; c’est aux traits & aux conversations spirituelles qui règnent dans ses airs, que la danse doit tous ses progrès. Elle a été réveillée, elle est sortie de la léthargie où elle étoit plongée, dès l’instant que ce créateur d’une musique savante, mais toujours agréable & toujours voluptueuse, a paru sur la scène. Que n’eût-il pas fait, si l’usage de se consulter mutuellement eût règné à l’opéra, si le poëte & le maître de ballets Iui avoient communiqué leurs idées, si on avoit eu le soin de lui esquisser l’action de la danse, les passions qu’elle doit peindre succestivement dans un sujet raisonné, & les tableaux qu’elle doit rendre dans telle ou telle situation ! c’est pour lors que la musique auroit porté le caractère du poëme, qu’elle auroit tracé les idées du poëte, qu’elle auroit été parlante & expressive, & que le danseur auroit été forcé d’en saisir les traits, de se varier & de peindre à son tour. Cette harmonie qui auroit règné dans deux arts si intimes, auroit produit l’effet le plus séduisant & le plus admirable ; mais par un malheur, effet de l’amour - propre, les artistes, loin de se connoître & de se consulter, s’évitent scrupuleusement. Comment un spectacle aussi composé que celui de l’opéra peut-il réussir, si ceux qui sont à la tête des différentes parties qui lui sont essentielles, opèrent sans se communiquer leurs idées ?

Le poëte s’imagine que son art l’élève au-dessus du musicien : celui-ci craindroit de déroger, s’il consultoit le maître de ballets ; celui-là ne se communique point au dessinateur ; le peintre-décorateur ne parle qu’aux peintres en sous-ordre ; & le machiniste enfin, souvent méprisé du peintre, commande souverainement aux manœuvres du théâtre. Pour peu que le poëte s’humanisât, il donneroit le ton, & les choses changeroient de face ; mais il n’écoute que sa verve ; dédaignant les autres arts, il ne peut en avoir qu’une foible idée ; il ignore l’effet que chacun d’eux peut produire en particulier, & celui qui peut résulter de leur union & de leur harmonie. Le musicien, à son exemple, prend les paroles, il les parcourt sans attention, & se livrant à la fertilité de son génie, il compose de la musique qui ne signifie rien, parce qu’il n’a pas entendu le sens de ce qu’il n’a lu que des yeux, ou qu’il sacrifie au brillant de son art & à l’harmonie qui le flatte, l’expression vraie qu’il devroit attacher au récitatif. Fait-il une ouverture ? elle n’est point relative à l’action qui va se passer ; qu’importe après tout, n’est-il pas sûr de la réussite, si elle fait grand bruit ? les airs de danse sont toujours ceux qui lui coûtent le moins à composer ; il suit à cet égard les vieux modèles ; ses prédécesseurs sont ses guides ; il ne fait aucun effort pour répandre de la variété dans ces sortes de morceaux, & pour leur donner un caractère neuf ; ce chant monotone dont il devroit se défaire, qui assoupit la danse & qui endort le spectateur, est celui qui le séduit, parce qu’il lui coûte moins de peine à saisir, & que l’imitation servile des airs anciens n’exige ni un goût, ni un talent, ni un génie supérieur.

Le peintre-décorateur, faute de connoître parfaitement le drame, donne souvent dans l’erreur ; il ne consulte point l’auteur, mais il suit ses idées, qui, souvent fausses, s’opposent à la vraisemblance qui doit se trouver dans les décorations, à l’effet d’indiquer le lieu de la scène. Comment peut-il réussir, s’il ignore l’endroit où elle doit se passer ? Ce n’est cependant que d’après la connoissance exacte de l’action & des lieux qu’il devroit agir ; sans cela, plus de vérité, plus de costume, plus de pittoresque.

Chaque peuple a des loix, des coutumes, des usages, des modes & des cérémonies opposées ; chaque nation diffère dans ses goûts, dans son architecture, dans sa manière de cultiver les arts ; celui d’un habile peintre est donc de saisir cette variété ; son pinceau doit être fidèle : s’il n’est de touts les pays, il cesse d’être vrai & n’est plus en droit de plaire.

Le dessinateur pour les habits ne consulte perfonne ; il sacrifie souvent le costume d’un peuple ancien à la mode du jour, ou au caprice d’une danseuse ou d’une chanteuse en réputation.

Le maître de ballets n’est instruit de rien : on le charge d’une partition ; il compose les danses sur la musique qui lui est présentée ; il distribue les pas particuliers, & l’habillement donne ensuite un nom & un caractère à la danse.

Le machiniste est chargé du soin de présenter les tableaux du peintre dans le point de perspective & dans les différens jours qui leur conviennent ; son premier soin est de ranger les morceaux de décoration avec tant de justesse, qu’ils n’en forment qu’un seul bien entendu & bien d’accord ; son talent consiste à les présenter avec vîtesse & à les dérober avec promptitude. S’il n’a pas l’art de distribuer les lumières à propos, il affoiblit l’ouvrage du peintre & il détruit l’effet de la décoration. Telle partie du tableau qui doit être éclairée, devient noire & obscure ; telle autre qui demande à être privée de lumière, se trouve claire & brillante. Ce n’est pas la grande quantité de lampions jettés au hasard ou arrangés symmétriquement qui éclaire bien un théâtre, & qui fait valoir la scène ; le talent consiste à savoir distribuer les lumières par parties ou par masses inégales, afin de forcer les endroits qui demandent un grand jour, de ménager ceux qui en sont moins susceptibles. Le peintre étant obligé de mettre des nuances & des dégradations dans ces tableaux, pour que la perspective s’y rencontre, celui qui doit l’éclairer devroit, ce me semble, le consulter, afin d’observer les mêmes nuances & les mêmes dégradations dans les lumières. Rien ne seroit plus mauvais qu’une décoration peinte dans le même ton de couleur & dans les mêmes nuances ; il n’y auroit ni lointain ni perspective ; de même, si les morceaux de peinture divisés pour former un tout, sont éclairés avec la même force, il n’y aura plus d’entente, plus de masses, plus d’opposition, & le tableau sera sans effet.

Qu’il me foit permis de faire une digression ; quoique étrangère à mon art, elle pourra peut-être devenir utile à l’opéra.

La danse avertit en quelque façon le machiniste de se tenir prêt au changement de décorations ; vous savez en effet que le divertissement terminé, les lieux changent. Comment remplit-on ordinairement l’intervalle des actes, intervalle absolument nécessaire à la manœuvre du théâtre, au repos des acteurs, & au changement d’habits de la danse & des chœurs ? Que fait l’orchestre ? il détruit les idées que la scène vient d’imprimer dans mon ame ; il joue un passe-pied ; il reprend un rigaudon ou un tambourin fort gai, lorsque je suis vivement ému & fortement attendri par l’action sérieuse qui vient de se passer, il suspend le charme d’un moment délicieux ; il efface de mon cœur les images qui l’intéressoient ; il étouffe & amortit le sentiment dans lequel il se plaisoit ; ce n’est pas tout encore, & vous allez voir le comble de l’inintelligence : cette action touchante n’a été qu’ébauchée ; l’acte suivant doit la terminer & me porter les derniers coups ; or, de cette musique gaie & triviale, on passe subitement à une ritournelle triste & lugubre ; quel contraste choquant ! s’il permet encore à l’acteur de me ramener à l’intérêt qu’il m’a fait perdre, ce ne sera qu’à pas lents ; mon cœur flottera longtemps entre la distraction qu’il vient d’éprouver & la douleur à laquelle on tente de le rappeler ; le piège que la fiction me présente une seconde fois me paroit trop grossier ; je cherche à l’éviter & à m’en défendre machinalement & malgré moi, & il faut alors que l’art fasse des efforts inouis pour m’en imposer & pour me faire succomber de nouveau. Vous conviendrez que cette vieille méthode, si chère encore à nos musiciens, blesse toute vraisemblance. Ils ne doivent pas se flatter de triompher de moi au point d’exciter à leur gré & subitement dans mon ame, touts ces ébranlements divers. Le premier instant me disposoit à céder à l’impression qui devoir résulter des objets qui m’étoient offerts ; le second détruit totalement ce premier effet, & la nouvelle sensation qu’il produit sur moi est si différente & si distante de celle à laquelle je m’étois d’abord livré, que je ne saurois y revenir sans une peine extrême ; sur-tout lorsque mes fibres ont naturellement plus de propension & plus de tendance à se déployer dans le dernier sens où elles viennent d’être mues ; en un mot, cette chûte foudaine, ce brusque passage du pathétique à l’enjoué, du diatonique enharmonique, ou du chromatique enharmonique à une gavotte, ou à une forte de pont-neuf, ne me semble pas moins discordant qu’un air qui commenceroit dans un ton & qui finiroit dans un autre. J’ose croire qu’une pareille disparate blessera toujours ceux que le plaisir de sentir conduit au spectacle ; car elle peut n’être pas apperçue par les originaux qui n’y vont que par air, & qui, tenant une énorme lorgnette à la main, préfèrent la satisfaction d’étaler leurs ridicules, de voir & d’être vus, à celle de goûter le plaisir que les arts réunis peuvent procurer.

Que les poëtes descendent du sacré vallon ; que les artistes, chargés des differentes parties qui composent l’opéra, agissent de concert & se prêtent mutuellement des secours, ce spectacle alors aura le plus grand succès. Les talents réunis réussiront toujours. Il n’y a qu’une basse jalousie & qu’une mésintelligence indigne des talents, qui puissent flétrir les arts, avilir ceux qui les professent, & s’opposer à la perfection d’un ouvrage qui exige autant de détails & de beautés différentes que l’opéra.

Le trio des parques d’Hypolite & Aricie, qui n’avoit pu être rendu à l’opéra tel qu’il est, offre un exemple de ce genre. Nous en avions un du second genre dans le tremblement de terre fait pour le second acte des Indes Galantes, que l’orchestre ne put jamais exécuter en 1735, & dont l’effet avoit été néanmoins surprenant dans l’épreuve ou dans l’essai que des musiciens habiles & de bonne volonté en avoient fait en présence de M. Rameau. Si ces morceaux n’eussent pas été au-dessus des forces des exécutans, croyez-vous qu’un tambourin qui les auroit suivis eut été bien placé, & tout entr’acte ne seroit-il pas mieux employé par le musicien, s’il lioit le sujet, s’il tâchoit de conserver l’impression faite, & de préparer le spectateur à celle à laquelle il veut le conduire.

J’ai toujours regardé un opéra comme un grand tableau qui doit offrir le merveilleux & le sublime de la peinture dans touts les genres, dont le sujet doit être dessiné par le poëte, & peint ensuite par des peintres habiles dans des genres opposés, qui, tous animés par l’honneur & la noble ambition de plaire, doivent terminer le chef-d’œuvre avec cet accord, cette intelligence qui annoncent & qui caractérisent les vrais talents. C’est du poëte premièrement que dépend le succès, puisque c’est lui qui compose, qui place, qui dessine & qui met à proportion de son génie, plus ou moins de beautés, plus ou moins d’action, & par conséquent plus ou moins d’intérêt dans son tableau. Les peintres qui secondent son imagination, sont le maître de musique, le maître de ballets, le peintre-décorateur, le dessinateur pour le costume des habits, & le machiniste ; tous cinq doivent également concourir à la perfection & à la beauté de l’ouvrage, en suivant exactement l’idée primitive du poëte ; qui, à son tour, doit veiller soigneufement sur le tout. L’œil du maître est un point nécessaire, il doit entrer dans touts les détails. Il n’en est point de petits & de minutieux à l’opéra ; les choses qui paroissent de la plus foible conséquence choquent, blessent & déplaisent lorsqu’elles ne sont pas rendues avec exactitude & avec précision. Ce spectacle ne peut donc souffrir de médiocrité ; il ne séduit qu’autant qu’il est parfait dans toutes ses parties. Il faut convenir qu’un auteur qui abandonne son ouvrage aux soins de cinq personnes qu’il ne voit jamais, qui se connoissent a peine & qui s’évitent toutes, ressemble assez à ces pères qui confient l’éducation de Ieurs fils à des mains étrangères, & qui, par dissipation ou par esprit de grandeur, croiroient déroger s’ils veilloient à leurs progrès. Que résulte-t-il d’un préjugé si faux ? Tel enfant, né pour plaire, devient maussade & ennuyeux. Voilà l’image du poëte dans celui du père, & l’exemple du drame dans celui de l’enfant.

On me dira peut-être, que je fais d’un poëte un homme universel : non sans doute ; mais un poëte doit avoir de l’esprit & du goût. Je suis du sentiment d’un auteur, qui dit, que les grands morceaux de peinture, de musique & de danse, qui ne frappent pas à un certain point un ignorant bien organisé, sont ou mauvais ou médiocres.

Sans être musicien, un poëte ne peut-il pas sentir si tel trait de musique rend sa pensée ; si tel autre n’affoiblit pas l’expression ; si celui-ci prête de la force à la passion, & donne des grâces & de l’énergie au sentiment ? Sans être peintre-décorateur, ne peut-il pas concevoir si telle décoration qui doit représenter une forêt de l’Afrique, n’emprunte pas la forme de celle de Fontainebleau ? Si tel autre qui doit offrir une rade de l’Amérique, ne ressemble pas à celle de Toulon ? Si celle-ci qui doit montrer le palais de quelque empereur du Japon, ne se rapproche pas trop de celui de Versailles ? &c. Si la dernière qui doit tracer les jardins de Sémiramis, n’offre pas ceux de Marly ? Sans être danseur & maître de ballets, il peut également s’appercevoir de la confusion qui y régnera, du peu d’expression des exécutants ; il peut, dis-je, sentir si son action est rendue avec chaleur, si les tableaux en sont assez frappants, si la pantomime est vraie, & si le caractère de la danse répond au caractère du peuple & de la nation qu’elle doit représenter. Ne peut-il pas encore sentir les défauts qui se rencontrent dans les vêtements, par des négligences ou un faux goût, qui s’éloignant du costume, détruit toute illusion ? A-t-il besoin enfin d’être machiniste, pour s’appercevoir que telle machine ne marche point avec promptitude ? Rien de si simple que d’en condamner la lenteur, ou d’en admirer la précision & la vitesse. Au reste, c’est au machiniste à remédier à la mauvaise combinaison qui s’oppose à leurs effets, à leur jeu & à leur activité.

Un compositeur de musique devroit favoir la dansse, ou du moins connoître le temps & la possibilité des mouvements qui sont propres à chaque passion, pour pouvoir ajuster des traits convenables à toutes les situations que le danseur peut peindre successivement ; mais loin de s’attacher aux premiers éléments de cet art, & d’en apprendre la théorie, il fuit le maître de ballet, il s’imagine que son art l’élève & lui donne le pas sur la danse. Je ne disputerai point avec lui, quoiqu’il n’y ait que la supériorité & non la nature du talent, qui puisse mériter des préséances & des distinctions.

La plupart des compositeurs suivent, je le répète, les vieilles rubriques de l’opéra ; ils font des paffepieds, parce que mademoiselle Prévôt les couroit avec élégance ; des musettes, parce que mademoiselle Sallé & M. Dumoulin les dansoient avec autant de grace que de volupté ; des tambourins, parce que c’étoit le genre où mademoiselle Camargo excelloit ; des chaconnes enfin & des passacailles, parce que le célèbre Dupré s’étoit comme fixé à ces mouvements, qui s’ajustoient à son goût, à son genre & à la noblesse de sa taille ; mais touts ces excellents sujets n’y sont plus ; ils ont été remplacés & au-delà dans des parties, & ne le seront peut-être jamais dans les autres. Mademoiselle Lany a effacé toutes celles qui brilloient par la beauté, la précision & la hardiesse de leurs exécutions : c’est la première danseuse de l’univers ; mais on n’a point oublié l’expression naïve de mademoiselle Sallé ; ses graces sont toujours présentes, la minauderie des danseuses de ce genre n’a pu éclipser cette noblesse & cette simplicité harmonique des mouvements tendres, voluptueux, mais toujours décents de cette aimable danseuse. Personne n’a encore succédé à M. Dumoulin ; il dansoit le pas de deux avec une supériorité que l’on aura de la peine à atteindre ; toujours tendre, toujours gracieux, tantôt papillon, tantôt zéphir, un instant inconstant, un autre instant fidèle, toujours animé par un sentiment nouveau, il rendoit avec volupté touts les tableaux de la tendresse. M. Vestris a remplacé le célèbre Dupré, c’est faire son éloge ; mais nous avons M. Lany, dont la supériorité excite l’admiration, & l’élève au-dessus de ceux que je pourrois lui prodiguer. Nous avons des danseurs & des danseuses qui mériteroient ici une apologie, si cela ne m’éloignoit pas trop de mon but. Nous avons enfin des jambes & une exécution que nos prédécesseurs n’avoient point ; cette raison devroit déterminer, ce me semble, les musiciens à se varier dans leurs mouvements, & à ne plus travailler pour ceux qui n’existent que dans la mémoire du public, & dont le genre est presqu’éteint. La danse de nos jours est neuve ; il est absolument nécessaire que sa musique le soit aussi.

On se plaint que les danseurs ont du mouvement sans action, des graces sans expression ; mais ne pourroit on pas remonter à la source du mal ? Dévoilez-en les causes, vous l’attaquerez avec avantage, & vous emploierez alors les remèdes propres à la guérison.

J’ai dit que la plupart des ballets de ce spectacle étoient froids, quoique bien dessinés & bien exécutés. Est-ce uniquement la faute du compositeur ? Lui seroit-il possible d’imaginer touts les jours de nouveaux plans, & de mettre la danse en action à la fin de touts les actes de l’opéra ? Non sans doute, la tâche seroit trop pénible à remplir ; un tel projet d’ailleurs ne peut s’exécuter sans des contradictions infinies, à moins que les poëtes ne se prêtent à cet arrangement, & ne travaillent de concert avec le maître de ballets sur touts les projets qui auront la danse pour but.

Voyons ce que fait habituellement le maître de ballets à ce spectacle, & examinons l’ouvrage qu’on lui distribue. On lui donne une partie de répétition ; il l’ouvre, & il lit : prologue ; passepied pour les jeux & les plaisirs ; gavotte pour les ris, & rigaudon pour les songes agréables. Au premier acte : air marqué pour les guerriers, second air pour les mêmes ; musette pour prêtresses. Au second acte ; loure pour les peuples ; tambourin & rigaudon pour les matelots. Au troisième acte ; air marqué pour les démons ; air vif pour les mêmes. Au quatrième acte ; entrée des Grecs & chaconne, sans compter les Vents, les Tritons, les Nayades, les Heures, les signes du Zodiaque, les Bacchantes, les Zéphirs, les Ondins & les songes funestes ; car cela ne finiroit jamais. Voilà le maître de ballets bien instruit ! le voilà chargé de l’exécution d’un plan bien magnifique & bien ingénieux. Qu’exige le poëte ? Que touts les personnages du ballet dansent, & on les fait danser. De cet abus, naissent les prétentions ridicules ; « Monsieur, dit le premier danseur au maître de ballets, je remplace un tel, & je dois danser tel air ». Par la même raison, mademoiselle une telle se réserve les passepieds ; l’autre les musettes ; celle-ci les tambourins ; celui-là les loures ; celui-ci la chaconne ; & ce droit imaginaire, cette dispute d’emplois & de genres fournissent à chaque opéra vingt entrées seules, qui sont dansées avec ses habits d’un goût & d’un genre opposés, mais qui ne différent ni par le caractère, ni par l’esprit, ni par les enchaînements de pas, ni par les attitudes ; cette monotonie prend sa source de l’imitation machinale. M. Vestris est le premier danseur, il ne danse qu’au dernier acte ; c’est la règle : elle est au reste conforme au proverbe, qui astreint à conserver les meilleures choses pour les dernières. Que font les autres danseurs de ce genre ? Ils estropient l’original, ils le chargent & n’en prennent que les défauts ; car il est plus aisé de saisir les ridicules, que d’imiter les perfections : tels étoient les courtisans d’Alexandre qui, ne pouvant lui ressembler par sa valeur & ses vertus héroïques, portoient la tête de côté, pour imiter le défaut naturel de ce prince. Voilà donc de froides copies qui multiplient l’original de cent manières différentes, & qui le défigurent continuellement. Ceux d’un autre genre sont aussi maussades & aussi ridicules : ils veulent saisir la précision, la gaieté & la belle formation des enchaînements de M. Lany, & ils sont détestables. Toutes les femmes veulent danser comme mademoiselle Lany, & toutes les femmes en ce cas ont des prétentions très-ridicules. Enfin l’opéra est, si j’ose m’exprimer ainsi, le spectacle des singes. L’homme s’évite ; il craint de se montrer avec ses propres traits ; il en emprunte toujours d’étrangers, & il rougiroit d’être lui : aussi faut-il acheter le plaisir d’admirer quelques bons originaux, par l’ennui de voir une multitude de mauvaises copies qui les précèdent. Que veulent dire d’ailleurs cette quantité d’entrées seules, qui ne tiennent & ne ressemblent à rien ? Que signifient touts ces corps sans ame, qui se promènent sans grâces, qui se déploient sans goût, qui pirouettent sans aplomb, sans fermeté, & qui se succèdent d’acte en acte avec le même froid ? Pourrons-nous donner le titre de monologue à ces sortes d’entrées dépourvues d’intérêt & d’expression ? Non sans doute, car le monologue tient à l’action ; il marche de concert avec la scène, il peint, il retrace, il instruit. Mais comment faire parler une entrée seule, me direz-vous ? Rien de si facile, & je vais le prouver clairement.

Deux bergers, par exemple, épris d’une bergère, la pressent de se décider & de faire un choix : Thémire, c’est le nom de la bergère, hésite, balance, elle n’ose nommer son vainqueur : sollicitée vivement, elle cède enfin à l’amour & donne la préférence à Aristée : elle fuit dans le bois pour cacher sa défaite ; mais son vainqueur la suit pour jouir de son triomphe. Tircis abandonné, Tircis méprisé, peint son trouble & sa douleur : bientôt la jalousie & la fureur s’emparent de son cœur ; il s’y livre tout entier, & il m’avertit par sa retraite qu’il court à la vengeance & qu’il veut immoler son rival. Celui-ci paroît un instant après : touts ses mouvements me tracent l’image du bonheur ; ses gestes, ses attitudes, sa physionomie, ses regards, tout me présente le tableau du sentiment & de la volupté. Tircis au désespoir, cherche son rival, & il l’apperçoit dans le mornent où il exprime la joie la plus délicieuse & la plus pure. Voilà des contrastes simples, mais naturels : le bonheur de l’un augmente la peine de l’autre. Tircis désespéré n’a d’autre ressource que la vengeance ; il attaque Aristée avec cette fureur & cette impétuosité qu’enfantent la jalousie & le dépit de se voir méprisé ; celui-ci se défend ; mais foit que l’excès du bonheur énerve le courage, soit que l’amour satisfait soit enfant de la paix, il est prêt à succomber sous les efforts de Tircis ; ils se servent pour combattre de leurs houlettes ; les fleurs & les guirlandes composées par l’amour & destinées pour la volupté, deviennent les trophées de leur vengeance ; tout est sacrifié dans cet instant de fureur ; le bouquet même dont Thémire a décoré l’heureux Aristée, ne sauroit échapper à la rage de l’amant outragé. Cependant Thémire paroît ; elle apperçoit son amant enchaîné avec la guirlande dont elle l’avoît orné ; elle le voit terrassé aux pieds de Tircis ; quel désordre ! quelle crainte ! elle frémit du danger de perdre ce qu’elle aime ; tout annonce sa frayeur, tout caractérise sa passion. Fait-elle des efforts pour dégager son amant, c’est l’amour en courroux qui les lui fait faire. Furieuse, elle se saisit d’un dard égaré à la chasse ; elle s’élance sur Tircis & l’en frappe de plusieurs coups. A ce tableau touchant l’action devient générale ; des bergers & des bergères accourent de toutes parts. Thémire désespérée d’avoir commis une action si noire, veut s’en punir & se percer le cœur ; les bergères s’opposent à un dessein si cruel ; Aristée partagé entre l’amour & l’amitié, vole vers Thémire, la prie, la presse & la conjure de conserver ses jours ; il court à Tircis & s’empresse à lui donner du secours ; il invite les bergers à en prendre soin. Thémire désarmée, mais accablée de douleur, fait un effort pour s’approcher de Tircis ; elle embrasse ses genoux & lui donne toutes les marques d’un repentir sincère ; celui-ci, toujours tendre, toujours amant passionné, semble chérir le coup qui va le priver de la lumière. Les bergères attendries, arracnent Thémire de ce lieu, tnéâtre de la douleur & de la plainte ; elle tombe évanouie dans leurs bras. Les bergers, de leur côté, entraînent Tircis ; il est près d’expirer, & il peint encore la douleur qu’il ressent d’être séparé de Thémire, & de ne pouvoir mourir dans ses bras. Aristée, ami tendre, mais amant fidèle, exprime son trouble & sa situation de cent manières différentes ; il éprouve mille combats ; il veut suivre Thémire, mais il ne peut pas quitter Tircis ; il veut consoler l’amante ; mais il veut secourir l’ami. Cette agitation est suspendue ; cette indécision cruelle cesse enfin : un instant de réflexion fait triompher l’amitié dans son cœur ; il s’arrache enfin de Thémire pour voler à Tircis.

Ce plan peut paroître mauvais à la lecture, mais il fera le plus grand effet sur la scène ; il n’offre pas un instant que le peintre ne puisse saisir ; les situations & les tableaux multipliés qu’il présente ont un coloris, une action & un intérêt toujours nouveau ; l’entrée seule de Tircis & celle d’Aristée sont pleines de passion ; elles peignent, elles expriment, elles sont de vrais monologues. Les deux pas de trois sont l’image de la scène dialoguée dans deux genres opposés ; & le ballet en action qui termine ce petit roman, intéressera toujours très-vivement touts ceux qui auront un cœur & des yeux ; si toutefois ceux qui l’exécutent ont une ame & une expression de sentiment aussi vive qu’animée.

Il est facile de concevoir que pour peindre une action où les passions sont variées, & où les transitions de ces mêmes passions sont aussi subites que dans le programme que je viens de vous tracer, il faut de toute nécessité que la musique abandonne les mouvements & les modulations pauvres qu’elle emploie dans les airs destinés à la danse. Des sons arrangés machinalement & sans esprit ne peuvent

ni servir le danseur, ni convenir à une action vive ; Il ne s’agit donc point d’assembler simplement des notes suivant les règles de l’école : la succession harmonique des tons doit, dans cette circonstance, imiter ceux de la nature, & l’inflexion juste des sons présenter l’image du dialogue.

Je ne blâme point généralement les entrées seules de l’opéra ; j’en admire les beautés souvent disperfées, mais j’en voudrois moins. Le trop en tout genre devient ennuyeux ; je désirerois encore plus de variété dans l’exécution : car rien n’est si ridicule que de voir danser les bergers de Tempé, comme les divinités de l’Olympe. Les habits & les caractères étant sans nombre à ce spectacle, je souhaiterois que la danse ne fût pas toujours la même ; cette uniformité choquante disparoîtroit sans doute, si les danseurs étudioient le caractère de l’homme qu’ils doivent représenter, s’ils saisissoient ses mœurs, les usages & ses coutumes. Ce n’est qu’en se substituant à la place du héros & du personnage qu’on joue, que l’on peut parvenir à le rendre & à l’imiter parraitement. Personne ne rend plus de justice que moi aux entrées seules dansées par les premiers sujets ; ils y déploient toutes les beautés méchaniques des mouvements harmonieux du corps ; mais desirer & faire des vœux pour que ces mêmes sujets faits pour s’illustrer, mêlent quelquefois aux graces du corps les mouvements de l’ame ; ambitionner de les admirer sous une forme plus séduifante, & de n’être pas borné enfin à les contempler uniquement comme de belles machines bien combinées & bien proportionnées, ce n’est pas, je crois, mépriser leur exécution, avilir leur talent & décrier leur genre ; c’est exactement les engager à l’embellir & à l’annoblir.

Passons au vêtement. La variété & la vérité dans le costume y sont aussi rares que dans la musique, dans les ballets & dans la danse simple. L’entêtement est égal dans toutes les parties de l’opéra ; il préfide en souverain à ce spectacle. Grec, Romain, Berger, Chasseur, Guerrier, Faune, Sylvain, Jeux, Plaisirs, Ris, Tritons, Vents, Feux, Songes, Grand-Prêtre & Sacrificateurs, touts les habits de ces personnages sont coupés sur le même patron, & ne diffèrent que par la couleur & les embellissements que la profusion, bien plus que le goût, jette au hasard. L’oripeau brille par-tout : le paysan, le Matelot & le Héros en sont également chargés. Plus un habit est garni de colifichets, de paillettes, de gaze & de réseau, & plus il a de mérite aux yeux de l’acteur & du spectateur sans goût. Rien n’est si singulier que de voir à l’opéra une troupe de guerriers qui viennent de combattre, de dîsputer & de remporter la victoire. Traînent-ils après eux l’horreur du carnage ? leur physionomie paroît-elle animée ? leurs regards sont ils encore terribles ? leurs cheveux sont-ils épars & dérangés ? Non, rien de tout cela ; ils sont parés avec le dernier scrupule, & ils ressemblent plutôt à des hommes efféminés, sortant des mains du baigneur, qu’à des guerriers échappés à celles de l’ennemi. Que devient la vérité ? où est la vraisemblance ? d’où naîtra l’illusion ? & comment n’être pas choqué d’une action si fausse & si mal rendue ? Il faut de la décence au théâtre, j’en conviens ; mais il faut, avant tout, de la vérité & du naturel dans l’action, du nerf & de la vigueur dans les tableaux, & un désordre bien entendu dans tout ce qui en exige. Je ne voudrois plus de ces tonnelets roides qui, dans certaines positions de la danse, placent, pour ainsi dire, la hanche à l’épaule, & qui en éclipsent touts les contours. Je bannirois tout arrangement symmétrique dans les habits, arrangement froid qui désigne l’art sans goût & qui n a nulle grace. J’aimerois mieux des draperies simples & légères, contrastées par les couleurs, & distribuées de façon à me laisser voir la taille du danseur. Je les voudrois légères, sans cependant que l’étoffe fut ménagée ; de beaux plis, de belles maffes, voilà ce que je demande ; & l’extrémité de ces draperies voltigeant & prenant de nouvelles formes, à mesure que l’exécution deviendroit plus vive & plus animée, tout auroit l’air svelte. Un élan, un pas vif, une suite, agiteroient la draperie dans des sens différents ; voilà ce qui prêteroit de l’agrément aux attitudes & de l’élégance aux positions ; voilà enfin ce qui donneroit au danseur cet air leste qu’il ne peut avoir sous le harnois gothique de l’opéra. Je diminuerois des trois quarts les paniers ridicules de nos danseuses ; ils s’opposent également à la liberté, à la vîtesse & à l’action prompte & animée de la danse ; ils privent encore la taille de son élégance & des justes proponions qu’elle doit avoir ; ils diminuent l’agrément des bras, ils enterrent, pour ainsi dire, les graces ; ils contraignent & gênent la danseuse à un tel point, que le mouvement de son panier l’occupe quelquefois plus sérieusement que celui de ses bras & de ses jambes. Tout acteur au théâtre doit être libre ; il ne doit pas même recevoir des entraves du rôle & du personnage qu’il a à représenter. Si son imagination est partagée, si la mode d’un costume ridicule le gêne au point d’être accablé par son habit, d’en sentir le poids & d’oublier son rôle, de gémir enfin sous le faix qui l’affomme, peut-il avoir de l’aisance & de la chaleur ? Il doit dès-lors se délivrer d’une mode qui appauvrit l’art & qui empêche le talent de se montrer. Mademoiselle Clairon, actrice inimitable, faire pour secouer les usages adoptés par l’habitude, supprima les paniers, & les supprima sans préparation & sans ménagement. Le vrai talent sait s’affranchir des lois de la routine. Le même goût qui porta l’art de cette grande actrice à un si haut degré de perfection, lui fit sentir le ridicule de ces anciens costumes du théâtre ; & cherchant à rendre, à imiter la nature dans son jeu, elle pensa, avec raison, qu’il falloit la suivre dans les habillements. Le caprice ne conduisit point Mademoiselle Clairon, lorsqu’elle se dépouilla d’un ornement aussi ridicule qu’embarrassant ; c’est qu’elle avoit étudié toutes les parties de son art, & cherché à les rapprocher de la perfection. La raison, l’esprit, le bon sens & la nature l’ont guidée dans cette réforme : elle a consulté les anciens, & elle s’est imaginé que Medée, Electre & Ariane n’avoient point l’air, le ton, l’allure & l’habillement de nos petites maîtresses ; elle a senti qu’en s’éloignant de nos usages, elle se rapprocheroit de ceux de l’antiquité ; que l’imitation des personnages qu’elle représente seroit plus vraie, plus naturelle ; que son action d’ailleurs étant vive & animée, elle la rendroit avec plus de feu & de vivacité, lorsqu’elle se feroit débarrassée du poids & dégagée de la gêne d’un vêtement ridicule ; elle s’est persuadée enfin que le public ne mesureroit pas ses talents sur l’immensité de son panier. Il est certain qu’il n’appartient qu’au mérite supérieur d’innover & de changer en un instant la forme des choses auxquelles l’habitude bien moins que le goût & la réflexion nous avoienr attachés.

M. Chassé, acteur unique, qui avoit l’art de mettre de l’intérêt dans des scènes froides, & d’exprimer par le geste les pensées les moins frappantes, secoua pareillement les tonnelets ou ces paniers roides, & qui en faisoient, pour ainsi dire, une machine mal organisée ; les casques & les habits symmétriques furent aussi proscrits par lui : il substitua aux tonnelets guindés des draperies bien entendues, & aux panaches antiques des plumes distribuées avec goût & élégance. Le simple, le galant & le pittoresque composoient sa parure.

M. le Kain, excellent tragique, suivit l’exemple de M. Chassé ; il fit plus encore ; il sortit du tombeau de Ninus dans la Sémiramis de M. de Voltaire, les manches retroussées, les bras ensanglantés, les cheveux hérissés & les yeux égarés. Cette peinture forte, mais naturelle, frappa, intéressa, jetta le trouble & l’horreur dans l’ame du spectateur. La réflexion & l’esprit de critique succédèrent un instant après à l’émotion, mais il étoit trop tard ; l’impression étoit faite, !e trait étoit lancé, l’acteur avoit touché le but, & les applaudissemens furent la récompense d’une action heureuse, mais hardie, qui, sans doute, auroit échoué, si un acteur subalterne & moins accueilli eût tenté de l’entreprendre.

M. Boquet, chargé des desseins & du costume des habits de l’opéra, a remédié en partie aux défauts qui règnent dans cette partie si essentielle à l’illusion. Il est à desirer qu’on lui laisse la liberté d’agir, & qu’on ne s’oppose point à des idées qui tendront toujours à porter les choses à leur perfection.

Quant aux décorations, je ne veux point en parler. Elles ne pèchent pas par le goût à l’opéra ; elles pourroient même être belles, parce que les artistes qui sont employés dans cette partie, ont réellement du mérite ; mais la cabale & une économie mal entendue bornent le génie des peintres & étouffent leurs talents. D’ailleurs, ce qui paroît en ce genre à l’opéra, ne porte jamais le nom de l’auteur. Au moyen de cet arrangement, il y a fort peu d’émulation, & par conséquent fort peu de décorations qui ne laissent une infinité de choses à desirer.

Je finirai par une réflexion qui me paroît bien simple. La danse à ce spectacle a trop de caractères idéaux, trop de personnages chimériques & trop d’êtres fantastiques à rendre, pour qu’elle puisse les représenter tous avec des traits & des couleurs différentes ; moins de furies, moins de merveilleux, plus de vérité, plus de naturel, & la danse paroîtra dans un plus beau jour. Je serois fort embarrassé, par exemple, de donner de l’intention à la danse d’une comète, à celle des signes du Zodiaque, des heures, &c. Les interprètes de Sophocle, d’Œuripide & d’Aristophane disent cependant que les danses des Egyptiens représentoient les mouvements célestes & l’harmonie de l’univers ; ils dansoient en rond autour d’un autel qu’ils regardoient comme le soleil ; & cette figure qu’ils décrivoient en se tenant par les mains, désignoit le Zodiaque ou le cercle des signes ; mais tout cela n’étoit, ainsi que bien d’autres choses, que des figures & des mouvements de convention auxquels on attachoit une signification invariable. Je crois donc qu’il nous seroit plus facile de peindre nos semblables ; que l’imitation en seroit plus naturelle & plus seduisante, mais c’est aux poëtes, comme je l’ai dit, à chercher les moyens de faire paroître des hommes sur le théâtre de l’opéra. Où en seroit l’impossibilité ? ce qui s’est fait une fois peut se répéter mille autres avec succès. Il est sûr que les pleurs d’Andromaque, que l’amour de Junie & de Britannicus, que la tendresse de Mérope pour Egiste, que la soumission d’Iphigénie & l’amour maternel de Clytemnestre toucheront bien davantage que toute notre magie d’opéra. La Barbe-Bleue & le petit Poucet n’attendrissent que les enfans ; les tableaux de l’humanité sont les seuls qui parlent hautement à l’ame, qui l’affectent, qui l’ébranlent & qui la transportent. On s’intéresse foiblement aux divinités fabuleuses, parce qu’on est persuadé que leur puissance & toute intelligence qu’elles montrent, leur sont prêtées par le poëte ; on est mutuellement inquiet sur la réussite ; on fait qu’ils viendront à bout de leur dessein, & leur pouvoir diminue en quelque sorte, à mesure que notre confiance augmente. Le cœur & l’esprit ne sont jamais la dupe de ce spectacle ; il est rare, pour ne pas dire impossible, que l’on sorte de l’opéra avec ce trouble, cette émotion & ce désordre enchanteur que l’on éprouve à une tragédie ou à une comédie touchante ; la situation où elle nous jette nous suivroit longtemps, si les images gaies de nos petites pièces ne calmoient notre sensibilité & n’essuyoient nos larmes.

Description de quelques ballets de M. Noverre faite par lui-même.

On ne peut ni juger d’un cabinet de peinture par le catalogue des tableaux qu’il renferme, ni décider du prix d’un ouvrage de littérature par la préface ou par le prospectus. Il en est de même des ballets ; il faut nécessairement les voir, & les voir plusieurs fois. Un homme d’esprit fera d’excellents programmes & fournira à un peintre les plus grandes idées ; mais le mérite consiste dans la distribution & dans l’exécution. Qu’on ouvre le Tasse, l’Arioste & quantité d’auteurs du même genre, on y puisera des sujets admirables à la lecture ; rien ne coûtera sur le papier ; les idées se multiplieront, tout sera facile, & quelques mots arrangés avec art présenteront à l’imagination une foule de choses agréables, mais qui ne seront plus telles dès que l’on essayera de les rendre ; & c’est alors que l’artiste connoîtra l’immensité de la distance du projet à l’exécution.

Je vais néanmoins en donner ici quelques-uns dans la persuasion où je suis qu’on ne me jugera pas sur l’esquisse mal crayonnée de quelques ballets reçus par le public avec des applaudissements qui ne m’ont point fait oublier que son indulgence fut toujours fort au-dessus de ces talents.

Je suis très-éloigné de prétendre que mes productions soient des chefs-d’œuvre ; des suffrages flatteurs pourroienr me persuader qu’elles ont quelque mérite, mais je suis encore plus convaincu qu’elles ne sont pas sans défaut. Quoi qu’il en soit, & ce peu de mérite & ces défauts m’appartiennent entièrement. Jamais je n’ai eu sous les yeux ces modèles excellents qui élèvent & qui inspirent. Si j’eusse été à portée de voir, peut-être aurois-je pu saisir. J’aurois du moins étudié l’art d’ajuster & d’accommoder à mes traits les agréments des autres ; & je me serois efforcé de me les rendre propres, ou du moins de m’en parer sans devenir ridicule. Cette privation d’objets instructifs a cependant excité en moi une émulation vive dont je n’aurois pas été peut-être animé, si j’avois eu la facilité de n’être qu’un imitateur froid & servile. La nature est le seul modèle que j’aie envisagé, & que je me sois proposé de suivre. Si mon imagination m’égare quelquefois, le goût, ou si l’on veut, une sorte d’instinct m’éclaire sur mes écans & me rappelle au vrai. Je détruis sans regret ce que j’ai créé avec le plus de peine, & mes ouvrages ne m’attachent que lorsqu’ils m’affectent véritablement. Il n’en est point qui me fatiguent autant que la composition des ballets de certains opéras. Les passe-pieds & les menuets me tuent ; la monotonie de la musique m’engourdit, & je deviens aussi pauvre qu’elle. Une musique au contraire expressive, harmonieuse & variée, telle que celle sur laquelle j’ai travaillé depuis quelque temps, me suggère mille idées & mille traits ; elle me transporte, elle m’élève, elle m’enflamme ; & je dois aux différentes impressions Qu’elle m’a fait éprouver & qui ont passé jusques dans mon ame, l’accord, l’ensemble, le saillant, le neuf, le feu, & cette multitude de caractères frappans & singuliers que des juges impartiaux ont cru pouvoir remarquer dans mes ballets ; effets naturels de la musique sur la danse, & de la danse sur la musique, lorsque les deux artistes se concilient, & lorsque les deux arts se marient, se réunissent, & se prêtent mutuellement ûes charmes pour séduire & pour plaire.

Il me seroit inutile sans doute de parler des Métamorphoses Chinoises, des réjouissances Flamandes, de la Mariée de village, des fêtes du Vauxhaall, des Recrues Prussiennes, du Bal paré, & d’un nombre considérable, peut-être trop grand, de ballets comiques presque dénués d’intrigue, destinés uniquement à l’amusement des yeux, & dont tout le mérite consiste dans la nouveauté des formes, dans la variété & dans le brillant des figures. Je ne me propose point aussi de parler de ceux que j’ai cru devoir traiter dans le grand, tels que les ballets que j’ai intitulés la Mort d’Ajax, le Jugement de Pâris, la Descente d’Orphée aux enfers, Renaud & Armide, &c. Je me tairai même sur ceux de la fontaine de Jouvence & des caprices de Galathée, & je commence par celui de la toilette de Vénus ou des Ruses de l’amour, ballet héroïque pantomime.

Le théâtre représente un sallon voluptueux, Vénus est à sa toilette & dans le déshabillé le plus galant ; les jeux & les plaisirs lui présentent à l’envi tout ce qui peut servir à sa parure ; les graces arrangent ses cheveux, l’amour lace un de ses brodequins ; de jeunes Nymphes sont occupées, les unes à composer un casque pour l’amour, celles-ci à placer des fleurs sur l’habit & sur la mante qui doit servir d’ornement à sa mère. La toilette finie, Vénus se retourne du côté de son fils, elle semble le consulter : le petit Dieu applaudit à sa beauté, il se jette avec transport dans ses bras ; & cette première scène offre ce que la volupté, la coquetterie & les graces ont de plus séduisant.

La seconde est uniquement employée à l’habillement de Vénus ; les graces se chargent de son ajustement ; une partie des Nymphes s’occupe à ranger la toilette, pendant que les autres apportent aux Graces les ajustements nécessaires ; les jeux & les plaisirs, non moins empressés à servir la déesse, tiennent, ceux-ci la boîte à rouge, ceux-là la boîte à mouches, le bouquet, le collier, les bracelets, &c., l’amour, dans une attitude élégante, se saisit du miroir, & voltige ainsi continuellement autour des Nymphes, qui, pour se venger de sa légèreté, lui arrachent son carquois & son bandeau ; il les poursuit, mais il est arrêté dans sa course par trois de ces mêmes Nymphes qui lui présentent son casque & un miroir. Il se couvre, il se mire ; il vole dans les bras de sa mère, & il médite en soupirant le dessein de se venger de l’espèce d’offense qui lui a été faite ; il supplie, il presse Vénus de l’aider dans son entreprise, en disposant leur ame à la tendresse par la peinture de tout ce que la volupté offre de plus touchant. Vénus alors déploie toutes ses graces ; ses mouvements, ses attitudes, ses regards sont l’image des plaisirs de l’amour même. Les Nymphes vivement émues , s’efforcent de Tîmlter & de faifir toutes les nuances qu’elle emploie pour les réduire. L’amour , témoin de rimpreffion , profite de rimlant ; il leur porte le dernier coup ; & dans une entrée générale , il leur fait peindre toutes les pafTions qu^il infpire. Leur trou* bb accroît Qc augmente fans cefle ; de la tendreffe elles paffent à la jalouiie , de la jaloufie à la fureur, de la fureur à rabattement, de rabattement à Tincon (lance ; elles éprouvent , en un mot , fucceffivement touts les fentiments divers dont Tame peut êtrQ agitée, & il les rappelle toujours’ à celui du bonheur. Ce Dieu fatisfait & content de fa victoire, cherche à fe féparer d’elles ; il les fuit, elles le fuivent avec ardeur ; mais il s’échappe* & difparoît , ainfi que fa mère & les Grâces ; & les Nymphes courent & volent açrés le plaifir qui les fuir. Cette fcène perd tout à la leâure ; vous ne voyez ni la Déeffe , ni le Dieu, ni leur fuite , vous ne diftinguez rien ; & dans Timpodibilité où je fuis de rendre ce que les traits , la phyfionomie , les regards 8c les mouvements des Nymplies exprijnoient fibien , je ne puis donner ici que l’idée la plus Imparfaite & la plus foible de l’aÀion la ptus vive & la plus variée. ^

Celle qui la fuit lie l’intrigue* L’amour paroît leul ; d’un gefte & d’un regard il anime* la nature. Les lieux changent ; ils repréfentcnt une forêt vafte et fombre ; les Nymphes qui n’ont point perdu le Dieu de vue , entrent précipitamment fur fa fcéne ; mais .quelle eft leur crainte ! elles ne voient ni Vépus ni les Grâces ; l’obfcuriré de la forêt, le filencequi y régne les glacent d’effroi. Elles reculent en tremblant ; l’Amour auflîtôt les raifurc , il les invite à le fuivre ; les Nymphes s’abandonnent à lui ; il femble les déner par une courfe légère. Elles courent après lui ; mais à la faveur de plufieurs feinte ; , il leur échappe toujours , & dans Tinflant où il paroît être dans l’embarras le plus grand & où les Nymphes croient 1 arrêter , il fuit comme un trait , oie il eA remplacé avec promptitude par douze Faunes. Ce changement fubit& imprévu fait un effet d’autant plus grand , que rien n’eft auffi frappant que le contrafte qui réfulte de la fituation des Nymphes offrant l’image de l’innocence ; les Faunes , celle de la férocité. Les attitudes de ceux-ci font pleines de fierté & de vigueur ; les pofitions de celles-là n’expriment que Ta frayeur au’infpire le danger. Les Faunes pourfuiveni les Nymphes qui fuient devant eux , mais ils s’en faifinent bientôt. Quelques-unes d’entre elles, profitant cependant d’un inffant de méfintelligence que l’ardeur de vaincre a jette parmi eux, prennent la fuite ’& leur échappent ; il n’en refte que fix aux douxe Faunes ; alors ils s’en difpurent la conquête, nul dentre eux ne veut confentir au partage , & la fureur fuccédant bientôt k la jaloufie , ils luttent $c combattent. Celles-ci tremblantes & effrayées paffent à chaque ioAiUU de» mains de& w« dao$le$ toàins dc§ au-B A L

très ; car Ils font tour-à-tour vainqueurs & vain* eus. Cependant au moment où les combattans paroiffenc n’être occupés que de la dcfaite de leurs rivaux , elles tentent de s’échapper. Six Faunes s*élancent après elles & ne peuvent les arrêter , parce qu’ils font eux-mêmes retenus par leurs adterfaires quiles pourfuivent. Leur colère s’irrite alors de plus en plus. Chacun coutt aux arbres de la forêt ; ils en arrachent des branches avec fureur, & ils fe portent de part & d’autre des coups terribles. Leur adreffe a les parer étant égale , ils jettent loin d’eux ces inutiles infiruments de leur vengeance & de leur rage > & s’élancent avec impétuofité les uns fur les autres , ils luttent avec un acharnement qui tient du délire & du défefpoir ; ils fe faififfent , fe terraffent , s’enlèvent de terre , fe ferrent, s’étouffent , fe preffent Ôc fe irappent , & ce combat n’offre pas un feul infianc qui ne foit un tableau. Six de ces Faunes font enfia viâorieiix ; ils foulent d’un pied leurs ennemis terraffés , & lèvent le bras pour leur porter le dernier coup , lorfque fix Nymphes conduites par l’Amour les arrêtent ^ & leur préfentent une cou* ronne de fleurs. Leurs compagnes , fenfibles à la honte & à l’abattement des vaincus , laiffent tomber à leurs pieds celles qu’elles leur deftinoient ; ceux-ci , dans une attitude qui peint ce que la douleur & l’accablement ont de plus affreux f font immobiles ; leur tête efl abattue ,. leurs yeux font fixés fur la terre. Vénus & les Grâces , touchées de leurs peines , engagent l’Amour à leur être propice ; ce Dieu voltige autour d’eux , & d’un fouffie léger il les ranime & les rappelle à la vie ; on les voit lever infenfiblenaent des bras mourans & invoquer le fils de Vénus , qui , par {^ attitudes & fes regards , leur donne , pour ainfi dire , une nouvelle exiftence. A peine en jouiffent-ils , qu’ils apperçoivent leurs ennemis occupés de leur bonheur & folâtrant autour des Nymphes. Un nouveau dépit s’empare d’eux ;- leurs yeux étincèlent de feu ; ils les attaquent , les combattent , & en triomphent à leur tour ; peu conrens de cette viâoire s’ils n’en emportent des trophées , ilsleur enlèvent 6c leur arrachent les couronnes de fleurs dont ils fe glorlfioient ; maïs par un charme de l’Amour , ces couronnes fe partagent en deux ; cet événement rétablit parmi eux la paix & la tranquillité ; les nouveaux vainqueurs & les nouveaux vaincus reçoivent également le prix de la viâoire ; les Nymphes préfentent la main à ceux qui viennent de.fuccombef , & l’Amour unit enfin les Nymphes aux Faunes. Là , le bal Ut fymmétrique commence ; les beautés méchaniques de l’art fe déploient fur une grande chaconnS , dans laquelle l’Amour^ Vénus , les Grâces » les Jeux & les Plaifirs danfent les principaux morceaux. Ici je pouvols crain* .dre le rallentiffement de l’aâion ; mais fai faift Tinfiant où Venus ayant enchaîné l’Amour avec des fleurs , je mène en leffe pour Tempêcher <îe fuivrç une des Grâces à laquelle il s^atuche ; & pendant ce pas plein d’expression, les plaisirs & les jeux entraînent les Nymphes dans la forêt. Les Faunes les suivent avec empressement ; & pour sauver les bienséances, & ne pas rendre trop sensibles les remarques que l’Amour fait faire à sa mère sur cette disparition, je fais rentrer un instant après ces mêmes Nymphes & ces mêmes Faunes. L’expression de ceux-ci, l’air satisfait de celles-là peignent avec des couleurs ménagées dans un passage bien exprimé de la chaconne, les tableaux de la volupté coloriés par le sentiment & la décence.

Ce ballet est d’une action chaude & toujours générale. Il a fait, & je puis m’en glorifier, une sensation que la danse n’avoit pas produite jusqu’alors. Ce succès m’a engagé à abandonner le genre auquel je m’étois attaché, moins, je l’avoue, par goût & par connoissance, que par habitude. Je me suis livré dès cet instant à la danse expressive & en action ; je me suis attaché à peindre dans une manière plus grande & moins léchée ; & j’ai senti que je m’étois trompé grossièrement, en imaginant que la danse n’étoit faite que pour les yeux, & que cet organe étoit la barrière ou se bornoient sa puissance & son étendue. Persuadé qu’elle peut aller plus loin, qu’elle a des droits incontestables sur le cœur & sur l’ame, je m’efforcerai désormais de la faire jouir de touts ses avantages.

Les Faunes étoient sans tonnelets, & les Nymphes, Vénus & les Graces sans paniers : j’avois proscrit les masques qui se seroient opposés à toute expression. La méthode de M. Garrick m’a été d’un grand secours ; on lisoit dans les yeux & sur la physionomie de mes Faunes, touts les mouvements des passions qui les agitoient. Une laçure & une espèce de chaussure imitant de l’écorce d’arbre, m’avoient semblé préférables à des escarpins ; point de bas ni de gants blancs, j’en avois assorti la couleur à la teinte de la carnation de ces habitants des forêts ; une simple draperie de peau de tigre couvroit une partie de leur corps, tout le reste paroissoit nu ; & pour que le costume n’eût pas un air trop dur, & ne contrastât pas trop avec l’habillement élégant des Nymphes, j’avois fait jetter sur les draperies une guirlande de feuillage mêlée de fleurs.

J’avois encore imaginé des silences dans la musique, & ces silences produisoient l’effet le plus flatteur ; l’oreille du spectateur cessant tout d’un coup d’être frappée par l’harmonie, son œil embrassoit avec plus d’attention touts les détails des tableaux, la position & le dessein des grouppes, l’expression des têtes & les différentes parties de l’ensemble ; rien n’échappoit à ses regards. Cette suspension dans la musique & dans les mouvemens du corps répand un calme & un beau jour ; elle fait sortir avec plus de feu les morceaux qui la suivent ; ce sont des ombres qui, ménagées avec art & distribuées avec goût, donnent un nouveau prix & une valeur réelle à toutes les parties de la composition ; mais le talent consiste à les employer avec économie. Elles deviendroient aussi funestes à la danse qu’elles le sont quelquefois à la peinture lorsqu’on en abuse.

Passons aux fêtes ou aux jalousies du serrail. Ce ballet & celui dont je viens de parler, ont partagé le goût du public ; ils sont néanmoins dans un genre absolument opposé, & ne peuvent être mis en comparaison l’un & l’autre.

Le théâtre représente une des parties du serrail ; un péristyle orné de cascades & de jets d’eau, forme l’avant-scène. Le fond du théâtre offre une colonnade circulaire en charmille ; & les intervalles de cette fleur enrichis de grouppes & de jets d’eau. Le morceau le plus éloigné qui termine la décoration, présente une cascade de plusieurs nappes, qui se perd dans un bassin, & qui laisse découvrir derrière elle un paysage & un lointain. Les femmes du serrail sont placées sur de riches sophas & sur des carreaux ; elles s’occupent à differens ouvrages en usage chez les Turcs.

Des Eunuques blancs & des Eunuques noirs superbement habillés, paroissent & présentent aux Sultanes le sorbet, le café ; d’autres s’empressent de leur offrir des fleurs, des fruits & des parfums. Une d’entre elles, plus occupée d’elle-même que ses compagnes, refuse tout pour avoir un miroir ; un esclave lui en présente un. Elle se mire, elle s’examine avec complaisance ; elle arrange ses gestes, ses attitudes & sa démarche. Ses compagnes, jalouses de ses grâces, cherchent à imiter touts ses mouvements, & delà naissent plusieurs entrées, tant générales que particulières, qui ne peignent que la volupté &, le desir ardent que toutes ont également de plaire à leur maître.

Aux charmes d’une musique tendre & du murmure des eaux, succède un air fier & marqué, dansé par des muets, par des Eunuques noirs & des Eunuques blancs qui annoncent l’arrivée du Grand Seigneur.

Il entre avec précipitation, suivi de l’Aga, d’une foule de Janissaires, de plusieurs Bostangis & de quatre Nains. Dans cet instant les Eunuques & les Muets tombent à genoux ; toutes les femmes s’inclinent, & les Nains lui offrent dans des corbeilles des fleurs & des fruits. Il choisit un bouquet, & il ordonne par un seul geste à touts les esclaves de disparoître.

Le Grand-Seigneur seul au milieu de ses femmes, semble indéterminé sur le choix qu’il doit faire ; il se promène autour d’elles avec cet air indécis que donne la multiplicité des objets aimables. Toutes ces femmes s’efforcent de captiver son cœur, mais Zaïre & Zaïde semblent devoir obtenir la préférence. Il présente le bouquet à Zaïde, & dans l’instant qu’elle l’accepte, un regard de Zaïre suspend son choix : il l’examine, il promène de nouveau ses regards, il revient ensuite à Zaïde ; mais un sourire enchanteur de Zaïre le décide entièrement. Il lui donne le bouquet ; elle l’accepte avec transport. Les autres Sultanes peignent par leurs attitudes le cjéptt & la jaloufie. Zaïre jouît malignement de la confufion de Tes ^compagnes & de l’abattement de ÙL rivale. Le Sultan sappercevant de rimpreflîon que fon choix vient de faire fur l’efprit des femmes du ferrail, & voulant ajouter au triomphe de Zaïre » ordonne à Fatime , à Zima & à Zaïdt d’attacher à la Sultane favoritele bouquet dont il Ta décorée. Elles obéiflent 4 reeret ; & malgré Tempreflement avec lequel elles semblent fe rendre aux ^rdres du Sultan’ , elles laiiTeni échapper des mouvements de dépit & de défefpoir , qu’elles étouffent en apparence lorfqu’elles rencontrent les yeux de leur maître.

Le fultan danfe un pAs-de-deux voluptueux avec Zaïre , & fe retire avec elle.

Zaïde , à qui le grand - feigneur avoît feint de prèfenter le bouquet , confufe & défefpérée, fe livre, dans une entrée feule , à la rage & au dépit le plus affreux. Elle tire fon poignard , elle veut s’arracher la vie ; mais fes compagnes arrêtent fon bras & fe hâtent de la détourner de ce deifein barbare.

Zaïde eft prête à fe rendre » lorfque Zaïre reparoît avec fierté ; fa préfence rappelle fa rivale à toute fa fureur ; celle-ci s’élance avec précipitation fur elle, pour lui porter le coup qu’elle fe deflinoit ; Zaïre Telquive adroitement ; elle fe faiflt de ce iTiéme poignard , & lève le bras pour en frapper Za’tde. Les femmes du ferrail fe parta^nt alors, elles accourent à l’une & à l’aiure ; Zaïde défarmée profite de l’inAant ou fon ennemies le bras arrêté , elle fe jette fur le poignard que Zaïre oorte à fon côté , pour s’en fiçrvir contr’elle ; mais les fultanes attentives à leur confervation parent le coup. Dans l’inflanc , ies eunuques appelles par le bruit «  entrent dans le ferrail ; ils voient le combat engagé de façon à leur faire craindre de ne pouvoir rétablir la paix , & ils fortent précipitamment pour avertir le fultan. Les fultanes, dans ce moment, entraînent & féparent ps deux rivales , gui font des efforts incroyables pour fe dégager^ elles y réuffifrent. A peine font-elles libres, qu’elles s’élancent l’une fur l’autre avec fureur^ Toutes les femmes effrayées volent entr’elles pour arrêter leurs coups. Dans le moment le fultan fe préfente : le changement que produit fon arrivée efl un coup et théâtre frappant. Le plaifir & la tendreffe fuccèdent fur-le-champ à la douleur 6e à la rage. Zaïre . loin de fe plaindre , montre , par une générofîté ordinaire aux belles âmes , un aîrlie férénité , qui raffure le fultan , 8e qui calme les craintes qu*il avoît de perdre Tobjet de fa tendreffe. Ce calme fait renaître la joie dans le ferrail , 8e le grand-seigneur permet alors aux eunuques de donner une fête à Zaïre ; la danfe devient générale.

Dans un pas-de-deux , Zaïre 8e Zaïde fe réconcilient. Le grand’feigneur danfe avec elles un pas-de-trois, dans lequel il marque toujours une préférence décidée pour Zaïre.

Cette fête efl terminée par une contredanfe noble. a derpifire figur ? pffrç un ffouppe pofé fur un trône élevé fur des gradins ; il efl compoft des femmes du ferrail 6e Augrarid^fei^neur^ Zaïre & 2^ïde font aiEfes à (es côté^Ce grouppe e& couronné par un grand baldaquin ,^ont les rideaux font fupportés par des efclaves. Les deux côtés du théâtre offrent un autre grouppe de botlangis , d’eunuques blancs , d eunuques noirs , de muets ♦ de janiffaires fit de nains proflernés aux pieds du irônc du grand-feieneur.

Voilà une defcription bienfoible d*un enchaînement de fcènes, qui routes intéreflent réelU :menr. L’inf^ant où ^ p-and-feigneur fe décide, celui oit il il emmène la (ulcane favorite , le combat des femmes , le grouppe qu’elles forment â l’arrivée du fultan , ce changement fubit , cette oppofuion de fentimeots , cet amour que toutes les femmes ont pour elles-mêmes Séquelles expriment toutes différemment, font autant de contraAes que je ne peux faire faifir. Je fuis dans la même impuifTancc relatrvemenc aux fcènes fîmultanéçs que j’avois placées dans ce ballet. La pantomime eft un trait , les tableaux qui en réfultent font rapides comme réclair ; ils ne ditfent qu’un inffant & font auffitôt place à d’autres. Or , dans un ballet bien conçu , il faut peu de dialogues 8e peu de moments tranquilles ; le cœur doit y être toujours agité. Ainfi comment décrire l’expression vive du sentiment & l’action animée de la pantomime ? C’est à l’ame à peindre, & c’est à l’ame à saisir le tableau.

L’aâion des ballets , dont je viens de parler , efl bien moins longue à l’exécution qu’à la Icûure. Des fignes enérteurs qui annoncent un fentiment, deviennent froids & languif&nts , s’ils ne font fubitement fuivis d’autres fignes indîcatift de quelques nouvelles paiEons qui lui fuccèdent ; encore efl-il néceffaire de divifer l’aftion entre plufleurs perfonnages ; une même altération, les mêmes efforts, les mêmes mouvements , une agitation toujours continuelle fatigueroient 8e. ennuieroient enfin & Taûcur & le fpeôateur ; il importe 4onc d’éviter les longueurs , fi Ton veut laiffer à l’expreffion la force qu’elle doit avoir , aux gefles leur énergie , à la phyfionomie fon ton , aux yeux leur éloquence, aux attitudes & aux’poûcioâs , leurs grâces à leur vérité.

Le ballet des fêtes ou des jaloufies du ferrail, diront peut-être les critiques verfés dans la leâure des romans , pèche contre le costume & les ufages des Levantins ; ils trouveront qu’il eft ridicule d’introduire des janiffaires 8c des boflangis dans la partie du ferrail , deflinée aux femmes du grand-feigneur, ils objeôeront encore qu’il n’y a point de nains à Coûflantinople , 8c que le grand-feigneur ne les aime pas.

Je conviendrai de la jufleffe de leurs obfervations 8e de l’étendue de leurs connoiffances ; mais je leur répondrai , que si mes idées ont choqué la vérité , elle n’ont point blefle la vraifemblance ; & dés-lors j’aurai eu raifon de recourir à des licences néceffaires , que touts les auteurs fe font permifes dans des ouvrages bien plus import’&nts que des ballets.

En s’attachant fcrupuleufement à peindre le caractère , les moeurs & les ufages de certaines nations , les tableaux feroient fouvent d’nne compofition pauvre & monotone ; auffi y auroit-il de l’injustice à condamner un peintre , liir les licences ingénieufes qu’il auroit prifes, fi ces mêmes licences contribuoient à la perfection , à la variété & à l’élégance de fes tableaux.

Lorfque les caracteres font foutenus, que celui lie la nation quVn repréfente titd poiit altéré , & que la nature ne fe perd pas fous des embellissemehts quk lui font étrangers & qui la dégradent ; lorfqu’enfin l’expreilion du fentiment est fidèle, que le coloris est vrai , que le clair-obfcur est ménagé avec art , que les pofutons font nobles , que les grouppes font ingénieux, que les masses font belles & que le dessin eft correct, le tableau dés-lors eft excellent, & produit fon effet.

Je crois qu’une fête turque ou chinoife ne plairoit point à notre nation, fi l’on n’avoit l’art de l’embellir ; & je fuis perfnadé que la manière de danfer Se ces peuples ne feroit point eri droit de féduire : ce costunu exact & cette imitation n’offriroient qu’un fpectacle trés-plat & peu digne d’un public , qui n’applaudit qu’autant que les anifies ont l’art d’affocier la délicatesse & le goût anx différentes productions qu’on lui préfente.

Si ceux qui m’ont critiqué fur la prétendue licence que j’avois prife d’introduire des boftangis & des janissaires au ferrail , avoient été témoins de l’exécution , de la diftribution & de la marche de mon balUt , ils auroient vu que ces perfonnages , qui les ont blessés à cent lieues d’eloignement , n’entroient point dans la partie du ferrail où fe tiennent les femmes ; qu’ils ne paroissoient que dans le Jardin , & que je ne les avois associés à cette fcene, que pour faire cortège & pour rendre l’arrivée du grand’feigntur plus impofanté & plus majestueufe.

Au reste une critique qui ne porte qoe fur un programme , tombe d’elle-même , parce qu’elle n’eft appuyée fur rien. On prononce fur le mérite d’un peintre, d’après fes tableaux & non d’après fon style ; on doit prononcer de même fur celui du maître de ballets, d’après l’efFet des grouppes' , des fituations , des coups de théâtre , des figures ingénieufes , des formes filantes & de l’ensemble qui régnent dans fon ouvrage. Juger de nos productions fans les voir, c’eft croire pouvoir décider d’un objet sans lumières.

Je parlerai encore de deux ballets, & mon objet fera rempli. J’en ai dit affez , pour perfuader de toutes les difficultés d’un art , qui n’est aifé que pour ceux quf n’approfondissent rien, & qui imaginent que l’action de s’élever de terre d’un pouce plus haut que les autres , ou l’idée de quelques moulinets ou de quelques ronds, doivent leur attirer touts les fuffrages. Dans quelque genre que ce foit, plus on approfondit , plus les obstacles fe multiplient , & plus le but auquel on s’efforce d’atteindre , paroit s’éloigner. Auffi le travail le plus opiniâtre n’offre-t-il aux plus grands artistes qu’une lumière fouvent importune, qui les éclaire fur leur infuffifance , tandis que l’ignorant , fatisfait de lui-même , au milieu des ténèbres les plus épaisses , croit qu’il n’est abfolument rien au-delà de ce qu’il fe flatte de favoir.

Le ballet dont Je vais parler , a pour titre : L’Amour corfaire, ou l’embarquement pour Cythère. La fcène fe paffc fur le bord de la mer, dans l’ifle de Mifogyne. Quelques arbres inconnus dans nos climats embeUiifent cette ifle. D’un côté du théâtre on apperçiit un autel an(ique élevé à la divinité que les habitants adorent ; une starue repréfentant un homme qui plonge un poignard dams le fein d’une femme, est élevée au dessus de l’autei. Les habitants de cette ifle font cruels & barbares ; leur coutume eft d’immoler à leur divinité touf&s les femmes jettées , malheureufement pour elles , fur ces côtes. Ils impofent la même lot à touts les hommes qui échappent à la fureur des flots. Le fujet de la première scène est l’admiffion d’un étranger fauvé du naufrage. Cet étranger est conduit à l’autel , fur leqnel font appuyés deux grands-prêtres. Une partie des habitants est rangée autour de ce même autel , tenant dans leurs mains des massues avec lefquelles ils s’exercent, tandis que les autres infulaires célèbrent par une danfe mystérieufe l’arrivée de ce nouveau profélyte. Celui-ci fe voit forcé de promettre folemnellement d’immoler avec le fer dont on va l’armer , la première femme qu’un destin trop cruel conduira dans cette ifle. A peine commence-t-il à proférer l’affreux ferment , dont il frémit lui-même , quoiqu’il fasse le voeu dans fon cœur de défobéir au nouveau dieu , dont il embrasse le culte , que la cérémonie est interrompue par des , cris perçants poussés à l’afpect d’une chaloupe que bat une horrible tempête , & par une danfe vive qui annonce la joie barbare , que fait naître l’efpoir de faifir quelques viélimes. On apperçoit dans cette chaloupe une femme & un homme qui lèvent les mains vers le ciel & qui demandent du secours. Dorval (c’est le nom de l’étranger) croit reconoître, à l’approche de cette chaloupe , fa fonir & fon ami. Il regarde attentivement ; fon cœur est pénétré de plaifir & de crainte ; il les voit enfin hors de danger ; il fe livre à l’excès dune fatisfaction , & la la joie qn’elle infpire est bientôt balancée par le fouvenir du lieu terrible qu’il habite , & ce retour funeste le précipite dans l’abattement & dans la douleur la plus profonde. I’empressement qu’il a d’abord témoigné , a fait prendre te change & en a impofé aux Mysogyniens ; ils ont cru voir en lui du zèle & un attachement inviolable à leur loi. Cependant Clairville & Constance (c’est le nom des deux amants) abordent enfin ; la mort est peinte fur leur vifage , leurs yeux s’ouvrent à peine , des cheveux hériffés annoncent leur efirai. Un teint pâle & mourant peint toute riiorreur du trépas, qui s’est présenté mille fois à eux & qu’ils redoutent encore ; mais quelle est leur surprise, lorsqu’ils se sentent étroitement embrassés ! Ils reconnoissent Dorval, ils se jettent dans ses bras ; leurs yeux croient à peine ce qu’ils voient ; touts trois ne peuvent se séparer ; l’excès de leur bonheur est exprimé par toutes les démonstrations de la joie la plus pure ; ils s’inondent de leurs larmes, & ces larmes sont des signes non équivoques des sentiments divers qui les agitent. Ici leur situation change. Un sauvage présente à Dorval le poignard qui doit percer le cœur de Constance, & lui ordonne de le lui plonger dans le sein. Dorval indigné d’un ordre aussi barbare, saisit ce fer & veut en frapper le Misogynien ; mais Constance s’échappant des bras de son amant, suspend le coup que son frère alloit porter : le sauvage saisit cet instrument, il désarme Dorval & veut percer le sein de celle qui vient de lui sauver la vie. Clairville arrête le bras du perfide, il lui arrache le poignard. Dorval & Clairville également révoltés de la férocité & de l’inhumanité des habitants de cette isle, se rangent du côté de Constance ; ils la tiennent étroitement serrée dans leurs bras ; leurs corps sont un rempart qu’ils opposent à la barbarie de leurs ennemis, & leurs yeux étincelants de colère semblent défier les Misogyniens. Ceux ci furieux de cette résistance, ordonnent aux sauvages qui ont des massues d’arracher la victime des bras de ces deux étrangers, & de la traîner à l’autel. Dorval & Clairville encouragés par le danger, désarment deux de ces cruels ; ils se livrent au combat avec fureur & avec audace, & viennent à chaque instant se rallier auprès de Constance ; ils ne la perdent pas un moment de vue. Celle-ci tremblante & désolée, craignant de perdre deux objets qui lui sont également chers, s’abandonne au désespoir. Les sacrificateurs aidés de plusieurs sauvages s’élancent sur elle & l’entraînent à l’autel. Dans ce moment elle rappelle tout son courage, elle lutte contr’eux ; elle se saisit du poignard d’un des sacrificateurs, elle l’en frappe. Délivrée pour un instant, elle se jette dans les bras de son amant & de son frère ; mais elle en est arrachée. Elle s’échappe de nouveau, & y revole encore. Cependant, ne pouvant résister au nombre, Dorval & Clairville presque mourants & accablés, sont enchaînés ; Constance est entraînée au pied de cet autel, trône de la barbarie. Le bras est prêt à tomber, lorsqu’un dieu protecteur des amants arrête le bras du sacrificateur, en répandant un charme sur cette isle, qui en rend touts les habitants immobiles. Cette transition des plus grands mouvemenrs à l’immobilité, produit un effet étonnant. Constance évanouie aux pieds du sacrificateur, Dorval & Clairville voyant à peine la lumière, sont renversés dans les bras de quelques sauvages.

Cette scène, en remontant à l’arrivée de Constance & de Clairville, offre une reconnoissance touchante ; le coup de théâtre qui la suit est intéressant. Ce n’est point un intérêt particulier qui détermine les combattants. Constance craint moins pour ses jours, que pour ceux de son amant & de son frère ; ceux-ci veillent moins à leur conservation qu’à celle de Constance. S’ils reçoivent un coup, c’est pour parer celui que l’on porte à l’objet de leur tendresse. Cette scène, longue à la lecture, est vive & mimée à l’exécution ; car vous savez qu’il faut moins de temps pour exprimer un sentiment par le geste, qu’il n’en faut pour le peindre par le discours : ainsi lorsque l’instant est bien choisi, l’action pantomime est plus chaude, plus animée & plus intéressante que celle qui résulte d’une scène dialoguée. Je crois que celle que je viens de vous montrer dans une perspective éloignée, porte un caractére, auquel l’humanité ne peut être insensible, & qu’elle est en droit d’arracher des larmes & de remuer fortement touts ceux dont le cœur est susceptible de sentiment & de délicatesse.

Le jour devient plus beau, les flots irrités s’abaissent, le calme succède à la tempête, plusieurs tritons & plusieurs nayades folâtrent dans les eaux ; un vaisseau richement orné paroît sur la mer.

L’amour, sous la forme d’un corsaire, le commande ; les jeux & les plaisirs sont employés aux différentes monœuvres ; une troupe de nymphes vêtues en amazones, sont les loldats qui servent sur ce bord : tout est élégant, tout annonce & caractérise enfin la présence de l’enfant de Cythere.

Il aborde ; l’Amour fait jetter l’ancre, il descend de son bord ; les nymphes, les jeux & les plaisirs les suivent ; & en attendant les ordres de ce dieu, cette troupe légère se range en bataille. Les Misogyniens reviennent de l’extase & de l’immobilité dans laquelle l’Amour les avoit plongés. Un de ses regards rappelle à la vie Constance. Dorval & Clairville ne doutant point alors que leur libérateur ne soit un dieu, se prosternent à ses pieds. Les sauvages irrités de voir leur culte profané, lèvent tous les massues pour massacrer & les adorateurs & la suite de l’enfant de Cythère ; ils tournent même leur rage & leur fureur contre lui ; mais que peuvent les mortels lorsque l’amour commande ? un seul de ses regards suspend touts les bras armés des Misogyniens. Il ordonne que l’on renverse leur autel, que l’on brise leur infâme divinité ; les jeux & les plaisirs obéissent à sa voix, l’autel s’ébranle sous leurs coups, la statue s’écroule & se rompt par morceaux. Un nouvel autel paroit & prend la place de celui qui vient d’être détruit. Il est de marbre blanc ; des guirlandes de roses, de jasmin & de myrte ajoutent à son élégance ; des colonnes sortent de la terre pour orner cet autel, & un baldaquin artistement enrichi & porté par un grouppe d’amours descend des cieux. Les extrémités en sont soutenues par des zéphirs qui les appuient directement sur les quatre colonnes qui entourent rautel ; les arbres antiques de cette îfle difparoiffoi ^ni Dour faire place aux myrtes ^ aux orangers & aux bofquets de rofes & de jafmins. Les Mi%yniensà Tarpcô de leur divinité renverfce ^& de leur culte profané, entrent en fureur ; mais l’amour ne leur permet de faire éclater leur colère que par unerralle ; il les arrête toujours iQrfqu’ils font près de frapper. Les inftants du charme qui les rend immobiles , offrent une multitude de tableaux & de grouppes qui diffèrent tous par les pofitions , par la diflribution , par la comppHtion , mais qui expriment également ce que la fureur a de plus affreux. Les tableaux que préf^ntent les Nymphes font d*un goût & d un coloris tout oppofé. Elles ne parent les coups que les Mifogyniens tentent de leur porter, qu’avec des «races & des regards pleins de tendreffe & de volupté. Cependant 1 amour ordonne à celles ci de combattre & de vaincre ces fauvages ; ceux-ci ne font plus qu’une foible réfiftance. S jIs ont la force de lever le bras pour porter un coup , ils n’ont pas le courage de le laifTer tomber. Enfin leurs ma/Tues leur échappent » elles tombent de leurs mains. Vaincus &/ans défenf<^, ils fe jettent aux genoux de leurs vainqueurs, qui, naturellement tendres , leur accordent leur grâce en les enchaînant avec des guirlandes de fleurs. L’Amour fatistait unit CLirvilU à Confiance ^ les M’îfopynuns aux Nymphes , & donne à Dorval Zènéïde^ )cune nymphe que ce Dieu a pris foin de former. Une marche de triomphe forme l’ouverture de ce ballet ; les Mymphes mènent en lefTe les vaincus ; l’amour ordonne des (htts , & le divertiffement général commence. Ce Dieu , CUirvilk & Confiance , Doaval &Zénéïde, les jeux & les plaifirs danfent les principaux morceaux. La contre-danfe noble de ce MUt fe dégra<ie infenfiblement de deux en deux , « tout le monde fe place fuccefîîvement fur le vaiffeau. De petits gradins pofés dans des fens differens & à des hauteurs diverfes , fervent , pour amfi dire, de piédeftal à cette troupe amoureufe , & offrent un grand grouppe diflribué avec élégance ; on lève l’ancre , les zéphirs enflent les voiles, le vaiffeau prend le large , & pouffé par des vents tavorables il vogue vers Cythère.

Ce halUt a été exécuté avec foin & rien n’a été épargné. Les Nymphes avoientdes habits gâlans dont les corfets différoient peu de ceux des amazones. Les vêtemens des fauvages étoient d’une forme fmgniière & dans des couleurs entières ; une partie de la poitniie , de» bras & des jambes étoient couleur de chair. L’amour n’étoît reconnu que par fes ailes, & étoit vêtu dans le goût des corfaires brigantius. Les habits des jeux & des plaifirs empruntoient la forme de ceux des matelots qui fervent fut les bâtiments corfaires , avec cette différence qn ils étoient plus galants.

Clairville , Dorval & Conflance , fans être mis richement, étoient vêt«s de bon goût & convenallemenc Un beau défordre compofoit leur parure, I Equitation , Efcriim fr Danft.

BAL 3^9

Le deflin des habits étoit de M. Foquef ^ & la mu-> fique de M. Granier. Elle imitoit les accens de la nature i fans être d’un chant uniforme , elle étoit harmonieufe. Il avoit mis enfin l’aâion en mufique ; chaque trait étoit une cxpreffion qui prêtoit des forces & de l’énergie aux mouvements de la danfe, & qui en animoit touts les tableaux. levais paffer aâuellement au Jaloux fans rival ," halUt Efpagnol ; & je préviens d’avance qu’il y a encore des combats Ôc des poignards. Ou appelle le Mifanthrope y V homme aux rubans verds ;x}n me nommera peut être r homme aux poignards. Lorfque l’on réfléchira cependant fur lart pantomime , lorfque l’on examinera les limites étroites qui lui font prefcrites , lorfque l’on confidérera enfin fon infuffifance dans tout ce qui s’appelle dialogue tranquille, & quelon fe rappellera jufqu’à quel point il eft fubordonné aux régies ùe la peinture , qui , comme la pantomime , ne peut rendre que Acs inftans , on ne pourra me blâmer de choifir touts ceux qui peuvent , par leurs liaifons & par leurs fucceffions, remuer le cœur & affeâer lame. Je ne fais fi j’ai bien fait de m’atracher à ce genre , mais les larmes oue le public a données à plufieurs fcénes de mes ballets , l’émotion vive qu’iW ont caufée , meperfnadent que fi je n’aipoinc encore atteint le but, du moins, ai-je trouvé la route qui peut y conduire. Je ne me flatte point de pouvoir franchir la diflance imnicnfe qui m’en éloic^ne & qui m’en fépare ; ce fuccès n’eft réfervé qu^a ceux à qui le génie prête des ailes ; mais j’aurai du moins là fatisfaftion d’aVoir ouvert la voie. Indiquer le chemin qui mène à la perfeâion , efl un avantage qui fuflit à quiconque n’a pas eu la force d’y arriver. Fernandefl amant d’Inès ; Cliiandre , petit-maître françois, efl amant de Béatrix , amie d’Inès ; voilà les perfonnages fur lefquels toule toute l’intrigue. Cliiandre f à propos d’un coup d’échec , fe brouille vivement avec Béatrix.

Quelques chofes qu’aient pu dire les petts critiques au fujét de la fcène fimuttanée de M. Diderot & de la partie de trictrac jouée dans la première fcènedu père de famille , ce qui la rend plus vraie. & plus naturelle, j’ai mis un jeu d’échec dans mon ballet. Le théâtre efi ou devroit être le tableau fidèle de la vie humaine ; or tout ce qui fe fait de décent & de permis dans la fociété , peut être jette fur cette toile ’, tant pis pour ceux oue le beau fimple ne féduit point ; fi leur cœur eft glacé ,& s’il efl infenfible aux images intéreffantcs que préfeiitent des niœurs douces & honnêtes, faut-il qu’un auteur abandonne fes fentimens & renonce fans ceffe à la nature , pour fe livrer à des féeries & à des bambochades ? Ou ne peut-on être ému que par un fpeâade continuel de dieux & de héros introduits fur la fcène ?

Inès cherche à raccommoder Clitandre & Béatrix : celle-ci naturellement fière fe retire ; Clitandre défefpéré la fuitj ne pouvant obtenir fon par* don , il revient un in/lant après , & conjure Inès Aaa de lui être favorable. Celle-ci lui promet de s^intérelTer en fa faveur , mais elle lui expofe le danger qu’elle court d’être feule avec lui ; elle craint ta jaloufie de Fernand. Le François toujours pétulant, &. plus occupé de fon amour que des inquiétudes dlnés , fe jette à ks genoux , pour la preiler de ne point oublier de parler à Béatrix. Fernand paroit , ^ fans rien examiner, il s’élance avec fureur fur Clitandre ; il lui faiHt la main d ?ns rinftant qu il baife celle d*Inés & qu’elle fait des efforts pour s’en défendre ; & furle^champ il tire un poignard pour le frapper ; mais Inès pare le coup, & Beatrix attirée par le bruit , couvre de fon corps celui de fon amant. L’Efpagnol dès cet inftant interprète le fehtiment (tlnès à fon d^favantage ; il prend fa compaHîon pour de la tehdreife , fes craintes pour de l’amour ; excité par les images que la jaloufie porte dans fon cœur , il fe dégaee d’Inès & court lur Clitandre. La fuite précipitée de celui - ci le fauve du danger ; mais rÈCpagnol au défefpoir de n*avoir puaffouvir fa rage, le retourne avec promptitude vers Inès pour lui porter le coup qn*iî deftinoit à fon prétendu rival. Il veut la frapper , mais le mouvement qu’elle fait pour voler au devant du bras qui la menace, arrête le tranfport du jiloux & lui fait tomber le fer de la main. Un geAe d*Inès femble reprocher à fon amant fon injulllce. Défefpérée de furvivre au fouriçon qu’il a conçu de fon infidélité, elle tombe fur un fauteuil : Fernand toujours jaloux , mais honteux de fa barbarie , fé jette fur un autre fîège. Les deux amans offrent Tiniage du (léfefpqrr & de Famour en courroux. Leurs yeux fe cherchent & s’évitent, s’enflamment & s’attendriflent. Inès tire une lettre de (on fein , Fernand Fimite ; chacun y lit les fentiments de lamour le plus rendre ; miis tous deux fe croyant trompés , déchirent avec dépit ces premiers gages de leur amour. Egalement piqués de ces marijues de mépris , ils regardent attentivement les portraits qu’ils ont l’un de l’autre , Se n’jr voyant plus que les traits de l’infidélité & du parjure , ils les jettent à leurs pieds. Fernand exprime cependant par fis geftes & fes regards combien ce facrifice lui déchire le cœur ; c’eft par un effort violent qu’il fe défait d’un portrait qui lui eft fi cher ; il laifle tomber, ou pour mieux dire , il le laide échapper avec peine de fes mains. Dans cet inflar ?t il fe jette fur lôn fiége , & fe livre à la douleur & au défefpoir. Béatrir , témoin de cette fcène , fait alors des efforts pour les raccommoder, & pour les engager l’un & l’autre à s’approcher réciproquement. Inès fait les premiers pas ; mais s’appercevant que Ftr^ nand ne répond point à fon eœpreflcment , elle prend la fuite ; Béatrix l’arrête fur-le-champ ; & l’Efpagnol voyant que fa maîtrcfTe veut l’éviter , fuit à fon tour avec un air d’accablement & de dépit.

Béatrix perfide, & veut toujours les contraindre à faire la paix. Pour cet effet elle Jes obligea fe donner la main ; ils fe font tirer i un & laiitre , mais elle parvient enfin à les rapprocher & à le» réunir. Elle les confidère enfuite avec un fourire malin. Les deux amans n’ofant encore fe regarder , malgré l’envie qu’ils en ont , fe trouvent dos à dos y infenfiblement ils fe retournent. Inès , par un regard , affure le pardon de Fernand , qui lui baife la main avec tranfport ; & ils fe retirent tous trois pénétrés de la joie la plus vive*

Clitandre paroît fur la fcène. Son entrée eft un monologue ; elle emprunte fes traits de la crainte & de l’inquiétude. 11 cherche fa maitreffe ; mais appercevant Fernand^ il fuit avec célérité. Celuici témoigne à Bcattix fa reconnoifiance ; mais conv me rien ne reflemble plus à l’amour que tamirié , Inès qui le furprend tandis qu’il baiie la main à Béatrix , en prend occafion pour fe venger de la fcéné que la jaloufie de fon amant lui a fait eiluyer. Elle feint d’être jaloufe à fon tour. L’Efpagnol la croyant réellement affcâée de cette paffion , cherche à la détromper en lui donnant de nouvelles nffuranccs de fa tendreflfe ; elle y paroît infenfibley & ne le regardant qu’avec des yeux troublés & menaçans , elle lui montre un poignard ;J1 frémit , il recule de frayeur ; fl s’élance pour le lui arracher, mais elle feint de s’en frapper ; elle chajîcéle & tombe dans les bras de fes fuivantes. A ce fpeâacle Fernand àtmtxxxQ immobile & fans fentiment » & n’écoutant foudain que fon défefpoir , il s’y livre tout entier & tente de s’arracher la vie. Tous les Efpagnols fe jettent fur lui & le défarmcnt. ; furieux, il lutte contre eux & cherche à rcfifler à leurs effoîts ; il en terraffe plufieurs , mais accabjé par le nombre 6c par fa douleur , fes forces diminuent infenfiblement , fcs jamlî^ fe dérobent foi s lui , fes yeux s’obfcurcilTent ^ fe ferment ,’~fes traits annoncent la mort , il tombe évanoui dans les bras des Efpagnols.

Inès qui , dans les commencements de cette fcéne, jouiffoitdu plaifir d’une vengeance qu*elle croyoit innocente ifc dont elle ne prcvoyqit point les fuites , s’apperccvant de fes trifies efléts , donne les marques les plus convaincantes de la finccrité de fon repentir i elle vole à fon amant , le ferre ten ;lrement dans fes bras , le prend par la main , & s’efforce de le rappeler à la vie. Fernand ouvre les yeux ; fa vue paroît troublée , il tourne la tJte du côté dlnés ; mais quel eft fon étonnement ! il croit à peine ce qu’il voit ; il ne peut fe perfuadcr qu’Inès vive encore ; & doutant de fon bonheur , il exprime tour-^-tour fa furprife , fa crainte , fa joie , fa tendrefle & fon ravififement ; il tombe aux genoux de fa maître (Te, qui le reçoit dans fes bras avec les tranfports de l’amante la plus paffionnée.

Les diflferens événements que cette fcène a produits rendent l’aftion générale ; le plaifir s’empare de touts lès cœurs ; il fe manifefic par les danlcs oii Fernand ^ Inès , Béattix & Clirundr.- préfidcnt. Après plufieurs pas particuliers qui peignent l’ enjouement & la volupté, le ballet est terminé par une contre-danse générale.

Il est aisé de s’appercevoir que ce ballet n’est qu’une combinaison des scènes les plus saillantes de plusieurs drames de notre théâtre. Ce sont des tableaux des meilleurs maîtres que j’ai pris soin de réunir.

Le premier est pris de M. Diderot ; le second offre un coup de théâtre de mon imagination, je veux parler de l’instant où Fernand lève le bras sur Clitandre. Celui qui le suit est tiré de Mahomet II lorsqu’il veut poignarder Irene, & qu’elle lui dit en volant au-devant du coup :

Ton bras est suspendu, qui l’arrête ? ose tout ;
Dans un cœur tout à toi laisse tomber le coup.

La scène de dépit, les lettres déchirées & les portraits rendus avec mépris, présentent la scène du dépit amoureux de Moliere. Le raccommodement de Fernand & d’Inès n’est autre chose que celui de Mariane & de Valere du Tartuffe, ménagés adroitement par Dorine. La feinte jalousie d’Inès est un épisode de pure invention. L’égarement de Fernand, sa rage, sa fureur, son défespoir & son accablement sont l’image des fureurs d’Oreste de l’Andromaque de Racine. La reconnoissance enfin est celle de Rhadamiste & Zénobie de M. Crébillon. Tout ce qui lie ces tableaux pour n’en former qu’un seul est de moi.

On voit que ce ballet n’est exactement qu’un essai que j’ai voulu faire pour sonder le goût du public, & pour me convaincre de la possibilité qu’il y a d’associer le genre tragique à la danse. Tout eut du succès dans ce ballet, sans en excepter même la scène du dépit, jouée partie assis & partie debout ; elle parut aussi vive, aussi animée & aussi naturelle que toutes les autres. Il y a dix mois que l’on voit ce spectacle & qu’on le voit avec plaisir ; effet certain de la danse en action ; elle paroît toujours nouvelle, parce qu’elle parle à l’ame, & qu’elle intéresse également le cœur & les yeux.

J’ai passé légèrement sur les parties de détail, pour épargner l’ennui qu’elles auroient pu causer ; & je vais finir par quelques réflexions sur l’entêtement, la négligence & la paresse des artistes, & sur la facilité du public à céder aux impressions de l’habitude.

Que l’on consulte touts ceux qui applaudissent indifféremment, & qui croiroient avoir perdu l’argent qu’ils ont donné à la porte, s’ils n’avoient frappé des pieds ou des mains ; qu’on leur demande, dis-je, comment ils trouvent la danse & les ballets ? Miraculeux, répondront-ils, ils sont du dernier bien ; & les arts agréables sont étonnans. Représentez-leur qu’il y a des changements à faire, que la danse est froide, que les ballets n’ont d’autre mérite que celui du dessin, que l’expression y est négligée, que la pantomime est inconnue, que les plans sont vuides de sens, que l’on s’attache à peindre des sujets trop minces ou trop vastes, & qu’il y auroit une réforme considérable à faire au théâtre, ils vous traiteront de stupide & d’insensé ; ils ne pourront s’imaginer que la danse & les ballets puissent leur procurer des plaisirs plus vifs ». Que l’on continue, ajouteront-ils, à faire de belles pirouettes, de beaux entrechats ; que l’on se tienne longtemps sur la pointe du pied pour nous avertir des difficultés de l’art ; qu’on remue toujours les jambes avec la même vitesse, & nous serons contens. Nous ne voulons point de changement ; tout est bien, & l’on ne peut rien faire de plus agréable. « Mais la danse, poursuivront les gens de goût, ne vous cause que des sensations médiocres, & vous en éprouveriez de bien plus vives, si cet art étoit porté au degré de perfection où il peut atteindre.

Nous ne nous soucions pas, répondront-ils, que la danse & les ballets nous attendrissent, qu’ils nous fassent verser des larmes ; nous ne voulons pas que cet art nous occupe sérieusement ; le raisonnement lui ôteroit ses charmes ; c’est moins à l’esprit à diriger ses mouvemens qu’à la folie ; le bon sens l’anéantiroit ; nous prétendons rire aux ballets, causer aux tragédies, & parler petites maisons, petits soupers & équipages à la comédie ».

Voilà un systême assez général. Est-il possible que le génie créateur soit toujours persécuté ? Soyez ami de la vérité, c’est un titre qui révolte touts ceux qui la craignent. M. de Cahusac dévoile les beautés de notre art, il propose des embellissemens nécessaires ; il ne veut rien ôter à la danse ; il ne cherche, au contraire, qu’à tracer un chemin sûr dans lequel les danseurs ne puissent s’égarer ; on dédaigne de le suivre. M. Diderot, ce philosophe ami de la nature, c’est-à-dire, du vrai & du beau simple, cherche également à enrichir la scène françoise d’un genre qu’il a moins puisé dans son imagination que dans l’humanité ; il voudroit substituer la pantomime aux manières ; le ton de la nature au ton ampoulé de l’art, les habits simples aux colifichets & à l’oripeau ; le vrai au fabuleux ; l’esprit & le bon sens au jargon entortillé, à ces petits portraits mal peints qui font grimacer la nature & qui l’enlaidissent ; il voudroit, dis-je, que la comédie françoise méritât le titre glorieux de l’école des mœurs ; que les contrastes fussent moins choquans & ménagés avec plus d’art ; que les vertus enfin n’eussent pas besoin d’être opposées aux vices pour être aimables & pour séduire, parce que ces ombres trop fortes, loin de donner de la valeur aux objets & de les éclairer, les affoiblissent & les éteignent ; mais touts ses efforts sont impuissants.

Le traité de M. de Cahusac sur la danse est aussi nécessaire aux danseurs, que l’étude de la chronologie est indispensable à ceux qui veulent écrire l’histoire ; cependant il a été critiqué des personnes de l’art, il a même excité les fades plaisanteries de ceux qui, par de certaines raisons, ne pouvoient ni le lire ni l’entendre. Combien le mot pantomime n’a-t-il pas choqué touts ceux qui dansent le sérieux ? Il seroit beau, disoient-ils, de voir danser ce genre en pantomime ! avouez, Monsieur, qu’il faut absolument ignorer la fignification du mot, pour tenir un tel langage. J’aimerois autant que l’on me dit, je renonce a l’esprit ; je ne veux point avoir d’ame, je veux être brute toute la vie.

Plusieurs danseurs qui se récrient sur l’impossibilité qu’il y auroit de joindre la pantomime à l’exécution méchanique, & qui n’ont fait aucune tentative ni aucun effort pour y réussir, attaquoient encore l’ouvrage de M. de Cahusac avec des armes bien foibles. Ils lui reprochoient de ne point connoître la méchanique de l’art, & concluoient delà que ses raisonnements ne portoient sur aucuns principes. Quels discours ! est-il besoin de sçavoir faire la gargouillade & l’entrechat, pour juger sainement des effets de ce spectacle, pour sentir ce qui lui manque, & pour indiquer ce qui lui convient ? Faut-il être danseur pour s’appercevoir du peu d’esprit qui règne dans un pas de deux, des contre-sens qui se font habituellement dans des ballets, du peu d’expression des exécutans, & de la médiocrité des compositeurs ? Que diroit - on d’un auteur qui ne voudroit pas le soumettre au jugement du parterre, parce que ceux qui le composent n’ont pas tous le talent de faire des vers ?

Si M. de Cahusac s’étoit attaché aux pas de la danse, aux mouvements compassés des bras, aux enchaînements & aux mélanges compliqués des temps, il auroit couru les risques de s’égarer ; mais il a abandonné toutes ces parties grossières à ceux qui n’ont que des jambes & des bras. Ce n’est pas pour eux qu’il a prétendu écrire, il n’a traité que la poétique de l’art ; il en a saisi l’esprit & le caractère ; malheur à touts ceux qui ne peuvent ni le goûter ni l’entendre ! disons la vérité, le genre qu’il propose est difficile, mais en est-il moins beau ? C’est le seul qui convienne à la danse & qui puisse l’embellir.

Les grands comédiens seront du sentiment de M. Diderot ; les médiocres seront les seuls qui s’élèveront contre le genre qu’il indique ; pourquoi ? C’est qu’il est pris dans la nature, c’est qu’il faut des hommes pour le rendre, & non pas des automates ; c’est qu’il exige des perfections qui ne peuvent s’acquérir, si l’on n’en porte le germe en soi-même, & qu’il n’est pas seulement question de débiter, mais qu’il faut sentir vivement & avoir de l’ame.

Il faudroit jouer, disois-je un jour à un comédien, le Père de famille & le Fils naturel. Ils ne seroient point d’effet au théâtre, me répliqua-t-il. Avez vous lu ces deux drames ? oui, me répondit-il. Eh bien, n’avez-vous pas été ému, votre ame n’a-t-elle point été affectée, votre cœur ne s’est-il pas attendri ; & vos yeux ont-ils pu refuser des larmes aux tableaux simples, mais touchans, que l’auteur a peints si naturellement ? J’ai éprouvé, me dit-il, touts ces mouvements. Pourquoi donc, lui répondis-je, doutez vous de l’effet que ces pièces produiroient au théâtre, puisqu’elles vous ont séduit, quoique dégagées des charmes de l’illusion que leur prêteroit la scène, & quoique privées de la nouvelle force qu’elles acquerroient étant jouées par de bons acteurs ? Voilà la difficulté ; il seroit rare d’en trouver un grand nombre, continua-t-il, capable de jouer ces pièces ; ces scènes simultanées seroient embarrassantes à bien rendre ; cette action pantomime seroit l’écueil contre lequel la plupart des comédiens échoueroient. La scène muette est épineuse, c’est la pierre de touche de l’auteur. Ces phrases coupées, ces sens suspendus, ces soupirs, ces sons a peine articulés demanderoient une vérité, une ame, une expression & un esprit qu’il n’est pas permis à tout le monde d’avoir ; cette simplicité dans les vêtemens dépouillant l’acteur de l’embellissement de l’art, le laisseroit voir tel qu’il est ; sa taille n’étant plus relevée par l’élégance de la parure, il auroit besoin pour plaire de la belle nature ; rien ne masqueroit ses imperfections, & les yeux du spectateur n’étant plus éblouis par le clinquant & les colifichets, se fixeroient entièrement sur le comédien. Je conviens, lui dis-je, que l’uni en tout genres exige de grandes perfections ; qu’il ne sied qu’à la beauté d’être simple, & que le déshabillé ajoute même à ses graces ; mais ce n’est ni la faute de M. Diderot, ni celle de M. de Cahusac, si les grands talens sont rares ; ils ne demandent l’un & l’autre qu’une perfection que l’on pourroit atteindre avec de l’émulation : le genre qu’ils ont tracé est le genre par excellence ; il n’emprunte ses traits & ses graces que de la nature.

Si les avis & les conseils de MM. Diderot & de Cahusac ne sont point suivis, si les routes qu’ils indiquent pour arriver à la perfection sont dédaignées, puis-je me flatter de réussir ? Non sans doute, Monsieur, & il y auroit de la témérité à le penser.

Je sais que la crainte frivole d’innover arrête toujours les artistes pusillanimes ; je n’ignore point encore que l’habitude attache fortement les talens médiocres aux vieilles rubriques de leur profession ; je conçois que l’imitation en tout genre a des charmes qui séduisent tous ceux qui sont sans goût & sans génie ; la raison en est simple, c’est qu’il est moins difficile de copier que de créer.

Combien de talens égarés par une servile imitation ! combien de dispositions étouffées & d’artistes ignorés, pour avoir quitté le genre & la manière qui leur étoient propres, & pour s’être efforcés de saisir ce qui n’étoit pas fait pour eux ! combien de comédiens faux & de parodistes détestables qui ont abandonné les accens de la nature, qui ont renoncé à eux-mêmes, à leur voix, à leur marche, à leurs gestes & à leur physionomie, pour emprunter des organes, un jeu, une prononciation, une démarche, une expression & des traits qui les défigurent, de manière qu’ils n’offrent que la charge ridicule des originaux qu’ils ont voulu copier ! Combien de danseurs, de peintres & de musiciens se sont perdus en suivant cette route facile, mais pernicieuse, qui mèneroit insensiblement à la destruction & à l’anéantissement des arts, si les siècles ne produisoient toujours quelques hommes rares qui, prenant la nature pour modèle & le génie pour guide, s’élèvent d’un vol hardi & de leurs propres ailes à la perfection !

Touts ceux qui sont subjugués par l’imitation oublieront toujours la belle nature, pour ne penser uniquement qu’au modèle qui les frappe & qui les séduit ; modèle souvent imparfait, & dont la copie ne peut plaire.

Questionnez les artistes ; demandez-leur pourquoi ils ne s’appliquent point à être originaux, & à donner à leur art une forme plus simple, une expression plus vraie, un air plus naturel ; ils vous répondront pour justifier leur indolence & leur paresse, qu’ils craignent de se donner un ridicule, qu’il y a du danger à innover, à créer ; que le public est accoutumé à telle manière, & que s’en écarter ce seroit lui déplaire. Voilà les raisons sur lesquelles ils se fonderont pour assujettir les arts au caprice & au changement, parce qu’ils ignoreront qu’ils sont enfans de la nature, qu’ils ne doivent suivre qu’elle, & qu’ils doivent être invariables dans les règles qu’elle prescrit. Ils s’efforceront enfin de vous persuader qu’il est plus glorieux, de végéter & de languir à l’ombre des originaux qui les éclipsent & qui les écrasent, que de se donner la peine d’être originaux eux-mêmes.

M. Diderot n’a eu d’autre but que celui de la perfection du théâtre ; il vouloit ramener à la nature touts les comédiens qui s’en sont écartés. M. de Cahusac rappeloit également les danseurs à la vérité ; mais tout ce qu’ils ont dit a paru faux, parce que tout ce qu’ils ont dit ne présente que les traits de la simplicité. On n’a point voulu convenir qu’il ne falloit que de l’esprit pour mettre en pratique leurs conseils. Peut on avouer qu’on en manque ? Est-il possible de confesser que l’on n’a point d’expression ? Ce seroit convenir que l’on n’a point d’ame. On dit bien, je n’ai point de poumons ; mais je n’ai jamais entendu dire, je n’ai point d’entrailles. Les danseurs avouent quelquefois qu’ils n’ont point de vigueur, mais ils n’ont pas la même franchise lorsqu’il est question de parler de la stérilité de leur imagination. Enfin les maîtres de ballets articulent avec naïveté qu’ils ne composent pas vite & que leur métier les ennuie ; mais ils ne conviennent point qu’ils ennuient à leur tour le spectateur, qu’ils sont froids, diffus, monotones, & qu’ils n’ont point de génie. Tels sont la plupart des hommes qui se livrent au théâtre ; ils se croient tout parfaits. Aussi n’est-il pas étonnant que ceux qui se sont efforcés de leur dessiller les yeux, se dégoûtent & se repentent même d’avoir tenté leur guérison.

L’amour-propre est dans toutes les conditions & dans touts les états un mal incurable. En vain cherche-t-on à ramener l’art à la nature, la désertion est générale ; il n’est point d’amnistie qui puisse déterminer les artistes à revenir sous ses étendards, & à se rallier sous les drapeaux de la vérité & de la simplicité. C’est un service étranger qui leur seroit trop pénible & trop dur. Il a donc été plus simple de dire que M. de Cahusac parloit en auteur & non en danseur, & que le genre qu’il proposoit étoit extravagant. On s’est écrié par la même raison, que le fils naturel & le père de famille n’étoient point des pièces de théâtre, & il a été plus facile de s’en tenir là que d’essayer de les jouer ; au moyen de quoi les artistes ont raison, & les auteurs passent pour des imbécilles. Leurs ouvrages ne sont que des rêves faits par des moralistes ennuyeux & de mauvaise humeur, ils sont sans prix & sans mérite. Eh ! comment pourroient-ils en avoir ? Y voit-on touts les petits mots à la mode, touts les petits portraits, les petites épigrammes & les petites saillies ? car les infiniment petits plaisent souvent à Paris. J’ai vu un temps où l’on ne parloit que des petits enfans, que des petits comédiens, que des petits violons, que du petit anglois & que du petit cheval de la foire.

Il seroit avantageux pour la plus grande partie de ceux qui se livrent à la danse & qui s’adonnent aux ballets, d’avoir des maîtres habiles qui leur enseignassent toutes les choses qu’ils ignorent & qui sont intimement liées à leur état. La plupart dédaignent & sacrifient toutes les connoissances qu’il leur importoit d’avoir, à une oisiveté méprisable, à un genre de vie & de dissipation qui dégradent l’art & avilissent l’artiste. Cette mauvaise conduite trop justement reprochée, est la base du préjugé fatal qui règne indifféremment contre les gens qui se consacrent au théâtre ; préjugé qui se dissiperoit bientôt, malgré la censure amère du très-illustre cynique de ce siècle, s’ils cherchoient à se distinguer par les mœurs & par la supériorité des talens.

  1. Note Wikisource : Il s’agit du Président de Périgny : Octave de Périgny (1625–1670), poète. Président de la chambre des enquêtes, lecteur du Roi, et précepteur du Grand Dauphin de 1666 à 1670. Voir entre autres https://operabaroque.fr/LULLY_DEGUISES.htm