Encyclopédie anarchiste/Utilitarisme - Utopistes

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2828-2836).


UTILITARISME n. m. En un sens large, toutes les morales de l’intérêt sont des morales utilitaires ; néanmoins, c’est avec Bentham et Stuart Mill que l’utilitarisme atteint sa forme la plus parfaite. Aussi étudierons-nous seulement les idées de ces deux philosophes, renvoyant pour les autres systèmes à l’article Intérêt.

Pour Bentham, c’est un axiome incontestable que le plaisir constitue « le pôle de toute l’activité humaine ». Le problème moral ne peut donc être que celui de la « maximisation du bonheur » ; l’éthique se borne à nous éclairer dans la recherche de la plus grande somme de félicité. D’où l’obligation de créer une science positive de la vie pratique : science politique, économique, sociale, autant que philosophique. Et Bentham appelle utilité cette propriété d’un objet ou d’une action qui permet d’accroître la somme de bonheur ou de diminuer la somme de misère, soit des individus, soit des collectivités. Si les mots justice, bonté, moralité n’avaient pas un sens utilitaire, il faudrait les déclarer vides de toute signification. En raison de l’étroite solidarité qui unit les hommes entre eux, le philosophe anglais substitue d’ailleurs l’intérêt général à l’intérêt personnel. Ce qu’il veut c’est « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». Ni l’ascétisme, ni la morale de la sympathie ne sont capables de légitimer le principe qui leur sert de base. L’ascétisme appelle bonnes les actions qui produisent de la peine et mauvaises celles qui engendrent du plaisir ; pour juger d’un acte, la morale de la sympathie fait abstraction des conséquences qu’il entraîne. Bentham s’élève avec énergie contre ces deux manières de voir. Pour évaluer la bonté et la méchanceté d’une action, c’est-à-dire la quantité de plaisir et de peine qui en résulte, il propose une arithmétique morale, le « calcul déontologique ». Chaque plaisir doit être considéré au point de vue de l’intensité, de la proximité, de la certitude, de la durée, de la pureté, de la fécondité, de l’étendue ; ces sept caractères se retrouvent aussi dans chaque peine. Si l’on évalue numériquement ces divers points de vue, une addition permettra ensuite de connaître l’exacte quantité de joie ou de douleur qu’un acte nous procurera. Bentham, qui était avant tout un économiste, attache une importance spéciale à la question d’étendue, c’est-à-dire de fécondité en bien ou en mal par rapport aux autres hommes. Il importe de calculer les répercussions d’un acte, par delà l’individu, sur ceux qui l’environnent et même sur l’ensemble de la collectivité. Contre ceux qui mettent leur propre bonheur au-dessus du bonheur de leurs semblables, notre moraliste réclame des peines légales ; peines dont la sévérité sera proportionnée à la grandeur de la faute. Et des considérations purement égoïstes suffisent, pense Bentham, à légitimer cette façon d’agir, car l’homme vertueux est « un bon calculateur qui amasse pour l’avenir un trésor de bonheur ; l’homme vicieux est un prodigue qui dépense sans compter son revenu ».

Stuart Mill qui fut l’ami de Bentham, mais qui subit de plus l’influence de Saint-Simon et d’Auguste Comte, a exposé ses idées morales dans son livre « de l’Utilitarisme ». Ce dernier terme, dont Galt s’est servi le premier, prend un sens nettement défini chez Stuart Mill et résume admirablement sa philosophie sociale. S’il admet que les actions sont bonnes dans la mesure du bonheur qu’elles engendrent, que le plaisir et l’absence de souffrance sont, en définitive, les seuls biens désirables, il soutient que les plaisirs ne sont pas des quantités fixes et qu’ils ne sauraient faire l’objet d’une science objective, à tout point comparable à une comptabilité commerciale. Variable avec les individus et les circonstances, le plaisir reste affaire d’expérience personnelle. Mais il existe des jouissances qualitativement supérieures à d’autres, et c’est elles qu’il faut préférer en raison de leur dignité intrinsèque, de leur valeur morale et intellectuelle. « Me demande-t-on, écrit Stuart Mill, ce que j’entends par différence qualitative des plaisirs, en d’autres termes, ce qui fait un plaisir plus estimable qu’un autre, autrement qu’à un point de vue quantitatif, je ne vois à cela qu’une réponse possible. Si ceux qui ont expérimenté deux plaisirs choisissent tous ou presque tous l’un des deux, sans y être portés par quelque sentiment d’obligation morale, on peut dire que celui-là est le plaisir le plus désirable. Si de ces deux plaisirs l’un d’entre eux est placé par les gens compétents bien au-dessus de l’autre quoiqu’il soit très difficile à atteindre, si on ne veut pas abandonner sa poursuite pour la possession de l’autre, on peut affirmer que le premier plaisir est de beaucoup en qualité supérieure au second, bien que moindre peut-être en quantité.

C’est un fait indéniable que ceux qui connaissent également et sont capables d’apprécier et de goûter deux façons de vivre, donnent la préférence à la manière de vivre qui mettra en œuvre chez eux les facultés les plus hautes. Il est peu d’hommes par exemple, qui accepteraient d’être transformés en animaux les plus vils, même si on leur promettait une entière jouissance des plaisirs bestiaux ; aucun être intelligent ne consentirait à devenir un sot, aucun savant à devenir un ignorant, aucun homme de cœur à devenir égoïste, si même on les persuadait que le sot, l’ignorant, l’égoïste sont plus satisfaits du lot reçu qu’eux du leur. Ils ne consentiraient pas à quitter ce qu’ils possèdent en plus de ces êtres, pour obtenir la complète satisfaction du désir qu’ils ont en communauté avec eux. » Un peu plus loin, Stuart Mill ajoutera : « Mieux vaut être un homme malheureux qu’un pourceau bien repu, un Socrate mécontent qu’un imbécile satisfait, et si l’imbécile et le pourceau sont d’un autre avis, c’est qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question. » Ainsi, tant par ses éléments de distinction élective que par ses éléments de subjectivité qualitative, la morale est d’un autre ordre que le calcul statique.

Parmi les plaisirs vraiment supérieurs, il convient de placer les joies de l’altruisme. Se dévouer pour ses semblables procure la plus haute félicité ; l’égoïste se prive de satisfactions d’un prix inestimable. « Tout être humain, à des degrés divers, est capable d’affections naturelles et de véritable intérêt pour le bien public ». Aimer son prochain comme soi-même, faire aux autres ce que l’on voudrait qu’ils nous fassent, « telles sont les deux règles d’idéale perfection de la morale utilitaire ». Toutefois, renoncement et sacrifice n’ont point de valeur intrinsèque ; ils seraient inutiles, s’ils n’augmentaient pas la somme totale du bonheur de l’ensemble. Pour opérer une association indissoluble entre l’idée du bonheur individuel et l’idée du bonheur collectif, Stuart Mill réclame une réforme profonde de l’organisation sociale, ainsi qu’une efficace collaboration des éducateurs : « Il faudrait que les lois et les conventions sociales puissent disposer les choses de telle sorte que le bonheur, ou, pour parler plus pratiquement, que l’intérêt de chacun fût, autant que faire se peut, en harmonie avec l’intérêt général. Il faudrait aussi que l’éducation et l’opinion, qui ont une influence si considérable sur les hommes, créent dans l’esprit de chaque individu une association indissoluble entre son propre bonheur et celui des autres, particulièrement entre son propre bonheur et la pratique des règles de conduite négatives et positives prescrites par l’intérêt général. De cette façon l’homme ne concevrait même pas l’idée d’un bonheur personnel qui serait uni à une conduite pratiquement opposée au bien général ; une tendance directe à procurer le bien général pourrait être en chaque individu un des motifs habituels d’action ; les sentiments liés à cette impulsion tiendraient une place importante dans la vie de chaque créature. » Le sentiment altruiste de la sympathie est, d’ailleurs, aussi naturel et aussi primitif que l’amour égoïste de soi-même. Et le progrès humain ne s’opère que dans la mesure où les individus collaborent, sans retour égoïste, au bien de la collectivité.

Sans nier les mérites de la morale utilitaire, beaucoup plus conforme aux exigences d’une saine nature que la morale d’un Kant, d’un Durkheim, d’un Bergson, nous l’estimons aussi défectueuse chez Stuart Mill que chez Bentham. Ses principes, sa méthode et ses conclusions restent dans le cadre des préjugés de l’éthique traditionnelle. C’est un décalque de la morale chrétienne, transposé dans le plan utilitaire. Notre conception de l’éthique est bien différente. Délaissant les divisions admises jusqu’à présent, nous distinguons d’une part, la conception d’un idéal d’existence et, d’autre part, la détermination des moyens capables d’assurer sa réalisation pratique. Variable avec les individus, les époques et les milieux, la conception d’un idéal de vie garde nécessairement un caractère subjectif et personnel. Les procédés permettant d’aboutir à des réalisations pratiques ont, au contraire, un caractère objectif et scientifique très net ; s’appuyant sur les données du savoir positif, ils sont valables pour tous indistinctement. Dès lors, la morale n’est plus qu’une technique qui permet à chacun de se prononcer en pleine connaissance de cause sur le mode d’existence qui lui convient et qui fournit, en outre, les règles pratiques qui rendront possibles d’intéressantes réalisations. Toutes les techniques : médicales, industrielles, commerciales, artistiques, etc, visent à favoriser le bonheur humain ; la technique morale ne fait pas exception, elle apparaît même comme l’ultime synthèse de toutes les autres. A notre connaissance, nul philosophe n’a encore développé cette conception. Elle explique pourtant d’une façon parfaite le caractère, tout ensemble, permanent et variable du comportement moral de notre espèce. — L. Barbedette.


UTOPIE — UTOPISTE. Que l’on envisage ce vocable sous l’angle moral ou matériel, ou même encore sous l’angle social, l’acception la plus couramment admise est qu’on considère comme utopie tout ce qui paraît d’une réalisation impossible. Le domaine des impossibilités absolues, des choses qui jamais ne verront le jour, qui ne sauraient, quelque effort que l’on fasse pour y parvenir, prendre consistance, qui, toujours, doivent rester à l’état de rêve, de chimère, tel est celui qui convient à l’utopie et à ceux — les utopistes — animés de cette folle ardeur de former d’imaginaires et d’insensés projets.

Est-il besoin d’ajouter que les anarchistes en qui les partisans par trop férus de l’Autorité ne voient que les plus incorrigibles des utopistes ont, de l’utopie, une conception quelque peu différente ? L’Histoire autant que l’expérience et l’observation de chaque jour ne les ont-ils pas convaincus, depuis bien longtemps déjà, de la parfaite justesse du mot de Lamartine que « les utopies ne sont souvent que des vérités prématurées », non moins que de l’exactitude rigoureuse des paroles d’Anatole France à savoir que « l’utopie de la veille n’est, le plus souvent, que la réalité du lendemain » ?

Il n’est point téméraire d’avancer que l’utopie est tout simplement soumise à la grande loi du Progrès et qu’on ne saurait admettre cette loi ainsi que ses innombrables et évidentes manifestations sans, du même coup, considérer l’utopie comme un fait conçu, à un moment donné, par quelque génial et audacieux cerveau, mais dont la matérialisation ne devient effective qu’après de multiples et laborieux tâtonnements, de pénibles et persévérants efforts et la difficultueuse conquête de tous ceux qui s’étaient montrés longtemps sceptiques quant au triomphe définitif de ce fait.

Considérons tout de suite que l’idée d’utopie est en antagonisme formel avec l’idée religieuse et que si l’une (l’idée d’utopie qui, nous l’avons vu, est inclus dans l’idée de progrès) que si l’une fut si longtemps combattue, étouffée pour ainsi dire, c’est que l’autre fut, des siècles et des siècles durant, complètement dominante. Mais depuis les temps modernes et, d’une façon infiniment plus sensible et plus rapide, depuis quelque cinquante ans, époque qui vit enfin le triomphe des systèmes basés sur l’observation et l’étude de la Nature, la notion du progrès tend à se développer et l’on voit tout naturellement entrer dans le domaine des réalisations positives, de nombreux plans ou systèmes sociaux considérés jusqu’alors comme de pures utopies.

Oui, au fur et à mesure que les Dieux s’évanouissent, la volonté et la puissance des hommes s’affirment ! On n’ose plus dire à l’individu que tout idéal de vie heureuse est placé dans le passé, qu’il doit jeter ses regards en arrière ! Sans secours divin, n’ayant, pour dieux que ses propres efforts, l’Humanité réalise, chaque jour quelque Progrès et fait elle-même sa civilisation, qu’elle sait désormais ne plus pouvoir attendre des mains d’un Créateur !

Le merveilleux est, en effet, de plus en plus éliminé du monde et de l’humanité par le seul fait d’une transformation lente et continue dans le temps, d’une marche en avant rendant totalement inutile l’intervention du miracle, mais nécessitant, par contre, une volonté d’action, l’utilisation de toutes les connaissances humaines, desquelles dépend la solution des divers problèmes considérés jusqu’à ce jour comme utopiques et que s’était posés la pensée abstraite !

A travers les âges, l’Homme parvient à triompher de presque toutes les forces hostiles à la Nature. Les tentatives faites, par exemple, il y a un siècle, en vue d’asservir, de domestiquer les éléments, tentatives qui paraissaient alors des plus utopiques, sont aujourd’hui couronnées de succès et les conquêtes du progrès, dans le domaine matériel, sont telles, que l’on peut hardiment avancer que les conceptions les plus osées, les plus audacieuses sont d’ores et déjà permises et assurées du triomphe dans un avenir plus ou moins rapproché. L’Homme a vaincu la Nature en faisant de l’utopie une magnifique et féconde réalité !

Est-il insensé de prétendre qu’il ne saurait en être autrement dans le double domaine moral et social ?

Certes, il sied de reconnaître que les progrès, que les transformations, que les conquêtes accomplies par l’humanité sur le plan matériel n’ont point été accompagnées des mêmes conquêtes, des mêmes transformations et des mêmes progrès dans l’ordre moral et moins encore, peut-être, dans le domaine social. L’individu a, sans doute, triomphé plus aisément des forces hostiles qui l’entourent que des passions appauvrisseuses qu’il porte en lui. Grâce à de puissants appareils, il s’élève sans peine, dans les airs ; trop rarement, hélas ! et bien souvent encore au prix de mille efforts, il s’élève au-dessus d’une humanité où persistent les sentiments mesquins et vils ! Il continue à se débattre dans les mille mensonges de la vie quotidienne et il n’apporte à la réalisation de cette séduisante harmonie sociale si généreusement conçue par les « Utopistes » du XIXe siècle qu’une volonté trop molle, qu’une énergie trop souvent défaillante !

Ici, deux conceptions s’affrontent, l’une veut que l’individu ne se libérera jamais des mille préjugés qui obscurcissent sa raison et qu’un milieu nettement hostile autant qu’une éducation radicalement fausse n’ont fait qu’entretenir et développer. Conception qui s’inspire de cette théorie en vertu de laquelle le progrès, dans l’ordre moral, ne serait qu’un piétinement sur place, sans qu’il soit tenu compte de ce fait indéniable, évident comme la lumière du soleil, que puisque nos pères nous ont préservés de nombreuses erreurs où ils sont tombés, il devient, par suite, tout à fait logique qu’il est en notre pouvoir d’épargner nos propres erreurs à nos descendants ! Il est à remarquer que les partisans de cette conception qui se déclarent volontiers des hommes positifs, des esprits éclairés, proclament que l’individu ne pourra jamais vivre sans une autorité qui le plie à toutes les obligations et à tous les devoirs que comporte la vie en société, d’où il s’ensuit, naturellement, le classement, la catégorisation des hommes en maîtres et en esclaves, donc : en riches et en pauvres !

L’autre conception — celle des « utopistes » que sont les anarchistes — se base sur les considérations que voici.

En interrogeant loyalement l’Histoire, ne mesure-t-on pas immédiatement l’immensité du chemin parcouru par cette unique constatation que, parti d’une liberté plus que précaire dont la force était la seule mesure, l’individu, par les divers degrés d’une liberté que garantit plus ou moins ce qu’on pourrait appeler une hiérarchie de privilèges, s’élève peu à peu à une liberté que son sentiment de plus en plus animé de l’égalité assure et que ne limitera, somme toute, que le droit dont il a une conscience de plus en plus nette et qu’il tend, chaque jour davantage, à reconnaître à ses semblables ?

Ils savent, ces irréductibles « utopistes », que si la théorie du progrès ininterrompu est démentie par mille faits qui nous montrent, en effet, qu’un état postérieur n’est pas nécessairement en avance sur celui qui le précède ; que s’il y a des flux et des reflux, des arrêts momentanés, des reculs parfois définitifs et même des recommencements, il n’en reste pas moins exact que la moralité, ainsi que la notion de la vie du XIXe siècle, par exemple, l’emportent — et de beaucoup — sur les abominables superstitions du moyen âge catholique et que, de nos jours si sombres que soient les heures que nous vivons, si inquiétants les événements dont nous sommes et serons encore les témoins, nous sommes fondés à affirmer que, de plus en plus, le droit humain se substitue à la force brutale et à la grâce divine ; la simple justice à l’amour mystique ou à la notion de charité ; la raison, l’esprit de révolte, l’expérience scientifique à l’extase, à l’esprit de soumission et à l’ignorance !

Plus de fatalisme providentiel, mais la certitude que le temps, les circonstances et surtout l’individu lui-même demeurent les grands et décisifs facteurs de l’évolution, que l’homme, artisan de sa destinée, imprime à l’histoire quelque chose de son activité et que, s’il est vrai que le milieu physique et intellectuel modifie, dans une forte mesure, les caractères, les mœurs, les institutions, c’est toutefois « de l’homme que naît la volonté créatrice qui construit et reconstruit le monde » (E. Reclus).

Lorsque les anarchistes rêve « d’harmonie finale », quand ils ambitionnent l’instauration d’une société juste et fraternelle, d’où toute oppression serait bannie, où l’homme enfin cesserait d’être sous la dépendance et à la merci d’un autre homme, leurs adversaires — les tenants du principe d’autorité – ne manque jamais de les qualifier d’ « utopistes » ! On se hausse, en effet, très difficilement jusqu’à cette notion des faits, qu’il ne saurait y avoir que deux méthodes en matière sociale : celle qui consiste à faire rétrograder la société, à la faire retourner résolument en arrière et l’autre qui veut que les hommes aillent résolument en avant. Et, si douloureuse que puisse être la contradiction qui existe entre la nouvelle conception du monde, à laquelle se rallient tous les esprits vraiment éclairés et entièrement désabusés, et les vieilles institutions frappées de mort, qui ne trouvent de partisans que parmi ceux qui en retirent tous leurs privilèges, il faut de toute nécessité, faire son choix entre ces deux méthodes.

Or les anarchistes sont convaincus que le salut de l’Humanité ne saurait être dans le passé : ils ne peuvent donc placer tous leurs espoirs que dans l’avenir. Réellement soucieux de mettre enfin un terme au déchirement intérieur qui se produit chez la grande majorité des individus, c’est-à-dire le perpétuel désaccord entre la forme et le fond, ils affirment et sont en mesure de prouver, que ce qu’il faut avant tout à l’Humanité pour qu’elle connaisse le bonheur, c’est la possibilité, pour elle, de vivre en conformité de ses conceptions et de ses vues. Que disparaissent donc les formes désuètes et que prennent place des formes nouvelles qui ne s’inspireront que de la souveraine raison et d’une saine justice !

Les hommes — nous l’avons dit — tendent à s’affranchir des Dieux. D’autre part, le progrès leur enseigne des vérités, pose des principes d’où résulte une morale infiniment plus profonde et autrement sublime que toutes les morales religieuses en usage et qui, tour à tour, se sont révélées impuissantes à développer les nobles sentiments et à créer joie et bien-être. Morale nouvelle qui incite l’individu à pratiquer envers ses semblables cette grande loi de la solidarité sans laquelle aucune civilisation n’est possible ni durable et sur laquelle reposera la société conçue par les anarchistes et que de prochaines générations plus viriles et à la volonté plus agissante feront entrer, de l’ « utopie » dans le champ des fécondes réalités en suscitant enfin la venue d’une Humanité qui vivra et se développera dans une atmosphère de vérité et de justice, propice à l’éclosion des sentiments de fraternité et d’entraide ! — A. Blicq.


UTOPISTES (les) ET LA QUESTION SEXUELLE. [On appelle « utopie » (du grec , non, et topos, lieu — c’est-à-dire : chose qu’on ne rencontre en aucun lieu) un pays imaginaire où tout est parfaitement réglé pour le bonheur de chacun ; l’utopiste est le créateur d’une utopie ; ce peut être aussi le partisan des créations de ce genre.] Dans sa Philosophie de la Préhistoire (p. 101), Gérard de Lacaze-Duthiers assure que c’est : « dans le domaine sexuel que la morale est la plus immorale. C’est là surtout qu’elle manifeste sa mauvaise humeur, car ayant la vie en horreur, la source de la vie lui est insupportable. Elle décrète impérativement que ce qui est naturel est immoral, Aussi aboutit-elle à des incohérences sans nombre. Elle est obligée de découvrir des faux fuyants : des détours, des compromis pour paraître logique. Elle ne fait que démontrer par là son illogisme en fait de morale sexuelle. L’humanité retarde. Elle ne sait ce qu’elle veut, elle se débat dans un tissu de contradictions, elle se renie sans cesse. Elle ne paraît pas soupçonner qu’il existe une question sexuelle, la plus importante de toutes les questions qui l’accaparent. De cette question, en effet, dépend le bonheur des individus. Sous aucun prétexte, elle ne veut en entendre parler : ce serait la fin de tout. A plus forte raison d’une esthétique sexuelle, considérant l’œuvre de chair comme une œuvre d’art. Ô bêtise éternelle, tu règnes dans ce domaine souverainement. Jamais certains esprits ne se décideront à regarder la vérité en face. L’humanité ne diffère pas de l’animalité. Elle a comme elle un sexe. Elle est soumise aux mêmes lois. L’homme n’est pas une entité : il possède un corps. C’est de l’hypocrisie de ne pas en convenir. Il faut donc se résoudre à admettre certaines fonctions, certains gestes, n’en déplaise aux esprits bien pensants, esprits pauvres et pauvres esprits, qui ne parlent qu’à mots couverts des organes sexuels, comme d’une chose innommable (…) Une éthique sexuelle n’est guère possible dans une société qui ne s’intéresse qu’à des combats de boxe ou des prouesses d’aviateurs. »

Les utopistes, les esprits qui ont couché sur le papier leur rêve d’une société sinon parfaite, du moins perfectionnée, ou autre que les milieux sociaux où ils vivaient, n’ont eu garde de passer sous silence la question sexuelle, que nous regardons, nous aussi, comme l’un des plus importants problèmes qui sollicitent l’humanité. Il n’est pas une utopie où, d’une façon ou d’une autre, on n’apporte une solution aux difficultés que peut soulever non seulement l’amour, mais son fruit : l’enfantement.

Si la question des relations sexuelles entre homme et femme a préoccupé, dans toutes les époques, les penseurs de toute espèce : les sociologues, les artistes, les moralistes et les hygiénistes, chacun y apportait une solution qui, tout en s’appliquant à la généralité, satisfaisait le tempérament et la pensée de l’auteur.

De sorte que cette question est restée et restera une cause de débats prolongés. Elle ne peut faire moins qu’intéresser tous les penseurs préoccupés de préparer les voies à un devenir meilleur, et qui cherchent une solution harmonisant avec la liberté, le bien-être et la félicité de tous. La question intéresse les utopistes, inventeurs de sociétés futures, comme tous les autres problèmes de la vie sociale, elle les intéresse même à un très haut degré, sa résolution constituant l’une des principales bases de la raison d’être d’une vie nouvelle.

…Mais les solutions présentées divergent profondément, non seulement selon les époques, mais surtout selon les préoccupations et le déterminisme de l’auteur.

Tous les anciens.utopistes s’accordent pour abolir la propriété privée ; ils se trouvent même tous d’accord pour donner au travail un caractère obligatoire, mais quand il s’agit des relations sexuelles, l’unanimité du point de vue et des mesures nécessaires cesse.

Dans sa République, Platon (429–347 avant l’ère vulgaire) décrète non pas la communauté des femmes, mais des mariages renouvelés chaque année par le sort, de sorte que chaque femme puisse avoir 15 à 20 maris différents, comme chaque homme 15 à 20 épouses. Le but est d’obtenir, par ces croisements, des produits de qualité supérieure. Mais ce n’est qu’en apparence que le sort règlera ces unions ; les magistrats, usant d’une fraude patriotique, assortiront les couples de manière à obtenir les meilleures conditions de reproduction. Du reste, la fidélité sexuelle est de rigueur dans ces mariages passagers.

Les enfants ne connaissent pas leurs parents : déposés dès leur naissance dans un bâtiment commun, ils seront allaités par les mères transformées en nourrices publiques ; une éducation commune leur est dispensée. Ne connaissant ni leurs pères ni leurs mères, ils seront obligés par conséquent de se considérer comme frères, d’avoir pour tous les hommes et pour toutes les femmes le même respect filial, tandis que tous les hommes et toutes les femmes auront pour tous ces enfants la même tendresse paternelle ou maternelle. L’idée est de faire disparaître, par ce moyen, les privilèges de la naissance, l’ambition de famille, etc…

Dans ses Lois, Platon a fait des concessions à l’organisation sociale de son temps, mais il n’a rien retranché du point de vue où il s’était placé dans sa République : c’est que l’abolition de la famille est la condition nécessaire, la suite inévitable de la communauté des biens. Loin de se désavouer donc, il écrira : « Quelque part donc que cela se réalise ou doive se réaliser un jour, que les femmes soient communes, les enfants communs, les biens de toute espèce communs et qu’on apporte tous les soins imaginables pour retrancher du commerce de la vie jusqu’au nom même de propriété ; de sorte que les choses mêmes que la nature a données en propre à chaque homme deviennent en quelque sorte communes à tous autant qu’il se pourra… en un mot, partout où les lois viseront de tout leur pouvoir à rendre l’État parfaitement un, on peut assurer que c’est là le comble de la vertu publique. » (Les Lois, chap. V).

Diodore de Sicile, au siècle d’Auguste, parlera d’une île de l’océan Indien qu’un certain Jambol et son ami avaient découverte au cours d’un voyage d’affaires. On y va plus loin que Platon. Le mariage y est inconnu. La communauté des femmes y règne et les enfants y sont élevés comme appartenant à tous et sont également aimés de tous. Tant qu’ils sont encore petits, il arrive souvent que les nourrices échangent leurs nourrissons, de telle sorte que les mères ne connaissent pas leurs propres enfants. Ils ignorent l’ambition et vivent dans la paix et la concorde.

Diodore de Sicile n’était pas aussi « utopiste » qu’il paraît. Il semble, en effet, que le communisme sexuel ait été pratiqué dans la colonie grecque de Lipara (en 590 avant l’ère vulgaire) établie dans une île au nord de la Sicile. L’idée, non plus de la communauté des femmes, mais de la promiscuité sexuelle est familière à l’antiquité. Le gouvernement romain a agi avec la dernière rigueur contre les mystères consécutifs aux Bacchanales (186 avant J.-C.). La sévérité du Sénat à leur égard — cette secte comptait 7.000 affiliés rien que pour Rome ; elle avait des ramifications en Étrurie et en Campanie et dans toute l’Italie — montre qu’en dehors du culte de la vie et de la mort, ces sectaires devaient, en se servant de la violence, poursuivre quelque but social, d’autant plus que les Bacchanales furent rétablies plus tard.

Écrivant de nombreux siècles après Platon, Thomas More (1420–1481) se montre un adversaire absolu de la bigamie, l’organisation de son Ile d’Utopie étant basée sur la famille, négation absolue de toute communauté des femmes. Dans l’Ile d’Utopie, l’adultère est tenu en même horreur que nous tenons la lèpre, par exemple, et si on en découvre un cas, les fauteurs sont condamnés à la plus cruelle des servitudes ; dans La Cité du Soleil de Campanella, de même date que L’Utopie, de Thomas More, la thèse de Platon est reprise et adoptée en partie, l’amour y est beaucoup plus libre et on ne condamne plus que les vices et leurs anormalités. Par exemple, dans la « Cité du Soleil », ceux qui sont privés de la responsabilité et de l’Honneur de la fécondation, les femmes stériles et hystériques ont toute liberté de chercher satisfaction de leurs sens ; les femmes, une fois devenues stériles, se transforment automatiquement en femmes mises à la disposition « de tous » ; seulement, elles ne sont attribuées qu’à des mâles trop ardents, aux moments et aux occasions qui leur plaisent le mieux.

Campanella qui pour le reste, est plus utopiste et autoritaire que Thomas More, se montre en matière sexuelle, beaucoup moins intransigeant que lui et beaucoup plus compréhensif de certaines anomalies de l’être humain ; il cherche beaucoup plus à les prévenir qu’à les réprimer : il concède donc une ample liberté en matière sexuelle. Selon les lois en vigueur dans « la Cité du Soleil » un homme devrait commencer à avoir des relations avec les femmes à l’âge de 21 ans. Mais « cette date est retardée pour les tempéraments lymphatiques et il est permis à certains individus d’entretenir, avant cet âge, des relations sexuelles avec des femmes, mais, uniquement avec celles qui sont enceintes ou stériles, afin d’éviter qu’ils se livrent à la pratique des « vices anti-naturels ». Ce qui dénote chez Campanella une profonde connaissance de l’homme. Sa conception des relations sexuelles est bien en avance des coutumes de son époque et même de la nôtre. La question de la procréation tient une grande place dans « La Cité du Soleil » ; on s’en occupe jusqu’en ses détails les plus intimes, avec un soin extrêmement rigoureux. Plus que dans les autres utopies, on fait attention aux différences inévitables de tempérament des uns et des autres ; on admet les exceptions aux règles communes, concédant plus de liberté aux plus impétueux. « Les vieilles et les matrones pourvoiront aux satisfactions des besoins de ceux qui sont les plus ardents et les plus inclinés aux plaisirs de l’amour. Elles reçoivent les confidences secrètes des jeunes gens dont elles ont déjà eu l’occasion de connaître, durant les jeux olympiques, l’impétuosité de tempérament. Nonobstant ceci, est toujours nécessaire l’avis du magistrat préposé au soin de la génération. »

Pour un autre utopiste, Morelly, la monogamie est de rigueur dans sa cité idéale, régie par Le Code de la Nature (1755), tous étant dans l’obligation de se marier.

Ses lois conjugales prescrivent qu’arrivés à l’âge de s’unir, les habitants de la cité seront mariés et que personne ne sera exclu de cette loi à moins que la nature ou la santé ne s’y oppose. Le célibat ne sera permis qu’aux personnes ayant dépassé la quarantaine, car après cet âge la progéniture est de mauvaise qualité. L’idée n’est pas nouvelle. Elle se trouvait déjà chez Platon. Dans sa République, l’avortement est prescrit aux femmes concevant après quarante ans, les enfants venus alors au monde ne promettant pas d’être d’une santé très vigoureuse. Cette préoccupation particulière pour la question de la génération, pour que les mères donnent naissance à des enfants beaux et forts est très compréhensible chez les utopistes ; ils désirent avoir dans leurs cités imaginaires, des citoyens de bonne qualité, sains, robustes, intelligents, tout à fait différents de la population qui les entoure. Comme la majorité des utopistes sont des autoritaires, ils s’en remettent aux lois, pour que tout soit fait selon les règles prescrites, lesquelles règles, selon eux, doivent garantir les bons résultats espérés.

Mais de tous les utopistes dont il a été parlé jusqu’ici, c’est toujours et encore Campanella qui s’arrête davantage sur la question et l’étudie le plus amplement. On sent en lui le poète et le fils du pays du soleil.

On peut lui opposer William Godwin (1756–1836), esprit froid et raisonneur, qui a de l’amour une conception austère, privée de toutes les fantaisies dont les poètes ont accoutumé de couronner leurs hypothèses. Dans la cité idéale rêvée par Godwin, l’amour est et devrait être privé de tout sentimentalisme inutile. Comme pour les autres questions, la raison doit y jouer le premier rôle. Son rite ne se célèbre pas parmi les chants et les fleurs, comme le voulait Campanella, mais bien selon une formule raisonnée et positive. Ce n’est pas la participation à des funérailles, certes, mais à un culte austère. La loi régissant cet amour sera la liberté la plus grande, sans souffrances, sans unions forcées, sans cohabitation fixe. L’amie doit savoir respecter le silence de celui avec qui elle cohabite… Deux personnes, dans un même logement., pour toujours, voilà une idée qui épouvante Godwin et le remplit d’horreur. D’ailleurs, dans sa cité, il n’y a ni serrures, ni cadenas et, cependant les domiciles sont inviolables.

Dans ses conceptions sociales, telles qu’elles sont développées en sa Justice Politique (The Enquiry concerning Political Justice and its influence upon general virtu and happiness, Londres, 1793), Godwin se montre un adversaire résolu du communisme casernier et centralisateur conçu à la façon de Thomas More, de Campanella, de Morelly et de maints autres. Il combat la tyrannie, trace les plans d’une société nouvelle, économiquement régie avec plus de justice que l’actuelle, mais c’est surtout et avant tout pour obtenir plus de liberté qu’il descend dans l’arène. En amour, il est pour la pluralité. Selon lui, dans le milieu qu’il anticipe, l’amour dans les relations entre hommes et femmes, fera place à l’amitié ; les hommes aimeront les femmes pour leurs vertus et les qualités de leur intelligence. Aucune espèce de jalousie ne pourra naître entre les différents « amis » d’une femme, les relations sexuelles étant considérées comme dépourvues d’importance. Cette conception fut très rudement combattue par les nombreux critiques de ses idées et de sa conception sociale de la vie, mais spécialement par Malthus dans son fameux Traité de la Population, où il faisait remarquer que l’amour étant conçu et pratiqué de cette manière, la terre serait promptement peuplée dans des proportions telles que sa population deviendrait rapidement supérieure à ses moyens d’existence. Godwin répondit à ces critiques par un livre : Réponse aux théories de Malthus sur la population, très mal accueilli par certains clans réactionnaires, précisément à cause de la critique approfondie qu’il y faisait des théories malthusiennes. Ces discussions n’ont d’ailleurs rien à voir avec le sujet traité ici. Godwin prétendait que la perversion extrême des mœurs qui se remarque dans les relations sexuelles entre homme et femmes sont dues à ce qu’ils ne sont pas unis par l’affection la plus pure. En réalité, dans la société future, de même façon que les hommes mangeront et boiront, non par amour pour la table, mais parce que boire et manger sont nécessaires à la santé, de même il propagera son espèce, non pour le plaisir qui s’annexe à l’acte sexuel, mais parce qu’il est nécessaire que l’humanité se perpétue. L’œuvre de la procréation sera régie par la raison et le devoir. Les hommes ne procréeront pas davantage que le nombre d’enfants voulu ; si moins d’enfants sont nécessaires, ils régleront d’après cela la procréation. Parce qu’il peut arriver un jour que l’humanité soit immortelle…


Après ce coup d’œil jeté sur les diverses conceptions que certains penseurs ont exprimées de l’amour et de sa fonction comme régénérateur de la vie, considérons d’un peu plus près comment en ces utopies, on applique les règlements relatifs à l’amour et à la procréation.

Thomas More ne s’arrête pas beaucoup sur les formes de mariage en vigueur en Utopie. Il dit : « Les jeunes filles pourront se marier à 18 ans et les jeunes gens après avoir dépassé 20 ans. » Le mariage s’accomplit selon des règles bien préétablies. Pour choisir une femme, par exemple, les jeunes gens se font présenter à leur épouse en perspective par une dame honnête et sérieuse : « La future fiancée, célibataire ou veuve, est montrée complètement nue et, réciproquement, un homme d’une probité éprouvée fait voir à la jeune fille son futur fiancé complètement dévêtu. »

Ces précautions sont prises parce que, en Utopie, le mariage est envisagé comme très sérieux. « Quand vous achetez un cheval, affaire de peu d’écus, vous prenez des précautions infinies. L’animal est presque nu, ce qui ne vous empêche pas d’enlever la selle et autres harnachements de crainte qu’ils ne voilent quelque ulcère. Et quand il s’agit de choisir une femme, choix qui influence tout le reste de votre vie, qui peut faire votre bonheur ou votre malheur, vous montrez la plus complète indifférence ! Comment pouvez-vous vous lier par une union indissoluble à un corps tout couvert par les vêtements qui le cachent ; vous jugez d’une femme par un espace découvert d’un pied de dimension, puisque le visage est la seule partie découverte ? N’avez-vous pas crainte de découvrir une difformité secrète, qui vous fera maudire tout le reste de vos jours cette union malheureuse ? »

L’adultère est sévèrement châtié et même, en cas de récidive, puni de mort. Le divorce pur et simple est excessivement difficile à obtenir. « Il arrive de temps à autre en Utopie que le mari et la femme ne peuvent plus vivre ensemble, à cause de l’incompatibilité de leurs caractères, et recherchent l’union avec d’autres êtres pouvant leur offrir une vie plus douce et plus heureuse. La demande de séparation doit être présentée aux membres du Sénat qui, après avoir soigneusement examiné la requête (assistés de leurs femmes) repoussent ou autorisent le divorce. » A vrai dire, le mariage n’est presque uniquement rompu que par la mort. Les Utopistes savent qu’entretenir l’espérance de se remarier facilement est un mauvais moyen pour resserrer les liens de l’amour conjugal.

Par ailleurs, il leur est sévèrement défendu de se laisser outre-mesure entraîner par les sentiments. « Les individus des deux sexes coupables d’avoir cédé au plaisir, avant le mariage, seront sujets à une sévère censure ; le mariage leur sera absolument prohibé ; et leurs parents, également, seront punis, parce qu’ils n’ont pas su surveiller convenablement la conduite de leurs enfants. » Cette sévérité ne nous doit pas surprendre absolument si nous réfléchissons à la forme de société régissant l’île tout entière, sorte de patriarcat très austère, où toute la vie gravite autour de la cellule centrale qu’est la famille. Pour la maintenir, il faut resserrer les liens sociaux d’une telle manière que la forme de gouvernement reste intacte ; sinon, elle ne tarderait pas à être anéantie, et en peu de temps. C’est à quoi tendent toutes les restrictions ci-dessus citées.

Dans La Cité du Soleil, le point de vue est tout autre. L’unique préoccupation qui domine dans les relations sexuelles est, comme à Sparte, de procréer des hommes beaux et forts. « L’âge exigé pour l’union des deux sexes afin de propager l’espèce est 19 ans pour la femme et 21 pour l’homme. » Comme on l’a vu plus haut il y a des conceptions en faveur des plus vigoureux, sexuellement parlant ; tous ceux qui ont pu arriver à s’abstenir de cohabiter avec des femmes jusqu’à l’âge de 21 ans et si possible jusqu’à 27 ans « sont fêtés publiquement, on leur chante des hymnes dans de grandes assemblées et on leur consacre des fêtes publiques… » La jeunesse des deux sexes se consacre aux exercices gymniques complètement nus, à la façon des lacédémoniens. Le magistrat peut ainsi se rendre compte de la vigueur respective de chaque individu et de ce qui convient relativement à la proportion des organes pour l’union des sexes. Ce n’est qu’une fois toutes les trois nuits et après avoir pris un bain, qu’on peut s’adonner aux plaisirs de l’amour. Il existe une règle qui est d’unir les femmes remarquables par leur tempérament ou leur beauté avec des hommes grands et vigoureux, les individus corpulents avec les minces, de manière, grâce à ce croisement, à améliorer la race.

Il est étonnant d’observer comment Campanella s’est préoccupé, même dans les détails les plus infimes, de l’accouplement. « Les individus désignés pour l’emplir le devoir de la procréation ne peuvent s’y adonner qu’après la digestion accomplie. On aura soin de placer dans l’habitation où se trouve le lit de belles statues représentant des hommes célèbres, pour que, les femmes les contemplant, elles dirigent leurs regards vers le ciel, demandant à Dieu de leur donner des fils semblables aux modèles. Le père et la mère coucheront dans des habitations séparées, jusqu’à l’heure fixée pour le cohabitât ; et, à ce moment précis une matrone viendra ouvrir les portes de communication. » Les trois jours d’abstinence exigés de l’homme ne s’entendent que lorsqu’il s’agit de la procréation ; autrement, ce délai n’est pas nécessaire. « Si après un premier coït, une femme ne conçoit pas, elle passe successivement dans les bras d’autres hommes ; si après diverses épreuves, il est prouvé qu’elle est stérile, elle est déclarée femme commune ; mais elle est alors privée des honneurs qui s’accordent aux mères de famille : au Conseil de la Génération, au temple et à la table commune. » Ceci pour éviter que les plaisirs de l’amour ne poussent aucune femme à’se rendre volontairement stérile.

Parmi les utopistes de la Renaissance, Campanella est le seul qui ait la conception la plus large de l’amour, mais il ne considère l’union des sexes qu’au point de vue de la procréation — il y subordonne tout : constitution physique, tempérament, etc… On ne saurait nier à Campanella et aux utopistes apparentés à lui d’avoir été des précurseurs en matière d’eugénisme. L’eugénisme n’est pas une conception contemporaine. L’antiquité grecque, en particulier, a été préoccupée par la question de la qualité des produits humains ; en dehors de la culture physique, il semble qu’on ait cru alors que le spectacle du corps nu, soit au naturel, soit représenté, influât sur la génération des êtres. Sans doute les nombreuses statues édifiées dans les villes, dans les jardins, dans les bois, sur les routes, avaient-elles pour but de créer un état d’esprit favorable à la procréation de beaux enfants. Le christianisme, par son mépris du corps humain, son exaltation de la chasteté et de la virginité, son infériorisation de l’œuvre de chair, est responsable du fait qu’on a reporté sur la toilette l’attention qu’on accordait jadis au corps nu. Notre eugénisme actuel, sous ses dehors scientifiques, n’est pas tant libéré que cela du préjugé de « la pureté » chrétienne.

Nous le répétons, quelques-unes des préoccupations de l’auteur de la « Cité du Soleil » ne sont pas originales, les Lacédémoniens avaient employé eux aussi des moyens appropriés pour obtenir des produits humains forts et vigoureux, mais Campanella ne sut pas s’assimiler leur amour de la liberté — pas plus que le point de vue des Carpocratiens, dont il s’inspira, paraît-il, pour imaginer son utopie. Parmi les Carpocratiens, secte fondée au début du second siècle de l’ère vulgaire par Carpocrate et son fils Epiphanes, les enseignements chrétiens avaient été portés à une telle conséquence qu’un communisme absolu y régnait. Ils pratiquaient la communauté des biens et celle des sexes. C’était la coutume parmi eux, quand ils recevaient un hôte, que leur compagne s’offrît d’elle-même à lui. Mais aux XVI- siècle et XVIIe siècle, bien que, spécialement dans les classes riches, les mœurs fussent assez libres, on n’aurait jamais permis, même dans des ouvrages de fantaisie, la propagation d’idées comme celles des Carpocratiens. C’est pourquoi les auteurs de ce temps-là sont très chiches en ce qui concerne la question sexuelle. Ce qui est dû aussi au fait qu’ils acceptaient l’idée religieuse qui considérait le mariage comme indissoluble et comme la seule forme d’union permise entre l’homme et la femme.

Morelly lui-même, qui pour maints autres sujets, fut un innovateur des plus audacieux, un démolisseur acharné de mensonges conventionnels, ne fait que répéter, en ce domaine, ce qu’avaient déjà exprimé ses devanciers.


Dans son Code de la Nature, on trouve un groupe de lois conjugales destinées, selon son auteur, à éviter tous les abus. Voici ce qu’elles prescrivent, entre autres choses :

« Au début de chaque année se célébreront publiquement les fêtes du mariage. Les jeunes gens des deux sexes seront réunis et, en présence du Sénat de la Cité, chaque jeune homme choisira la jeune fille qui lui plaît le mieux et, après avoir obtenu son consentement, il la prendra pour épouse.

Le premier mariage sera indissoluble pour un espace de dix ans ; au bout de ce temps, le divorce sera permis, soit à la demande des deux parties, soit à la requête d’une seule.

Les raisons du divorce s’exposeront en présence des chefs de famille des tribus réunies, qui tenteront tous les moyens de réconciliation possible.

Le divorce déclaré, les personnes séparées ne pourront se remarier avant un délai de dix mois. Avant ce temps, il ne leur sera permis ni de se voir ni de se parler ; le mari restera dans la tribu de sa famille et la femme retournera dans la sienne. Ils ne pourront traiter de leur réconciliation que par l’intermédiaire d’amis communs.

Les personnes divorcées ne pourront se remarier avec quelqu’un d’autre que leur ex-mari qu’un an après le prononcé du divorce ; passé ce délai, il ne leur sera pas permis de se remarier.

Les personnes divorcées ne pourront se remarier avec d’autres moins âgées qu’elles, ou d’un âge moindre que celles dont elles se sont séparées. Seules, les personnes veuves jouiront de cette liberté.

Les personnes qui ont déjà été mariées ne pourront se remarier avec des jeunes gens qui ne l’ont jamais été. » (Nous reproduisons ces extraits d’après un texte espagnol, n’ayant pas le texte français sous les yeux.)

Le « Code » de Morelly constitue un petit progrès sur les utopistes qui l’ont précédé, sur More spécialement. il concède aux hommes une certaine liberté de choix. il faut arriver jusqu’à William Morris — dans ses Nouvelles de Nulle Part — pour trouver une conception plus sensible, plus spontanée, moins codifiée de l’amour.

A vrai dire, il faut sauter deux siècles pour arriver de Morelly à William Morris, et nous négligeons une grande quantité de penseurs qui, dans cet intervalle, ont fait évoluer les idées. Avec William Morris, nous sommes au XIXe siècle. Le mouvement social est né, il s’affirme chaque jour d’avantage, l’utopie d’hier est en passe de devenir, demain, une réalité. La femme, dont on ne tenait aucun compte, qu’on considérait comme un objet accessoire, est considérée non seulement en théorie, mais encore en pratique, comme l’égale de l’homme. Avec l’homme, et autant que lui, elle participe au développement de la vie sociale. Ce fait ne peut qu’influer sur les idées des penseurs et des artistes contemporains…

Morris imagine donc la vie future comme une harmonie poétique des facultés humaines indépendantes, mais se complétant, où la liberté de chacun trouve son complet épanouissement dans la liberté de tous.


« Si donc — explique le porte-parole de Morris — un arrière grand-père — nous avons cessé d’être commerciaux dans nos affaires d’amour, nous avons aussi cessé d’être artificiellement fous. La folie qui vient de la nature, l’imprudence de l’homme peu mûri, ou l’homme plus âgé pris dans un piège, nous devons nous arranger de tout cela et nous n’en sommes pas autrement honteux ; mais quant à être conventionnellement sensibles ou sentimentaux… je crois que nous avons rejeté quelques-unes des folies de l’ancien monde… Du moins, si nous souffrons de la tyrannie et de l’inconstance de la nature et de notre propre manque d’expérience, cela ne nous fait pas grimacer, ni mentir. S’il doit y avoir séparation entre ceux qui avaient pensé ne jamais devoir se séparer, qu’ils se séparent ; mais il ne doit y avoir aucun prétexte d’union, quand la réalité en a disparu ; pas plus que nous ne forçons ceux qui savent bien en être incapables à professer un sentiment éternel qu’ils ne peuvent véritablement pas éprouver ; c’est ainsi que si la monstruosité du plaisir vénal n’est plus possible, elle n’est pas non plus nécessaire… »

Un autre écrivain, Joseph Déjacques, publiait, en 1858, une Utopie anarchiste où la question de l’amour joue un rôle très important dans la formation de sa société paradisiaque. Les hommes y vivent complètement heureux parce que la liberté la plus complète y règne sur tous les terrains. L’homme et la femme, pour s’aimer n’obéissent à aucune loi, aiment quand il leur plaît, comme il leur plaît et qui leur plaît. Liberté entière de l’un et de l’autre côté. Aucune convention ou contrat légal ne les lie. L’attraction est leur unique chaîne, le plaisir la règle unique. Cependant l’amour est plus durable et s’entoure de plus de pudeur que parmi les civilisés. Le mystère dont on se plaît à entourer les libres alliances, donne à celles-ci un charme toujours renaissant. On considère comme une offense à la chasteté des mœurs et une provocation à la jalousie de révéler à la clarté publique l’intimité des amours sexuelles. Tous, en public, échangent de tendres regards, des regards de frères et de sœurs, brillant des reflets de la plus vive amitié. L’étincelle de la passion ne brille que dans le secret, à l’exemple des étoiles, ces chastes lueurs, dans le sombre azur des nuits.

La monogamie n’est pas non plus obligatoire, bien que l’amour unique, l’amour perpétuel de deux cœurs fondus dans une attraction réciproque soit la suprême félicité des amants, la cime de l’évolution sexuelle ; c’est le foyer rayonnant vers lequel tendent toutes les pérégrinations, l’apothéose du couple humain, le bonheur à son zénith. Mais, selon Déjacques, tout homme, comme toute femme, peut avoir de nombreuses amantes et vice-versa, et il n’y a là aucun mal, car chacun obéit à son instinct propre, tous ne possèdent pas le même tempérament et, par suite, ne ressentent pas les mêmes besoins. Un homme peut aimer une femme pour une raison, en aimer une autre pour un autre motif, et vice-versa. Dans une société où règnent une liberté et une tolérance si larges, toutes les formes de jalousie seront inconnues, comme seront inconnues toutes les vilenies qui minent la société actuelle, qui ont réduit l’amour à un bas mercantilisme. On achète et on vend l’amour ; on achète et on vend les baisers, comme on achète et vend les corps, privant l’amour de tout son enchantement et de toute sa beauté, le réduisant à une chose immonde et répugnante.

Toute société comme tout arbre ne peut donner que les fruits que lui permet le terrain où il se nourrit. Une société, aux racines plongeant dans un sol bourbeux, ne peut que fournir des fruits amers et pourris, et ceci vaut pour l’amour comme pour le reste.


Voici, pour terminer ce rapide exposé des solutions apportées par les Utopistes les plus connus au problème sexuel, un résumé de celles proposées par d’autres écrivains ou romanciers qui ont promené leurs lecteurs dans des contrées sorties de leur imagination :


Dans l’Histoire des Sévarambes, de Denis Vairasse d’Allais (1677), utopie qui se déroule dans les terres australes, la monogamie règne en général, mais tempérée par toutes sortes de dispositions favorables à la polygamie et à la polyandrie. Le choix de l’époux est libre, mais le mariage est obligatoire. C’est à la jeune fille à proposer l’union conjugale, mais le jeune homme a le droit de refuser. Si une jeune fille est refusée partout, elle a le droit, à titre de contre-assurance, de réclamer d’être la femme d’un des hauts dignitaires de l’Etat, lesquels sont polygames et selon leur rang peuvent épouser de deux à douze femmes. Enfin, les Sévarambes admettent, après consentement mutuel, l’échange des épouses.

Fourier (1830) réclamait la liberté sexuelle absolue pour les deux sexes, c’est-à-dire la suppression du mariage et son remplacement non seulement par l’union libre, mais par une véritable promiscuité des sexes… Dans la société de l’avenir « Toute femme peut avoir simultanément, si tel est son goût et sans que l’opinion publique y trouve rien à redire : 1 ° un époux ; 2° un géniteur pour avoir des enfants ; 3° un favori pour vivre dans sa compagnie ; 4° et de simples possesseurs ». De ces quatre catégories, les trois premières auront un caractère légal, la quatrième ne sera pas officiellement reconnue.

Cabet (1848) dans son Voyage en Icarie, connaît l’importance de la question. « Les jeunes Icariens, considérant le mariage comme le paradis ou l’enfer de cette vie, n’acceptent un époux que quand ils le connaissent parfaitement et pour le bien connaître, ils se fréquentent pendant six mois au moins, et souvent dès leur enfance et pendant longtemps, puisque la jeune fille ne se marie pas avant dix-huit ans et le jeune homme avant vingt ans », — Cabet admet le divorce, mais il regarde le mariage et la fidélité conjugale comme les bases de l’ordre dans les familles et dans la nation, la République garantissant à tous une excellente éducation, une existence assurée, toute facilité de se marier. Elle flétrit le célibat, et déclare que le concubinage et l’adultère sont des crimes sans excuse.

Dans sa Terre libre (1894), Hertzka écrit ceci : « Le lien du mariage repose légalement sur le consentement libre et exclusif des deux époux, puisqu’à Terre libre, on ne peut être forcé à rien de ce qui ne rentre pas dans la sphère des droits d’un autre. Et comme ici, aucun droit, sur la personne de l’homme n’est retenu en aucune circonstance, le mariage vaut comme un contrat libre, qui ne peut être formé que par le consentement des deux parties, mais qui peut aussi être brisé par la volonté d’une seule. Cette règle ne souffre même pas d’exception quand il y a des enfants : ceux-ci appartiennent toujours à la mère, consentît-elle à un autre arrangement. »

Les deux extraits suivants nous feront comprendre le point de vue où se plaçait Paul Adam, quand il écrivait les Lettres de Malaisie (1898) : « Ici, une femme ne refuse pas plus à l’homme sa chair que chez vous elle ne refuse de rendre un salut. C’est une politesse que nous octroyons bien gracieusement et sans y attacher d’autre importance… On se reproduit quand on en a l’envie et avec qui vous le propose, comme on mange en face du passant, au réfectoire du train, ou l’on se promène dans la voiture d’un mécanicien quelconque… Le communisme des sensations érotiques détruit le désir de propriété sur l’amant ou sur l’amante. »

Dans Au pays de l’Harmonie (1906), Georges Delbruck adopte le système du reproducteur imposé. Les habitants de ce pays — les Déoniens — se dénomment « dieux » et « déesses » en l’honneur du fondateur de leur nation, dont ils sont tous les descendants. Chez eux : « On peut aimer sans procréer, de même qu’on peut procréer sans aimer. L’amour est un état d’âme, la procréation est un devoir d’État… Nous n’imposons jamais de volontés et le refus d’une jeune femme serait respecté, mais les déesses sont trop patriotes pour songer un seul instant à discuter le choix de la Faculté, sachant que ce choix a été longuement et soigneusement étudié. D’ailleurs la procréation d’une déesse avec un dieu n’implique ni liaison, ni chaîne. La population ne doit pas dépasser un nombre donné d’habitants toujours le même et les soins quotidiens de toilette rendent les déesses infécondables. Pour devenir mères, il faut qu’elles y renoncent. »

Dans les Pacifiques (1914), Han Ryner fait parler ainsi un sage du nom de Makima : « L’amour n’est pas un pays plat et uniforme. Beaucoup s’attachent au premier corps vers qui les entraîna un pressentiment joyeux et qui leur fit connaître la volupté. Les causes de discordes qui déchirent vos ménages n’existent point ici. Mais combien d’hommes et combien de femmes aiment le changement ! Combien croient toujours voir un bonheur plus grand à côté de l’endroit où ils sont ! Plusieurs Atlantes… rafraîchissent presque toutes leurs soifs au même ruisseau. D’autres agitent une grande part de leur vie à voler dans toutes les directions, se posent sur toutes les branches, goûtent de tous les fruits, boivent à toutes les eaux, dorment roulés dans tous les gazons. L’amour aussi connaît des sédentaires et des voyageurs. »

Masson, dans son Utopie des Iles Bienheureuses (1921) fait renseigner comme suit un voyageur :

« Nos jeunes filles veulent être mères dès que leurs organes sont achevés pour l’être. Leurs enfants leur appartiennent. Elles les nourrissent de leur lait : ou bien, selon leur gré, leurs enfants leur sont enlevés, et nourris du lait d’autres femme qui s’offrent à le faire. Quant aux jalousies… notre humanité n’est exempte d’aucun des maux vraiment humains. Mais ils sont ici des accidents dont le nombre ou la gravité diminue chaque jour. Deux jeunes hommes s’éprennent-ils de la même jeune fille, ou deux jeunes filles ont-elles un même amoureux ! C’est fort simple ! La jeune fille se donne aux deux garçons si cela lui plaît ; ou leur plaît ; les deux jeunes filles au garçon s’il leur plaît et s’il lui plaît. »

Wells, dans M. Barnstaple chez les Hommes-dieux (1926), résout ainsi la question : « En Utopie on ne contraignait pas les hommes et les femmes à vivre en couples indissolubles. La plupart des Utopiens y auraient vu des inconvénients. Très souvent des hommes et des femmes que rapprochait leur travail s’aimaient et vivaient très unis. Mais rien ne les y obligeait. »

Dans son Utopie communiste Une vie nouvelle (1933), Madeleine Pelletier explique que le mot « tromper » n’avait plus de sens depuis longtemps. « La sexualité avait cessé d’être le fruit défendu que l’on dévore en cachette. Il était admis par tout le monde que l’amour était un besoin naturel, moins fondamental que la faim, mais qu’il n’y avait aucune raison de condamner. On reconnaissait néanmoins la pudeur que l’on jugeait indispensable à la discipline sociale : les manifestations publiques de l’amour étaient proscrites. Enfermé dans son logement, chacun pouvait avoir la vie sexuelle qui lui plaisait, on admettait même la pédérastie et le saphisme, on n’interdisait que le viol et la séduction des enfants au dessous de quinze ans. »

Nous ne citerons que pour mémoire le roman de Fernand Kolney : L’amour dans cinq mille ans (1910), Il imagine une société où on a supprimé les passions, le désir, l’amour. La fécondation a lieu scientifiquement. Malheureusement il y a un raté parmi les germes, si bien qu’il y a retour à la volupté, etc., et que l’expérience échoue. Ce roman et ceux du même genre sortent de notre cadre.

De tout ce qui précède peut-on déduire une théorie générale des rapports sexuels de l’avenir ? Nous voyons que l’évolution de la réponse fournie par les Utopistes au problème s’oriente dans le sens de la disparition du propriétarisme sexuel et il est probable que ce sera l’une des caractéristiques principales des libres sociétés de l’avenir. Cela au fond a peu d’importance. Les membres des sociétés à venir résoudront la question sentimentalo-sexuelle relativement à leur mentalité d’alors et il ne semble pas que le problème sera résolu tant que subsistera le romantisme amoureux et l’exclusivisme sexuel. Pour éviter d’être une entrave ou un obstacle à la libération de l’unité humaine, le fait érotique ne peut pas occuper une place à part, supérieure par rapport à la satisfaction des autres nécessités de l’organisme corporel ni aux autres recherches du plaisir.

Notre solution, qui veut que les rapports affectifs : sentimentaux ou sexuels, que les recherches des joies érotiques se transforment en relations de pure camaraderie, qu’ils soient objets d’associations ou de pactes temporaires ou durables, écarte tous les périls à redouter en la matière. Intégrant le sexualisme dans le cadre ordinaire des relations de bonne camaraderie, elle lui enlève son caractère inanalysable et mystique, élimine la jalousie et empêche l’accaparement, au profit d’une unité du corps d’un être qui, autrement, pourrait connaître la variété des sensations et des raffinements du pluralisme amoureux.

Nous estimons que pratiquée comme il convient, notre solution resserrera les liens de camaraderie effective là où elle sera adoptée et qu’elle procurera davantage de bonheur dans les sociétés où elle sera réalisée, Elle est d’ailleurs de tous les lieux et de tous les temps. — Hugo Treni et E. Armand.


Voici, à titre documentaire, les titres de romans récents qui peuvent être classés parmi les Utopies : La Machine à explorer le temps, Quand le dormeur s’éveillera, Anticipations, Un rêve… une vie, par H. G. Wells. — L’Horloge des Siècles, par Robida. — Le chapitre V de Sur la Pierre blanche, par Anatole France. — Voyage au pays de la 4e Dimension, par G. de Pawlowski. — La Malabée, par André Billy. — L’an 2020, par Jacquin et de Gorsse. — La résurrection du Dr Valbert, par Deslinières et Marc Py. — L’Homme qui dormit cent ans, par H. Bernay. — Lumen, par Camille Flammarion. — La Sphère d’Or, par Erlé Cox. — Lucius Caïus, par Henry d’Estre. — Le Chef, par René Laleu. — Fragments d’une Histoire Universelle, publiée par l’Université de Tombouctou, par André Maurois. — Le Talon de fer, par Jack London. — Selon saint Jean, par Pierre Dominique — Le triomphe de Lénine, par Charles Rivet. — Vive Mathusalem, par Bernard Shaw. — Les ruines de Paris en 4908, par Alfred Franklin. — La Mort de la Terre, par J.-H. Rosny. — Le Maître de la Terre, par R.-H. Benson. — The Case of the Fox, par William Stanley. — R. U. R., par Karel Tchapek. — Amiens en l’an 2000 et La journée d’un journaliste américain en 2890, par Jules Verne. — L’Histoire de Quatre ans, par Daniel Halévy. — Dans 300 ans, par Pierre Mille. — 10.000 ans dans un bloc de glace, par Louis Boussenard. — La Vénus d’Asnières, par André Reuzé. — Au delà des ténèbres, par Jean de La Hire. — Neuf mille mondes, par Leone Roberto Bannonieri. — Le Grand Cataclysme (roman du centième siècle), par Henri Allorge. — Sur deux planètes, par Kurt Lazwitz. — Le Monde sans faim, par Alfred Bratt. — Z…, drame des temps futurs, par Banville d’Hostel. — La Mort du fer, par S.-S. Held. — La dernière jouissance, par Renée Durian. — Le meilleur des mondes, par Aldous Huxley. — Mon voyage au Bestland, par le Dr René Aragon, etc., etc. — E. A.