Encyclopédie anarchiste/Solitude - Soviets

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2631-2643).


SOLITUDE n. f. (lat. solitudo). La solitude (magnifiée par Ibsen), cette solitude où se forge la force et s’affirme l’originalité, ne peut être le « splendide et stérile isolement » dans lequel l’individu épuise un foyer jamais renouvelé, enchaîne la pensée — ce Prométhée — au rocher d’un moi aride. Un abîme la sépare, cette solitude, de l’absolu de glace où se fige la suffisance. Être seul, c’est réaliser son soi-même aux limites du possible et ne pas le laisser entamer par un adverse obstiné, c’est dégager de la gangue sa personnalité. Du type édifié profitera l’environ. Si nous radions, notre clarté repoussera, dans autrui, l’obscurité et il fera, tourné vers nous, saisi par notre exemple, un pas vers sa propre lumière. Et nous aurons satisfait, en dons rayonnants, à la solidarité qui nous lie au social pour tous les biens dont nous jouissons…

Compatir aux maux du prochain, sentir dans sa chair et jusqu’au vif de nous-mêmes sa détresse et son pitoyable agenouillement ne peut, sans une descente vers l’inconscience, impliquer que nous devons accepter de nous écraser à son niveau. Mais, au contraire, que nous devons — tenant libre et fraternel le chemin de lui à nous — nous élever dans notre dignité et la notion avertie de notre plan, et l’inciter — ce prochain prostré — à secouer la rouille de ses chaînes, à briser la coque des préjugés agglutinés pour s’ouvrir à la liberté personnelle.

La solitude intelligente et bonne n’est pas la retraite dédaigneuse en marge et au dessus de l’humanité. Elle est toute chaleur, sympathie, rayonnement, attraction aussi vers les cimes. Et menace seulement pour les prêtres, pour les maîtres, les tyrans qui tiennent en bas, éloignés d’eux-mêmes et petits sous le joug ou dans l’ombre, nos frères qui sont aussi des hommes. Les médiocres, les durs, les fats, les ambitieux, les chefs, les ventres, tous les faux individualistes (aristocrates, ouvriers ou bourgeois : les classes, ici, ne sont que des étages provisoires ou des paliers d’accès) méprisent et redoutent cette solitude de flamme, de résolution, de solidarité et d’expansion…

Vivre seul, c’est se tenir hors du sillage des foules, agréger autour de soi les éléments d’une solide et vivante unité, à la fois attentive et mouvante, c’est se refuser à demeurer complice des passivités où les majorités s’enlisent, à faire nombre parmi les multitudes, à consentir aux multiples abdications en la misère desquelles se traîne, en troupeau, le peuple ilote. Mais c’est tourner sa volonté lucide et recueillie contre les règnes accroupis sur cette torpeur et cette acceptation, contre les vampires agrippés au flanc des masses douloureuses et faisant de cette souffrance immense un insolent, cruel et grossier « bonheur »…

L’homme fort et seul que nous comprenons et que nous aimons manie sans défaillance une investigation ardemment dénonciatrice. Il porte — aigus — le regard et le scalpel au cœur des conventions, des morales et des institutions échafaudées sur le non-sens d’une puissance d’étranglement. Il tente d’arracher — lambeaux précieux, bribes sacrées qui s’agglomèrent — un peu de cet humain qu’elles atrophient, réduisent et broient. Il se dresse, ici : flambeau, appel, main tendue, mais là : répudiation, combat, barrière résolue. Il se lève comme une espérance et un vouloir. L’homme seul et fort repousse l’isolement des tombeaux et des ruines. Sa solitude est un exemple d’énergie et elle ne cesse d’être active et féconde : elle est foncièrement généreuse… — S. M. S.


SOPHISME n. m. (du grec sophisma, artifice, expédient). Raisonnement qui pêche soit dans les termes, soit dans la forme, le sophisme est un argument captieux qui donne à l’erreur une apparence de vérité. « Il est d’usage, dans les ouvrages de logique, écrit Rabier, de traiter séparément des erreurs et des sophismes. Cette division semble peu justifiée. On appelle sophisme une erreur de raisonnement. Mais toute erreur est, au fond, une erreur de raisonnement. En effet, il n’y a d’erreur possible ni dans le fait de se représenter telle ou telle chose, ni dans le fait de croire à cette représentation elle-même. L’erreur consiste à juger d’un objet par le moyen d’une représentation, à interpréter une représentation comme signe ou image d’un objet. Or, juger d’une chose par une autre, interpréter une représentation comme signe ou comme image, c’est faire une inférence. Donc toute erreur est une inférence vicieuse ou un sophisme. » Dans l’ensemble, les philosophes contemporains adoptent cette manière de voir. Aussi l’étude des sophismes, confondue avec celle de l’erreur, a-t-elle cessé de retenir l’attention des logiciens. Rappelons cependant qu’une classification courante distingue des sophismes d’induction et des sophismes de déduction.

Parmi les premiers, citons le dénombrement imparfait, l’ignorance de la cause, le sophisme de l’accident. Déclarer qu’il y aura toujours des guerres parce qu’il y en a toujours eu, nous fournit un exemple de dénombrement imparfait. Croire que l’apparition d’une comète sera la raison d’être de meurtres ou d’épidémies dénote une complète ignorance de la cause. Déclarer que la religion est bonne parce que le sentiment religieux ne tue pas la générosité chez certaines personnes, c’est confondre une coexistence accidentelle avec une relation nécessaire. Les principaux sophismes de déduction sont l’ignorance du sujet, la pétition de principe, le cercle vicieux. On tombe dans l’ignorance du sujet, lorsqu’on déplace la question dont on s’occupe et que l’on prouve autre chose que ce dont il s’agit. C’est un procédé cher aux apologistes de la religion et aux politiciens, qui évitent ainsi de répondre aux interrogations embarrassantes et parlent indéfiniment sans jamais fournir les explications qu’ils redoutent. Dans la pétition de principe, on considère comme vraie la chose qui est en question. Ce sophisme est à la base de la majorité des arguments que servent, aux imbéciles, les partisans d’un pouvoir fort. Le cercle vicieux consiste à prouver une proposition par une autre proposition qui s’appuie sur elle. Ajoutons que la violation des huit règles du syllogisme, ou des règles concernant l’opposition et la conversion des propositions, donne naissance à des sophismes qui furent longuement étudiés par les logiciens du moyen âge, mais dont le formalisme désuet et la creuse subtilité n’intéressent plus les penseurs contemporains.

Certains déclarent même que le syllogisme, si cher aux scolastiques, est toujours un sophisme. Stuart Mill, en particulier, estime qu’il constitue une stérile tautologie ou un véritable cercle vicieux. Soit par exemple le syllogisme suivant, très correct au dire des logiciens : « Tous les hommes sont mortels ; or le duc de Wellington est un homme ; donc le duc de Wellington est mortel. » Pour affirmer que tous les hommes sont mortels, nous devons savoir au préalable que le duc de Wellington est mortel ; dans ce cas, le syllogisme ne nous apprend rien, c’est une pure tautologie. Et, si nous ne savons pas au préalable que le duc de Wellington est mortel, nous n’avons aucunement droit d’affirmer que tous les hommes sont mortels. Le cercle vicieux serait, en effet, manifeste, puisque la vérité de la majeure, qui sert dit-on à démontrer la vérité de la conclusion, dépendrait elle-même de la vérité de cette conclusion. Poussant la critique du syllogisme encore plus loin, Herbert Spencer estime qu’il constitue un raisonnement par analogie et qu’il suppose quatre termes, non trois seulement comme on le croit d’ordinaire. Ceux qui ne partagent pas le point de vue de Stuart Mill ou de Spencer doivent au moins reconnaître que le syllogisme déductif n’est pas un instrument de découverte, un procédé d’invention, mais qu’il vaut uniquement comme moyen d’analyse et d’exposition. Ainsi s’effondrent les prétentions de la scolastique, ce vain château de cartes que les écrivains catholiques vantent à tout propos.

Lorsque, délaissant les subtilités baroques de la logique formelle, nous examinons la question des sophismes d’un point de vue moins artificiel et plus conforme aux exigences de la réalité concrète, nous constatons que les démonstrations fallacieuses, la duperie verbale, les erreurs de raisonnement constituent la règle générale en matière de politique, de religion, de métaphysique, de sociologie. Le prêtre, le parlementaire, le haut fonctionnaire, le chef d’État sont toujours des menteurs professionnels qui colorent de prétextes humains et raisonnables leurs projets les plus injustes, les moins réfléchis. Sophistes un Poincaré, un Mussolini, un Hitler et tous leurs larbins de la presse qui abritent leurs mensonges sous l’égide d’un patriotisme pointilleux ! Sophistes les savants officiels qui, pour plaire aux maîtres de l’heure, falsifient les faits et dénaturent la vérité ! Sophistes les professeurs de philosophie qui estiment qu’une chaire en Sorbonne ou au Collège de France vaut qu’on s’aplatisse devant les pontifes en vogue et les autorités académiques ! Sophistes de bas étage les membres du clergé ou les éducateurs laïcs qui entretiennent chez les simples des préjugés ineptes, qui déforment et corrompent la mentalité des enfants ! Et ces modernes sophistes sont autrement redoutables que les rhéteurs habiles qui, dans l’ancienne Grèce, soutenaient le pour et le contre avec une égale intrépidité. En s’interrogeant sur les rapports du réel et de la pensée, les sophistes grecs ont favorisé le développement du scepticisme et de l’esprit critique. On peut leur adresser des reproches nombreux et fondés, mais ils n’entraînèrent pas des millions d’hommes dans une mort atroce, ils n’eurent pas l’hypocrisie de se proclamer d’incorruptibles soutiens de la vertu. Les rhéteurs qui trônent dans nos Grandes Écoles et nos Instituts, qui pontifient dans les Églises, qui président aux destinées des États modernes se donnent pour mission de réduire les peuples en servitude et de préparer d’ignobles tueries pour un avenir qu’ils espèrent proche. Et ces serviteurs du Capitalisme, nantis de grasses prébendes, pourvus de tous les avantages que procurent le pouvoir et l’argent, n’ont à la bouche que les mots de sacrifice, d’héroïsme, de désintéressement. — L. Barbedette.


SORCELLERIE, SORCIERS La sorcellerie est une croyance antique qui veut que certains hommes puissent accomplir des actes surnaturels, généralement avec le concours d’esprits mauvais. Ainsi, le sorcier se targue de commander aux éléments et de guérir les maladies : mais il a aussi, le plus souvent, la réputation de servir les démons et de jeter des sorts.

Une telle croyance est des plus anciennes. Les sociétés les plus primitives en font foi. Les textes cunéiformes de la Chaldée, qui semble être le berceau de la tradition occultiste, montrent déjà que « le sorcier envoyait le mal par les charmes, les sortilèges, le mauvais œil, les objets ensorcelés appelés fardeaux de peine, ainsi que par le souffle, la salive, le contact direct ou indirect avec une victime déjà ensorcelée… Il fabriquait avec certaines herbes des philtres maléfiques et déchaînait les mauvais esprits par l’imprécation magique, livrait ses ennemis au pouvoir des démons ou causait leur mort à distance par blessures ou maladies. » (R. Le Forestier, L’occultisme et la F. M. écossaise, 1928, Perrin). Dans l’Assyrie, ce pouvoir est attribué de préférence aux femmes. La sorcière habite les endroits écartés, les ruines ou l’intérieur des murs ; elle est d’une extraordinaire agilité ; elle pénètre le corps de l’homme, qu’il faut alors exorciser ; elle secoue la mer comme le vent du sud ; c’est la chasseresse nocturne, à qui on attribue la fièvre, la consomption, la folie, les troubles cardiaques, la stérilité des femmes, l’impuissance des hommes, la mort. Certains ont tous ces pouvoirs sans s’en rendre compte : ils ont le mauvais œil (Fossey, La magie assyrienne, 1902). Tout cet ensemble de superstitions se transmettra intégralement à travers les âges pour s’épanouir au moyen âge.

À toutes les époques de l’antiquité, il est possible de retrouver des preuves de la croyance à la sorcellerie. La bible en fait foi, aussi bien que les inscriptions tumulaires romaines, dont beaucoup attribuent la mort à un maléfice.

Mais c’est surtout au moyen âge et dans les temps modernes que cette croyance s’est particulièrement répandue. Des milliers de malheureux, soupçonnés de se livrer à de telles pratiques, furent brûlés ou torturés par le pouvoir religieux et par le pouvoir laïque.

Parmi ces martyrs, dont la plupart étaient des femmes, quelques-uns étaient des sorciers véritables, se réunissant secrètement pour pratiquer des orgies et des saturnales nocturnes ; mais leur nombre est évidemment très réduit. D’autres ont fait de la sorcellerie un métier : c’étaient d’obscurs charlatans qui vendaient des charmes ou des remèdes, ou se faisaient fort de faire intervenir les démons en faveur des paysans crédules, moyennant espèces sonnantes ; cette forme de la sorcellerie a trouvé son épanouissement sous le règne de Louis XIV, au moment du drame des poisons ; cette cause célèbre démontra la crédulité inouïe des grands personnages de la Cour qui se compromirent en achetant des poudres de succession destinées à hâter la mort de ceux dont ils convoitaient l’héritage ; pour conquérir la faveur entière du roi, la favorite, Mme de Montespan, n’était-elle pas allée jusqu’à servir d’autel à un prêtre diseur de messes noires, qui consacra une hostie sur son ventre nu ? Dans les campagnes, les sorciers de cette catégorie guérissaient les maladies en mêlant à des pratiques magiques quelques recettes empiriques. Mais la grande majorité de ceux qui furent condamnés comme sorciers au cours du moyen âge et des temps modernes étaient des malheureux plus dignes de pitié : quelques hallucinés, intoxiqués par l’usage de stupéfiants tels que le datura et le stramoine, des hystériques, des veuves mal vues par leur voisinage et qu’une dénonciation accueillie à la légère envoyait à la mort, voire enfin des savants ou des personnages plus ou moins frondeurs que le pouvoir de ces temps avait intérêt à faire disparaître ; c’est ainsi que des accusations de sorcellerie pesèrent injustement sur Bacon, le Docteur Agrippa, Urbain Grandier, Jeanne d’Arc, Léonora Galigaï veuve du maréchal d’Ancre, Gaufridi, Melchior de la Vallée, et bien d’autres.

Les sorciers relevaient généralement de l’official, de l’inquisition, enfin, des juridictions laïques et des parlements. Les motifs qui permettaient d’inculper ce genre de criminels étaient particulièrement odieux et constituent une lourde charge contre l’Église catholique. Il suffisait d’avoir commis des extravagances, de ne pas croire à la sorcellerie, de négliger de dénoncer les magiciens, d’être accusé d’avoir jeté des sorts. Or le paysan médiéval, crédule à l’excès, n’hésitait pas à attribuer au diable les maladies, les orages, les fléaux de la nature encore si mal connus. Les juges avaient leur conviction faite d’avance ; ils obtenaient généralement l’aveu par l’emploi de la torture, par l’ensemble des témoignages acceptés avec une absence totale d’esprit critique, enfin par la recherche de la marque du démon, constituée par un point du corps insensible, et que le chirurgien découvrait à l’aide d’une longue aiguille qu’il enfonçait sur toutes les parties du corps. Là encore, la marque était facile à trouver chez les hystériques, si nombreux à l’époque, et qui présentent très souvent des zones d’anesthésie. La condamnation était suivie généralement du supplice du bûcher. Les biens étaient confisqués.

En France, un nombre incalculable de personnes soupçonnées d’avoir été au sabbat, d’avoir pris part à des festins diaboliques et d’être liées à Satan par un pacte, furent brûlées vives. En Lorraine, plus de neuf cents sorciers furent exécutés en quinze ans par un certain Nicolas Rémy, qui encourageait ses pareils par des épîtres en vers :

Tous les siècles loueront ces actes de justice !

Un érudit a trouvé la trace de plus de six cents procès dans le seul arrondissement de Saint-Dié. En Alsace, des autodafés monstrueux furent exécutés par la justice religieuse. On alluma des bûchers, dans le cours du XIV- siècle, du XV- siècle, du XVI- siècle, du XVIIe siècle, dans presque toutes les villes et tous les villages de l’Est et du Midi.

En Italie, 139 sorciers furent mis à mort le même jour, à Milan.

En Allemagne, deux moines délégués par le Saint-Père exécutèrent, en quelques années, 6.500 sorciers dans la principauté de Trèves !

Au Congo belge, les missionnaires catholiques firent périr de nombreux prêtres indigènes sous cette inculpation. Au Mexique, un alcade fit encore brûler vifs quatre sorciers en 1874 et, tout récemment encore, les Indous d’un village des environs de Bombay firent mourir dans les flammes une vieille femme qu’ils accusaient de répandre le choléra par ses maléfices.

Bref, dans tous les pays du monde, la même épidémie fit les mêmes victimes.

Cette croyance particulièrement néfaste a encore survécu dans la tradition populaire. Il y a aujourd’hui, dans le Toulousain, dans le Morvan, en Bretagne et ailleurs, de vieilles gens qu’on accuse de jeter des sorts, et aussi des malins qui vendent des secrets magiques ou qui remettent les entorses avec tout un cérémonial bizarre. Il suffit pour s’en rendre compte de consulter les ouvrages de folklore. On trouve aussi, dans le commerce, des recueils assez anciens qui donnent le moyen de trouver des trésors cachés ou d’invoquer le diable. De temps à autre, une histoire de sorciers a son épilogue devant les tribunaux:on voit des malheureux martyrisés par la foule superstitieuse, comme à Méry et à Laval en 1836, etc. ; on voit aussi des tireuses de cartes surveillées par la police, qui exerce sur elles un contrôle analogue à celui des maisons spéciales ; bref, il reste encore bien des preuves de la bêtise humaine au XXe siècle.

La sorcellerie est pratiquée, à l’heure actuelle, par des millions de sauvages. Les sorcières de la Côte d’Ivoire se mettent en transes médiumniques par la contemplation d’une corne d’antilope-fétiche ornée d’une fourrure de singe ; les mandingues de l’A. O. F. sont organisés en confréries de « contre-sorciers » qui recherchent les gens atteints du mauvais œil et les mettent à mort. Chez les Massaï de l’Afrique orientale anglaise, les laïbou détournent les maladies, conjurent les éléments, et sont dirigés par un Grand Sorcier qui doit être obligatoirement l’homme le plus gras de la tribu. Au Sénégal, une sorcière fut brûlée vive en 1896. Les sorciers Zoulous, du Natal, vendent des remèdes magiques et des philtres amoureux, lisent l’avenir dans l’arrangement de vieux os magiques, et jettent de mauvais sorts à leurs ennemis ; les missionnaires catholiques y ont ajouté leurs croyances non moins fétichistes, de sorte qu’en 1906 on a pu voir une jeune Cafre des missions catholiques frappée de possession démoniaque et accablée d’exorcismes.

En Sibérie, le chamanisme, qui est la seule religion ou à peu près, repose sur l’art de modifier les éléments avec l’aide des esprits ; le sorcier est en grand honneur chez les Sibériens de Tobolsk, chez les Koriaks du Kamtchatka, chez les Bouriates ; le chaman du clan du groupe des Aurochs de l’Oussouri chasse les diables du corps des malades et donne par son art magique l’abondance du poisson (V. le curieux film de Maurice Rouhier, Les Hommes de la forêt). Les bonnes gens de la République socialiste soviétique du Tadjikistan ne font appel aux remèdes européens qu’après l’intervention de la sorcière qui, par ses incantations, chasse les mauvais esprits du corps du patient pour les envoyer vers les déserts et les lacs. Même influence despotique des sorciers de la République soviétique de Tanu-Tuva, qui sont les véritables maîtres du pays. Au Thibet, tous les ministres du culte tantrique sont guérisseurs et sorciers, fabricants en exclusivité d’amulettes thibétaines, petits coffrets renfermant des préceptes de la loi tantrique écrits sur le papier magique thujapatri; dans un récent conflit avec le Népal, les Tibétains ont demandé une trêve de six mois parce que leurs sorciers croyaient que la planète Mars ne leur était pas favorable… Les mêmes superstitions se retrouvent en Amérique.

L’étude de la sorcellerie est des plus profitables aux antireligieux parce qu’elle leur permet de mesurer toute la profondeur de la crédulité humaine, en même temps qu’elle dévoile le passé d’intolérance et de stupidité des grandes religions qui, l’Église en tête, ont persécuté mille et mille sorciers pour des crimes imaginaires. — Jean Bossu.


Bibliographie. — Parmi les milliers d’ouvrages traitant de ce sujet, on lira, parmi les plus récents : Garçon et Vinchen, Le Diable, Paris, Gallimard, 1926. Turmel, Histoire du Diable, Rieder. J. Bossu, L’Église et la Sorcellerie, une brochure à l’Idée Libre, 1932, etc.


SORT n.m. Le mot sort est quelquefois synonyme de hasard, de destin ; dans d’autres cas, il désigne l’état, la condition. Nous retiendrons ces deux sens seulement, délaissant les autres qui ne présenteraient, pour nous, qu’un intérêt des plus médiocres.

Dans toute existence, elles jouent un rôle essentiel parfois ces mystérieuses puissances qu’on appelle hasard, destin, fatalité. Comme l’orage anéantit brusquement les moissons, comme l’éclair frappe un arbre parmi bien d’autres, sans que l’on sache pourquoi, ainsi misères de toutes sortes, maladies, mort, terrassent, sans qu’il s’y attende, celui dont on enviait l’heur et la situation. Une balle perdue, une artère qui se brise, et c’en est fait de la vie ! De pauvre, quelqu’un deviendra richissime, s’il découvre une mine d’or ou les fabuleux trésors d’un pharaon ; un coup de bourse et, de deux voisins, l’un sera désormais mendiant, l’autre millionnaire ; en politique, c’est une ruelle étroite qui sépare la prison du ministère. Sans cause apparente, l’un réussit où d’autres échouaient inévitablement. Caprices du sort, destins tragiques surtout, ont frappé les hommes d’un prodigieux étonnement ; dieux souffrants, héros, martyrs, lui doivent une auréole que la toute-puissance ne parvient pas à donner…

L’exil de Sainte-Hélène contribua pour une grosse part à la gloire de Napoléon ; Socrate, Jean Huss, Jeanne d’Arc doivent à leur supplice injuste d’être restés populaires ; un Sacco, un Vanzetti furent pleurés, même par des adversaires ; et sa croix infamante permit à Jésus de supplanter Jupiter et ses trop joyeux compagnons. Tyrans comme sujets ne sont-ils pas guettés par des malheurs imprévisibles, par d’inéluctables nécessités ? S’ils ignorent l’échéance, les hommes n’en sont pas moins, sans rémission possible, tous condamnés à mort. Maladies effroyables, brusques accidents remplaceront tortionnaires et bourreaux absents ; en pleurant sur autrui, nous pleurons sur nous-même. Un destin nous attend, terrible peut-être ; chercher à le prévoir, à le rendre meilleur, s’avère naturel !

Au fatum mystérieux et sombre qui, malgré leur vouloir, conduisait les hommes vers un but fixé d’avance, les religions antiques prêtèrent un pouvoir souverain. L’invincible divinité des athéniens fut remplacée par le livre d’Allah, chez les musulmans. Croire à la liberté fut un dogme pour les théologiens catholiques ; mais ils rétablirent la fatalité par la doctrine contraire de la prescience divine. Et, dans les maux qui l’accablent, dans les joies qui surviennent, dans des faits même insignifiants, le chrétien voit la main de la Providence. Sa résignation, inférieure à celle du musulman, lui fait supporter, néanmoins, toutes les oppressions sociales. Pas un cheveu ne tombe de votre tête, assurait l’Évangile, si votre Père Céleste ne le permet ; l’homme s’agite et dieu le mène, ont répété depuis, sous mille formes, ecclésiastiques et dévots. Mais l’efficacité des prières, admise par les docteurs de Rome, contraignit le vieux fatum païen à changer de vêtements. Drapé dans le manteau d’une Providence impénétrable, couvert d’oripeaux chrétiens, il exauce, aujourd’hui, les demandes transmises par voie sacerdotale ; par contre, il se pose en gardien farouche de l’antique distinction entre esclaves et maîtres, travailleurs et parasites. Grâce à d’adroites supercheries, liberté et déterminisme se trouvent ainsi conciliés ; pour encourager le croyant à l’action, on insiste sur la première ; si l’on souhaite qu’il se résigne, on parle d’obéissance à la volonté divine. Duplicité fort utile, que de savants apologistes ont recouverte, naturellement, du voile opaque des mystères.

Des formes sécularisées du destin s’offrent, à côté des formes théologiques ; hasard, sort, chance sont du nombre, ces mots ayant même sens ou presque d’ordinaire. Pour la majorité de nos contemporains, fatalité, destin ne résultent plus d’un vouloir tout puissant, mais ils s’entourent encore d’un halo de mystère ; autant ces termes sont d’un emploi fréquent, autant leur contenu reste incertain. Que des faits se produisent sans préalables antécédents, qu’une cause ne soit point requise pour que surgisse tel ou tel événement, seuls des ignorants le croient ! Le principe d’universel déterminisme paraît bien établi par les recherches scientifiques ; sans lui aucune prévision possible, aucune loi qui garantisse que, demain, des phénomènes identiques se dérouleront dans le même ordre qu’aujourd’hui. Si de rien quelque chose peut naître, si le néant n’est pas dépourvu d’action, connaissance rationnelle, pensée réfléchie croulent irrémédiablement. Comment admettre que ce qui n’est pas soit efficace néanmoins ? Dire du hasard qu’il est l’imprévisible vaudrait beaucoup mieux déjà, malgré l’imprécision d’une telle formule. Point de volontés extra-terrestres qui interviennent ici-bas, point de faits rebelles à toute loi ; mais de nombreux événements les causes nous échappent. Quant au destin, symbole de notre impuissance, c’est avant tout l’inéluctable, qu’il soit prévisible ou qu’il ne le soit pas.

S’il est vrai que savoir c’est pouvoir, hasard, destin, résultent, en définitive, de notre ignorance seulement ; ni l’un ni l’autre n’existeraient, pour qui connaîtrait les lois de tous les phénomènes. Dans la mesure où nos recherches progressent, leur domaine diminue ; grâce aux découvertes des physiciens, des chimistes, des médecins, chaque jour d’antiques fatalités sont vaincues. Converser avec un ami quand nous séparent des centaines de kilomètres, en quelques heures voler de Londres à Paris, préserver du tétanos ou de la typhoïde furent longtemps des impossibilités. Quitter la terre pour la lune, produire la vie, modifier sérieusement les phénomènes atmosphériques restent encore de l’irréalisé ; pourtant, déjà il est à prévoir que ce seront choses faisables pour nos successeurs. Pas de fatalités irréductibles si, dépassant le cadre des existences individuelles, nous considérons l’œuvre collective d’une humanité qui dure indéfiniment.

Même dans ce canton par excellence de l’imprévisible que l’on appelle jeux de hasard et cas fortuits, des lois rigoureuses commandent ; la probabilité mathématique le démontre. D’où la possibilité, pour le calculateur habile, d’établir d’avance, au moins de façon approchante, le bilan des pertes et des gains. Notre chance sera de moitié au jeu de pile ou face, elle sera bien moindre dans d’autres jeux. Et, si nos calculs portent sur des chiffres suffisamment élevés, la vérification expérimentale de la probabilité théorique apparaîtra concluante. Ils la confirment absolument, les résultats enregistrés dans les maisons de jeu, à Monaco en particulier. Par des procédés de même ordre et grâce à des statistiques établies avec soin, les compagnies d’assurance prévoient le nombre approximatif de décès, d’accidents, etc., pour une période et un nombre donné d’habitants. Courses, loteries, spéculations financières obéissent à un déterminisme que l’on a parfaitement mis en lumière. Notre ignorance des causes, leur complexité, la tangence de phénomènes qui ne semblaient point destinés à se rencontrer, voilà d’où provient la fatalité. Faiblesse de notre esprit, bornes étroites d’une science trop jeune expliquent notre impuissance, une impuissance toute provisoire d’ailleurs.

Ainsi l’homme doit souvent à son ignorance d’avoir un sort pitoyable et d’être vaincu dans sa lutte contre le destin. Mais souvent aussi il est victime des trahisons de sa volonté. Et nous ne parlons point de ces mentalités incohérentes, dépourvues soit de frein soit de force impulsive, qui ne constituent pas une personnalité au sens véritable ; nous parlons des individus sainement équilibrés. Parfois, c’est de courage qu’ils manquent. Combien de malheureux sombrent finalement, qui n’avaient point toujours été pusillanimes ! Ne maudissons pas trop la peur de souffrir, elle est à la base de mille inventions utiles et de l’ensemble du progrès ; aux époques favorables, elle incite à prévoir les jours mauvais pour en atténuer les rigueurs. Mais il arrive, et maintes fois hélas ! que la perspective de douleurs, d’avance et faussement jugées insupportables, fasse déserter l’arène sans avoir engagé le combat. Beaucoup s’avèrent les artisans de leur propre défaite ; pareils aux naufragés que l’espoir abandonne, d’eux-mêmes ils desserrent l’étreinte qui les retient à la bouée de sauvetage. Que de belles actions ne furent point faites, que d’œuvres remarquables ne virent jamais le jour, parce qu’une crainte excessive paralysa les muscles, engourdit les cerveaux. Le vrai, le seul vaincu, c’est l’homme qui croit l’être, même dans les fers ; il ne l’est pas, celui qui ignore le découragement.

En effet, la volonté est une force agissante. Insérée dans la trame de nos représentations et de nos désirs, elle les oriente dans un sens que, d’eux-mêmes, ils n’auraient pas. Comme toute cause relative, seule espèce que nous connaissions, elle est dénuée de puissance créatrice et suppose des antécédents : à la règle suprême « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », elle est soumise à coup sûr. Comme toute cause aussi, elle a des conséquents et se prolonge en effets qui, sans elle, ne seraient pas : effets d’ordinaire imprévisibles, tant sont multiples et variables les éléments impondérables qui entrent dans une volition. Sur l’efficacité pratique de notre activité réfléchie, aucun doute n’est possible si, délaissant le vain domaine des abstractions métaphysiques, nous situons le problème dans le plan des données positives. La volonté s’avère facteur primordial dans le déterminisme de la vie : voilà qui suffit pour proclamer sa valeur essentielle, sans recourir à un libre-arbitre inintelligible même pour ses partisans. Et c’est la condamnation d’un épiphénoménisme qui creuse un abîme entre la matière et la pensée, qui, de plus, oublie qu’aucune force ne disparaît si toutes se transforment. Moyen d’action du vouloir sur notre vie mentale, l’attention maintient, au foyer de la conscience claire, les seuls états qui lui agréent. Images, sensations, idées font alors l’objet d’un examen minutieux ; d’où les arts, les sciences, les techniques multiples engendrées par la réflexion. Puis au monde extérieur, tant matériel qu’organique, nous apportons, grâce au mouvement, des modifications conformes à nos désirs. Sur l’univers nous avons prise ; dans les séries causales, il nous est loisible d’introduire des facteurs nouveaux. Ainsi, l’homme peut devenir, du moins en partie, l’artisan de son propre destin. — L. Barbedette.


SOTTISE — La plupart des dictionnaires donnent, comme celui de l’Académie Française, la même signification ou à peu près, aux mots bêtise et sottise.

Bêtise. — « Défaut d’intelligence, de jugement, de bon sens, ou des notions les plus communes. » (Académie Française.)

Sottise. — « Défaut d’esprit et de jugement. » (id.)

C’est à peine si certains des dictionnaires font une distinction entre la bêtise, produit de l’ignorance, et la sottise, produit d’un jugement faux. Littré est un peu plus précis quand, définissant la sottise « défaut de jugement », et la bêtise « défaut d’intelligence et de jugement », il ajoute : « la bête est dans bêtise, tandis qu’elle n’est pas dans sottise ; c’est ce qui distingue ces deux mots. » Cette distinction n’est pas suffisante à nos yeux ; elle laisse trop subsister une confusion volontairement créée et continuellement entretenue dans les esprits, au point que les plus avertis d’entre eux se laissent prendre par une habitude de langage qu’ils n’ont pas assez vérifiée. Or, il est essentiel pour nous, pour tous ceux qui recherchent la vérité et ne veulent pas suivre les directions malfaisantes, de mettre exactement la bêtise et la sottise chacune à sa place, et de ne pas imputer à la première ce qui n’appartient qu’à la seconde.

Tout d’abord, il convient de ne pas confondre l’esprit qui est une façon vive, légère, ingénieuse, de voir les choses et de les exprimer, et le jugement, qui est la faculté de discerner suivant la raison. Très souvent, dans son sens le moins spirituel, celui qui « court les rues », l’esprit manque complètement de jugement. Il en résulte qu’on peut être un sot, tout en ayant beaucoup d’esprit, et qu’on peut n’être pas un sot tout en n’ayant que peu ou pas d’esprit. C’était l’avis de La Rochefoucauld. Quand A. France disait : « Les hommes d’esprit sont des sots. Ils n’arrivent à rien », il pensait aux hommes de véritable esprit, aux hommes d’intelligence, de jugement, de bon sens, qui se heurtent à la sottise, laquelle permet d’arriver à tout. Les bêtes ne sont pas sottes, bien qu’elles soient ignorantes, du moins de la science humaine, et qu’elles n’aient ou paraissent n’avoir que peu d’esprit et de jugement. Aussi, n’est-ce pas chez elles qu’on trouve des ministres et des académiciens. Ceux-ci, de même que les hommes savants, ne sont pas bêtes, mais ils sont souvent des sots parce que, s’ils ont parfois de l’esprit, ils ont plus souvent un jugement faux. Pascal disait qu’entre les sots, ceux qui se sont occupés de philosophie et de science sont les plus sots de la bande parce qu’ils le sont avec connaissance. Molière ajoutait, dans les Femmes savantes :

« La science est sujette à faire de grands sots. »

La bêtise est ignorante, modeste, naïve, passive, sans portée, et ses dégâts sont limités. La sottise se prétend savante ; elle érige son ignorance en dogmes infaillibles et en lois tyranniques. Elle s’impose bruyamment, s’étale, s’admire et veut être admirée. Elle envahit le monde avec la violence d’un fléau pour le flétrir et le saccager, pour y répandre l’imposture et le crime. La bêtise n’a qu’un bonnet d’âne, la sottise a une tiare, une couronne, une mitre, un bonnet carré ou pointu, un képi, un casque, un sabre, des diplômes, des décorations, des uniformes, un tricorne d’académicien ou de garde champêtre. La sottise justifie, en le dépassant, cet autre mot d’A. France : « Les gestes de l’humanité ne furent jamais que des bouffonneries lugubres. » La bêtise n’appartient qu’aux bêtes et aux hommes simples, demeurés primitifs, qui ne savent pas et ne demanderaient qu’à savoir pour n’être plus bêtes. La sottise n’appartient qu’aux hommes, elle est leur propriété exclusive et indivise, elle est particulière aux gens compliqués et tortueux qui ne savent pas toujours trop, mais savent trop mal et trop perfidement pour porter des jugements sains et faire un bon usage de leur savoir. La bêtise se borne à ignorer, la sottise affirme qu’elle sait tout quand elle ne sait rien. Elle est le produit artificiel, vénéneux, méchant de la civilisation arbitraire et fausse qui a établi son autorité sur le monde entier. Flaubert a dépeint, dans sa Tentation de Saint-Antoine, le Catoblépas qui « reste perpétuellement à sentir contre son ventre la chaleur de la boue, en abritant sous son aisselle des pourritures infinies », et qui se dévore lui-même sans s’en apercevoir. Il a montré aussi le Presteros « qui rend imbécile par son contact ». Ces deux monstres, dignes représentations du « bourgeois » et du prêtre, sont les symboles de la sottise. Ils sont l’image de la sénilité et de la stupidité qu’elle a répandues dans le monde.

« La nature n’a fait que des bêtes, nous devons les sots à l’état social », a dit Balzac, dont l’œuvre a si souvent percé et montré les profondeurs de la sottise humaine. Mme de Staël avait déjà constaté, dans la fréquentation des gens dits « d’esprit », que « la bêtise et la sottise différent essentiellement en ceci, que les bêtes se soumettent volontiers à la nature, et que les sots se flattent toujours de dominer la société ». Goethe a fait dire à Méphistophélès : « l’homme emploie sa raison à se gouverner plus bêtement que les bêtes. » ce que Anatole France a commenté ainsi : « La bêtise empêche souvent de faire des bêtises… Ce ne sont pas les plus bêtes qui agissent le plus bêtement. » Bernard Shaw a complété ces vérités majeures en portant ce jugement : « Il y a beaucoup de sagesse dans la simplicité d’une bête, et parfois beaucoup de sottise dans la sagesse des savants. »

Sottise religieuse d’abord, née de l’ignorance et de la peur de l’inconnu, puis toutes celles qui en sont issues : sottise gouvernementale, sottise militaire, sottise judiciaire, sottise académique, sottise mondaine, tout cela est humain, uniquement humain. Les fabulistes auraient calomnié les animaux si, dans les fictions de leurs apologues, ils avaient visé autre chose que la sottise humaine. L’âne n’eut jamais l’idée de porter des reliques et de faire de sa peau un tambour ; il laissa cela aux prêtres, aux guerriers, aux juges, aux académiciens, à tous les solennels imbéciles. Les grenouilles ne demandèrent jamais un roi, si jacassantes fussent-elles ; elles vécurent toujours en république libre, ce que ne connaîtront jamais les électeurs si radicaux, si socialistes, si communistes qu’ils soient. L’animal reste bête suivant sa nature. L’homme, animal « spiritualisé », est devenu sot en voulant s’élever au-dessus de la nature, en se découvrant pour cela une âme que la bête n’avait pas, que la femme n’avait pas non plus avant qu’elle fut, elle aussi, « spiritualisée » par « l’Immaculée Conception », et que peut-être la bête aura à son tour, maintenant que M. Baudrillart, épiscope-académicien, a bien voulu lui en reconnaître une de « deuxième zone » !… L’homme a voulu ainsi faire l’ange en méprisant la bête ; il est tombé plus bas que la bête, dans la sottise. Schiller disait : « Contre la bêtise, les dieux luttent en vain. » Schiller entendait par les dieux les hommes vraiment supérieurs qui voudraient que le monde fut conduit par le savoir et la raison et non par l’ignorance et le fanatisme. Lui aussi employait bêtise pour sottise.

On a attribué à Stendhal ce mot : « La seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas. » Mais ce n’est pas une excuse pour la sottise humaine qui a fabriqué ce Dieu. Au contraire. La sottise religieuse, base de toutes les autres, leur a fourni leur élément spirituel quand elle a donné à l’homme le coup de marteau qui l’a fait divaguer sur le divin. Et après avoir inventé Dieu, l’homme s’est identifié à lui et a pris sa place. Il a consacré sa sottise, l’a faite souveraine et pontifiante lorsqu’il a prétendu et voulu expliquer qu’à l’image de Dieu, maître de l’Univers, il était, lui, le maître d’une terre, centre de cet univers, et que l’Être Suprême n’avait, en somme, créé l’Univers et la Terre que pour le service et les commodités de l’homme. Ce fut l’aboutissement des religions dans le monothéisme ; leurs dogmes et leurs institutions ne sont que le couronnement de cette transcendante imbécillité qui permit à l’homme de pratiquer la plus sauvage autolâtrie.

La raison, appuyée sur la science, a démontré de plus en plus la sottise de telles conceptions ; mais le propre de la sottise étant surtout de persévérer dans ses erreurs, les religions sont demeurées contre toute évidence. Il y a toujours, de par le monde, des ignorantins qui enseignent que le soleil tourne autour de la terre, s’il n’y en a plus pour dire que la terre repose sur la mer ; et il y a toujours de grands personnages académiques pour déclarer qu’il faut croire aux « mystères », bien qu’ils connaissent mieux que personne la fourberie de la fabrication de ces insanités. Il y a toujours des gens qui croient, comme Bernardin de Saint-Pierre, que, si les arbres fruitiers sont bas, c’est pour que les hommes puissent cueillir plus facilement leurs fruits, et que si le melon a des tranches, c’est pour qu’on le mange en famille. Il y a aussi tous ceux pour qui les animaux n’existent que pour leur fournir des jambons et des côtelettes, des chaussures et des fourrures. Dieu ne les a pas créés pour autre chose et Mme de Coulevain devient lyrique à la vue d’un troupeau de vaches, bonnes bêtes chargées de brouter à la place de l’homme pour que s’accomplisse le « miracle de la crème » mousseuse et veloutée que réclame sa gourmandise. Cyrano de Bergerac a ri, bien avant nous, de ces billevesées quand il a écrit : « de dire que Dieu a plus aimé l’homme que le chou, c’est que nous nous chatouillons pour nous faire rire », et il a conclu ironiquement, devant tant de sottise, que si Dieu avait fait l’Arbre de Science et non l’Homme de Science, c’est « qu’il voulait, sans doute, nous montrer sous cette énigme que les plantes possèdent privativement à nous la Philosophie parfaite. » (Les États de la Lune).

Henri Heine ayant fait la rencontre d’un homme qui lui dit que les arbres sont verts parce que cette couleur est bonne pour les yeux, répondit sur le même ton que « le Bon Dieu avait créé le gros bétail parce que le bouillon de viande fortifie l’homme, et mis les ânes sur la terre pour servir aux hommes de terme de comparaison. »

Il y a ainsi la sottise primaire de ces faux pourceaux d’Épicure qui disent : « Vivons bien, nous mourrons gras », se préoccupant plus de la quantité de substance qu’ils laisseront aux vers que de la qualité de la pensée qu’ils pourraient laisser à l’humanité. Et il y a la sottise supérieure des purs esprits qui prétendent sécréter et distiller une pensée sublime, mais qui ne donne rien à manger à personne, pas même aux vers.

Les hommes ont ainsi mis au compte de la bêtise des bêtes leur propre bêtise perfectionnée et spiritualisée dans la sottise. L’usage demeure courant de dire bêtise pour sottise, même chez les plus clairvoyants, les plus désenchantés par la sottise et les plus révoltés contre elle. On dit toujours « sale comme un cochon », tout en sachant que le cochon n’est sale que lorsqu’il est tenu par l’homme dans la saleté. On continue à charger les vaches d’une stupidité policière dont elles sont bien innocentes. On remplirait des volumes d’exemples semblables montrant l’emploi, simplement irréfléchi chez les uns, mais hypocritement volontaire chez les autres, du mot bêtise à la place de sottise. La bêtise est le bouc émissaire de la sottise.

Quand Voltaire parlait de la bêtise des gens qui se confessent à certains prêtres, c’était leur sottise qu’il avait en vue. Les animaux ignorent le péché et n’ont aucun besoin de se confesser, surtout à des gens qui ne valent pas mieux qu’eux et, souvent, valent moins. Quand La Fouchardière dit que la guerre est « le choc de deux monstrueuses bêtises qui se heurtent », quand il salue ironiquement « la Bêtise souveraine, maîtresse des hommes et des dieux », quand il mesure la puissance de Dieu à l’étendue de la bêtise et de la méchanceté des hommes, quand il montre la bêtise précise, scientifique, mécanique, standardisée, monumentale comme les gratte-ciel, universalisée comme ce « yo-yo » qui a trouvé quarante millions d’acheteurs rien qu’en France, La Fouchardière parle de la sottise et non de la bêtise. Toutes ces choses sont de l’homme et non de la bête.

Les bêtes ne se font la guerre que par nécessité de conservation. Elles n’ont jamais imaginé de détruire dix millions d’entre elles pour conserver ou conquérir le crâne de Makaoua. Elles n’ont jamais entrepris d’anéantir leur propre espèce par l’invention de la poudre, des canons, des gaz asphyxiants, et fabriqué les sophismes qui cherchent à justifier l’emploi de ces belles choses. Les bêtes n’ont jamais prétendu être des anges, mais elles n’ont jamais expliqué non plus que l’assassinat collectif était la plus noble des actions. Elles n’ont jamais élevé des temples aux Sésostris, aux Darius, aux Napoléon, qui font, depuis quarante siècles, s’entr’égorger les hommes, et elles n’ont jamais écrit en lettres d’or, sur des plaques de marbre, que les Poincaré et les Clémenceau ont bien mérité de la Patrie !… ». Les caverneux imbéciles qui célèbrent « l’héroïsme » des « animaux de la guerre », prêtent aux bêtes un peu trop de leur sottise, de celle particulièrement nauséabonde qui se « spiritualise » avec des mouvements de menton et des poses académiques dans le sang des autres. Elles ont le droit d’être dégoûtées, comme le chien de l’ivrogne qui, voyant son maître vautré dans le ruisseau, renonce à le conduire et rentre seul à la maison. Les dix millions de chevaux, autant que d’hommes, immolés dans l’innommable saleté de la Guerre de 1914, n’y allèrent pas d’eux-mêmes. Ils y furent conduits sous le fouet, sans savoir, avec leur résignation ordinaire de bêtes pliées à la servitude. Ils ne crièrent pas : « À Berlin !… » ou « Nach Paris !… » comme les hommes crétinisés par la sottise patriotique. Et de même que les chevaux, les Boulot « chiens-héros », les « pigeons de Verdun », les « perroquets patriotes », toutes les bêtes martyrisées et si grotesquement célébrées par leurs bourreaux, sont bien innocentes de tant d’insanité.

A. France a fait dire à M. Bergeret : « Il y a une férocité particulière aux peuples civilisés, qui passe en cruauté l’imagination des barbares. Un criminaliste est bien plus méchant qu’un sauvage. Un philanthrope invente des supplices inconnus à la Perse et à la Chine. » Un criminaliste et un philanthrope sont encore plus méchants que la bête et surtout plus hypocrites. « Du moins, a dit aussi M. Bergeret, avant qu’il y eut des philanthropes, ne torturait-on les hommes que par un simple sentiment de haine et de vengeance et non dans l’intérêt de leurs mœurs. » C’est aux « purs esprits », aux docteurs appelés « angéliques » et devant qui les bêtes n’étaient que la plus méprisable matière, qu’il appartenait de torturer et de brûler les hommes pour en faire des « bienheureux » !…

Flaubert, parmi tant d’autres, a trop souvent appelé bêtise ce qui était la sottise de ces « bourgeois » qui prenaient « leur pot de chambre pour l’océan » ! Les bêtes sont incapables d’une aussi monumentale sottise.

La platitude des divagations bourgeoises sur le temps qu’il fait et l’état des affaires, faisait écrire à Guy de Maupassant :

« Entre l’homme et le veau, si mon cœur hésitait,
Ma raison saurait bien le choix qu’il faudrait faire,
Car je ne comprends pas, ô cuistres, qu’on préfère
La bêtise qui parle à celle qui se tait. »

La bêtise qui parle cesse d’être de la bêtise ; elle devient de la sottise. Quelle bête serait capable de débiter, même en ne se prenant pas au sérieux, les stupidités himalayennes de la rhétorique religieuse, académique, militaire et politique ? Quelle bête viendrait affirmer la réalité de la Trinité, composer un discours sur les « prix de vertu », réciter la théorie militaire et parler sans s’esclaffer de la conscience d’un candidat à un mandat électoral ? Boileau a formulé la plus indiscutable des vérités lorsqu’il a dit, en paraissant émettre un paradoxe :

« De tous les animaux qui s’élèvent dans l’air,
Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer,
De Paris au Pérou, du Japon jusqu’à Rome,
Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme. »

Voltaire, en défendant si bien les bêtes contre la théorie cartésienne faisant d’elles des mécaniques privées de sensibilité, de connaissance et de sentiment, a raillé supérieurement la sottise des hommes. Il s’est bien gardé de la mettre au compte des animaux. Il s’était fait un Petit mémoire instructif des belles choses qui ont partagé les esprits de nos aïeux. Parmi ces belles choses, il y en avait, comme la dispute des stercoristes, solennelle, longue et vive sur « ce qui arrivait à la garde-robe, quand on avait rempli un devoir sacré, dont il ne faut parler qu’avec le plus profond respect » !… Il y avait aussi la dispute des cordeliers, qui entraîna tout le monde chrétien, « pour savoir si leur potage leur appartenait en propre, ou s’ils n’en étaient que simples usufruitiers » !… Les mêmes cordeliers disputèrent avec non moins d’ardeur sur la forme de leur capuchon et la largeur de leurs manches !… Heureux était le monde lorsque ces loufoqueries d’inspiration divine n’avaient pas pour effet de faire décerveler, écarteler ou brûler quelques milliers de pauvres diables fermés, comme les bêtes, à la compréhension de tant de merveilles spirituelles !

Flaubert, suivant la voie de Voltaire, rêvait de composer un Dictionnaire des idées reçues. On y aurait trouvé « par ordre alphabétique, sur tous les sujets possibles, tout ce qu’il faut dire en société pour être un homme convenable et aimable ». Le nombre et la qualité des traits dont il a criblé la sottise dans son œuvre permettent d’imaginer combien aurait été « hénaurme », comme il disait lui-même, un tel dictionnaire, et quel monument il aurait formé. On en aura une idée en lisant seulement, dans cette farce véritablement rabelaisienne intitulée le Château des cœurs, le discours aux épiciers qui se termine ainsi : « A vous d’abord, colonnes de la patrie, exemples du commerce, base de la moralité, protecteurs des arts, rois de l’humanité, dominateurs universels !… » Et, ce qui est le plus remarquable, c’est que cette fusée de bouffonneries qui semble échappée de l’imagination d’un Cabrion en délire devant les têtes de turcs de la fantaisie romantique, est encore au-dessous de la sottise réelle, applaudie par des milliers d’auditeurs, répandue par les milliers de voix de la presse, et qui s’étale dans des discours officiels et ministériels. « Vous êtes les remparts de la dignité et de la prospérité nationales ! », a dit, un jour, M. Fernand David, ministre du Commerce, aux « bistros » et « mastroquets », empoisonneurs du monde. « Vous êtes les collaborateurs dévoués de l’État et les excellents serviteurs du public ! », a dit un autre ministre du Commerce, M. Édouard Herriot, aux débitants de tabac, autres empoisonneurs du monde. Sans doute, le gouvernement doit bien cela à l’alcool et au tabac qui rapportent à l’État environ huit milliards par an ! « Réjouissantes recettes », disent, de leur côté les journaux. Elles sont réjouissantes, en effet, pour eux qui remplissent leurs colonnes des récits des crimes engendrés tous les jours par l’abrutissement alcoolique et tabagique.

Il est à noter qu’un M. Herriot se pique d’être un artiste et qu’il flagorne ainsi les débitants de tabac entre une conférence sur Mozart et une autre sur Beethoven ! On n’a pas dit s’il les a célébrés comme musiciens ou comme fumeurs.

Les gouvernants pratiquent l’éclectisme de la sottise ; ils se disent qu’il faut de tout pour faire une majorité compacte de sots. Dans le domaine de l’art, si la sottise gouvernementale est moins directement criminelle, elle n’en est pas moins ahurissante. M. Jules Grévy, président de la République, disait, à l’inauguration d’un salon de peinture : « Pas de chefs-d’œuvre, mais une bonne moyenne ; c’est ce qui convient à notre démocratie. » M. Georges Leygues, qui promena pendant quarante ans son « élégance progressiste », comme disait O. Mirbeau, dans tous les ministères avant qu’elle fut nationalement embaumée, déclarait que « l’État ne peut autoriser qu’un certain degré d’art !… » Devant les électeurs abrutis et les académiciens décatis pour qui ces insanités sont paroles d’évangile, on pense au mot du cocher de Bernier, rapporté par Voltaire, et disant à son maître étonné de le voir vendant de l’orviétan à la population de Dehli : « Tel peuple, tel charlatan ! » Ces charlatans n’auraient aucun succès auprès des animaux.

En 1853, Flaubert écrivait : « On deviendra si bête, d’ici à quelques années que dans vingt ans, je suppose, les bourgeois du temps de Louis-Philippe sembleront élégants et talons rouges. On vantera la liberté, l’art et les manières de cette époque, car ils réhabiliteront l’immonde à force de le dépasser. » Là, encore, les bêtes n’y seraient pour rien ; ce serait l’œuvre de la sottise.

Henri Heine, dans son Tambour Legrand, a écrit d’amusantes pages sur la sottise pour montrer qu’ « il y a dans le monde plus de sots que d’hommes », et se réjouir de ce que les sots étaient pour lui une source inépuisable d’inspiration. Un grand nombre d’autres ont su railler de même la pontifiante imbécillité de cette sottise qui représentait aux yeux de Renan l’image la plus parfaite de l’infini. Rabelais disait plus crûment que Heine : « Amis, vous noterez que par le monde il y a beaucoup plus de couillons que d’hommes. » Il en avait repéré 153 espèces dans ses pérégrinations. Car nous avons heureusement, à côté de la sottise, le rire qui est autant qu’elle « le propre de l’homme ». Il en est l’antidote quand il est celui de l’ironie. Il venge l’intelligence et la raison des « bouffonneries lugubres ». Rabelais nous l’a particulièrement recommandé quand il a fait faire à Gargantua « grande irrigation d’ellébore » pour se décroûter la cervelle de toutes les sottises que les Holoferne et les Bridé, théologiens, sophistes, scoliastes, sorbonnards et sorbonicoles, tous « vieux tousseux » et « trop diteux » de coquecigrues, y avaient emmagasinées. Mais nous avons surtout la saine et souveraine ironie sur laquelle la reptilienne sottise use vainement sa bave et ses dents, l’ironie qui « nait du spectacle de l’injustice » et qui est « la vengeance du vaincu » (Baudelaire), l’ironie qui est « la joie de la sagesse » (A. France), l’ironie qui semblait à Flaubert « dominer la vie » et qui la domine, en effet, de toute la puissance de ce solide optimisme que la sottise, si « infinie » soit elle, n’est pas encore parvenue à abattre, malgré la mobilisation de tout son personnel de cuistres et de malfaiteurs.

Oscar Wilde, que la sottise la plus hypocrite prétendait marquer d’infamie, montrait sa hautaine et inébranlable sérénité lorsqu’il écrivait, dans son De Profundis : « Le vrai sot, celui que les dieux bafouent ou molestent, est celui qui ne se connaît pas soi-même. » Car celui-là est victime de ses propres passions encore plus que des autres. Ne sachant pas se diriger, il se laisse diriger. C’est lui qui dit avec la sottise religieuse : « je crois parce que c’est absurde », et avec la sottise scientiste : « je crois parce que je n’y comprends rien ». Pour la même raison, il obéit à tous les maléfices autoritaires et, convaincu qu’il n’agit que d’après son jugement, il se croit supérieur à l’âne qui n’obéit que sous la crainte du bâton.

Pour se défendre contre la sottise, ne plus être bafoué ou molesté par les dieux, l’homme doit non seulement se connaître lui-même mais connaître aussi ce qui l’entoure sur la terre et non dans le ciel. Il lui faut reprendre pied sur le vieux plancher des vaches s’il ne veut pas se voir, comme Antée, étouffé dans les bras d’Hercule. Sa sottise est le produit du double dogmatisme religieux et scientifique auquel il s’est soumis par ignorance et par vanité. Le premier lui a fait perdre le contact de l’âme du monde, du Weltseele, de Schelling, et le sens de la solidarité de tous les êtres qui sont dans la nature comme la nature est en eux. Le second lui a fait croire qu’avec la science il pouvait se passer de conscience et qu’il pourrait être heureux sans être juste et sans être bon. Quand Bernardin de Saint-Pierre disait que « l’existence de l’homme est la seule qui paraisse superflue dans l’ordre établi sur la terre », il ne démontrait nullement une supériorité de l’homme et sa divinité ; il constatait simplement le parasitisme où il s’était installé quand sa sottise lui avait fait croire à des prédestinations messianiques qu’accomplirait soit la divinité, soit la science, et qu’il n’avait plus qu’à attendre en contemplant son nombril. Il faut que l’homme comprenne que le progrès, pas plus que la venue du Messie, n’est une « loi fatale », comme voudraient nous le faire dire des sots furieux de notre résistance à leurs falsifications spirituelles. Il n’y a de progrès que là où il y a volonté et action de progrès, c’est-à-dire activité intelligente, et cela comporte essentiellement, pour l’individu comme pour la collectivité, une connaissance de soi-même comme de tout l’environnement. Par cette double connaissance, l’homme pourra redevenir « la nature prenant conscience d’elle-même » (E. Reclus). Il ne sera plus pour elle un parasite et un fléau, il sera un associé, un compagnon, solidaire de tous les êtres. Il sera alors indulgent à la bêtise des bêtes parce qu’il aura su se dépouiller de sa propre bêtise, de cette bêtise souveraine, criminelle et grotesque : la sottise des hommes qui se sont faits dieux !… — Édouard Rothen.


SOVIET n. m. Substantif russe dont la signification correspond exactement à celle du mot français : conseil. Naturellement, ce n’est pas la philologie du mot nous intéresse ici. Ce n’est pas, non plus, son sens général. Mais il est utile de préciser que, d’une façon générale, ce terme est employé, en russe, dans les mêmes cas où les Français recourent au mot « conseil ». Ainsi, davat(donner) soviet signifie : donner un conseil ; gossoudarstvenny soviet veut dire : conseil d’État ; soviet ministrov — conseil des ministres ; voïveny soviet — conseil de guerre, et ainsi de suite. Le lecteur voit que soviet (comme « conseil » ) désigne couramment une institution politique, administrative ou (souvent aussi une direction collective dans l’industrie, le commerce, l’enseignement, etc.) dont les membres se réunissent pour délibérer. Ce qui nous intéresse c’est le sens politique et social spécifique acquis universellement par le mot soviet depuis la révolution russe de 1905–1917. Or, dans ce sens, le mot est employé surtout au pluriel : les Soviets.


SOVIETS (Les) : Leur naissance. Leur vie. Leur mort. — Nombre de gens à l’étranger, je veux dire hors la Russie — parlent, quelque peu à la manière du perroquet, des « Soviets », de la « Russie des Soviets », du « gouvernement des Soviets », etc…, sans avoir la moindre idée sur la signification réelle de ces combinaisons de mots. On a inventé même adjectif : « soviétique », un verbe : « soviétiser », d’autres termes encore que les Académies de tous les pays seront obligés bientôt d’introduire dans leurs Dictionnaires, d’autant plus que plusieurs de ces pays sont en train d’imiter le « soviétisme » russe en partie ou en entier, en gros et en détail (Mussolini, Hitler, Roosevelt, etc….). Le capitalisme privé étant prêt à entrer dans le coma, des « hommes d’État », des gens appartenant à des classes privilégiées ou intermédiaires, et aussi beaucoup de leurs serviteurs fidèles parmi les « intellectuels », espèrent pouvoir sauver, une fois de plus, l’ordre établi sur l’exploitation des masses, au moyen d’un néo-capitalisme d’État, modèle U. R. S. S. Ces gens ne nous intéressent pas énormément… Mais, ils ne sont pas les seuls à se ranger à côté « des Soviets ». Une foule de sincères, de naïfs — de « poires », pour dire le mot, — prenant des vessies pour des lanternes, prêtent foi au décorum « socialiste » et « révolutionnaire » des nouveaux imposteurs. Des milliers de travailleurs s’y laissent prendre, inconscients de la duperie dont ils seront les premières victimes. On est « pour les Soviets ». On est « ami des Soviets ». On croit, chacun à sa manière, que le « soviétisme », voilà le salut. On crie, à propos de tout et de rien « Vivent les Soviets !… ». Mais allez donc demander à tout ce monde ce que c’est, les Soviets : quelle fut leur origine, quelle a été leur évolution, quels sont leur rôle et leur situation actuels ? Je doute fort qu’il y ait un homme sur mille qui soit capable de vous donner une réponse intelligible…

Les travailleurs étrangers acclament « les Soviets » uniquement parce qu’ils ne les connaissent pas. Cette ignorance, par rapport au sort de l’un des éléments fondamentaux de la révolution, est déplorable. Elle aboutit à des erreurs et à des confusions fatales. C’est pourquoi tout propagandiste ou militant libertaire doit obligatoirement avoir une idée exacte des Soviets, doit connaître leur histoire. Et c’est pourquoi nous croyons indispensable de lui fournir ici ces connaissances.


La naissance du premier Soviet. — Le lecteur m’excusera d’avoir à parler, dans ce premier chapitre, de ma propre personne. Involontairement, je fus mêlé de près à la naissance du premier « Soviet des délégués ouvriers » russe, celui de Saint-Pétersbourg, en janvier-février 1905. Aujourd’hui, je dois être à peu près le seul qui puisse relater et fixer cet épisode historique (à moins que l’un, des ouvriers qui prirent alors part à l’action soit encore en vie et le fasse un jour). Plusieurs fois déjà, le désir m’a pris de raconter les faits. En parcourant la presse — même russe, et a fortiori étrangère — avant trait aux événements de 1905 ou aux Soviets, j’y constatais toujours la même lacune, notamment : aucun auteur n’était à même de dire exactement où, quand et comment surgit le premier Soviet ouvrier en Russie. Tout ce qu’on savait, jusqu’à présent, c’est que ce Soviet naquit à Saint Pétersbourg, en 1905, et que son premier président fut un avocat pétersbourgeois, Nossar, sous le nom d’emprunt de Khroustaleff. Mais d’où et comment vint l’idée de ce Soviet, par qui fut-elle lancée, dans quelles circonstances fut-elle adoptée et réalisée, comment et pourquoi Nossar devint président, d’où venait-il, quelle a été la composition et aussi la première fonction du premier Soviet ? Toutes ces questions, historiquement assez intéressantes, restent encore sans réponse. Cette lacune est compréhensible. La naissance du premier Soviet fut un événement d’ordre tout à fait privé. Elle eut lieu dans une ambiance très intime, à l’abri de toute publicité, en dehors de toute campagne ou action électorale d’envergure.

Ce qui m’empêcha, jusqu’à présent, de raconter les faits, ce fut, avant tout, un sentiment de gêne d’avoir à parler, inévitablement, de moi-même. Ensuite, je n’ai jamais encore eu l’occasion de toucher spécialement aux Soviets dans la presse libertaire. Et quant à la bourgeoise, — j’entends par « bourgeoise » aussi la presse « socialiste » et « communiste », — je n’ai aucune envie d’y collaborer, à quelque titre que ce soit. Le temps passait ainsi sans que je me décidasse à rompre le silence sur l’origine des Soviets. Une fois, pourtant, vivement impressionné par la même lacune dans une publication assez importante et, d’autre part, par des allusions prétentieuses et mensongères dans quelques articles de journaux, je suis allé voir l’éditeur d’une revue historique russe à Paris. Je lui ai proposé de faire, dans sa revue, à titre purement documentaire le récit exact de la naissance du premier Soviet ouvrier à Saint-Pétersbourg, en 1905. La proposition n’eut pas de suite : d’abord, parce que l’éditeur n’a pas voulu accepter, a priori, ma condition de ne rien changer dans la copie ; et, ensuite, parce que j’ai compris dès les premiers mots, que sa revue était loin d’être une publication impartialement historique et documentaire.

Aujourd’hui, obligé de parler des Soviets — ici et aussi dans mon article précédent sur la Révolution russe — je révèle les faits tels qu’ils ont eu lieu. Et si la presse bourgeoise — historique ou autre — s’y intéresse, elle n’a qu’à puiser la vérité chez nous.

Je ne vais pas repeindre ici l’ambiance générale de l’époque de 1900–1905 : je renvoie le lecteur à la Révolution Russe. Allons droit aux faits immédiats.

L’année 1904 me trouva absorbé par un intense travail de culture et d’enseignement parmi les ouvriers de Saint-Pétersbourg. Je poursuivais ma tâche tout seul et d’une façon strictement privée, absolument personnelle. J’avais établi moi-même la méthode de mon travail. Je n’appartenais à aucun parti politique, tout en étant intuitivement révolutionnaire. (Je n’avais, d’ailleurs, que 22 ans, et je venais de quitter l’Université.) Vers la fin de l’année, le nombre d’ouvriers en train de se perfectionner intellectuellement sous ma conduite, dépassa la centaine.

Parmi mes élèves, se trouvait une jeune femme qui, de même que son mari, adhérait à l’une des « Sections ouvrières », créées par Gapone (voir Révolution Russe). Un soir, elle m’emmena à la Section de notre arrondissement, voulant m’intéresser à cette œuvre et, surtout, à la personne de son animateur lequel, ce soir-là, devait justement, y assister à une réunion. Fin 1904, on n’était pas encore fixé sur le véritable rôle de Gapone. Les ouvriers avancés, tout en se méfiant parfois de son œuvre, — vu qu’elle était légale et qu’elle émanait du gouvernement, — cherchaient à la comprendre à leur façon. La conduite assez mystérieuse de Gapone paraissait confirmer leur version. Ils étaient d’avis, notamment, que, sous la cuirasse protectrice de la légalité, Gapone préparait en réalité un vaste mouvement révolutionnaire. (Là est une des raisons pour lesquels les ouvriers se refusèrent longtemps à croire au rôle policier de Gapone. On sait que, ce rôle étant définitivement dévoilé, quelques ouvriers, amis intimes de Gapone, se suicidèrent, ne pouvant pas survivre à leurs illusions brisées.)

Au dit soir, je fis, en effet, connaissance avec Gapone. Sa personnalité m’intéressa vivement. De son côté, il parut — ou, plutôt, voulut paraître — s’intéresser à mon œuvre d’éducation. Il a été entendu que nous allions nous revoir prochainement pour en reparler d’une façon plus approfondie, et, dans ce but, Gapone me remit sa carte de visite avec son adresse.

A peine quelques jours plus tard, commença la fameuse grève des usines Poutiloff. Et, après quelques jours encore, exactement le 6 janvier 1905 au soir, mon élève vint me voir tout émue pour me dire que les événements allaient prendre une tournure exceptionnellement grave ; que Gapone venait de déclencher un mouvement formidable des masses ouvrières de la capitale et de sa banlieue ; qu’il parcourait toutes les Sections en haranguant la foule, en l’appelant à se rendre le 9 janvier, dimanche, au matin, devant le Palais d’Hiver, pour remettre une pétition au tsar ; qu’il avait déjà rédigé le texte de la pétition, et qu’enfin, il allait lire et commenter celle-ci dans notre Section le lendemain, 7 janvier, au soir. La nouvelle me parut à peine vraisemblable. Les autres élèves, n’appartenant pas aux Sections gaponistes, ne m’en avaient pas encore parlé. Je décidai de me rendre, le lendemain soir, à la Section afin de me rendre compte, moi-même, de la véritable situation.

Le lendemain, 7 janvier, j’ai entendu Gapone lire et commenter sa pétition. C’était déjà la pétition définitive, travaillée par quelques membres des partis politiques, d’allure nettement révolutionnaire. (Voir, pour les détails du mouvement de Gapone, Révolution Russe.) Je compris tout de suite que mon élève disait vrai : un mouvement des masses formidable, d’une gravité exceptionnelle, était imminent.

Le jour suivant, 8 janvier, au soir, je me suis rendu de nouveau à la Section. Je voulais voir ce qui s’y passait. Et, surtout, je cherchais à prendre contact avec les masses, à me mêler de leur action, à déterminer nia conduite personnelle. Plusieurs de mes élèves m’accompagnèrent.

Ce que je trouvai à la Section me dicta vite mon devoir. La nouvelle des événements s’étant répandue en traînée de poudre parmi la population de la capitale, je vis, avant tout, une foule énorme et grave stationner aux abords de la Section, malgré le froid intense de cette soirée d’hiver. J’appris qu’à l’intérieur un membre de la Section était en train de lire et de commenter la pétition de Gapone à ceux qui purent y pénétrer. Les autres attendaient leur tour. En effet, quelques instants après, la porte s’ouvrit bruyamment. Un millier de personnes sortit dans la rue. Un autre millier se précipita à l’intérieur. Je réussis à y pénétrer aussi. La porte claqua derrière nous. Aussitôt, un ouvrier gaponiste, assis sur l’estrade, commença à donner connaissance de la pétition. Hélas ! C’était lamentable. D’une voix faible et monotone, sans entrain, sans précision, l’homme lisait le document (une copie, bien entendu), devant une masse attentive et anxieuse. Dix minutes lui suffirent pour terminer la lecture, sans commentaires explicites, sans conclusions concrètes. Ensuite, la salle fut vidée pour recevoir un nouveau millier d’hommes. Rapidement, je consultai mes amis. Notre décision fut prise. Je me précipitai vers l’estrade. Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais encore parlé devant les masses. Mais je n’hésitai pas. Je sentis en moi une force irrésistible qui me poussait. Il fallait à tout prix changer la façon de renseigner et de soulever le peuple.

Je m’approchai de l’ouvrier qui s’apprêtait à reprendre sa lecture endormante. « Vous devez être joliment fatigué, — lui dis-je : Laissez-moi lire la pétition… » L’homme me regarda surpris, interloqué. Il me voyait pour la première fois. Je continuai : « N’ayez pas peur, — continuai-je : Je suis un ami de Gapone. En voici la preuve… » Et je lui tendis la carte de visite de ce dernier. Quelques élèves qui se trouvaient à mes côtés, appuyèrent mon offre. L’homme finit par acquiescer. Il se leva, me remit la pétition et se retira. Aussitôt, je commençai la lecture et l’interprétation du document, en soulignant surtout les passages d’allure révolutionnaire, en insistant tout particulièrement sur la certitude d’un refus de la part du tzar. J’ai lu ainsi la pétition six ou sept fois, toujours à une nouvelle foule qu’on laissait entrer, après avoir vidé la salle, jusqu’à une heure très avancée de la nuit. Et je restai coucher à la Section, avec des amis, sur des tables rapprochées les unes des autres.

Le lendemain matin — le fameux 9 janvier — j’ai dû lire la pétition une ou deux fois encore. Ensuite, nous sortîmes dans la rue. Une foule immense nous y attendait. Vers 9 heures, mes amis et moi, ayant formé — bras dessus, bras dessous — les premiers trois rangs, nous invitâmes la foule à nous suivre et nous nous dirigeâmes vers le Palais d’Hiver. Toute la foule — jusqu’à 12.000 personnes — s’ébranla et nous suivit en rangs serrés. Inutile de dire que nous ne parvînmes pas à la place du Palais. Aux abords du pont dit « Troïtzky », sur la Néva, nous nous heurtâmes contre un barrage de troupes, lesquelles, après les sommations d’usage restées sans effets, nous accueillirent par des salves nourries. A la deuxième salve, la foule s’arrêta et se dispersa, laissant sur place une trentaine de morts et une soixantaine de blessés. Il faut dire, cependant, que beaucoup de soldats tirèrent en l’air : pas mal de vitres aux étages supérieurs des maisons avoisinantes volèrent en éclats, sous le choc des balles. Par miracle, je ne fus pas touché. (Mon voisin de gauche, un forgeron de l’usine Langensippen, grand et beau gaillard, fut tué net par une balle en plein front.)

Quelques jours passèrent. La grève des usines de la capitale était générale. La misère se faisait déjà sentir dans les rangs des grévistes. Tous les jours, des réunions d’urne trentaine ou quarantaine d’ouvriers de mon quartier avaient lieu chez moi. La police, momentanément, nous laissait tranquilles. Depuis les derniers événements, elle gardait une neutralité mystérieuse. Nous mettions cette neutralité à profit. Nous cherchions des moyens d’agir. Nous étions à la veille de prendre certaines décisions. Mes élèves décidèrent, d’accord avec moi, de liquider notre organisation d’études, d’adhérer, individuellement, à des partis révolutionnaires, de passer à l’action. Car tous, nous considérions les événements comme les prémisses d’une révolution décisive.

Un soir, — une huitaine de jours après le 9 janvier, — on frappa à la porte de ma chambre. J’étais seul. Un homme entra, de grande taille, d’allure franche et sympathique.

— Vous êtes un tel ?… Je vous cherche depuis quelque temps déjà. Enfin, hier, j’ai appris votre adresse… Moi, je suis Georges Nossar, avocat. Voici de quoi il s’agit. J’ai assisté, le 8 janvier, à votre lecture de la pétition. J’ai vu que vous aviez beaucoup d’amis, beaucoup de relations dans les milieux ouvriers… Et il me semble que vous n’appartenez à aucun parti politique…

— C’est exact…

— Alors, voici. Je n’adhère, moi non plus, à aucun parti politique, car je me méfie… Mais, personnellement, je sympathise au mouvement ouvrier révolutionnaire… Or, jusqu’à présent, je n’ai pas une seule connaissance parmi les ouvriers. Par contre, j’ai de très vastes relations dans les milieux bourgeois libéraux. Alors, j’ai une idée… Je sais que des milliers d’ouvriers, avec leurs femmes et enfants, subissent déjà de privations terribles par suite de la grève. Et, d’autre part, je connais de riches bourgeois qui ne demanderaient pas mieux que de porter secours à ces malheureux. Bref, je pourrais ramasser, pour les grévistes des fonds considérables. Il s’agit de les distribuer d’une façon organisée, juste, utile. Pour cela, il faut avoir des relations dans la masse ouvrière… J’ai pensé à vous… Ne pourriez-vous pas, d’accord avec moi et avec vos meilleurs amis ouvriers, vous charger de recevoir de moi et de distribuer ensuite, parmi les gréviste, les sommes importantes que je pourrais vous procurer ?

J’ai accepté. Parmi mes amis, se trouvait un ouvrier qui pouvait disposer d’une camionnette automobile de son patron pour visiter les grévistes et distribuer les secours. Le lendemain soir, j’ai réuni mes amis. Nossar était là. Il nous apporta déjà quelques milliers de roubles. Notre action commença tout de suite.

Pendant quelque temps, nos journées furent entièrement absorbées par cette besogne. Le soir, je recevais des mains de Nossar, contre un reçu, les fonds nécessaires. Et, le lendemain, aidé par mes amis ouvriers, je les distribuais, contre des reçus également, à des grévistes. Je remettais ensuite les reçus à Nossar.

Naturellement, ce dernier lia amitié avec les ouvriers qui venaient me voir. Cependant, la grève tirait à fin. En même temps, les fonds s’épuisaient. Alors surgit de nouveau la grave question : Que faire ? Comment poursuivre l’action ? La perspective de nous séparer à jamais, sans tenter de continuer une activité commune nous paraissait absurde.

C’est alors qu’un soir, quelques ouvriers réunis ma chambre — Nossar était des nôtres — exprimèrent l’idée de créer un organisme permanent : une sorte comité ou, plutôt, de conseil (le mot Soviet fut prononcé pour la première fois dans ce sens spécifique) qui veillerait sur la suite des événements et pourraient le cas échéant, rallier autour de lui les forces ou révolutionnaires. En somme, il s’agissait dans cette première ébauche, d’une sorte de permanence ouvrière sociale.

L’idée fut adoptée. Séance tenante, on essaya de fixer les bases d’organisation et les perspectives de fonctionnement de ce soviet. On décida de mettre les ouvriers de toutes les grandes usines au courant de la nouvelle création et de procéder, dans l’intimité, à des élections des membres de cet organisme qu’on appela déjà — pour la première fois — Conseil (soviet) des délégués ouvriers. En même temps, on posa une autre question : Qui dirigera les travaux du Soviet ? Qui sera placé à sa tête pour le guider ? Les ouvriers présents, sans hésitation, m’offrirent ce poste. Très touché par leur confiance, j’ai, néanmoins, décliné catégoriquement l’offre. Je dis à mes amis : « Vous êtes des ouvriers. Vous voulez créer un organisme qui devra s’occuper de vos intérêts ouvriers. Apprenez donc, dès le début, à mener vos affaires vous-mêmes. Ne confiez pas vos destins à ceux qui ne sont pas des vôtres. Ne vous imposez pas de nouveaux maîtres : ils finiront par vous dominer. Je suis persuadé qu’en matière de vos luttes et de votre émancipation, personne, en dehors de vous-mêmes, ne pourra jamais aboutir à un vrai résultat… Pour vous, au-dessus de vous, à la place de vous-mêmes, personne ne fera jamais rien… Vous devez trouver votre secrétaire, votre président, ou les membres de votre commission administrative, dans vos propres rangs… Si vous avez besoin de renseignements, d’éclaircissements, de certaines connaissances spéciales, de conseils, bref, d’une aide intellectuelle et morale qui relève d’une instruction approfondie, vous pouvez vous adresser à des intellectuels, à des gens instruits qui devront être heureux, non pas de vous mener en maîtres, mais de vous apporter leur concours sans se mêler de vos organisations. Il est de leur devoir de vous prêter ce concours, car ce n’est pas de votre faute si l’instruction indispensable vous fait défaut… Ces amis intellectuels pourront même assister à vos réunions, avec voix consultative, mais pas plus… Et puis, comment voulez-vous que je sois membre de votre organisation, puisque je ne suis pas ouvrier ? De quelle façon pourrais-je y pénétrer ?… »

À cette dernière question, les ouvriers me répondirent que rien ne serait plus facile : on me procurerait la carte d’un ouvrier quelconque et je ferais partie de l’organisation sous son nom. Inutile de dire que j’ai décliné l’emploi d’un tel procédé de truquage et de tromperie. Je l’ai jugé non seulement indigne, aussi bien de moi-même que des ouvriers, mais surtout malfaisant, dangereux, néfaste. « Dans le mouvement ouvrier, disais-je, tout doit être franc, droit, sincère… »

Malgré mes suggestions, les ouvriers ne se sentirent pas assez forts pour pouvoir se passer d’un « guide ». Ils offrirent donc ce poste à Nossar. Celui-ci, n’ayant pas les mêmes scrupules que moi, accepta. Quelques jours plus tard, on lui procura une carte ouvrière au nom de Khroustaleff, délégué d’une usine quelconque. Et, après quelques jours encore, les délégués ouvriers de plusieurs usines de Saint-Pétersbourg tinrent leur première réunion. Nossar-Khroustaleff en fut nommé président, poste qu’il conserva par la suite, jusqu’à son arrestation. Le premier Soviet était né.


La vie, la maladie et la mort des Soviets. — J’ai raconté la naissance du premier Soviet avec force détails, car cet épisode historique était resté, jusqu’à maintenant, complètement dans l’ombre. Quant au sort ultérieur des Soviets en Russie, il peut être conté en peu de mots.

L’exemple donné par les ouvriers de Saint-Péterstourg fut suivi par plusieurs autres villes. Des Soviets ouvriers y surgirent, à l’instar de celui de la capitale. Toutefois, leur existence — à l’époque dont nous parlons — fut éphémère. Ils furent vite repérés et supprimés par les autorités locales. Par contre, le Soviet de Saint-Pétersbourg se maintint pendant quelques semaines, le gouvernement central, en très mauvaise posture à la suite des revers dans la guerre avec le Japon, n’osant pas y toucher. Obligé, par la suite, de réduire son activité, ce Soviet ressuscita — toujours sous la présidence de Nossar-Khroustaleff — en octobre de la même année (1905), aux jours de la grève générale. Il continua, ensuite, à fonctionner jusqu’à la fin de l’année, malgré l’arrestation de Nossar, aussitôt remplacé par Trotzky. (Ce dernier pénétra d’abord au Soviet comme membre du parti social-démocrate. Il y remplit par la suite, avant de remplacer Nossar à la présidence, les fonctions de secrétaire.) Supprimé définitivement à la fin de l’année (à ce moment, le gouvernement tsariste reprit pied, « liquida » les derniers vestiges de la révolution de 1905, arrêta Trotzky ainsi que des centaines de révolutionnaires et brisa toutes les organisations politiques de gauche), le Soviet de Saint-Pétersbourg réapparut lors de la révolution de février 1917, en même temps que se créèrent les Soviets dans toutes les villes et localités importantes du pays.

Le Soviet ouvrier de 1905, à Saint-Pétersbourg, s’occupa du sort des travailleurs de la capitale et, surtout, s’employa à la propagande révolutionnaire. Il siégeait assez régulièrement. Il défendait les intérêts des masses ouvrières. Il coordonnait leur action. Il discutait les problèmes qui les passionnaient. Il restait en contact étroit avec elles. Il leur transmettait ses décisions et ses instructions par l’intermédiaire des délégués d’usines. De plus, il publiait un journal d’information et de propagande : les « Izvestia (Nouvelles) du Soviet des délégués ouvriers », qui, naturellement, exerçait une grande influence sur les masses.

Cependant, à cette époque déjà, le Soviet souffrait de quelques tares organiques très graves qui déterminèrent, plus tard, la « maladie » et la « mort » des Soviets en général.

Le défaut organique fondamental des Soviets fut leur soumission — finalement complète — aux partis politiques. Dès le début, ces derniers cherchèrent et réussirent à pénétrer dans le Soviet, à s’en emparer. D’ailleurs, — nous l’avons vu. — à la naissance même du premier Soviet, le manque d’assurance, le doute, la peur d’une vraie indépendance, l’empressement d’être guidés par des éléments prétendus plus « calés » quoique étrangers à la classe ouvrière, poussèrent les travailleurs à introduire ces éléments dans leurs organismes de classe. Le recours à Nossar — épisode paraissant sans grande importance — eut, en réalité, une signification de principe très grave. À ce moment déjà, c’en était fait de l’indépendance des Soviets : le germe de la maladie future fut inoculé à l’organisme créé. Car ce fut un précédent lourd de conséquences. Une fois le principe d’intervention dirigeante des éléments non-ouvriers admis, les partis politiques ne devaient plus tarder à l’exploiter dans leurs intérêts. L’ambiance favorable à l’ingérence des politiciens dans l’œuvre d’émancipation ouvrière fut ainsi créée. L’avenir immédiat accentua l’évolution du germe morbide et affirma son rôle néfaste. L’hégémonie des partis politiques, le renoncement à une activité vraiment indépendante, ouvrière et sociale des travailleurs, tels furent bientôt les résultats logiques de l’erreur initiale.

Déjà, en 1905, le parti social-démocrate réussit à imposer au Soviet de Saint-Pétersbourg son hégémonie politique. Trotzky mena le Soviet à sa guise. Toutefois, le champ d’action de ce premier Soviet étant très restreint, son œuvre ne put encore en souffrir beaucoup. Et, d’ailleurs, le temps lui manqua aussi bien de souffrir que d’agir. Mais, en 1917, l’état des choses fut tout autre.

Les Soviets de 1917 furent immédiatement appelés à remplir une importante tâche révolutionnaire et sociale, à déployer une grande activité réelle. Les Soviets de 1917 durent s’occuper de tout. Chaque Soviet local se divisait en « sections », et chaque section avait son champ d’activité. Ainsi, par exemple, tout Soviet possédait une « section financière », une « section agraire », une « section ouvrière », une « section d’approvisionnements », une « section des transports », une « section de l’instruction publique », d’hygiène, etc., etc. Dirigés, dominés, menés par des partis politiques (au lieu d’être guidés par les besoins réels de la population travailleuse et par des hommes simples, mais capables d’y faire face), les Soviets, au lieu de se consacrer à une œuvre vraiment ouvrière et sociale, durent justement « faire de la politique », en perdant ainsi leur temps et leurs forces en des discussions et des luttes intestinales interminables, pour arriver finalement à une impuissance totale. Le parti bolcheviste en profita, en fin de compte, pour soumettre les Soviets entièrement à sa terrible dictature, pour en faire des instruments absolument dociles, pour mettre décidément fin à toute ombre de leur indépendance.

Depuis 1919, les Soviets « ouvriers » russes devinrent définitivement de simples filiales du parti bolcheviste, simples organes administratifs du gouvernement. Ils perdirent toute initiative, toute faculté d’agir librement, toute allure sociale et révolutionnaire. Les Soviets comme tels étaient morts.

D’aucuns se demanderont comment une telle imposture est possible, du moment que le Soviet est une institution locale qui s’occupe des intérêts de la localité donnée ; du moment que les Soviets sont, au moins théoriquement, souverains, et qu’enfin, leurs membres sont élus par les travailleurs. Pour bien comprendre la vraie situation, il faut tâcher de se représenter le plus exactement possible cet État omnipotent, maître unique et absolu qui tient tout, qui fait tout, qui est tout. Ce ne sont nullement les Soviets qui sont souverains, mais le parti au pouvoir, donc le gouvernement composé uniquement de membres de ce parti et soutenu : 1° par une force armée et policière formidable ; 2° par une classe bureaucratique et privilégiée nombreuse. Ce gouvernement surveille, contrôle, organise et dirige absolument tout dans le pays. Rien ne peut se faire contre lui ou en dehors de lui. Théoriquement, — c’est-à-dire, d’après la constitution « soviétique » écrite, — le pouvoir suprême appartient au Congrès Panrusse des Soviets, convoqué périodiquement, et ayant, en principe, le droit de renverser et de remplacer le gouvernement. Mais tout cela n’est que pure apparence. En réalité, c’est le gouvernement — le Conseil des Commissaires du Peuples — qui tient la force et le pouvoir suprême ; c’est le gouvernement qui peut écraser le Congrès des Soviets aussi bien que tout Soviet pris séparément ou tout membre d’un Soviet, en cas d’opposition ou de non-obéissance. Mieux encore : Le véritable gouvernement du pays, ce n’est pas même le Conseil des Commissaires, c’est le soi-disant Politbureau (Comité politique), qui comprend quelques sommités du Parti, ou — plutôt — son chef : Staline, le dictateur. C’est Staline en personne qui est soutenu par l’Aréopage (le « Politbureau » ), — par le Conseil des Commissaires, par les couches privilégiées, la bureaucratie, l’ « appareil », l’armée, la police. Par conséquent, c’est Staline qui a le pouvoir réel et suprême. C’est lui et, partant, le Politbureau et le Conseil des Commissaires du Peuple qui imposent leur volonté aux Soviets et non inversement. Et voici pourquoi les Soviets ne sont, en réalité, que des filiales politiques du gouvernement.

D’autre part, depuis 1917, le mécanisme électoral des Soviets s’est joliment modifié. Si, au début, les élections aux Soviets étaient libres et plus ou moins discrètes, de nos jours — et depuis assez longtemps déjà — ni cette liberté, ni cette discrétion n’existent plus. Petit à petit, tous ces « préjugés bourgeois », furent extirpés. Aujourd’hui, les élections sont organisées, menées et surveillées de près par les agents du même gouvernement omnipotent. Les « cellules » et les organisations bolchevistes sur place suggèrent aux électeurs leurs « idées » et leur imposent leurs candidats. Dans les conditions présentes, personne n’ose, personne songe même à s’y opposer. Les candidats sont acceptés automatiquement, et les « élections » ne sont qu’une formalité de décor. De cette façon, la composition voulue des Soviets ainsi que leur soumission complète au gouvernement sont garanties d’avance.


A part la maladie mortelle des Soviets que je viens de mettre en lumière, ces institutions souffraient de deux autres défauts, de moindre portée, certes, qui ne doivent pas pour cela être passés sous silence.

Le premier de ces défauts fut l’envergure et l’importance exagérée des Soviets. En effet, appelés à s’occuper de tout, ils finirent par ne plus pouvoir s’occuper de quoi que ce soit. Leurs fonctions furent — je parle de l’époque 1917 à 1919 — trop vastes et partant vagues. La répartition des fonctions entre les Soviets et les autres organismes ouvriers (syndicats, coopératives, comités d’usines) n’a jamais été dûment établie. Les anarchistes, dans leur presse, et aussi dans leur propagande verbale, se préoccupaient beaucoup de ce problème. Ils n’eurent pas le temps de poursuivre cette tâche jusqu’au bout : d’une part, ils furent attaqués et écrasés par le gouvernement bolchéviste ; et, d’autre part, ce dernier trancha la question à sa façon en accaparant toutes les organisations ouvrières quelles qu’elles fussent, en les soumettant à sa dictature et en « répartissant » leurs fonctions selon ses desseins politiques. Il est certain que le « vague » des organisations ouvrières — des Soviets surtout — fit parfaitement le jeu des bolcheviks.

Le second défaut des Soviets ne fut pas que leur défaut à eux : il est inhérent à toutes les organisations ouvrières bien assises, permanentes, solides. C’est une certaine lourdeur, une immobilité, une tendance au fonctionnarisme, au bureaucratisme, et aussi à une idée exagérée de leur importance, de leur puissance, de leur éminence. Ironie cruelle : c’est précisément cet ensemble de qualités qui les rend, finalement, presque impuissantes. Pour parer à ce vice assez important, j’ai préconisé, au cours de la révolution russe, la création, par les masses agissantes, des organismes ouvriers spontanés, vivants, « mobiles », formés ad hoc pour résoudre tel ou tel autre « problème du jour », telle ou telle autre « tâche de l’heure », et disparaître une fois la tâche accomplie. De tels organismes pourraient, à mon avis, apporter un correctif sérieux à l’attitude figée des organisations « permanentes » (Soviets ou autres). Ces dernières conserveraient alors, finalement, juste les fonctions qui exigeraient une action lente, solide, permanente. Il me semble que seul ce principe : de multiples organisations ouvrières « mobiles », constamment créées ou liquidées selon les besoins, permettrait aux masses travailleuses tout entières d’agir, de créer, de « vivre », de participer de fait à l’œuvre de la construction. Et, d’autre part, cette situation déplorable où les travailleurs se voient obligés de faire à leurs propres organisations le reproche — combien mérité ! — de s’être « détachées » des masses, cette situation anormale et pénible prendrait fin. (Une résolution dans ce sens fut adoptée unanimement par le premier congrès de la Confédération des organisations anarchistes de l’Ukraine « Nabat », à Elisabethgrad, en avril 1919.)

L’attitude des anarchistes. — Tout ce qui précède explique suffisamment l’attitude des anarchistes russes vis-à-vis des Soviets, lors de la révolution de 1917 (voir aussi Révolution Russe). Favorable au début où les Soviets avaient encore l’allure d’organismes ouvriers, et où l’on pouvait voir dans la révolution elle-même un facteur puissant qui allait les rendre tels définitivement, bons à remplir certaines fonctions utiles, cette attitude se modifia, par la suite, en sceptique et, enfin, nettement négative, au fur et à mesure que les Soviets devenaient des organismes purement politiques, maniés par le gouvernement.

Les anarchistes, dans leur majorité, accomplirent donc, face aux soviets, toute une évolution qui suivit celle des soviets eux-mêmes : ils commencèrent par ne pas s’opposer à ce que des camarades se laissassent élire membres de ces institutions ; ils passèrent ensuite à la critique et à l’abstention ; et ils finirent par se prononcer « catégoriquement et définitivement contre toute participation aux Soviets devenus des organismes purement politiques érigés sur une base autoritaire, centraliste et étatiste » (Résolution du Congrès d’Elisabethgrad.) Sans doute, cette attitude des anarchistes vis-à-vis des Soviets fut pleinement justifiée par la marche des événements.


Je voudrais pouvoir étudier, ici-même, l’important problème du rôle éventuel des organisations ouvrières du genre « Soviets » dans les révolutions à venir. Mais, ce sujet m’entraînerait trop loin, car il suppose une analyse concrète, très détaillée et très complète, aussi bien de la Révolution Sociale en son entier, que des tâches et des rôles combinés et synthétisés de tout un ensemble d’organismes ouvriers lors de cette révolution. Un tel sujet exigerait, évidemment, un ouvrage spécial et volumineux. Et, d’ailleurs, le problème pourrait être résolu d’une façon assez différente pour divers pays. Dans un ouvrage général, on ne pourrait que tâcher d’en tracer les grandes lignes. Ici, je me bornerai à dire qu’à mon avis, l’enthousiasme actuel pour les « Soviets », comme formes d’organisation de la classe ouvrière en train d’accomplir la Révolution Sociale et de créer la société nouvelle, est très exagéré. J’estime que le rôle principal, fondamental dans cette œuvre future incombera à d’autres formes d’organisation ouvrière, et que, dans tout l’ensemble de cette nouvelle charpente sociale, la tâche des institutions du genre « Soviets » sera assez restreinte, limitée, modeste. Je pense, notamment, que ces institutions ne pourront accomplir utilement que quelques besognes de second plan et d’ordre auxiliaire : administratif. régulateur, calculateur. — Voline.