Encyclopédie méthodique/Agriculture/Tome 1
Par M. l’Abbé Tessier, Docteur-Régent de la Faculté de Médecine, de l’Académie Royale des Sciences, de la Société Royale de Médecine, M. Thouin & M. Fougeroux de Bondaroy, de l’Académie Royale des Sciences.
Chez PANCKOUCKE, Libraire, Hôtel de Thou, rue des Poitevins ;
Chez PLOMTEUX, Imprimeur des États.
PREMIER DISCOURS,
L’Agriculture est un des plus anciens & le plus utile de tous les arts. Si l’on pouvoit s’en rapporter à ce que la simple réflexion indique, il paraîtrait que son origine est due à la réunion des hommes en société. Les premiers habitans du globe ne connoissoient vraisemblablement d’autre manière de se nourrir, qu’avec les fruits qu’ils ramassoient aux pieds des arbres ; ce que la nature bienfaisante leur offroit, ils s’en contentoient, parce qu’ils étoient peu nombreux. En se multipliant, ils se virent forcés d’avoir recours à d’autres alimens. Ceux qui fréquentèrent les bords de la mer, des lacs & des rivières, se livrèrent à la pêche ; ceux, qui restèrent dans les environs des forêts, firent la chasse aux animaux, pour en manger la chair. Il semble que ce ne fut que quand il se forma des sociétés, qui devinrent plus ou moins considérables, qu’on songea à se procurer une subsistance plus certaine, plus abondante, & d’une nature plus agréable. On arracha, dans les bois les arbres, dont les fruits avoient été trouvés les plus savoureux ; on les transplanta, on les cultiva auprès des habitations ; la vigne fut provignée ; la terre reçut dans son sein les semences des plantes, dans lesquelles on avoit remarqué des qualités nutritives. L’observation, l’industrie & le besoin ingénieux, contribuèrent à la perfection des premières tentatives, & l’agriculture devint un art.
Pour en donner une histoire complette, il faudrait remonter aux premiers âges du monde, il faudrait fouiller dans l’antiquité la plus reculée, & suivre les siècles les uns après les autres. De telles recherches satisferoient peut-être la curiosité de quelques lecteurs ; mais elles seroient inutiles à la plupart des autres. Elles exigeraient une étude approfondie, à laquelle il ne m’est pas permis de me livrer. Il me suffira donc d’exposer en raccourci, dans ce premier discours ce qu’on fait en général des progrès de l’agriculture chez différens peuples anciens, & d’indiquer les moyens qui, dans l’état où elle est parvenue en France, me paraissent les plus propres à l’améliorer.
Suivant les livres sacrés, les hommes qui vécurent vers la naissance du monde, se livrèrent à l’agriculture. Le déluge n’éteignit pas le goût qu’on avoit pour cet art, puisque la famille privilégiée, qui fut conservée, en donna des preuves, après ces momens de bouleversement. L’agriculture étoit l’unique emploi des patriarches, de ces hommes, que Moïse nous représente sous les traits de la candeur & d’une simplicité opulente. Endurcis au travail, fortifiés par l’exercice habituel de la tempérance & de la sobriété, ils connoissoient peu les infirmités, dont la source & la cause sont le plus souvent dans la mollesse & le désœuvrement. La terre, cultivée par leurs foins, donnoit des récoltes abondantes ; leurs troupeaux se multiplioient & couvroient les campagnes fertiles. Tout leur prospéroit ; on eût dit qu’une influence bénigne se répandoit sur leurs travaux & sur leur vigilance économique. Une mort douce & paisible terminoit leurs longues années. Leurs enfans, formés dans l’exercice du même art, héritoient de leurs vertus, comme de leurs riches possessions.
Peut-être l’agriculture fut-elle négligée & interrompue dans les familles qui allèrent occuper des contrées lointaines. Mais une découverte aussi importante ne fut point perdue dans les sociétés qui habitoient les plaines de Sennaar & les cantons circonvoisins. La pratique du labourage fut toujours usitée parmi les peuples qui s’étoient réfugiés de bonne heure dans les pays dont le sol étoit facile à cultiver & naturellement fertile & abondant. On sait que les habitans de la Mésopotamie & de la Palestine s’appliquèrent à la culture des terres dans les tems les plus reculés. Osias, roi de Juda, avoit un grand nombre de laboureurs & de vignerons sur les montagnes du Carmel. Il protégeoit d’une manière particulière ceux qui étoient employés à cultiver la terre & à nourrir les troupeaux ; il se livroit lui-même à ce genre d’occupation.
Les Assyriens, les Mèdes, les Perses s’adonnèrent aussi à l’agriculture. Elle étoit, selon Berose, si ancienne chez les Babyloniens, qu’elle remontoit aux premiers siècles de leur histoire. Dans ces tems, où les arts commençoient à prendre naissance, les progrès de l’agriculture furent lents & difficiles. La tradition étoit le seul moyen dont on put faire usage pour transmettre les observations & les découvertes.
Les Egyptiens, qui prétendoient, comme beaucoup d’autres peuples, avoir une origine céleste, & qui vouloient tout tenir, des dieux, donnoient à Isis la gloire d’avoir trouvé le bled, & ils attribuoient à Osiris l’invention de la charrue & la culture de la vigne. On ne peut disconvenir que l’agriculture ne fût très-ancienne en Égypte, puisque, d’après l’histoire sacrée, Abraham s’y retira dans un tems de famine, puisque Jacob y envoya ses enfans acheter du bled dans une pareille circonstance. Si l’on refuse aux Egyptiens l’invention de l’agriculture, il faut au moins leur accorder la gloire de l’avoir perfectionnée & rétablie parmi les peuples, où la barbarie l’avoit fait, oublier.
En effet, l’Égypte dans la suite des tems, devint le plus beau pays du monde, le plus abondant par la nature, le plus cultivé par l’art, le plus riche & le plus orné par l’économie & l’industríe de ses habitans. Tous les peuples ont célébré sa grandeur, quoiqu’ils n’aient vu que les débris de ses ouvrages, qui sembloient faits pour braver les injures du tems & porter aux siècles futurs des témoignages éclatans de sa magnificence. Ce que les Egyptiens ont fait pour rendre leur pays fertile, pour y faire fleurir le commerce & l’agriculture, est aussi étonnant que les monumens qu’ils ont laissés, & qui font l’admiration des voyageurs.
Malgré sa situation heureuse & la bonté du sol, l’Égypte ne seroit qu’un désert sec & aride, à cause de la chaleur excessive du climat, si elle n’étoit arrosée par les débordemens du Nil. Elle doit aux inondations périodiques de ce fleuve sa prodigieuse & admirable fertilité. Les pluies n’y sont presque pas connues. Mais c’est moins la propriété fécondante des eaux du Nil, qui enrichit l’Égypte, que l’industrie de ses habitans pour en profiter. Comme il ne peut se répandre par-tout dans une juste proportion, ni à une certaine distance de ses bords, on avoit pratiqué sur toute l’étendue de son cours une infinité de canaux & de tranchées, qui distribuoient les eaux dans tous les endroits où elles étoient nécessaire. Chaque village avoit son canal, qui étoit ouvert pendant l’inondation ; on étoit obligé de le fermer dans un tems limité, afin que l’avantage de l’arrosement & de l’engrais fût également répandu. Cette multiplicité de canaux unissoit les villes entr’elles, entretenoit leur commerce & défendoit le royaume contre les attaques des ennemis ; en sorte que le Nil étoit tout-à-la-fois & le nourricier & le défenseur de l’Égypte. On lui abandonnoit les campagnes ; les villes & les villages rehaussés par des travaux considérables, étoient soustraits à la submersion & s’élevoient comme des isles au milieu des eaux. Pendant deux saisons de l’année, l’Égypte offroit aux yeux le spectacle du monde le plus agréable. Si, dans les mois de juillet & d’août, l’on gagnoit la cîme de quelque montagne, ou les grandes pyramides d’Alkahira, on découvroit au loin une vaste mer, du sein de laquelle sortoient des villages & des chaussées, qui servoient de communication entre les habitans. Ces chaussées étoient environnées de bosquets & couvertes, d’arbres fruitiers, dont on ne voyoit que le sommet, le tronc étant caché sous les eaux. Des bois & des montagnes en amphithéâtre, bornoient l’horizon à une certaine distance. Tous ces divers objets offroient un ensemble, dont la perspective n’avoit point de modèle dans aucune partie du monde. Pendant l’hiver, c’est-à-dire, vers les mois de janvier & de février, le pays, dans toute son étendue, ne paroissoit être qu’une grande prairie, dont la verdure, étoit émaillée de fleurs diversement coloriées. Ici, on appercevoit des troupeaux nombreux, qui paissoient tranquillement dans les plaines; là, on voyoit des laboureurs & des jardiniers occupés à leurs travaux. L’air embaumé du parfum des orangers, des citronniers & de plusieurs autres arbustes, étoit alors si pur, qu’on ne pouvoit en respirer de plus agréable, ni de plus salutaire. Tandis que la nature languissoit & sembloit morte dans d’autres contrées, elle paroissoit revivre pour orner les campagnes de l’Égypte.
L’élévation des eaux du Nil est sujette à varier; elle pourrait même devenir préjudiciable. Les anciens Egyptiens ont prévu & calculé tous les inconvéniens qui en devoient résulter. Quand les crues étoient trop abondantes ou trop longues, il y avoit des lacs préparés pour recevoir les eaux stagnantes & superflues ; ils s’ouvraient par de grandes écluses & se fermoient, selon le besoin. Par ce moyen les champs n’étoient inondés que ce qu’il falloit pour les engraisser. C’est à cet usage qu’étoit destiné ce fameux lac de Moeris, qui avoit une étendue si considérable. La manière dont il avoit été fait, annonce non-seulement l’industrie la plus grande, mais encore l’économie la plus éclairée. Pour ne point perdre, en le creusant, un terrein naturellement fécond, on l’avoit étendu particulièrement du côté de la Lybie, qui étoit une contrée sèche & presque stérile. Ainsi, en Égypte, quand un terrein ne pouvoit donner aucun produit par la culture ordinaire, on l’employoit à d’autres usages.
Comme il n’y a point eu de peuple sur la terre, qui ait porté si loin que les Egyptiens l’activité, le travail & l’intelligence, il n’y en a point eu, qui ait mieux connu les sources du bonheur & de la prospérité. Ils savoient que l’agriculture étoit le plus ferme appui de l’état & un moyen essentiel pour soutenir l’innombrable population de leurs dynasties, de sorte que cet art chez eux faisoit un objet spécial du gouvernement & de la politique. Au commencement de la monarchie, les terres furent divisées en trois parties, qui répondoient aux trois ordres principaux du royaume. L’une appartenoit aux prêtres, qui en employoient les revenus à leur entretien, à celui de leurs familles, aux sacrifices & à toutes les dépenses du culte religieux. La seconde étoit dans les mains du roi, qui devoit la consacrer aux frais de la guerre & à faire respecter par sa magnificence la dignité dont il étoit revêtu. La troisième partie étoit destinée aux soldats, qui exposoient volontairement leur vie pour le salut de la patrie. Les membres qui composoient ces trois différens ordres, ne cultivoient pas par eux-mêmes les terres qui leur étoient échues en partage. Il y avoit des laboureurs, qui se livraient aux travaux champêtres & qui en retiraient l’usufruit moyennant une redevance raisonnable. Pour retenir cette classe d’hommes, les plus essentiels de l’état, dans les bornes de la condition où la nature les avoit fait naître, des loix obligeoient, sous des peines rigoureuses, les fils des laboureurs & des bergers de succéder à leurs pères. Se voyant ainsi dans la nécessité indispensable de suivre la condition de leurs ayeux & n’ayant point l’espérance de parvenir à la magistrature ou à quelqu’autre rang distingué, ils bornoient toute leur ambition à bien remplir les devoirs de l’état dans lequel ils étoient nés, à se concilier l’estime de leurs concitoyens & à mériter les récompenses glorieuses qu’on décernoit à ceux qui faisoient quelque découverte importante.
On ne peut douter que le grand amour des Egyptiens pour les sciences, & sur-tout pour l’agriculture, n’ait produit de savans ouvrages sur cette importante matière. Il est vraisemblable que dans la bibliothèque de Memphis & dans celle d’Alexandrie, qui contenoit sept cens mille volumes en rouleaux, il y avoit un grand nombre d’écrits relatifs à cet objet. On sait que ces bibliothèques ont été perdues, & avec elles tous les ouvrages qui y étoient renfermés.
Les Grecs, imitant les Egyptiens, qui firent des dieux de tout ce qui les étonna, créèrent Cérès déesse des moissons. Cette reine de Sicile, selon eux, vint sous le règne d’Erectée à Athènes, où elle montra l’usage du bled, auparavant inconnu ; elle y enseigna la manière de faire le pain & d’ensemencer les terres. Mais quelle foi doit-on ajouter à cette tradition des Grecs ? Plusieurs auteurs regardent comme fabuleux tout ce qu’on raconte de-Çérès, & donnant à ce mot un sens allégorique, ils prétendent que par l’arrivée de Cérès à Athènes, il ne faut entendre qu’une prodigieuse abondance de bled, qu’Erectée fit apporter de l’Egypte. Pline, Virgile & d’autres assurent que l’invention de la charrue n’est point due à Cérès, mais à un certain Eurigès ou Triptolême, fils de Celeus, roi d’Eleusis, qui est représenté par les poètes assis sur un char traîné par des serpens ailés, parce que dans un tems de disette, il fit distribuer du bled dans toute la Grèce avec une diligence incroyable. Enfin Polydore Virgile fait remonter l’origine de l’agriculture à une époque plus ancienne que l’existence de Cérès. « Long-tems avant Cérès, Denis, Saturne & Triptolême, dit cet auteur, les hommes connoissoient l’usage du bled, principalement les Hébreux & les Egyptiens. » D’après le témoignage de cet historien, les Grecs sur ce point, comme sur bien d’autres, se sont dit inventeurs de ce que les Egyptiens leur avoient appris. Il suffit de se reporter aux premiers tems de leur histoire, pour être convaincu que l’agriculture n’étoit pas même connue en Grèce, lorsqu’elle avoit déja fait des progrès très-considérables chez les Phéniciens, les Madianites & les Egyptiens. De l’aveu de leurs propres écrivains, dans cet état primitif, les anciens Grecs erraient dans les forêts comme les animaux ; ils ne se nourrissoient que de végétaux & couchoient en plein air dans des cavernes, dans des fentes de rocher, ou dans des creux d’arbres. Le premier changement qu’ils firent dans leur manière de vivre, fut de manger du gland, de se bâtir des cabanes, de se couvrir de peaux de bêtes sauvages. Pelasgus fut, à ce qu’il paroît, l’auteur de cette réforme. Ils sentirent bientôt la nécessité où ils étoient de s’associer pour subvenir à leurs besoins réciproques. Ils se réunirent donc, & peu-à-peu ils acquirent de la consistance & goûtèrent les avantages de cette association. Ils s’humanisèrent insensiblement & quittèrent ce caractère féroce qu’ils avoient contracté en vivant dans les forêts. Du moment qu’ils commencèrent à voyager en Égypte, ils prirent quelque connoissance des sciences & des arts, & particulièrement de l’agriculture. De retour dans leur pays, ils firent usage de la charrue & commencèrent à tracer des sillons. Cette nouvelle manière de cultiver la terre leur parut de beaucoup préférable à celle qu’ils employoient auparavant. Elle augmentoit leurs revenus en diminuant les travaux & les dépenses.
Le goût de la nation pour l’agriculture s’accrut donc, soit par les avantages qu’elle procurait, soit par l’amélioration dont on la voyoit encore susceptible. Toutes les vues politiques se tournèrent alors, vers cette branche de l’économie publique, & les philosophes Grecs, renommés par la sagesse de leur législation, firent des réglemens sur cet objet, si essentiel à la prospérité d’un empire. Athènes & Lacédémone devinrent en peu de tems deux villes florissantes, & c’est à l’art du labourage qu’elles durent leur élévation. Dans ce moment d’enthousiasme, tous les citoyens de l’Attique se disputoient à l’envi la gloire de contribuer aux progrès de l’agriculture & d’enrichir leut patrie de nouveaux fruits, qui nous seroient peut-être encore inconnus. Aristée d’Athènes fut le premier qui cultiva l’olivier & qui trouva la manière d’en exprimer l’huile. C’est aux Athéniens que nous sommes redevables des figuiers. Ce même peuple fit venir en différens tems des coignassiers de l’isle de Crête, des châtaigniers de Sardes, des pêchers & des noyers de Perse, des citronniers de la Médie. Toutes ces productions étrangères & beaucoup d’autres sont parvenues jusqu’à nous par l’entremise des Grecs. Les Romains ayant conquis la Grèce, transportèrent en Italie tous les arbres qu’ils y trouvèrent. On doit rapporter à ce tems-là l’introduction des oliviers à Rome, puisque, selon Fenestella, sous le règne de Tarquin on n’en avoit vu aucun, ni en Italie, ni en Espagne, ni même en Attique. On doute si Tamandier étoit connu dans le pays latin du tems de Caton & s’il n’y fut point apporté, lors de la conquête de la Grèce. Il est certain que le cerisier y étoit inconnu l’an 680 de la fondation de Rome, & que Lucullus l’apporta du Pont après la défaite de Mithridate. Les premiers pistachiers ont été apportes de Syrie par L. Vitellius, sous le règne de Tibère.
Dans ces jours heureux, où les Grecs ne pensoient qu’à cultiver leurs champs & à faire fleurir l’agriculture, ils devinrent puissans & redoutables ; on n’osa plus les attaquer. Mais cette gloire ne fut que passagère. Ce peuple ingénieux & porté à tout ce qui est du ressort de l’imagination, négligea bientôt des occupations importantes pour s’attacher aux subtilités de l’esprit. Les arts d’agrément remplacèrent l’agriculture, au point que les magistrats étoient chargés de leur faire venir du bled du pays étranger. Les Spartiates, dont on vante encore la vertu sauvage, laissoient aux Ilotes, qu’ils traitoient comme des esclaves, le soin de les nourrir. Cette décadence entraîna la ruine de la Grèce. Affoiblie par la mollesse & par la volupté, un roi de Macédoine en subjugua une partie; son fils en acheva la conquête.
Lorsque les sciences eurent commencé à fleurir à Athènes, la Grèce fut bientôt enrichie d’un grand nombre d’ouvrages de toute espèce. Les Lacédémoniens n’eurent poiht de livres ; ils s’exprimoient d’une façon si concise que l’écriture leur paraissoit superflue ; la mémoire leur surfisoit pour leur rappeller tout ce qu’ils avoient besoin de savoir. Les Athéniens au contraire écrivirent beaucoup. Pisistrate recueillit tous les ouvrages des sçavans de la nation & fonda une bibliothèque, qui s’accrut prodigieusement après la mort de ce tyran. Mais, Xercès s’étant rendu maître d’Athènes, emporta tous ces livres en Perse, ou la plupart se sont perdus. Il n’en reste que des fragmens.
Les Romains ont singulièrement honoré l’agriculture. Le premier soin de leur fondateur fut d’instituer douze prêtres, pour offrir aux dieux les prémices de la terre & pour leur demander des récoltes abondantes. On les nomma arvales, de arva, champs. Un d’eux étant mort, Romulus prit sa place, & dans sa fuite cette dignité ne fut accordée qu’à ceux qui pouvoient prouver une naissance illustre. Numa Pompilius, l’un des plus sages rois de l’antiquité, avoit partagé le territoire de Rome en différens cantons. On lui rendoit un compte exact de la manière dont ils étoient cultivés ; il faisoit venir les laboureurs, pour louer & encourager ceux dont les champs étoient bien tenus, & pour faire des reproches aux autres. Les fruits & les productions de la terre étoient alors regardés comme les plus justes & les plus légitimes richesses. Ancus Martius, quatrième roi des Romains, qui se piquoit de marcher sur les traces de Numa, ne recommandoit rien tant aux peuples, après le respect pour la religion, que la culture des terres & le soin des troupeaux. Cet esprit se conserva long-tems chez les Romains; dans les tems postérieurs, celui qui s’acquittoit mal de ce devoir, s’attirait l’animadversion du censeur.
Les tribus rustiques formoient dans Rome le premier ordre des citoyens. Dans les beaux siècles de la république, quand le sénat s’assembloit, les pères conscripts venoient des champs, pour dicter des délibérations pleines de sagesse. Les consuls soupiraient après le terme de leur consulat pour aller présider eux-mêmes à la culture de leurs héritages. L. Quintius Cincinnatus & Attilius étoient occupés l’un à labourer & l’autre à semer son champ, quand on les vint chercher pour en faire des chefs de la république. Le dernier venoit d’être élu consul ; le premier, créé dictateur dans une conjoncture très-pressante, quitta ses instrumens rustiques, vint à Rome, où il entra au milieu des acclamations du peuple, se mit à la tête de l’armée, vainquit les ennemis & revint seize jours après à sa maison de campagne, pour reprendre ses fonctions ordinaires. Les ambassadeurs des Samnites étant venus offrir une grosse somme d’or à Curius Dentatus, le trouvèrent assis auprès de son feu, où il faisoit cuire des légumes. Ils reçurent de lui cette sage réponse : « Que l’or n’étoit pas nécessaire à celui qui sçavoit se contenter d’un tel dîner, & que pour lui il trouvoit plus beau de vaincre ceux qui avoient cet or, que de le posséder. » Cet illustre Romain avoit déja reçu trois fois les honneurs du triomphe.
Si Rome n’a jamais été florissante comme elle le fut dans ces momens, les campagnes ne furent aussi jamais mieux cultivées ; en sorte qu’on est porté à croire que c’est à la culture des terres que la république est redevable de sa grandeur & de son élévation. L’exercice de cette vie laborieuse, dit Pline, forma les hommes qui se sont si bien distingués dans l’art militaire. Il sortit de cette école de braves capitaines & de bons soldats, pleins de droiture & de sentimens. Mais la gloire des Romains ne dura pas au-delà des principes qui l’avoit produit. Le luxes donna d’abord l’atteinte la plus funeste à l’agriculture, & entraîna bientôt la ruine entière de la république. Les Romains, avides de plaisirs & d’honneurs, abandonnèrent leurs terres, se retirèrent à la ville, & laissèrent à des esclaves le soin de la culture. Ces mercenaires ne craignant plus l’œil du maître, s’acquittoient mal de l’emploi qui leur avoit été confié. Dès-lors les campagnes ne donnèrent que de foibles récoltes. Ce malheur commençoit à se faire sentir du tems de Varron. On en peut juger par les reproches que fait un sénateur romain à Appius Claudius sur la magnificence de sa maison de campagne, comparée à la simplicité de la sienne, où ils étoient alors, et « Ici, dit-il, on ne voit ni tableaux, ni statues, ni boiseries, ni plancher, parqueté. On y trouve tout ce qui convient au labour des terres, à la culture, de la vigne, à la nourriture des bestiaux. Chez vous, tout brille d’or, d’argent, de marbre ; mais nul vestige de terres labourables. On ne rencontre nulle part ni bœufs, ni vaches, ni brebis ; point de soin dans les magasins, point de vendange dans les celliers, point de moissons dans les greniers. Est-ce donc là une métairie ? En quoi ressemble-t-elle à celle que possédoit votre ayeul & votre bisayeul ? »
Columeile déplore aussi d’une manière très-vive & très-éloquente le mépris général où de son tems l’agriculture étoit tombée, « Je vois à Rome, dit-il, des écoles de philosophie, des rhéteurs, des Géomètres, des musiciens, & ce qui est bien plus étonnant encore, des gens occupés uniquement, les uns à préparer des mets propres à piquer le goût & à irriter la gourmandise, les autres à orner la tête par des frisures artificielles, & je n’en vois aucune pour l' agriculture : cependant on peut se passer de tout le reste, & la république a été long-tems florissante sans tous ces arts frivoles : au lieu qu’il n’est pas possible de se passer du labour de la terre, puisque la vie en dépend. . . . . . D’ailleurs y a-t-il quelque voie plus honnête & plus légitime de conserver ou d’augmenter son patrimoine ? Serait-ce le parti de la guerre ? Mais croira-t-on qu’il y ait plus de justice à s’enrichir par cette voie sanguinaire, dont il ne peut nous revenir aucun profit qui ne soit teint du sang de nos semblables, & qui ne cause, en nous enrichissant, quelque dommage à notre prochain ? . . . Les hasards de la mer & les risques du commerce, auront-ils plus d’attraits aux yeux de ceux qui pourraient avoir de l’aversion pour la guerre ? Et l’homme, tout animal terrestre qu’il est, osera-t-il braver toutes les loix de la nature pour se confier aux flots, en s’exposant à servir de jouet à la fureur des vents & à demeurer continuellement exilé de sa patrie, comme un oiseau étranger qui parcourt des terres inconnues ? Ou bien donnera-t-on la préférence sur ces professions à celle de l'usure, ce crime, dont l’odieux saute aux yeux même de ceux qu'il semble secourir pour le moment? . . . . . . . . . Regardera-t-on comme plus honnêtes, les espérances illusoires de ce flatteur intéressé qui rôdant aux portes des gens puissans, est souvent réduit à se tenir aux écoutes dans un antichambre, pour deviner si son patron est encore endormi, & à qui des valets daignent à peine répondre ? Croirai-je que je trouverai plus de félicité à m’exposer aux rebuts d’un esclave enchaîne à la garde d’une porte & à rester souvent jusques bien avant dans la nuit devant cette porte sourde à mes instances les plus vives & cela pour acheter au prix de l'esclavage le plus affreux & le plus humiliant, l’honneur des faisceaux & l'autorité, que je n’obtiendrai cependant qu’en prodiguant encore tout mon patrimoine ? Si donc les honnêtes gens doivent fuir ces moyens d’accroître leur fortune, il n’en reste plus, comme je l’ai annoncé, qu’une seule qui puisse être regardée comme noble & honnête, & cette voie, c’est l’agriculture. » Ces plaintes, quelques touchantes quelles fussent, ne produisirent aucun effet. L’amour du travail & ce louable penchant pour le labourage, qui avoit formé un des titres les plus glorieux dont on pût décorer un citoyen romain, s’éteignirent peu-à-peu dans les cœurs du peuple : les campagnes négligées ne fournirent plus le bled nécessaire pour l’entretien de Rome ; on fut obligé, d’en tirer de l’Egypte. Dans ce désordre funeste, tout concourut même à renverser l’agriculture, le fondement le plus solide de la république. Il n’y eut plus de ces hommes distingués, de ces sçavans profonds, qui jusqu’alors avoient soutenu, par leurs écrits, la pratique du labourage. Palladius Rutilius Taurus Æmilianus, qui vivoit environ cent ans après Columelle, est le dernier des Romains qui ait écrit sur l’agriculture.
Les Chinois disputent aux peuples, dont je viens de parler, l'ancienneté du labourage. Ils prétendent avoir appris cet art de Chinnoug, successeur de Fohi. Sans aller chercher si loin une origine, sur laquelle on n’auroit que des incertitudes, il est vrai que ce pays offre aujourd'hui les traces les plus, antiques de l'industrie de ses habitans. De hautes montagnes, qui formoient ces inégalités, que le globe présente à sa surface, ont été abaissées par la main des hommes & ne conservent que la pente nécessaire pour l’écoulement des eaux & l’arrosement des terres. On a arrêté dans leurs courses rapides des rivières impétueuses ; on les a détourné avec des travaux immenses, afin quelles allassent porter la fécondité dans des lieux naturellement secs & arides. A la place de ces côteaux nuds & stériles, qu’on trouve, dans diverses parties de l’Europe, on voit à la Chine des collines couvertes de moissons abondantes, qui s’étendent d’un bout de l’empire à l’autre, & qui étant coupées par étages du pied jusqu'au sommet, s’élèvent en amphithéâtre & forment des terrasses agréables. Elles montent & se rétrécissent par une muraille sèche qui les soutient. On pratique à leur sommet des réservoirs où se ramassent les eaux des pluies & des fontaines. Si ce moyenne suffit pas pour arroser les terres, on y supplée par des machines simples, qu’un seul homme met en jeu. Leur usage est de faire remonter les rivières qui baignent le pied de ces côteaux jusqu’à des hauteurs considérables. Ce seroit une erreur de croire que les Chinois ne sont si laborieux, que parce qu’ils cultivent un sol naturellement fertile, qui les dédommage amplement des peines qu’ils se donnent pour le faire fructifier. On trouve à la Chine, comme dans tous les autres pays du monde, des terreins ingrats, qui ne produisent que parce qu’on les travaille avec opiniâtreté. Où le soc ne suffit pas, la bêche est employée. Les endroits maigres & sans substance sont couverts d’une terre nouvelle, souvent apportée de loin. Lorsque quelque montagne se refuse à la culture, on y plante des arbres, qui deviennent grands, forts & vigoureux, & dont le bois sert dans la suite ou pour la construction des vaisseaux ou pour la charpente des édifices. Toutes les productions de l’empire consistent en denrées de première nécessité. Les provinces du nord fournissent ordinairement le bled ; celles du midi donnent du ris en abondance & beaucoup de légumes. La vigne n’est point cultivée à la Chine. Le gouvernement la regarde comme propre à donner feulement une boisson agréable aux gens riches. Il ne veut pas qu’on s’en occupe. Toutes les vues politiques sont tournées sur les objets de futilité la plus directe. On n’y voit point de ces jardins de pur agrément, qui ne rapportent rien. Le charme des maisons de plaisance se réduit à une situation heureuse; on a des cultures agréablement diversifiées. Cet esprit économique, cet amour pour l’agriculture est soutenu, d’une part, par le penchant des Chinois pour le travail, & de l’autre, par les honneurs accordés à tous les laboureurs qui se distinguent dans leur profession. Si quelqu'un d’eux fait une découverte utile, s’il s’élève au-dessus des autres cultivateurs par son application & son intelligence, il est appelle a la cour pour éclairer l’empereur, il est revêtu de la dignité de mandarin, & l’état le fait voyager dans toutes les provinces pour former les peuples à sa nouvelle méthode. Dans cet empire, où l’on considère plus le mérite personnel que la noblesse héréditaire, la plupart des magistrats & des hommes destinés à occuper les premières charges sont choisis dans la classe des laboureurs. On conservera toujours à la la Chine un grand respect pour les fondateurs de l’empire, qui en ont fait consister le bonheur & la stabilité dans les productions de la terre. Le nom des empereurs, qui par leurs sages institutions ont contribué aux progrés de l’agriculture, y est en vénération.
La mémoire de Venin IV ne s’effacera jamais des esprits. Cet empereur avoit établi une fête solemnelle dans tous ses états pour rappeller à ses sujets le soin qu’ils devoient prendre de fart, regardé comme la source principale de la richesse. Cette cérémonie religieuse s’est perpétuée jusqu’à ce jour. La pompe, ayec laquelle on la célèbre encore aujourd’hui, atteste le respect que les Chinois conservent pour l’auteur d’une si chère institution, & le cas qu’ils font de l’agriculture. « Une des fonctions publiques des empereurs de la Chine, dit un historien moderne, est d’ouvrir la terre au printems avec un appareil de fête, qui attire des environs de la capitale, tous les cultivateurs. Ils courent en foule pour être témoins de l’honneur solemnel que le prince rend au premier de tous les arts. Ce n’est plus comme dans les fables de la Grèce, un dieu qui garde les troupeaux d’un roi; c’est le père des peuples qui, la main appesantie sur le soc, montre à ses enfans les véritables trésors de l’état : bientôt après il revient au champ qu’il a labouré lui-même, y jette les semences que la terre demande. L’exemple du prince est suivi dans toutes les provinces & dans la même saison. Les vice-rois y répètent les mêmes cérémonies en présence d’une multitude de laboureurs.» Il seroit à désirer qu’une communication plus étendue avec la nation chinoise, nous mît à portée de mieux connoître les progrès qu’elle a faits dans les sciences qu’elle cultive avec tant de constance, & sur-tout dans l’agriculture, qu’elle a portée si loin. On ne peut douter que les Chinois n’aient composé beaucoup d’écrits sur cet art important. On assure que 200 ans avant Jesus-Christ, Chingius ou Xius, un de leurs empereurs, ordonna qu’on brûlât tous les livres du royaume, excepté ceux qui traitoient de la médecine, de l’agriculture & de la divination. Depuis cette époque, sans doute le nombre s’en est accru. Si ceux qui ont rapport à l’agriculture étoient connus, ils guideroient les cultivateurs & répandroient un grand jour sur leur art.
Je passerai sous silence les autres peuples anciens, qui ont eu quelques connoissances d’agriculture. On est trop peu instruit de cette partie de leur histoire, pour que je puisse en donner un précis. Les recherches, que je ferois sur les nations actuellement existantes ne procureroient pas plus de lumières relativement à son origine; je me bornerai à suivre ses progrès dans le royaume que j’habite.
Il est certain que les Gaules ont été très-anciennement cultivées. La population nombreuse de ce pays, qui le forçoit d’envoyer des colonies en Allemagne & dans le midi, la facilité que César y trouva pour la subsistance de ses troupes, tout annonce qu’on y faisoit des récoltes en grains. Les Romains, habiles à tirer parti de leurs conquêtes, n’épargnèrent rien pour augmenter les progrès de l’agriculture dans les Gaules. Les dépenses considérables qu’ils y firent la rendirent la plus fertile & la plus belle de leurs provinces. Cette source de richesses se tarit quand les barbares, sortis du nord, ravagèrent l’empire, & elle ne se rétablit que long-tems après.
Sous la première race des rois de France, l’agriculture y fut languissante; elle reprit de l’activité au commencement de la seconde race, tems où les moines se livrèrent au défrichement des terres avec un zèle & une intelligence, dont on a depuis ressenti toujours les effets. Le règne de Charlemagne, pendant lequel tout prit une nouvelle forme, donna à l’agriculture un plus grand éclat, qui ne fut pas de longue durée. Car l’invasion des Normands & le régime féodal replongèrent pour long-tems la France dans le cahos & dans l’ignorance. Pendant plusieurs siècles, on regarda comme vils & méprisables les hommes qui faisoient leur occupation de la culture des terres. Les premiers qui s’y livrèrent étoient des esclaves, dont la plupart rachetèrent des seigneurs leur liberté, souvent à un prix considérable. Ceux qui n’eurent pas le moyen de s’affranchir, restèrent, eux & leurs descendans, dans un état de dépendance & de servitude, que la sagesse du gouvernement vient de détruire entièrement. Les croisades & le luxe des cours, deux causes nuisibles à la France à bien des égards, ont cependant servi à l’avancement de l’agriculture. Afin de se procurer de l’argent pendant leurs voyages, les seigneurs qui prirent la croix rendirent libres un grand nombre de serfs & accensèrent leurs terres. Ils firent plus; ils rapportèrent même de l’Asie des plantes précieuses qui se sont multipliées dans nos climats. Le luxe des cours produisit aussi un effet qu’on ne devoit pas attendre, en mettant les biens-fonds dans la main du peuple; car ils furent mieux cultivés & augmentèrent les richesses de l’état. Peu-à-peu les rois firent, en faveur des cultivateurs, des réglemens qui rendirent leur condition meilleure. Ceux de François Ier, de Henri III, de Charles IX & de Henri IV ont été confirmés par leurs successeurs. Louis XIV en ajouta de nouveaux, dictés par les lumières, qui éclairoient son règne. Ce fut enfin sous Louis XV que l’amour de l’agriculture, gagnant pour ainsi dire tous les ordres de l’état, cet art fit des progrès étonnans. Les sçavans s’empressèrent de contribuer à sa perfection. Chimistes, botanistes, physiciens, naturalistes, tous dirigèrent une partie de leurs recherches vers l’agriculture. Il y eut sur cette matière beaucoup d’ouvrages publiés, que les cultivateurs de profession, à la vérité, n’étoient pas en état d’entendre ; mais les observations, qui y étoient répandues, peu-à-peu sont parvenues jusqu’à eux & les ont frappé sans qu’ils s’en apperçussent; en sorte qu’on en voit un grand nombre adopter des méthodes que leurs pères ne connoissoient pas. Il y en a même, qui font des essais, qu’on n’auroit jamais osé espérer. Il a paru sous le règne précédent des loix utiles à l’agriculture ; les unes concernoient la multiplication de la conservation des bestiaux; les autres encourageoient les défrichemens ou permettoient l’exportation des grains. Le même esprit a fait établir des sociétés d’agriculture, des écoles vétérinaires, des jardins de botanique, ailleurs que dans la capitale. MM. Duhamel[1], dont les noms ne doivent être prononcés qu’avec respect & reconnoissance, à cause des services qu’ils ont rendu aux arts & aux sciences, MM. Duhamel sont ceux qui ont le plus fait naître parmi nous le goût pour l’amélioration des terres, & sur-tout pour la culture des arbres étrangers. Ce goût s’est tellement accru & fortifié, qu’il n’y a pas de province en France, qui n’en ait éprouvé d’heureux effets. Des landes sont converties en terres labourables, des prairies, autrefois hérissées de joncs & de roseaux, donnent du foin de bonne qualité. Ici, on a arraché à la mer des plages qu’elle couvroit dans les hautes marées, & on en a fait des champs fertiles. Là, dans un sol, qu’on avoit regardé comme incapable de rien produire, on a planté des espèces de bois, qui s’y plaisent. Une partie des grands chemins est bordée d’arbres; l’approche des châteaux s’annonce par des plantations. Dans beaucoup d’endroits, aux arbres du pays, dont la végétation étoit foible, on en a substitué d’autres apportés des climats lointains. Par-tout les progrès de l’agriculture se manifestent dans plus d’un genre. On sçait mieux façonner la terre, corriger les vices du sol, y répandre les engrais convenables, semer, récolter & conserver le produit des récoltes.
Tel est le degré, où est parvenue l’agriculture en France. Tout annonce qu’elle s’y perfectionne de plus en plus. Dans quel moment peut-on en concevoir l’espérance flatteuse, si ce n’est dans celui où les idées de bonne culture, de produit des terres, occupent les têtes des hommes, qui forment la classe la plus distinguée de l’état? Les moyens d’amélioration sont devenus la matière d’une étude presque générale. Quelles ressources ne vont-ils pas acquérir par l’attention personnelle & directe du roi? Sa majesté daignant partager elle-même des travaux, dont sa sagesse apperçoit les avantages qui en résulteront pour ses peuples, a voulu que son domaine privé de Rambouillet fût sous ses yeux le centre de tous les essais & de toutes les observations que peut offrir l’agriculture, étendue à tous les genres & considérée sous ses rapports avec l’homme, les bestiaux & les manufactures. L’exécution de ces vues importantes ne peut appartenir qu’au roi, parce quelles exigent des dépenses, qui sont au-dessus de toutes fortune particulière. Sa Majesté se plaît sur-tout à considérer sa possession de Rambouillet par le parti qu’elle en peut tirer pour l’utilité publique. Déja depuis deux ans on y a vu végéter une multitude de plantes, dont les graines ont été rassemblées des diverses parties du royaume & des pays étrangers, pour y être examinées, comparées entr’elles & distinguées d’une manière utile à la botanique de à l’économie rurale. Aussi-tôt que les établissemens ordonnés par le roi pour ce qui est culture en grand, seront terminés, on en usera pour acclimater les productions avantageuses, qu’on peut tirer des régions lointaines, & particulièrement de l’Amérique septentrionale. Sa Majesté a envoyé dans cette partie du nouveau monde un sçavant, qui réunit les connoissances d’un botaniste & d’un agriculteur, afin qu’il choisisse & rassemble toutes les espèces d’arbres de de plantes qui pourront se naturaliser parmi nous & augmenter nos richesses dans tous les genres de productions. Il y a même acquis un terrein, dont il a formé une pépinière, précaution nécessaire pour ne rien faire passer en Europe que dans les saisons & de la manière convenables.
Sa Majesté a daigné m’honorer d’une portion de sa confiance & me charger de diriger les expériences, dont elle veut suivre le cours à Rambouillet. J’en profiterai pour étudier avec plus d’ardeur tous les détails du plus intéressant de tous les arts. J’ose espérer que la partie de l’encyclopédie, que je dois traiter, s’en ressentira, & que je pourrai contribuer à détruire plusieurs préjugés des cultivateurs, & à donner une juste défiance des charlatans, dont l’agriculture n’est pas exempte. Je proteste que je n’épargnerai rien pour faire luire par-tout, autant qu’il sera en moi, le flambeau de la vérité.
Ce seroit ici le lieu de parler de l’agriculture des autres parties de l’Europe, & sur-tout de celle de l’Angleterre, où elle fait de très-grands progrès; mais, n’ayant point parcouru ce royaume, je craindrois, en m’en rapportant à de simples relations, de n’en pas donner une idée exacte. Je me contenterai de tracer légèrement quelques-uns des avantages que la France retire de l’agriculture par rapport à la population & au commerce[2], & j’exposerai les moyens qui me paroissent les plus propres à augmenter ces avantages.
Laissez languir l’agriculture, bientôt la population s’affoiblira. Les hommes qui se livrent aux travaux des champs, sont ordinairement robustes de sains, capables de donner naissance à un grand nombre d’enfans, auxquels ils transmettent pour principal héritage le sang pur qu’ils ont reçu de leurs pères. De cette pépinière se tirent les bons ouvriers, les matelots vigoureux, les soldats infatigables. Les pertes en hommes ne se réparent que dans les campagnes fertiles, où ils semblent croître comme les plantes, qu’on y cultive. Les vallons arrosés par des rivières, qui y entretiennent la fécondité, sont couverts de villages & d’habitans. Dans tous les cantons, où l’espoir d’une subsistance assurée, à l’aide du travail, appelle des colons, il se forme des établissemens; les hommes s’y multiplient, la consommation que certaines manufactures en font, si j’ose ainsi m’exprimer, est plus considérable qu’on ne l’imagine. La position gênante de forcée de beaucoup d’ouvriers pendant leur travail, l’air enfermé & altéré qu’ils respirent dans des lieux souvent mal sains; les émanations, quelquefois funestes, des matières qu’ils mettent en œuvre, sont autant de causes des incommodités ou des maladies qui les attaquent, & dont une des suites est toujours la foible constitution de leurs descendans. Ce n’est qu’au prix de la fante ou de la vie de plusieurs milliers d’individus que se préparent ces étoffes qui servent à la parure & à l’ameublement des riches; j’en atteste Lyon, Nismes, Marseille, Tours, Sedan, Louviers, la Suisse & les Indes. La marine, dont les besoins se renouvellent sans cesse, n’est pas moins fatale à l’espèce humaine, à cause des périls de la navigation, du scorbut, auquel sont sujets les gens de mer, & des mortalités qui règnent sur ceux qu’on transplante dans des climats lointains. La guerre est un fléau destructeur par sa nature; elle ne tarde pas à épuiser les troupes, qui les premières entrent en campagne. Ainsi qu’aux manufactures & à la marine, il lui faut perpétuellement fournir de nouvelles recrues, & c’est dans la classe des cultivateurs qu’on peut les trouver.
L'agriculture entretient de deux manières le commerce tant extérieur qu’intérieur en procurant à la plupart des manufactures les matières premières & en produisant les denrées ou comestibles transportables. Quelque grande que soit en France la consommation du bled[3], toutes les provinces fournies, il en reste chaque année une grande quantité, qu’on peut vendre à l’étranger. Il est rare que les moissons manquent en même tems dans tout le royaume, parce que le terrein y étant de diverse nature, il est plus ou moins susceptible de l’influence des saisons. D’autres grains y croissent en abondance & remplacent le bled dans les tems de disette & dans les pays, où ce grain vient mal. La principale exportation consiste en vins, dont la récolte est immense, eu égard à ce qu’on en boit en France. Une partie est convertie en eau-de-vie; on tire ces derniers objets particulièrement de nos côtes & des pays voisins ; ils passent dans tout le nord de l’Europe & dans l’Amérique.
Le lin, que produisent la Bretagne, la Normandie, la Flandres, le Hainault & plusieurs autres provinces, occupe les métiers de toiles fines, de batiste, de linon, de dentelle. Le chanvre, qu’on cultive dans beaucoup de nos provinces, avec plus d’avantage encore, sert aux fabriques de toiles communes, de voiles de moulins à vent & de vaisseaux, & pour les corderies, si utiles aux arts & à la marine.
On fait en France des huiles avec les fruits de l’olivier, du noyer & du hêtre, avec les graines d’un grand nombre de plantes; telles que le chanvre, le lin, le colzat, le pavot ou œillet : on en mange une partie ; différens arts en emploient une autre ; le reste sert pour la fabrication des savons. Si l’alkali contenu dans l’eau de la mer, peut en être séparé, & suppléer la soude qu’on achette de l’Espagne, les manufactures de savon, ainsi que les verreries, auront une ressource indépendante de l’étranger. On nous flatte que nous touchons à ce moment. Nos laines ne sont ni assez abondantes, ni assez belles pour entretenir seules nos manufactures de draps fins, qui emploient en outre des laines d’Espagne & d’Angleterre; mais elles suffisent pour les étoffes grossières, dont la consommation est la plus considérable. Au reste, ce ne seroit péut-être qu’aux dépens d’un revenu plus avantageux qu’on augmenteroit le produit en laine; en multipliant les moutons d’une manière particulière, parce qu’il faudrait convertir en prairies des terres où l’on récolte des objets plus profitables. Cultivons, récoltons, vendpns des blés & des vins, & achetons une partie des laines dont nous avons besoin. Cependant on peut chercher à améliorer la qualité de celles de France. M. Daubenton nous apprend qu’avec des soins on aura dans tout le royaume des laines courtes de superfines comme en Espagne; celles du Languedoc, du Roussillon, du Berri & de la Sologne n’en sont pas très-éloignées. Il y a lieu de croire qu’on parviendra aussi à égaler les laines longues à peigner de l’Angleterre.
Le pastel & la garence réussissent dans la plupart de nos terreins. Si les couleurs, qu’on en tire, n’approchent pas de celles de l’indigo, production végétale d’Amérique, ni de celle de la cochenille, insecte qu’on y élève sur une espèce de raquette, elles ont un degré de solidité qui dédommage du brillant & de l’éclat, & sont propres aux teintures communes. Au reste, l’indigo croît dans nos colonies, & si l’on sçait profiter des peines de feu M. Thierry, botaniste, la cochenille doit se multiplier dans les possessions françoises du nouveau monde, comme dans celles des Espagnols.
En encourageant les plantations de mûriers blancs, on a trouvé le moyen de produire une soie nationale, moins belle à la vérité que celle du Levant, mais convenable pour les trames des étoffes de première qualité, telles que les velours, les satins, les chinés, & pour les chaînes même des étoffes de qualité inférieure. La quantité de soie que fournit l’étranger aux manufactures de plusieurs villes se paie en productions du sol ou en ouvrages; le prix de la main d’œuvre reste dans le royaume. C’est un dédommagement sans doute, mais il_ne doit pas ralentir le zèle de l’activité des provinces propres à l’éducation & à la multiplication des vers à foie, parce qu’il faut peu de terrein pour beaucoup de mûriers blancs, parce qu’on en peut planter le long des chemins, parce qu’enfin au moment où les vers à soie éclosent & subissent toutes leurs métamorphoses, les travaux essentiels de la campagne, c’est-à-dire, les moissons, ne sont pas encore commencés, du moins dans beaucoup de provinces.
Il semble qu’il ne manque à l’agriculture françoise, pour pouvoir, au moins en partie, fournir de matières premières les manufactures les plus importantes, que de cultiver les arbrisseaux qui portent le coton. Mais ils ne se plaisent que dans des climats chauds. Quelques contrées de l’Europe, de l’Amérique, de l’Asie & de l’Afrique se consacrent à cette culture. On l’a essayé en Corse, sans succès, mais ce n’étoit qu’une première tentative, qui ne doit point ralentir le zèle de ceux qui ont à cœur de l’introduire dans cette isle, où je sais qu’on s’en occupe avec de grandes espérances. Nos colonies d’Amérique en produisent de plusieurs espèces, parmi lesquelles il y en a de la plus grande beauté.
C’est encore à l’agriculture qu’on doit l’exportation des mulets que l’Espagne tire de quelques-unes de nos provinces. Cette branche de commerce, autrefois si florissante, se rétablira lorsqu’on aura supprimé les étalons dans le Bigorre, dans la Navarre françoise, dans le diocèse de Cominges, dans le petit pays nommé les Quatre-Vallées, & dans les Pyrénées françoifes, qui, calcul fait d’après les registres des commerçans, vendôient, il y a cinquante ans, dix-neuf vingtièmes de mulets de plus à l’Espagne. La haute Auvergne se plaint aussi de la diminution énorme de ses mulets depuis qu’on y a établi des étalons, parce qu’on ne permet aux paysans de livrer au baudet que les plus petites jumens, rebutées par les inspecteurs des haras.
Une partie des objets dont je viens de faire mention est portée dans tout le royaume par le commerce intérieur pour la consommation des habitans. Les pays, où la vigne ne peut venir, sont fournis de vins par ceux qui la cultivent, excepté dans le cas ou, à cause de l’éloignement, les frais de transport deviennent trop considérables. Les gens riches ne manquent pas de s’en procurer, à quelque prix que ce soit. Mais le peuple y supplée par une autre boisson; le Normand boit du cidre, le Flamand, l’Artésien, le Picard boivent de la bière Il y a des cantons où la nature du sol refuse de produire du froment, le plus estimé des grains. On y en apporte comme du vin en Normandie, pour les gens aisés; les autres habitans se contentent pour leur nourriture, ou de seigle, ou de maïs, ou de millet, ou d’avoine, ou de sarrasin, ou de pommes de terre, ou de châtaignes, qu’ils récoltent dans leurs propres champs indépendamment de diverses sortes de légumes qu’ils sçavent cultiver. Les bestiaux, par la voie des foires & des marchés, se répandent des pâturages, où on les élève & où on les engraisse, dans le reste du royaume, soit pour servir à l’agriculture, soit pour d’autres usages, soit pour les boucheries. Je remarquerai encore que parmi nous le peuple ne mange presque pas de viande, dont le prix de l’apprêt lui coûteroient trop. Il trouve tous ses alimens dans les végétaux, plus à sa portée.
Il s’est établi dans chaque province des manufactures ou des fabriques d’étoffes grossières pour les besoins de la multitude. Les étoffes, riches ou fines, sont transportées dans les villes où le luxe ne les trouve jamais assez variées. La capitale seule, en ouvrages des manufactures, procure un débit plus grand que le quart du royaume, quoiqu’il renferme des villes du second & du troisième Ordre, habitées par des citoyens opulens. Paris, placé à peu de distance de la Beauce, de la Brie, de la Picardie, de la Normandie & de la Bourgogne, voit sans cesse arriver dans son sein toutes les denrées que ces fertiles provinces lui amènent, tant celles quelles puisent dans leurs propres fonds, que celles qu’elles tirent des pays qui les avoisinent. Une administration particulière veille à y entretenir l’abondance au milieu d’un monde de consommateurs. L’oisiveté & la crainte de l’ennui y nourrissent une très-grande quantité de chevaux, abus que le gouvernement réprimera sans doute, parce qu’il en épuise l’espèce, en sorte qu’on en trouve à peine dans la France pour monter la cavalerie, & qu’on en est réduit a les faire servir avant l’âge convenable.
Dans l’énumération de tout ce qui circule dans le royaume, comme produit de l’agriculture, je n’ai rien dit du sucre, ni du café, ni du tabac. Je croìs cependant qu’on peut regarder les deux premiers objets comme appartenans à notre agriculture, puisqu’on les recueille dans nos colonies. Ce qu’elles en fournissent suffit pour approvisionner la France, où l’habitude en a fait un besoin réel. Le tabac est une production plus nationale: encore, puisqu’on en cultiveroit avec avantage dans la plupart des provinces. La Flandre & l’Alsace en offrent des exemples ; c’est dans l’Alsace que la ferme générale a pris ce qu’il lui en failloit pendant la guerre dernière. Il seroit de meilleure qualité, s’il étoit cultivé dans le midi du royaume. A cette esquisse légère des avantages que la France retire de son agriculture, j’ajouterai quelques-uns des moyens propres à les augmenter en la perfectionnant & en l’encourageant.
Le plus puissant moyen de donner à l’agriculture toute l’activité dont elle est susceptible, seroit de pratiquer des chemins de communication dans les pays où il n’y en a pas, d’ouvrir des canaux navigables pour le transport des marchandises, de former des digues le long des rivières sujetes à se déborder, de procurer dans certains cantons un écoulement aux eaux stagnantes qui, en même-tems qu’elles nuisent à la fécondité des terres, causent des exhalaisons mortelles pour les cultivateurs des environs; enfin, d’établir en plusieurs endroits des canaux d’irrigation. Qu’on parcoure la carte de la France, on verra qu’en général les provinces traversées par un plus grand nombre de chemins, sont les plus fertiles & les plus riches de toutes, quoique dans quelques-unes le sol ne soit pas de la meilleure qualité. Qu’on aille dans la Hollande, on se convaincra que c’est à une multitude de canaux que ce pays doit une partie de son opulence, puisque les productions territoriales le mettent en état d’entretenir au dehors un commerce immense. Qu’on traverse la Suisse, on admirera les soins qu’on se donne pour économiser l’eau, pour la diriger où il est besoin qu’elle soit conduite, pour entretenir des prairies humides dans une saison où elles seroient desséchées. Qu’on rentre en France & qu’on examine les bords de la Loire depuis Orléans jusques vers Angers, espace de près de soixante lieues, c’est là où l’agriculture offre le plus de ressources. Une très-grande partie des taxes que paie la généralité de Tours est imposée sur les villages situés auprès de cette digue étonnante, connue sous le nom de Levée, qui garantit des inondations de la Loire tout ce qui l’avoisine, & donne lieu à des récoltes inappréciables. Cet ouvrage, un des plus utiles de la France, puisqu’en rendant navigable une belle rivière, qu’il contient, dans son lit, il favorise l’agriculture sur ses rives, cet ouvrage doit honorer le siècle, le règne sous lequel il a été entrepris, & le génie qui l’a projeté & exécuté ; c’est un modèle à suivre, qui semble imiter le gouvernement & les états provinciaux à l’imiter dans les pays exposés aux ravages des rivières[4]. On donneroit à l’agriculture de vastes cantons & presque des provinces, dont le sol retient l’eau des pluies, à cause d’une couche d’argile qui se trouve dessous, si l’on y formoit de fréquens fossés, qu’on dirigeroit dans des ruisseaux & de-là dans de petites rivières, en en creusant les lits pour établir la pente nécessaire: on pourroit même par des saignées, pratiquées avec intelligence, détourner ces eaux pour arroser les terreins secs & arides qu’elles rencontreraient dans leurs cours. Les fonds pour tous ces travaux, soit que ce fût le gouvernement, soit que ce fussent les provinces qui les entreprissent, seroient considérables, j’en conviens, mais ils produiroient dans la suite des rentrées énormes, & jamais l’état ou les administrations provinciales n’eussent placé de l’argent à un si gros intérêt. Il en coûterait moins au gouvernement, sans doute, parce qu’il a des ressources infinies. On assure que ces opérations se feroient avec une grande facilité & d’une manière peu dispendieuse, si en tems de paix on y employoit une partie des troupes. Une foule de monumens attestent que les Romains occupoient leurs soldats à des travaux d’utilité publique. Louis XIV, avec le même secours, fit préparer, en 1686, un aqueduc dont il reste des vestiges remarquables, & qui devoit amener la rivière d’Eure à Versailles. Cet ouvrage, il est vrai, a causé des maladies à un grand nombre de soldats ; mais on pouvoit les prévenir en prenant les précautions nécessaires. Des exemples plus récens prouvent combien ce moyen offre d’avantages, puisqu’on vient d’employer des troupes avec succès pour ouvrir des canaux & pratiquer des desséchemens.
La multiplication des bestiaux est la richesse & le mobile de l’agriculture ; elle est retardée en France par plusieurs causes. On a cru qu’on ne pouvoit pas en élever un aussi grand nombre depuis qu’on avoit défriché des landes consacrées à des pâtures naturelles. C’est une erreur dont on reviendra lorsqu’on réfléchira quelles sont remplacées avantageusement par des prairies artificielles, utiles même pour le repos des terres, & par les fourrages & pailles résultans des récoltes. Il y a cette réciprocité entre les bestiaux & les champs labourables, que plus ceux-ci rapportent, plus on est en état d’entretenir de têtes de bétail, & vice versâ.
On a depuis long-tems reconnu combien les troupeaux sont avides de sel, combien cette denrée leur est salutaire, combien on en sauveroit des maladies qui les tuent si on pouvoit leur en donner à volonté, combien enfin ceux auxquels on en fait manger de tems en tems quelques poignées, ou qui paissent dans ses prés salés, deviennent vigoureux & ont la chair délicate. Ces observations, peut-être déja communiquées au prince qui nous gouverne, seront de nouveau portées aux pieds du trône par quelque ministre sage, avec des moyens efficaces de rendre le sel marchand sans nuire aux revenus de l’état. C’est le vœu des citoyens, amis de la patrie ; le monarque en sera frappé & la multiplication des troupeaux, d’où dépendent les progrès de l’agriculture, ne sera pas le seul bien qui en résultera.
Les chevaux propres à la culture des terres sont devenus rares & chers. On sait qu’ils doivent être différens de ceux qu’on destine à traîner des carrosses ou à monter des cavaliers. Dans le projet d’embellir cette espèce même, projet qui mérite de la reconnoissance, quoiqu’il n’ait pas rempli son but, on a établi des étalons de distance en distancé dans les pays d’élèves. Il a été défendu aux fermiers d’avoir chez eux des chevaux entiers, & enjoint de mener leurs jumens aux étalons qui leur ont été désignés. Soit que les étalons ne soient pas assez multipliés, soit que les hommes auxquels on en a confié la garde, ne les nourrissent de ne les soignent pas convenablement; la plupart des jumens perdent infructueusement leur chaleur ou ne retiennent pas, ou ne font que de foibles poulains ; en sorte que le moyen regardé comme propre a améliorer l’espèce est devenu la cause de la diminution considérable qu’on en éprouve[5]. Au reste, le projet ne pouvoit avoir que la moitié du succès qu’on en attendoit, parce que, pour produire de beaux chevaux, il ne suffit pas que l’étalon soit de choix; if faut que les jumens aient des qualités correspondantes, & que d’ailleurs les poulains, dans les premières, années, ne manquent d’aucuns soins. Heureusement, sur cet objet, le voile est rompu ou prêt à se rompre; l’administration instruite que les essais qu’elle avoit voulu faire, n’ont produit qu’un effet nuisible à la fortune des cultivateurs, s’empressera d’y remédier de laissera aux fermiers la liberté d’avoir des chevaux entiers en leur possession pour le service de leurs jumens. L’espèce en sera moins belle, il est vrai, mais elle sera moins rare & aussi utile. L’agriculture ne se verra plus privée d’un secours dont l’interruption lui a été désavantageuse; d’ailleurs on peut s’en rapporter à l’appât du gain, si puissant sur les hommes, pour avoir de belles espèces de chevaux. Les cultivateurs, assurés de les bien vendre, sauront en élever & en fournir les amateurs.
Le besoin seul d’engrais, à mesure qu’on a défriché davantage, a rendu plus nécessaire l’augmentation des bêtes à cornes, dans les pays même où les labours se font avec des chevaux. Les cultivateurs l’ont senti ; mais ceux qui se sont procurés un plus grand nombre de vaches, en ont perdu beaucoup de maladies, parce qu’ils les ont, pour ainsi dire, entassé dans des étables ; qu’il eût fallu agrandir ou corriger auparavant. Ils ne s’étoient pas encore appliqués non plus à connoître les plantes qui pouvoient leur fournir des herbes ou des racines fraîches dans presque toutes les saisons de l’année. Leurs pertes les ayant rendu plus attentifs sur leurs véritables intérêts, il y a lieu d’espérer qu’ils entretiendront sainement de plus grands troupeaux de vaches, dont ils tireront plus d’engrais, plus de veaux & plus de laitage.
Quoique je sois persuadé qu’en général rien n’est plus propre à favoriser l’agriculture que la libre exportation des denrées, de quelque nature qu’elles soient, je crois cependant que la vente des agneaux, pour les boucheries, doit être rigoureusement défendue. C’est une denrée anticipée, introduite par le luxe des tables, & dont la privation n’est sujette à aucun inconvénient. Au contraire, l’usage qu’on en fait dans la capitale & dans les autres villes, nuit à la multiplication des moutons, & brebis, qui forment un aliment plus substantiel, fournissent des suifs & des laines de donnent les meilleurs engrais pour les terres. Ces motifs, sans doute, ont été la cause des réglemens, qu’on a renouvellés plus d’une fois relativement à la vente des agneaux. Le plus ancien que je connoisse, est une ordonnance de Charles IX[6]. Depuis cette époque il a été permis de tems en tems de tuer des agneaux, avec des restrictions dont on a toujours abusé. Au commencement de ce siècle, il y a eu encore quatre arrêts du conseil[7] pour le défendre entièrement. Il paroît que ces défenses ont été levées, puisque maintenant, dans la capitale, la vente des agneaux se fait librement. Puisse l’intérêt de l’agriculture & du commerce, préférable au luxe des tables, faire renouveller d’une manière permanente des défenses dont le gouvernement a tant de fois senti les avantages !
Trop souvent des épizooties meurtrières désolent les campagnes en enlevant des animaux nécessaires à l’agriculture ; trop souvent le laboureur infortuné voit périr ses chevaux, ses boeufs & ses moutons, sans pouvoir arrêter la cause du fléau qui l’afflige. C’est dans la vue de prévenir les effets de ces pertes, que, sous le règne dernier, on a établi deux écoles vétérinaires, l’une auprès de Paris & l’autre à Lyon. Le but qu’on se propofoit étoit d’y former des élèves capables de porter du secours aux bestiaux malades. Cette belle institution n’a pas encore acquis toute la perfection dont elle est susceptible. J’oserai me permettre ici quelques réflexions à ce sujet, afin de faire connoître ce qui en retarde les progrès, & ce qui pourrait la mettre en état de répondre aux intentions de ses instituteurs.
La marche qu’on suit dans l’étude de la médecine relative au corps humain fut suivie dans les écoles vétérinaires, & l’on ne pouvoit prendre un meilleur modèle. Avant de connoître les dérangemens qui surviennent au corps de l’animal, il falloit savoir le détail des parties qui le constituent. On fit donc dans les écoles vétérinaires des démonstrations anatomiques sur les corps du cheval, du bœuf & du mouton, que les élèves s’exercèrent à disséquer : on leur expliqua l’action & le jeu de ces parties les unes sur les autres, mais on ne les garantit pas assez de l’esprit de systême, qui veut tout plier sous le joug de l’opinion, &, qui, loin d’avancer la science, met les plus grands obstacles à ses progrès. Cette faute avoit été commise dans les écoles des facultés; elle le fut dans les écoles vétérinaires.
La science qu’on devoit étudier après l’anatomie est celle qui traite des fonctions, connue sous le nom de physiologie, & après elle l’hygiène ou la manière d’entretenir les bestiaux dans un bon état de santé. Cette dernière consiste dans la connoissance de l’air qu’ils doivent respirer, des alimens qui leur conviennent, des soins qu’on doit leur donner, selon leur âge, le climat, le sol & selon un grand nombre de circonstances trop longues à rapporter. Les précautions sages qu’on prend pour prévenir les maladies sont d’un prix infini, parce qu’elles tendent à la multiplication & à l’amélioration des espèces & de leurs produits. Il me semble qu’on n’a pas assez insisté sur cet objet dans les écoles vétérinaires, & peut-être n’en faut-il chercher la raison que dans la difficulté qu’il y avoit d’enseigner une science toute physique à des élèves sortis des régimens ou des campagnes, & qui ne consacroient que peu d’années à des travaux qui en exigeoient davantage.
Les maladies des bestiaux, comme celles des hommes, peuvent être divisées en maladies externes ou chirurgicales, & en maladies internes. Dans le traitement des premières, il faut, pour porter le fer ou le feu, selon l’occasion, l’adresse d’une main guidée par des préceptes. Soit qu’on se soit plus appliqué à cette partie qu’à toute autre, soit qu’il fût plus facile de l’enseigner & de l’apprendre, il est sorti des écoles vétérinaires des élèves qui la possèdent d’une manière distinguée. On doit donc convenir que la chirurgie; vétérinaire a fait de grands progrès. Mais quelqu important qu’il soit de guérir les maladies externes des bestiaux, le tort quelles feroient si on les abandonnoit à elles-mêmes, n’est pas comparable à celui que causent les épizooties. Ces dernières étoient l’objet principal dans le plan d’établissement. Toutes les autres parties n’en devoient être que des accessoires. Si l’on en excepte un ouvrage de M. Vitet, médecin de Lyon, & les notes de Bourgelat sur Barberet, les autres livres qui traitent de la médecine vétérinaire ne méritoient que peu d’attention. Avec d’aussi foibles secours on ne pouvoit enseigner l’art de guérir les épizooties. Il n’y avoit d’autre parti à prendre que d’accoutumer les premiers élèves à la manière d’observer & de rendre compte de leurs observations. En les envoyant au milieu des bestiaux malades, ils eussent acquis des connoissances qu’on auroit employées avantageusement à l’instruction de ceux qui leur succédèrent dans les écoles. En peu d’années la médecine vétérinaire, qui n’étoit qu’au berceau, eût pris un accroissement sensible & eût rempli le vœu de ses fondateurs & celui de toute la nation. Mais, pour adopter cette marche, il eût fallu convenir qu’on ne savoit rien, & cet aveu coûta trop à faire. On préféra d’apprendre aux élèves des Traités de maladies de bestiaux, calqués sur ceux des maladies des hommes; on leur dicta des formules de médicamens, plus ou moins compliquées & tirées des matières médicales, faites par des médecins, sans penser que malgré les rapports apparens de la constitution de l’homme avec celle de l’animal, il pouvoit y avoir des différences infinies, qui exigeoient d’autres moyens de guérir.
Mais le mal est facile à réparer. L’école vétérinaire établie auprès de Paris, & la seule qui subsiste des deux, est à portée de conseils sages, capables d’en diriger les études & de les faire tourner toutes à l’avantage des campagnes. Si on y donne aux élèves, sur-tout à ceux qui annoncent d’heureuses dispositions, quelques notions de physique en les y retenant plus de trois ans ; si on ne met entre leurs mains qu’une physiologie dégagée de systêmes; si on les éclaire sur l’art de conserver la santé autant que sur celui de la rétablir ; si on leur persuade d’étudier les maladies dans les étables & dans les écuries avec plus d’assiduité que dans les livres, & de n’employer que des remèdes simples, d’un prix proportionné à la valeur des animaux, l’agriculture aura à l’école vétérinaire l’obligation la plus grande, puisqu’elle lui devra la multiplication & la conservation de ses troupeaux. Au reste, nous vivons dans un siècle où rien de ce qui touche à l’intérêt public n’est étranger. Les savans ne dédaignent plus de s’occuper d’objets que nos pères regardoient comme indignes d’eux. On en voit se livrer à l’étude de toutes les branches de l’agriculture. Ce qui concerne la santé des bestiaux n’échappe pas à leurs recherches; c’est un second foyer, d’où partira une seconde lumière qui, à l’avantage d’être épurée dans le creuset de la saine physique, joindra celui d’être enfantée par l’observation & l’expérience.
Je ne dois pas passer sous silence les sociétés d’agriculture, instituées pour la perfection de l’art. Il s’en est établi dans presque toutes
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DISC OURS les’capitales des provinces. L’amour de futilité publique leur:a donné naissance; mais un choix mal-entendu d’une partie des membres cp les composoient, des travaux d’une forme peu convenable, de la théo- rie, à la place de-l’expérience; telles sont les causes qui les ont fait languir & tomber insensiblement; On cherche dans plusieurs villes a ìes"rétablirj mais à moins que ce ne soit fur un nouveau plan, òn n’en peut espérer que quelques étincelles, de lumière, qui s’éteindront bientôt. Le paysan françois, qu’ibs’agit d’instruire des nouveaux pro- cédés découverts en agriculture , ne lit point ou presque point: on doit donc le compter pour rien dans l’usage qu’on peut faire des "mémoires des compagnies savantes. Accoutumé dès l’enfance á une pratique qu’il tient de ses pères, il n’en conrioít de n’en veut^ pas connoître une autre, à moins que sous ses yeux jl n’en voie de bons effets. C’est le langage de l’expérience qu’il faut lui parler. Que le hasard place dans chaque province, dans chaque canton, un homme intelligent, ami de l’agricukure, patient de capable d’inspirer de la confiance à tout ce qui fenvironne, qu’il y faste des expériences en s’associant pour cela des laboureurs, qu’il les mette en état de juger eux-mêmes des résultats ;fans efforts pour les convaincre, fans livres, fans"encouragemensmême, il les verra, lentement à la vérité, adopter des méthodes "nouvelles qui auront eu des succès de dont ils se croi- ront les-inventeurs, parce qu’ils auront coopéré aux essais qu’on en aura fait. C’est ainsi de non autrement que les connoiífances dissipe- ront peu-à -peu les ténèbres de l’ignorance de dés préjugés répandus fur l’agriculture. Pour favoriser ce moyen, je voudrais qu’il y eût dans la capitale une société d’agriculture formée fur un plan, dont j’ai trouvé presque-toutes les idées dans les conversations de dans les lettres d’un illustré agriculteur.
L établissement ne coûterait rien à l’état, qui seulement le proté- gerait de s’adresserait à lui ’quand il auroit des projets d’amélioration pour les provinces. La société seroit composée de citoyens bienfaisans de zélés, parmi lesquels il suffirait qu’il y en eût quelques-uns de propres à recueillir des faits, à les rédiger.de.à en former des instructions, simples de courtes^ On prieroit des personnes considérables de en état de pro- téger fetablissement, de vouloir bien en être membres. L’assemblée se tiendrait chez celui des associés qui auroit la maison la plus .commode de située le plus près du centre de la ville. „ O^n’auroit pas de peine à trouver dans Paris un nombre sofhfant d’associés, qui fourniraient des fouîmes égales, dont l’empioi sera in- diqué ci-dessous. Cette ville renferme beaucoup de gens qui, grâces a l’eíprit du siècle, ne cherchent que des moyens sûrs de faire servir PRE LIM.IN’A IRE. z7 une partie de leuì fortune à futilité publique. Ce qui se passe aux loges des francs-maçons, ce qu’a tenté la société d’émulation, ce que projette la société philarttropiqùe, en soiit des preuves convaincantes. ’ Péut-être même cës compagnies", fi elles étoient persuadées de la con- sistance ~dc de futilité d’une société 7 d’agriculture, bien établie & bien conduite,; réuniroient-elles dans son sein, pour l’ufage le plus avanta- geux,, les secours qu’elles dispersent de qui ne produisent qu’un bien momentané à quelques individus ? • La société,, bannissant à jamais l’idée dé former une académie, ne / tiendrait pas d’assemblées publiques ; mais elle admettrait "’ dans ses séances les personnes qui désireraient s’instruire ou communiquer quel- que chose d’utile. Sa fonction principale consisterait à répandre dans les provinces lès découvertes qui se font dans le monde entier^ & (ce qui est plus important encore) les pratiques diverfeç quune longue expérience a constatées’ de qui sont plus sûres, que les nouvelles inven- ~ tions. . / - Pour cet effet il faudrait qu elle fut en relation avec toutes lès sociétés d’agriculture du ^royaume , qui seraient absolument indépendantes- d’elle. Celles-ci se choisiraient dans les provinces un certain nombse ^e; correspondans,.qui seraient ou des gentilshommes vivaris dans leurs terres^ ou des curés, ou des bourgeois de petites • villes qui eussent du goût pour l’agriculture, de l’inteíligence de un peu" de terrein à con- sacrer à des expériences. C’est à ces-correspondans que les sociétés feraient passer: les instructions manuscrites ou imprimées fur les objets d’agriculture. Ils les communiqueraient aux gens dé la campagne, .en leur en montrant les eftèts,S£ quelquefois les modèles dès instru- . mens, qui leur parviendraient. Les correspondans, de leur part, infor- meroient les sociétés des besoins & des désirs des cultivateurs, arrêtés souvent - par. la crainte de la dépense dans les essais qu’ils veulent tenter. Par ce moyen, les correspondans feraient une voie intermé- diaire èntre les sociétés dç les cultivateurs de profession. - Les membres de là société de la capitale seraient choisis parélíe,- ainsi que les correspondans qu’elle se procurerait dans la. généralité de Paris, furies témoignages avantageux qu’elle auroit de leur zèle & . de leur désintéressement; car leur fonction serait gratuite. " Les sociétés emploieraient leurs fonds ou les sommes qu’on leur; confierait pour donner des prix de récompense à ceux qui auraient.’ enrichi l’agriculture de quelque nouvelle méthode, pour faire par- venir aux cultivateurs des-graines qu’ils" voudraient semer, les instru- mens nouveaux & les instructions nécessaires; enfin, pour les frais .d’administration-& de correspondance. Comme celle de la capitale, íèroit composée d’un plusgrand norôbre de_ personnes riches, eile feroit passer aux autres sociétés les objets qu’elle se procureroit plus aisément, soit graines, soit instrumens, soit instructions; de manière cependant que dans tous ses rapports avec elles, elle ne s’arrogeât pas un titre de prééminence, qui perdroit tout.
S’il est un plan de sociétés d’agriculture, qui soit propre à l’avancement de cet art, c’est celui qui vient d’être exposé, parce qu’il est fondé sur la connoissance de la manière, dont les gens de la campagne se laissent instruire. Je passe à des moyens d’un autre genre.
Les terres en France sont cultivées ou par des propriétaires ou par des locataires. Parmi les premiers, les uns possèdent en toute propriété, par suite d’héritage ou d’acquêts, sans être tenus à aucune redevance. Les autres jouissent à la charge d’une rente ou d’un cens, parce que leurs pères n’ont ni hérité, ni acquis, mais se sont engagés a reconnoître Une concession moyennant une taxe convenue. Ceux-ci ne font valoir que peu de terres ; ceux-là ont de grandes exploitations.
Les locataires se divisent en fermiers de en métayers ; les fermiers paient les propriétaires en argent, & les métayers en denrées; ordinairement ces derniers donnent la moitié du produits. Quelquefois on paie une partie en argent & une autre en denrées. Il y a encore des propriétaires qui distraïent de leurs fermes ou métairies une certaine quantité d’arpens de terre pour les louer à des particuliers à prix d’argent ou de denrées. Les propriétaires qui cultivent eux-mêmes sont de pauvres gentilshommes ou des bourgeois retirés à la campagne dans leurs domaines ; les autres sont dans la classe des paysans. On ne voit point d’hommes riches se livrer à l’exploitation des terres, comme on assure qu’il y en a dans plusieurs cantons de l’Angleterre. Il résulte delà, qu’on ne peut jamais aller que pas à pas. Le cultivateur françois se presse de semer des grains pour récolter, se nourrir & vendre, tandis que s’il étoit plus fortuné, il sacrifieroit les premières années à des cultures de diverse nature, qui lui procureroient des engrais abondans en fournissant la nourriture à beaucoup de bétail. Le fermier, en supposant qu’il soit en état de faire quelques tentatives, est retenu par la brièveté de son bail, dans la crainte qu’un autre ne jouisse de ses améliorations. Ce n’est qu’à regret que le métayer voit la moitié du produit de ses champs, le fruit de ses peines, passer dans les mains d’un propriétaire, qui recueille où il n’a pas semé. Il s’enfuit que l’agriculture auroit une marche plus rapide, si les gens riches, attirés par le luxe & les plaisirs dans les villes, & sur-tout dans la capitale, ne préféroient une vie oisive & volupteuse à une profession utile, qui exige de l’activité & de la tempérance, si les baux des fermes avoient un terme beaucoup plus long que neuf ans, si par-tout le royaume il y avoit des débouchés pour les denrées, ce qui éteindroit les métairies, parce que les paysans ne voudroient plus payer qu’en argent. Ce ne sont pas encore-là les seuls moyens d’augmenter les progrès de l’agriculture.
Les propriétaires qui louent leurs terres ont intérêt d’en réunir le plus qu’ils peuvent en une seule de même exploitation, à cause des économies qu’ils font sur l’entretien des bâtimens. Ce seroit peut-être aussi l’avantage de l’agriculrure, si les fermiers étoient en état de faire de grasses avances. Mais leur fortune étant très-bornée, le bien général demande que les fermes ne soient pas considérables; six cens arpens de terres seront mieux cultivés par deux fermiers que par un seul. On engageroit sans doute difficilement les propriétaires à multiplier leurs fermes, parce qu’ils diminueroient leurs revenus, en augmentant les frais de réparation. Car, depuis quelque tems même, il s’établit dans certains cantons un usage bien contraire à ces vues. Des propriétaires, parmi lesquels il y a des mains-mortables, détruisent leurs fermes, en abattent les bâtimens, en distribuent les terres par lots à des fermiers voisins, déja chargés de fortes exploitations. Si ceux qui prennent à loyer les terres d’une ferme démembrée, augmentoient en proportion le nombre de leurs bestiaux, l’agriculture ne souffriroit pas un tort aussi notable dans ce partage. Mais leurs étables n’étant pas assez grandes pour contenir ce qu’il leur faudroit de bétail de plus, ils se restreignent à une quantité peu au-dessus de celle qu’ils avoient, & le pays doit se ressentir d’une diminution d’engrais. Ce seroit une injustice d’engager les propriétaires des fermes conservées à construire de nouveaux bâtimens pour loger les bestiaux qu’exigent les lots de terres des fermes détruites qu’on y ajoute. Je propose un moyen exempt de ces inconvéniens de capable de faire le bonheur d’une foule de paysans malheureux, c’est de distraire des fermes considérables plus ou moins d’arpens de terres pour les donner à des particuliers à prix d’argent, en chargeant par leurs baux les fermiers de la perception de ces loyers. Sans perdre de leurs revenus, sans augmenter leurs dépenses, les propriétaires offriroient par-là une manière de vivre aisée à de pauvres gens, qui n’ont de ressources que dans les journées qu’on leur fait faire. Ces portions de terres divisées en seroient mieux cultivées; mais il faudroit exiger qu’ils les-cultivassent à la main: car s’ils dépendent des fermiers, leurs terres seront mal labourées, mal ensemencées & négligées toujours, les fermiers préférant soigner leurs terres dans les saisons convenables, plutôt que celles des particuliers. Car on remarque que les champs des particuliers, qui y donnent tout leur soin & les cultivent à la bêche ou à la houe, rapportent plus que ceux des fermiers. La raison en est simple, c’est qu’en supposant même qu’on les façonne à la charrue, ils ont toujours à proportion plus d’engrais. Quarante-cinq arpens partagés en quinze familles, seront fumés avec le fumier de quinze vaches, tandis qu’une ferme de trois cens arpens n’aura pas communément plus de quinze vaches, huit chevaux & deux cens moutons. Le pays où s’introduiroit cette pratique, déja proposée & exécutée même avec succès à la Roche-Guion, deviendroit le plus peuplé des pays à grains. On en a l’exemple dans les vignobles, où les possessions sont plus divisées.
Dans un tems où le goût pour le bien paroît être le goût dominant ; dans un tems où l’art de conduire les hommes se règle en partie sur leur utilité, on peut plus que jamais espérer que les intérêts de l’agriculture, d’où dépendent essentiellement ceux de l’état, seront calculés de la manière la plus avantageuse ; les impôts, tribut forcé, mais nécessaire, & auquel chaque citoyen doit être assujetti, ne se paieront plus quelque jour par les cultivateurs en raison de leur industrie. Sans doute la somme à laquelle ils sont portés étant déterminée, dans la répartition qui s’en fait, on doit charger les pays qui produisent abondamment plus que ceux qui produisent peu, parce que ces derniers ne seroient pas en état de s’acquitter.
Mais une position plus heureuse, une suite d’opérations concertées & couronnées du succès, un génie plein de ressource & de bienfaisance, une persuasion intime que la véritable richesse est dans l’agriculture, toutes, ces circonstances peuvent se réunir de faire éclorre un systême de perception doux, tendant au soulagement des peuples de à l’avantage des cultivateurs, qui se découragent facilement quand la plus grande partie du fruit de leurs travaux n’est pas pour eux. J’ai trop bonne opinion de mon siècle & du règne sous lequel je vis pour ne pas entrevoir que ce changement désirable s’opérera bientôt. Mes connoissances ne s’étendent pas jusqu’à indiquer la manière d’y parvenir, mais j’en découvre toute l’utilité, & mon cœur est trop ami de ma patrie pour n’en pas désirer avec ardeur l’accomplissement.
La liberté entière du commerce des grains est capable de donner à l’agriculture une activité toujours renaissante. C’est une vérité à laquelle il n’est pas possible de se refuser, puisqu’on n’engage le cultivateur à multiplier sa denrée qu’en lui en facilitant le débit. Faire circuler les grains de provinces à provinces pour approvisionner celles qui éprouvent une disette, ou qui ordinairement récoltent peu ; en envoyer dans les ports pour nourrir les flottes de les colonies, c’est un devoir sacré de patriotisme que le gouvernement ne manque pas de remplir. Mais il n’en est pas de même de l’exportation pour les autres royaumes ; souvent une crainte, dont le motif étoit louable, puisqu’il avoit pour objet les avantages du peuple françois, a empêché de vendre à l’étranger des grains qui remplissoient les magasins, où ils s’altéroient ; il s’en est perdu pour des sommes énormes, & les premiers qu’on a débités, au moment où l’on a cru devoir permettre l’exportation, ont été tellement rebutés par les acheteurs, à cause de leurs mauvaises qualités, que cette branche de commerce en a beaucoup souffert, tant l’avidité des marchands est contraire à leurs véritables intérêts & à ceux de la patrie ! Ne pourra-t-on jamais établir dans le commerce cette franchise, cette bonne foi, cette droiture, qui en assurent toute la prospérité ? L’exportation des grains sans doute a ses inconvéniens. Je suis bien éloigné de me les dissimuler. Mais n’est-ce pas plutôt parce qu’on a cessé de la rendre libre, que parce qu’on l’a permise? N’est-ce pas plutôt parce qu’on a accordé des permissions particulières? N’est-ce pas plutôt enfin l’insatiable cupidité des millionaires, qui fait hausser excessivement le prix d’une denréé dont ils se rendent maîtres, que les débouchés qu’on procure aux cultivateurs pour s’en défaire? Assez d’écrits ont paru sur ce sujet pour que je ne cherche point ici à le discuter, il suffit de dire que la liberté d’exporter sans aucune interruption est d’un avantage inestimable pour les progrès de l’agriculture.
DEUXIEME DISCOURS,
Quoique la connoissance des principes de la végétation appartienne plutôt à la théorie qu’à la pratique de l’agriculture, cependant je crois devoir exposer ici, en peu de mots, ce qui les concerne. Les physiciens, qui liront cet ouvrage, ne seront peut-être pas fâchés de les y retrouver rapprochés ; ces principes ont une grande influence sur l’agriculture, puisqu’ils en sont une partie essentielle. Je ne me permettrai de la théorie que dans cette, occasion, tout le reste du dictionnaire étant consacré aux faits de aux pratiques. D’ailleurs l’auteur de celui qui a pour objet la culture des arbres, se propose de traiter de la physique végétale avec quelqu’étendue. Il a des titres héréditaires qui le mettront dans le cas de s’en acquitter mieux que moi.
Quant aux parties des plantes, il est nécessaire que j’en parle ; mais je les considérerai relativement à l’agriculture. On sait qu’on cultive, les unes pour les racines, les autres pour la tige ou pour la fleur, ou pour le fruit, &c. C’est sous ce point de vue qu’il en sera question dans ce discours.
Principes de la végétation.
Les principes de la végétation sont les élémens qui influent sur elle & qui entrent, en partie, dans la composition des plantes. Tels sont la terre, l’eau, l’air & le feu, dont la chaleur est l’effet, & peut-être la lumière de l’électricité.
Influence de la terre.
La terre est le milieu, dans lequel se fait la germination, ou le premier développement. C’est dans son sein que s’attendrit & s’atténue la partie de la graine, de la bulbe ou de la racine, qui doit fournir à la plante les premiers sucs ; c’est elle qui renferme & élabore les molécules destinées à lui succéder & à passer par des canaux imperceptibles, pour porter la nutrition, l’accroissement & la vie ; c’est elle qui sert d’appui de de soutien au végétal, jusqu’à çe qu’il soit parvenu au terme de fa maturité. Quelques plantes, il est vrai, n’ont pas de communication directe avec la terre. Le gui croît sur les branches du chêne ou du pommier ; la cuscute rampe sur la bruyère ou sur le thim.
Mais ces plantes communiquent avec elle indirectement, par le moyen des individus qui les nourrissent. On fait germer des graines en les tenant seulement dans des vases humides ; on élève des fleurs en suspendant leurs bulbes au-dessus de l’eau ; des racines, placées dans un endroit chaud, sans être dans la terre, poussent des tiges qui acquièrent de la longueur. Les expériences de Vanhelmont, de MM. Duhamel & Bonnet nous apprennent qu’on parvient même à faire croître un arbre pendant long-tems, en ne cessant pas de le soutenir au-dessus d’un baquet plein d’eau. M. l’abbé Nolin a conservé, sept mois, une plante apportée de la Chine, qui vivoit dans un panier suspendu en l’air. Ses tiges & ses racines n’avoient d’autre aliment que l’humidité de l’air. Pendant la traversée on i’avoit tenue attachée au mât du vaisseau. Ces faits, curieux sans doute, sont dignes de fixer l’attention des physiciens ; mais ils font exception à la loi générale de la nature, & n’empêchent pas que les plantes n’aient besoin de la terre pour exister, de la manière qui leur convient. Car, dans celles que l’art élève autrement pendant quelque tems, la végétation ne s’y accomplit jamais, puisqu’elles ne portent pas des graines capables de les reproduire. Il est prouvé par-là seulement, que l’eau & la chaleur contribuent beaucoup à la végétation ; mais il ne s’ensuit pas que la terre ne lui soit point nécessaire. Qu’on compare deux plantes de même espèce, dont l’une ait poussé dans la terre, de l’autre dans l’eau, ou à l’aide de la chaleur ; tout, dans la première, annonce la vie & la santé ; l’autre paraît languissante & d’une constitution délicate, qui annonce qu’elle ne doit point arriver à son degré de perfection.
La terre ne sert pas seulement d’appui au végétal & de laboratoire aux sucs qui lui sont destinés, mais elle entre encore dans sa composition. On en peut juger par ce qui a lieu dans la destruction du végétal. De quelque manière qu’elle s’opère, après la dispersion de la plupart des principes, il reste toujours une certaine quantité de molécules fixes, qui sont, ou de la terre pure, ou des substances en partie terreuses. Cet élément paraît servir de charpente à tous les êtres organisés. Plus les végétaux ont existé long-tems, plus ils fournissent de principes terreux dans leur décomposition. Il faut, sans doute, que la terre, pour être propre à passer dans les vaisseaux des plantes, subisse une atténuation bien grande. Comment cette merveille peut-elle avoir lieu ? Quel est l’atténuant ou le dissolvant de la terre, qui passe dans les végétaux ? Par quel méchanisme se fait l’ascension des sucs nutritifs ? Voilà sur quoi nos connoissances sont très-bornées, & le seront long-tems, sans doute. La nature agit en secret & cache, derrière un voile épais, une partie de ses opérations,
- ↑ L’un étoit M. Duhamel de Denainvilliers, & l’autre M. Duhamel du Monceau, deux frères aussi unis qu’ils étoient éclairés, consacrés par goût & par bienfaisance à des recherches de différens genres, & sur-tout en agriculture. M. Duhamel de Denainvilliers, le plus estimable comme le plus aimable des hommes, habitoit sa terre toute l’année, & suivoit avec la plus grande exactitude les expériences que son frère & lui avoient imaginées de faire. Sa modestie ne doit plus être respectée après sa mort; c’est à ceux qui, comme moi, ont connu les deux frères, à ne les point séparer & à leur rendre en commun un hommage qu’ils ont mérité également.
- ↑ Ces objets sont traités d’une manière plus étendue & sous un point de vue intéressant dans le dictionnaire d’économie politique & diplomatique.
- ↑ L’auteur qui traite des avantages & des désavantages de la France & de l’Angleterre, prétend que la grande consommation de bled en France en laisse très-peu pour l’exportation. Je crois qu’il n’étoit pas instruit du produit réel des récoltes.
- ↑ Déja on a fait voir la possibilité de garantir des inondations de la Saône, les prairies de la Bresse, comprises entre la rivière de Seille & le bief d’Avanon, c’est-à-dire, un terrein d’environ trente-cinq mille arpens de Paris.
- ↑ Cette vérité fut sentie dès 1730 par le Maréchal de Villars. « Dans les dernières guerres, disoit-il, à Louis XV, on tiroit plus de 25 000 chevaux tous les ans de la Bretagne & de la Franche-Comté. Depuis la mort du feu roi il vous en coûte plus de 100 000 écus par an pour établir des haras, & c’est précisément depuis ce tems-là que tous ceux que vous aviez en France sont détruits. Commencez par épargner vos 100 000 écus, rendez aux peuples la liberté qu’on leur a ôtée, d’avoir des jumens & des étalons, & vous verrez que les choses reprendront leur ancien cours ; au lieu que, par vos précautions, la guantité de chevaux diminue tous les jours.» Vie ou journal du Maréchal de Villars, quatrième vol. pag. 24.
- ↑ 20 janvier 1563.
- ↑ 24 avrìl 1714; 19 janvier 1715; 4 avril 1720; 15 janvier 1726.