Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2541-2553).


SEIZE (Le Manifeste des). Sous cette appellation, on a désigné, dans le mouvement anarchiste, une déclaration datée du 28 février 1916, qui fut publiée pour la première fois dans le quotidien syndicaliste La Bataille, le 14 avril 1916. Le n°16 des publications de La Révolte et des Temps Nouveaux, du 15 octobre 1922, a reproduit in-extenso la dite déclaration, signée de quinze noms seulement ; cela provient de ce que Husseindey, le seizième signataire supposé, n’était, en réalité, que la localité (Algérie) habitée par l’un des signataires : Orfila. Ainsi, le trop fameux Manifeste des Seize aurait du se dénommer, à plus juste titre, le Manifeste des Quinze. Mais ce serait commettre une nouvelle erreur de ne voir, en cette déclaration, qu’une adhésion de quinze anarchistes. Les événements de l’époque firent que, lorsque cette déclaration fut communiquée à la presse française et étrangère, quinze camarades seulement approuvèrent le texte, pressé que l’on était de le publier ; dans le numéro du 14 avril 1916 de La Libre Fédération, périodique communiste-anarchiste, paraissant à Lausanne, une bonne centaine d’adhésions nouvelles venaient s’ajouter aux précédentes ; elles émanaient de camarades français, italiens (les plus nombreux), quelques-uns de Suisse, d’Angleterre, de Belgique et du Portugal. Certaines étaient suivies de ces deux mots curieux : « Aux Armées » ; une même, dont l’adresse était : 7, rue de la Halle, au Havre, était illisible.

Telle est l’histoire de cette déclaration appelée à soulever des polémiques violentes et à faire surgir des antagonismes qui, en 1933, persistent. Pour mieux situer ce Manifeste dans le cadre de l’évolution sociale du début du XXe siècle, on peut s’autoriser à le comparer, sur des plans différents, au Manifeste des 93 intellectuels allemands, qui, lui aussi, donna naissance à de nombreux commentaires, et dire que le premier fut au mouvement anarchiste ce que le second fut au monde « intellectuel ».

Le Manifeste des Seize — nous continuerons à le désigner ainsi — eut une répercussion considérable, qui se manifesta d’une façon véhémente dans toute l’action du mouvement anarchiste d’après-guerre. L’oubli est loin de s’en être emparé, pour l’envelopper d’indifférence, ou le remiser au musée des erreurs de doctrine ou de tactique envers un idéal. J’ignore si les générations de demain lui attribueront encore la même importance ; quoi qu’il en soit, et on le contestera difficilement, ce fut pour le mouvement anarchiste, une manifestation fort regrettable. Elle fut cause de divisions et de fractionnements dont le mouvement tout entier dut subir les contre-coups.

Le mouvement anarchiste, avant 1914, était loin de rallier des masses organisées et disciplinées comme celles des partis politiques et des organisations ouvrières. Si des défections se produisirent parmi les adeptes de l’idéal anarchiste, on doit reconnaître en toute bonne foi que, proportionnellement, elles furent cependant minimes. Et l’on peut affirmer, sans prétention aucune, que l’idéal anarchiste reste ce qu’il n’a cessé d’être, sans être affaibli par des compétitions dont la variabilité est incompatible, et pour le moins contestable, avec la défense de son idéologie et de ses principes.

Dès le début de la guerre, quelques militants anarchistes, réfugiés en Angleterre, poursuivaient leur propagande dans Freedom, le journal anarchiste-communiste de Londres, fondé en 1886 par Kropotkine et Charlotte M. Wilson. Les trente-neuf années d’existence de ce journal en faisaient le doyen de la presse anarchiste du monde entier. Dans les numéros d’octobre, de novembre et de décembre 1914, une controverse animée s’engagea au sujet de la guerre. On y trouva une contribution pro-guerriste de Kropotkine, Tcherkesoff et Jean Grave d’une part, et celle des anti-guerristes : Malatesta et une grande partie des anarchistes anglais d’autre part. Kropotkine n’admettait guère que l’on pût avoir une idée opposée à celle défendue par les pro-guerristes et, logique avec lui-même, il mettait en exécution un point de vue jadis exprimé : qu’en cas de conflit entre la France et l’Allemagne, il prendrait position pour la France, qu’il trouvait plus évoluée et dont il craignait que la défaite n’entraînât une réaction internationale.

A quelques amis, lors d’un passage à Paris, en 1913, je pense, Kropotkine avait déclaré : « Et la guerre ? J’ai dit, lors d’un précédent passage à Paris, à un moment où il était, question de guerre aussi, que je regrettais d’avoir 62 ans et de ne pouvoir prendre un fusil pour défendre la France dans le cas où elle serait envahie ou menacée d’invasion par l’Allemagne. Je n’ai pas changé d’opinion sur ce point. Je n’admets pas qu’un pays soit violenté par un autre, et je défendrai la France contre n’importe quel pays d’ailleurs : Russie, Angleterre, Japon, aussi bien que contre l’Allemagne. » C’était là une profession de foi francophile doublée d’un romantisme révolutionnaire qui, si elle cadrait peu avec les écrits de l’auteur de « La Conquête du Pain » et des « Paroles d’un Révolté », pouvait s’harmoniser avec celui de « La Grande Révolution ». Mais, en ce cas, que devenait la fameuse « insurrection en cas de guerre », prônée par le mouvement anarchiste révolutionnaire ? Cette polémique entre les interventionnistes et les anti-guerristes provoqua bientôt une rupture dans le groupe de Freedom. Et, dépassant la mesure que se doit de garder une controverse courtoise, Tcherkesoff… : « …alla même jusqu’à injurier grossièrement Keell en personne, parce que ce militant refusait de céder aux injonctions de la demi-douzaine (tout au plus) de Kropotkiniens qui voulaient mettre le journal au service de la guerre. » Pour dissiper la mauvaise impression produite par cette rupture violente, les anarchistes réfugiés à Londres, à cette époque, et, les camarades anglais éditèrent en langue anglaise, française et allemande, un manifeste signé par trente-six camarades, intitulé : « L’Internationale Anarchiste et la Guerre ».

Voici le texte de ce Manifeste :

« L’Europe en feu, une dizaine de millions d’hommes aux prises, dans la plus effroyable boucherie qu’ait jamais enregistrée l’histoire, des millions de femmes et d’enfants en larmes, la vie économique, intellectuelle et morale de sept grands peuples, brutalement suspendue, la menace, chaque jour plus grave, de complications nouvelles, tel est, depuis sept mois, le pénible, angoissant et odieux spectacle que nous offre le monde civilisé. Mais, spectacle attendu, au moins par les anarchistes, car pour eux, il n’a jamais fait et il ne fait aucun doute — les terribles événements d’aujourd’hui fortifient cette assurance, — que la guerre est en permanente gestation dans l’organisme social actuel et que le conflit armé restreint ou généralisé, colonial ou européen est la conséquence naturelle et l’aboutissement nécessaire et fatal d’un régime qui a pour base l’inégalité économique des citoyens, repose sur l’antagonisme sauvage des intérêts et place le monde du travail sous l’étroite et douloureuse dépendance d’une minorité de parasites, détenteurs à la fois du pouvoir politique et de la puissance économique.

La guerre était inévitable ; d’où qu’elle vînt, elle devait éclater. Ce n’est pas en vain que depuis un demi-siècle, on prépare fiévreusement les plus formidables armements et que l’on accroît tous les jours davantage les budget de la mort. A perfectionner constamment le matériel de guerre, à tendre continûment tous les esprits et toutes les volontés vers la meilleure organisation de la machine militaire, on ne travaille pas à la paix. Aussi est-il naïf et puéril, après avoir multiplié les causes et les occasions de conflits, de chercher à établir les responsabilités de tel ou tel gouvernement. Il n’y a pas de distinction possible entre les guerres offensives et les guerres défensives. Dans le conflit actuel, les gouvernements de Berlin et de Vienne se sont justifiés avec des documents non moins authentiques que les gouvernements de Paris, de Londres, de Pétrograd ; c’est à qui de ceux-ci ou de ceux-là produira les documents les plus indiscutables et les plus décisifs pour établir sa bonne foi, et se présenter comme l’immaculé défenseur du droit et de la liberté, le champion de la civilisation.

La civilisation ? Qui donc la représente, en ce moment ? Est-ce l’État allemand, avec son militarisme formidable et si puissant, qu’il a étouffé toute velléité de révolte ? Est-ce l’État russe, dont le knout, le gibet et la Sibérie sont les seuls moyens de persuasion ? Est-ce l’État français, avec Biribi, les sanglantes conquêtes du Tonkin, de Madagascar, du Maroc, avec le recrutement forcé des troupes noires ? La France qui retient dans ses prisons, depuis des années, des camarades coupables seulement d’avoir parlé et écrit contre la guerre ? Est-ce l’Angleterre qui exploite, divise, affame et opprime les populations de son immense empire colonial ? Non. Aucun des belligérants n’a le droit de se réclamer de la civilisation, comme aucun n’a le droit de se déclarer en état de légitime défense.

La vérité, c’est que la cause des guerres, de celle qui ensanglante actuellement les plaines de l’Europe, comme de toutes celles qui l’ont précédée, réside uniquement dans l’existence de l’État, qui est la forme politique du privilège. L’État est né de la force militaire ; il s’est développé en se servant de la force militaire ; et c’est encore sur la force militaire qu’il doit logiquement s’appuyer pour maintenir sa toute puissance. Quelle que soit la forme qu’il revête, l’État n’est que l’oppression organisée au profit d’une minorité de privilégiés. Le conflit actuel illustre cela de façon frappante : toutes les formes de l’État se trouvent engagées dans la guerre présente : l’absolutisme avec la Russie, l’absolutisme mitigé de parlementarisme avec l’Allemagne, l’État régnant sur des peuples de races bien différentes avec l’Autriche, le régime démocratique constitutionnel avec l’Angleterre, et le régime démocratique républicain avec la France.

Le malheur des peuples qui, pourtant, étaient tous profondément attachés à la paix, est d’avoir eu confiance en l’État, avec ses diplomates intrigants, en la démocratie et les partis politiques (même d’opposition, comme le socialisme parlementaire) pour éviter la guerre. Cette confiance a été trompée à dessein, et elle continue à l’être, lorsque les gouvernements, avec l’aide de toute leur presse, persuadent leurs peuples respectifs que cette guerre est une guerre de libération.

Nous sommes résolument contre toute guerre entre peuples ; et, dans les pays neutres, comme l’Italie, où les gouvernants prétendent jeter encore de nouveaux peuples dans la fournaise guerrière, nos camarades se sont opposés, s’opposent, et s’opposeront toujours à la guerre, avec la dernière énergie. Le rôle des anarchistes, quels que soient l’endroit ou la situation dans lesquels ils se trouvent, dans la tragédie actuelle, est de continuer à proclamer qu’il n’y a qu’une seule guerre de libération : celle qui, dans tous les pays, est menée par les opprimés contre les oppresseurs, par les exploités contre les exploiteurs. Notre rôle, c’est d’appeler les esclaves à la révolte, contre leurs maîtres. La propagande et l’action anarchistes doivent s’appliquer avec persévérance à affaiblir et à désagréger les divers États, à cultiver l’esprit de révolte, et à faire naître le mécontentement dans les peuples et dans les armées.

À tous les soldats de tous les pays, qui ont la foi de combattre pour la justice et la liberté, nous devons expliquer que leur héroïsme et leur vaillance ne serviront qu’à perpétuer la haine, la tyrannie et la misère. Aux ouvriers de l’usine, il. faut rappeler que les fusils qu’ils ont maintenant entre les mains, ont été employés contre eux dans les jours de grève et de légitime révolte et qu’ensuite, ils serviront encore contre eux, pour les obliger à subir l’exploitation patronale. Aux paysans, montrer qu’après la guerre, il faudra encore une fois se courber sous le joug, continuer à cultiver la terre de leurs seigneurs et nourrir les riches. A tous les parias, qu’ils ne doivent pas lâcher leurs armes avant d’avoir réglé leurs comptes avec leurs oppresseurs, avant d’avoir pris la terre et l’usine pour eux. Aux mères, compagnes et filles, victimes d’un surcroît de misère et de privations, montrons quels sont les vrais responsables de leurs douleurs et du massacre de leurs pères, fils et maris.

Nous devons profiter de tous les mouvements de révolte, de tous les mécontentements, pour fomenter l’insurrection, pour organiser la révolution, de laquelle nous attendons la fin de toutes les iniquités sociales. Pas de découragement — même devant une calamité comme la guerre actuelle. C’est dans des périodes aussi troublées où des milliers d’hommes donnent héroïquement leur vie pour une idée, qu’il faut que nous montrions à ces hommes la générosité, la grandeur et la, beauté de l’idéal anarchiste ; la justice sociale réalisée par l’organisation libre des producteurs ; la guerre et le militarisme à jamais supprimés ; la liberté entière conquise par la destruction totale de l’État et de ses organismes de coercition. Vive l’Anarchie ! »

Londres, février 1915. — Léonard d’Abbot, Alexandre Berckman, L. Bertoni, L. Bersani, G. Bernard, A. Bernado, G. Barrett, E. Boudot, A. Gazitta, Joseph J. Cohen, Henri Combes, Nestor Ciek van Diepen, F.-W. Dunn, Ch. Frigerio, Emma Goldman, V. Garcia, Hippolyte Havel, T.-H. Keell, Harry Kelly, J. Lemarie, E. Malatesta, A. Marquez, F. Domela-Nieuwenhuis, Noël Paravich, E. Recchioni, G. Rijnders, I. Rochtchine, A. SavioliSavioli, A. Schapiro, William Shatoff, V.-J.-C. Schermerhorn, G. Trombetti, P. Vallina, G. Vignati, L.-G. Wolf, S. Yanovsky.


Tandis que se déroulaient les douloureux événements qui, depuis août 1914, ensanglantaient le monde entier, faisant de lui un immense et horrifiant charnier, vers le début de l’année 1916, au moment même où il était question de paix, certains anarchistes éprouvèrent le besoin urgent d’affirmer leur position dans le conflit guerrier qui mettait aux prises tous les peuples d’Europe et d’Amérique.

De là est née cette déclaration qui, dans les milieux révolutionnaires et plus particulièrement chez les anarchistes, devait prendre le nom de « Manifeste des Seize ». Son promoteur était Jean Grave, théoricien anarchiste-communiste bien connu, auteur d’ouvrages doctrinaux, dont les principaux sont « La Société Mourante et l’Anarchie », « Réformes et Révolution », « La Société future », etc…

Voici le texte de la déclaration des Seize :

« De divers côtés, des voix s’élèvent, pour demander la paix immédiate. « Assez de sang— versé, assez de destruction », dit-on, « il est temps d’en finir d’une façon ou d’une autre ». Plus que personne, et depuis bien longtemps, nous avons été, dans nos journaux, contre toute guerre d’agression entre les peuples et contre le militarisme, de quelque casque impérial ou républicain il s’affuble. Aussi serions-nous enchantés de voir les conditions de paix discutées — si cela se pouvait — par les travailleurs européens, réunis en un congrès international. D’autant plus que le peuple allemand s’est laissé tromper en août 1914, et s’il a cru réellement qu’on le mobilisait pour la défense de son territoire, il a eu le temps de s’apercevoir qu’on l’avait trompé pour le lancer dans une guerre de conquêtes.

En effet, les travailleurs allemands, du moins dans leurs groupements plus ou moins avancés, doivent comprendre maintenant que les plans d’invasion de la France, de la Belgique, de la Russie, avaient été préparés de longue date et que, si cette guerre n’a pas éclaté en 1875, en 1880, en 1911, ou en 1913, c’est que les rapports internationaux ne se présentaient pas alors sous un aspect aussi favorable et que les préparatifs militaires n’étaient pas assez complets pour promettre la victoire à l’Allemagne (lignes stratégiques à compléter, canal de Kiel à élargir, les grands canons de siège à perfectionner). Et maintenant, après vingt mois de guerre et de pertes effroyables, ils devraient bien s’apercevoir que les conquêtes faites par l’armée allemande ne pourront être maintenues. D’autant plus qu’il faudra reconnaître ce principe (déjà reconnu par la France en 1859, après la défaite de l’Autriche) que c’est la population de chaque territoire qui doit exprimer si elle consent ou non à être annexée.

Si les travailleurs allemands commencent à comprendre la situation comme nous la comprenons, et comme la comprend déjà une faible minorité de leurs sociaux-démocrates, — et s’ils peuvent se faire écouter par leurs gouvernants — il pourrait y avoir un terrain d’entente pour un commencement de discussion concernant la paix. Mais alors ils devraient déclarer qu’ils se refusent absolument à faire des annexions, ou à les approuver ; qu’ils renoncent à la prétention de prélever des « contributions » sur les nations envahies, qu’ils reconnaissent le devoir de l’État allemand de réparer, autant que possible, les dégâts matériels causés par les envahisseurs chez leurs voisins, et qu’ils ne prétendent pas leur imposer des conditions de sujétion économique, sous le nom. de traités commerciaux. Malheureusement, on ne voit pas, jusqu’à présent, des symptômes du réveil, dans ce sens, du peuple allemand.

On a parlé de la conférence de Zimmerwald, mais il a manqué à cette conférence l’essentiel : la représentation des travailleurs allemands. On a aussi fait beaucoup de cas de quelques rixes qui ont eu lieu en Allemagne, à la suite de la cherté des vivres. Mais on oublie que de pareilles rixes ont toujours eu lieu pendant les grandes guerres, sans en influencer la durée. Aussi, toutes les dispositions prises, en ce moment, par le gouvernement allemand, prouvent-elles qu’il se prépare à de nouvelles agressions au retour du printemps. Mais comme il sait aussi qu’au printemps les Alliée lui opposeront de nouvelles armées, équipées d’un nouvel outillage, et d’une artillerie bien plus puissante qu’auparavant, il travaille aussi à semer la discorde au sein des populations alliées. Et il emploie, dans ce but, un moyen aussi vieux que la guerre elle-même : celui de répandre le bruit d’une paix prochaine, à laquelle il n’y aurait, chez les adversaires, que les militaires et les fournisseurs des armées pour s’y opposer. C’est à quoi s’est appliqué Bülow, avec ses secrétaires, pendant son dernier séjour en Suisse.

Mais à quelles conditions suggère-t-il de conclure la paix ?

La Neue Zuercher Zeitung croit savoir et le journal officiel, la Norddeutsche Zeitung, ne la contredit pas — que la plupart de la Belgique serait évacuée, mais à condition de donner des gages de ne pas répéter ce qu’elle a. fait en août 1914, lorsqu’elle s’opposa au passage des troupes allemandes. Quels seraient ces gages ? Les mines de charbon belges ? Le Congo ? On ne le dit pas. Mais on demande déjà une forte contribution annuelle. Le territoire conquis en France serait restitué, ainsi que la partie de la Lorraine où on parle français. Mais, en échange, la France transférerait à l’État allemand tous les emprunts russes, dont la valeur se monte à dix-huit milliards. Autrement dit, une contribution de dix-huit milliards, qu’auraient à rembourser les travailleurs agricoles et industriels français, puisque ce sont eux qui paient les impôts. Dix-huit milliards, pour racheter dix départements, que, par leur travail, ils avaient rendus si riches et si opulents, et qu’on leur rendra ruinés et dévastés…

Quant à savoir ce que l’on pense en Allemagne des conditions de la paix, un fait est certain : la presse bourgeoise prépare la nation à l’idée de l’annexion pure et simple de la Belgique et des départements du Nord de la France. Et, il n’y a pas, en Allemagne, de force capable de s’y opposer. Les travailleurs, qui auraient dû élever leur voix contre les conquêtes, ne le font pas. Les ouvriers syndiqués, se laissent entraîner par la fièvre impérialiste, et le parti social-démocrate, trop faible pour influencer les décisions du gouvernement concernant la paix, même s’il représentait une masse compacte — se trouve divisé, sur cette question, en deux partis hostiles, et la majorité du parti marche avec le gouvernement. L’Empire allemand, sachant que ses armées sont, depuis dix-huit mois, à 90 kilomètres de Paris, et soutenu par le peuple allemand dans ses rêves de conquêtes nouvelles, ne voit pas pourquoi il ne profiterait pas des conquêtes déjà faites. Il se croit capable de dicter des conditions de paix qui lui permettraient d’employer les nouveaux milliards de contribution à de nouveaux armements, afin d’attaquer la France quand bon lui semblera, lui enlever ses colonies, ainsi que d’autres provinces, et de ne plus avoir à craindre sa résistance.

Parler de paix en ce moment, c’est faire précisément le jeu du parti ministériel allemand, de Bülow et de ses agents.

Pour notre part, nous nous refusons absolument à partager les illusions de quelques-uns de nos camarades, concernant les dispositions pacifiques de ceux qui dirigent les destinées de l’Allemagne. Nous préférons regarder le danger en face et chercher ce qu’il y a à faire pour y parer. Ignorer ce danger, serait l’augmenter.

En notre profonde conscience, l’agression allemande était une menace — mise à exécution — non seulement contre nos espoirs d’émancipation, mais contre toute l’évolution humaine. C’est pourquoi nous, anarchistes, nous antimilitaristes, nous, ennemis de la guerre, nous, partisans passionnés de la paix et de la fraternité des peuples, nous nous sommes rangés du côté de la résistance et nous n’avons pas cru devoir séparer notre sort de celui du reste de la population. Nous ne croyons pas nécessaire d’insister que nous aurions préféré voir cette population prendre, en ses propres mains, le soin de sa défense. Ceci ayant été impossible, il n’y avait qu’à subir ce qui ne pouvait être changé. Et, avec ceux qui luttent, nous estimons que, à moins que la population allemande, revenant à de plus saines notions de la justice et du droit, renonce enfin à servir plus longtemps d’instrument aux projets de domination politique pangermaniste, il ne peut être question de paix. Sans doute, malgré la guerre, malgré les meurtres, nous n’oublions pas que nous sommes internationalistes, que nous voulons l’union des peuples, la disparition des frontières. Et c’est parce que nous voulons la réconciliation des peuples, y compris le peuple allemand, que nous pensons qu’il faut résister à un agresseur qui représente l’anéantissement de tous nos espoirs d’affranchissement.

Parler de paix tant que le parti qui, pendant quarante-cinq ans, a fait de l’Europe un vaste camp retranché, est à même de dicter ses conditions, serait l’erreur la plus désastreuse que l’on puisse commettre. Résister et faire échouer ses plans, c’est préparer la voie à la population allemande restée saine et lui donner les moyens de se débarrasser de ce parti. Que nos camarades allemands comprennent que c’est la seule issue avantageuse aux deux côtés et nous sommes prêts à collaborer avec eux. »

28 février 1916.

Pressés par les événements de publier cette déclaration, lorsqu’elle fut communiquée à la presse française et étrangère, quinze camarades seulement, dont les noms suivent, en avaient approuvé le texte :

Christian Cornelissen, Henri Fuss, Jean Grave, Jacques Guérin, Pierre Kropotkine, A. Laisant, F. Le Lève (Lorient), Charles Malato, Jules Moineau (Liège), Ant. Orfila (Husseindey, Algérie), M. Pierrot, Paul Reclus, Richard (Algérie), Ichikawa (Japon), W. Tcherkesoff.

Dès le mois d’avril 1916, afin de contrecarrer l’impression que venait de produire cette déclaration dans les milieux d’avant-garde et pour se situer vis-à-vis de ceux qui venaient d’adhérer à la Guerre du Droit en signant la déclaration dite des Seize, des militants réfugiés à Londres publièrent une protestation intitulée : « Déclaration anarchiste » et signée par le Groupe International Anarchiste, désavouant les Seize.

Cette déclaration était la suivante :

« Voici bientôt deux ans que s’est abattu sur l’Europe le plus terrible fléau qu’ait enregistré l’histoire, sans qu’aucune action efficace soit venue entraver sa marche. Oublieux des déclarations de naguère, la plupart des chefs des partis les plus avancés, y compris la plupart-des dirigeants des organisations ouvrières — les uns par lâcheté, les autres par manque de conviction, d’autres encore par intérêt — se sont laissé absorber par la propagande patriotique, militariste et guerriste, qui, dans chaque nation belligérante, s’est développée avec une intensité que suffisent à expliquer la situation et la nature de la période que nous traversons. Quant au peuple, dans sa grande masse, dont la mentalité est faite par l’école, l’église, le régiment, la presse, c’est-à-dire ignorant et crédule, dépourvu d’initiative, dressé à l’obéissance et résigné à subir la volonté des maîtres qu’il se donne, depuis celle du législateur, jusqu’à celle du secrétaire de syndicat, il a, sous la poussée des bergers d’en haut et d’en bas réconciliés dans la plus sinistre des besognes, marché sans rébellion à l’abattoir, entraînant, par la force de son inertie même les meilleurs parmi lui, qui n’évitaient la mort au poteau d’exécution qu’en risquant la mort sur le champ de carnage.

Toutefois, dès les premiers jours, dès avant la déclaration de guerre même, les anarchistes de tous les pays, belligérants ou neutres, sauf quelques rares exceptions, en nombre si infime, qu’on pouvait les considérer comme négligeables, prenaient nettement parti contre la guerre. Dès le début, certains des nôtres, héros et martyrs qu’on connaîtra plus tard, ont choisi d’être fusillés, plutôt que de participer à la tuerie ; d’autres expient dans les geôles impérialistes ou républicaines, le crime d’avoir protesté et tenté d’éveiller l’esprit du peuple.

Avant la fin de l’année 1914, les anarchistes lançaient un manifeste qui avait recueilli l’adhésion de camarades du monde entier, et que reproduisirent nos organes dans les pays où ils existaient encore. Ce manifeste montrait que la responsabilité de l’actuelle tragédie incombait à tous les gouvernants sans exception, et aux grands capitalistes, dont ils sont les mandataires, et que l’organisation capitaliste et la base autoritaire de la société sont les causes déterminantes de toute guerre. Et il venait dissiper l’équivoque créé par l’attitude de ces quelques « anarchistes guerristes », plus bruyants que nombreux, d’autant plus bruyants que, servant la cause du plus fort, leur ennemi d’hier, notre ennemi de toujours, l’État, il leur était permis, à, eux seuls, de s’exprimer ouvertement, librement.

Des mois passèrent, une année et demie s’écoula et ces renégats continuaient paisiblement, loin des tranchées, à exciter au meurtre stupide, et répugnant, lorsque, le mois dernier, un mouvement en faveur de la paix commençant à se préciser, les plus notoires d’entre eux, jugèrent devoir accomplir un acte retentissant, à la fois dans le dessein de contrecarrer cette tendance à imposer aux gouvernants la cessation des hostilités, et pour que l’on pût croire, et faire croire, que les anarchistes s’étaient ralliés à l’idée et au fait de la guerre.

Nous voulons parler de cette Déclaration publiée à Paris, dans La Bataille du 14 mars, signée de Christian Cornelissen, Henri Fuss, Jean Grave, Jacques Guérin, Hussein Bey, Pierre Kropotkine, A. Laisant, F. Le Levé, Charles Malato, Jules Moineaux, Ant. Orfila, M. Pierrot, Paul Reclus, Richard, S. Shikawa, W. Tcherkesoff, et à laquelle a applaudi, naturellement, la presse réactionnaire.

Il nous serait facile d’ironiser à propos de ces camarades d’hier, voire de nous indigner du rôle joué par eux, que l’âge, ou leur situation particulière, ou encore leur résidence, met à l’abri du fléau, et qui, cependant, avec une inconscience ou une cruauté que même certains conservateurs de l’ordre social actuel n’ont pas, osent écrire, alors que de tous côtés se sent la lassitude et pointe l’aspiration vers la paix, osent écrire, disons-nous, que « parler de paix à l’heure présente, serait l’erreur la plus désastreuse que l’on puisse commettre » et qui tranchent : « Avec ceux qui luttent, nous estimons qu’il ne peut être question de paix ». Or, nous savons, et ils n’ignorent pas non plus, ce que pensent « ceux qui luttent ». Nous savons ce que désirent « ceux qui vont mourir » pour mieux dire ; tout en ne nous dissimulant pas que les causes qui engendrent leur faiblesse, les entraîneront peut-être à mourir sans qu’ils aient tenté le geste qui les sauverait. Nous, nous laissons ces camarades d’hier à leurs nouvelles amours.

Mais, ce que nous voulons, ce à quoi nous tenons essentiellement, c’est protester contre la tentative qu’ils font, d’englober, dans l’orbite de leurs pauvres spéculations néo-étatistes, le mouvement anarchiste mondial et la philosophie anarchiste elle-même ; c’est protester contre leur essai de solidariser avec leur geste, aux yeux du public non éclairé, l’ensemble des anarchistes restée fidèles à un passé qu’ils n’ont aucune raison de renier, et qui croient, plus que jamais, à la vérité de leurs idées.

Les anarchistes n’ont pas de leaders, c’est-à-dire pas de meneurs. Au surplus, ce que nous venons affirmer ici, ce n’est pas seulement que ces seize signataires sont l’exception, et que nous sommes le nombre, ce qui n’a qu’une importance relative, mais bien que leur geste et leurs affirmations ne peuvent en rien se rattacher à notre doctrine dont ils sont, au contraire, la négation absolue.

Ce n’est pas ici le lieu de détailler, phrase par-phrase, cette Déclaration, pour analyser et critiquer chacune de ses affirmations. D’ailleurs elle est connue.

Qu’y trouve-t-on ? Toutes les niaiseries nationalistes que noue lisons, depuis près de deux années, dans une presse prostituée, toutes les naïvetés patriotiques dont ils se gaussaient jadis, tous les clichés de politique extérieure avec lesquels les gouvernements endorment les peuples. Les voilà dénonçant un impérialisme qu’ils ne découvrent maintenant que chez leurs adversaires. Comme s’ils étaient dans le secret des ministères, des chancelleries et, des états-majors, ils jonglent avec les chiffres d’indemnité, évaluent les forces militaires et refont, eux aussi, ces ex-contempteurs de l’idée de patrie, la carte du monde sur la base du « droit des peuples », et du « principe des nationalités »… Puis, ayant jugé dangereux de parler de paix, tant qu’on n’a pas, pour employer la formule d’usage, écrasé le seul militarisme prussien, ils préfèrent regarder le danger en face, loin des balles. Si nous considérons synthétiquement, plutôt, les idées qu’exprime leur Déclaration, nous constatons qu’il n’y a aucune différence entre la thèse qui y est soutenue, et le thème habituel des partis d’autorité groupés, dans chaque nation belligérante, en « Union Sacrée ». Eux aussi, ces anarchistes repentis, sont entrés dans 1’ « Union Sacrée », pour la défense des fameuses « libertés acquises », et ils ne trouvent rien de mieux, pour sauvegarder cette prétendue liberté des peuples, dont ils se font les champions, que d’obliger l’individu à se faire assassin et à se faire assassiner pour le compte et au bénéfice de l’État. En réalité, cette Déclaration n’est pas l’œuvre d’anarchistes. Elle fut écrite, par des étatistes qui l’ignorent, mais par des étatistes. Et rien, par cette œuvre inutilement opportuniste, ne différencie plus ces ex-camarades des politiciens, des moralistes et des philosophes de gouvernement, à la lutte contre lesquels ils avaient voué leur vie.

Collaborer avec un État, avec un gouvernement, dans sa lutte, fût-elle même dépourvue de violence sanguinaire, contre un autre État, contre un autre gouvernement, choisir entre deux modes d’esclavage, qui ne sont que superficiellement différents, cette différence superficielle étant le résultat de l’adaptation des moyens de gouvernement à l’état d’Évolution auquel est parvenu le peuple qui y est soumis, voilà, certes, qui n’est pas anarchiste. À plus forte raison, lorsque cette lutte revêt l’aspect particulièrement ignoble de la guerre. Ce qui a toujours différencié l’anarchiste des autres éléments sociaux dispersés dans les divers partis politiques, dans les diverses écoles philosophiques ou sociologiques, c’est la répudiation de l’État, faisceau de tous les instruments de domination, centre de toute tyrannie ; l’État qui est, par sa destination, l’ennemi de l’individu,, pour le triomphe de qui l’anarchisme a toujours combattu, et dont il est fait si bon marché dans la période actuelle, par les défenseurs du « Droit » également situés, ne l’oublions pas, de chaque côté de la frontière. En s’incorporant à lui, volontairement, les signataires de la Déclaration ont, en même temps, renié l’anarchisme.

Nous autres, qui avons conscience d’être demeurés dans la ligne droite d’un anarchisme dont la vérité ne peut avoir changé du fait de cette guerre, guerre prévue depuis longtemps, et qui n’est que la manifestation suprême de ces maux que sont l’État et le Capitalisme, nous tenons à nous désolidariser d’avec ces ex-camarades, qui ont abandonné leurs idées, nos idées, dans une circonstance où, plus que jamais, il était nécessaire de les proclamer haut et ferme.

Producteurs de la richesse sociale, prolétaires manuels et intellectuels, hommes de mentalité affranchie, nous sommes, de fait et de volonté, des « sans patrie ». D’ailleurs, patrie, n’est que le nom poétique de l’État. N’ayant rien à défendre, pas même des « libertés acquises » que ne saurait nous donner l’État, nous répudions l’hypocrite distinguo des guerres offensives et des guerres défensives. Nous ne connaissons que des guerres faites entre gouvernants, entre capitalistes, au prix de la vie, de la douleur et de la misère de leurs sujets. La guerre actuelle en est l’exemple frappant. Tant que les peuples ne voudront pas procéder à l’instauration d’une société libertaire et communiste, la paix ne sera que la trêve employée a préparer la guerre suivante, la guerre entre peuples étant en puissance dans les principes d’autorité et de propriété. Le seul moyen de mettre fin à la guerre, de prévenir toute guerre, c’est la révolution expropriatrice, la guerre sociale, la seule à laquelle nous puissions, anarchistes, donner notre vie. Et ce que n’ont pu dire les seize à la fin de leur Déclaration, nous le crions : Vive l’Anarchie !… — Le Groupe Anarchiste International de Londres. (Avril 1916.) »


D’autre part, dans un numéro de Freedom (avril 1916), Malatesta protesta personnellement contre les affirmations des Seize. Voici son article, intitulé « Anarchistes partisans du Gouvernement » :

« Un manifeste vient de paraître, signé par Kropotkine, Grave, Malato et une douzaine d’autres vieux camarades, dans lequel, se faisant l’écho des gouvernements de l’Entente, qui demandent la lutte à outrance et jusqu’à l’écrasement de l’Allemagne, ils ont pris position contre l’idée d’une « paix prématurée ». La presse capitaliste publie, avec une naturelle satisfaction, des extraits du manifeste, et annonce que c’est le travail des « dirigeants du mouvement anarchiste international ». Les anarchistes, presque tous restés fidèles à leurs convictions, se doivent de protester contre l’essai d’impliquer l’anarchisme dans la continuation d’une féroce boucherie, qui n’a jamais promis de bénéfice à la cause de la Justice et de la Liberté et qui, maintenant, se montre absolument stérile et sans résultat, même du point de vue des gouvernants, quel que soit le côté de la barricade qu’ils occupent.

La bonne foi et les bonnes intentions de ceux qui ont signé le Manifeste sont en dehors de toute question. Mais, si pénible qu’il soit d’incommoder de vieux amis qui ont rendu tant de services à la cause qui, dans le passé, nous fut commune, on ne peut, — au point de vue de la sincérité, et dans l’intérêt de notre mouvement d’émancipation — omettre de se séparer de camarades qui se considèrent capables de réconcilier les idées anarchistes et la collaboration avec les gouvernements et la classe capitaliste de certains pays, dans leur lutte contre les capitalistes et les gouvernants de certains autres pays.

Durant la guerre actuelle, nous avons vu des républicains se plaçant au service des rois, des socialistes faisant cause commune avec la classe dirigeante, des travaillistes servant les intérêts des capitalistes ; mais, en réalité, tous ces gens sont, a des degrés variables, des conservateurs, croyant en la mission de l’État, et leur hésitation peut se comprendre quand l’unique remède réside dans la destruction de chaque entrave gouvernementale et le déchaînement de la Révolution Sociale. Mais cette hésitation est incompréhensible dans le cas des anarchistes. Nous prétendons que l’État est incapable de tout bien. Tant au point de vue international qu’au point de vue des relations individuelles, il ne peut combattre l’agression qu’en se faisant lui-même l’agresseur ; il ne peut empêcher le crime qu’en organisant et en commettant de plus grands crimes encore. Même dans l’hypothèse — qui est loin d’être la vérité — que l’Allemagne serait seule responsable de la présente guerre, il est prouvé que si l’on s’en tient aux méthodes gouvernementales, on ne peut résister a l’Allemagne, qu’en supprimant toute liberté et. en ressuscitant la puissance de toutes les forces de la réaction.

Sauf la Révolution populaire, il n’y a pas d’autre voie de résistance à la menace d’une armée disciplinée, qu’en ayant une armée plus forte et plus disciplinée, de sorte que les plus rigides antimilitaristes, s’ils ne sont anarchistes, et s’ils sont effrayés de la destruction de l’État, sont inévitablement, conduits a devenir d’ardents militaristes. En fait, dans l’espoir problématique d’écraser le militarisme prussien, ils ont renoncé à tout l’esprit et, à toutes les traditions de la liberté, ils ont prussianisé l’Angleterre et la France ; ils se sont soumis au tsarisme ; ils ont restauré le prestige du trône chancelant d’Italie.

Des anarchistes peuvent-ils, un seul instant, accepter cet état de choses, sans renoncer a tout droit de s’intituler anarchistes ? Quant à moi, même la domination étrangère imposée par la force et menant à la révolte, est préférable à l’oppression intérieure acceptée humblement, presque avec reconnaissance, dans l’espoir que, par ce moyen, nous serons préservés d’un plus grand mal. Il est vain de prétendre, comme le font les rédacteurs et signataires du Manifeste en question, que leur position est déterminée par des événements exceptionnels et que, la guerre une fois terminée, chacun retournera, dans son camp et combattra pour son propre idéal. Car, s’il est nécessaire, actuellement de travailler en harmonie avec le gouvernement et le capitalisme, pour se défendre contre « la menace germanique », ceci sera aussi nécessaire après que pendant la guerre. Quelque grande que puisse être la défaite de l’armée allemande — s’il est vrai qu’elle sera battue — il ne sera jamais possible d’empêcher les patriotes allemands de songer à la revanche et de la préparer ; et les patriotes des autres contrées, très raisonnablement, de leur propre point de vue, désireront se tenir prêts, de façon à ne plus être pris au dépourvu. Ceci signifie que le militarisme prussien deviendra une institution permanente et régulière dans tous les pays. Que diront alors les prétendus anarchistes qui, actuellement, désirent la victoire d’une des alliances en guerre ? S’intitulant antimilitaristes, iront-ils prêcher le désarmement, le refus du service militaire, et le sabotage de la défense nationale, uniquement pour devenir, au premier soupçon de guerre, des sergents recruteurs pour les gouvernements qu’ils auront essayé de désarmer et de paralyser ?

On dit que ces choses prendront fin, quand le peuple allemand se sera débarrassé de ses tyrans et aura cessé d’être une menace pour l’Europe, par la destruction du militarisme dans sa patrie. Mais si cela est, les allemands qui pensent, à bon droit, que la domination anglaise et française (pour ne pas parler de la Russie tsariste) ne sera pas plus agréable aux allemands que la domination germanique aux français et aux anglais, désireront d’abord attendre que les russes et les autres détruisent leur propre militarisme et voudront, entre temps, continuer à accroître leur armée. Et alors ? Pendant combien de temps faudra-t-il ajourner la Révolution ? Et l’Anarchie ? Devons-nous attendre éternellement que les autres commencent ?

La ligne de conduite des anarchistes est clairement indiquée par l’implacable logique de leurs aspirations.

La guerre aurait dû être empêchée par la Révolution, ou, du moins, en la faisant craindre par les gouvernements. La. force ou l’habileté nécessaires ont fait défaut. La paix doit être imposée par la Révolution, ou, du moins, en essayant de la faire. Actuellement, la force et l’habileté manquent.

Eh bien ! Il n’y a qu’un remède : faire mieux a l’avenir. Plus que jamais nous devons éviter tout compromis, approfondir l’abîme entre les capitalistes et les esclaves salariés, entre les gouvernants et les gouvernés ; prêcher l’expropriation de la propriété privée, et la destruction de l’État, qui sont les seuls moyens pour garantir la fraternité entre les peuples, et la Justice et la Liberté pour tous. Et nous devons nous préparer à accomplir ces choses. Entre temps, il me semble criminel de faire quoi que ce soit qui tende a prolonger la guerre qui assassine des hommes, détruit les richesses et, empêche la résurrection de la lutte pour l’émancipation. Il me semble que prêcher « la guerre jusqu’au bout », c’est faire, en vérité, le jeu des gouvernants allemands qui trompent leurs sujets et enflamment leur ardeur à la lutte en les persuadant que leurs adversaires désirent écraser et asservir le peuple germanique.

Actuellement, comme toujours, que ceci soit notre devise : « À bas les capitalistes et les gouvernements, tous les capitalistes et tous les gouvernements ! ». Et, vivent les peuples, tous les peuples !… — Errico Malatesta. »


Un peu partout, c’est-à-dire dans les pays où le mouvement anarchiste comptait un certain nombre de militants, des protestations — la plupart indignées et violentes, — s’élevèrent contre la position prise par les signataires du Manifeste des Seize. En France, dès le mois d’octobre 1914, Sébastien Faure prit nettement, et sans attendre, position contre la guerre. Il publia un manifeste ayant pour titre : « Vers la Paix ». Il en publia un autre, intitulé : « La trêve des Peuples », en juillet 1915. Tirés à un grand nombre d’exemplaires, ces tracts antiguerriers furent répandus et distribués jusque sur le front des armées. En mars 1916, c’est par Sébastien Faure et quelques autres anarchistes que fut fondé le premier journal qui, en pleine guerre, se prononça ouvertement contre la continuation des hostilités et réclama énergiquement la cessation immédiate de l’état de guerre. Ce journal, hebdomadaire : « Ce qu’il faut dire » (tel était son titre), était administré, dirigé et rédigé par Sébastien Faure, secondé par un grand nombre de collaborateurs et d’amis, entre autres Trivier, Mauricius et Génold. Dès le premier numéro de « Ce qu’il faut dire », Sébastien Faure tenta de publier une réplique vigoureuse et véhémente au Manifeste des Seize. Mais la censure en empêcha la publication sous la menace de l’interdiction définitive du journal. Pas une ligne de cette réplique, — sorte de contre-manifeste revêtu d’un nombre respectable de signatures — ne put être publiée. Il va de soi que, tandis que la presse tout entière avait offert l’hospitalité de ses colonnes au Manifeste des Seize, aucun journal n’avait voulu accueillir cette réplique, ni même en souffler mot. De leur côté, Pierre Martin, Lecoin, Ruff et quelques autres compagnons publièrent clandestinement des numéros spéciaux du journal Le Libertaire, ainsi que des tracts, dans lesquels ces anarchistes, restés irréductiblement fidèles à la pensée et à l’action libertaires, vitupéraient la guerre et s’élevaient avec violence contre l’attitude des anarchistes auteurs ou signataires dit Manifeste des Seize.

Ce qui s’est passé en France s’est produit — plus ou moins fortement — dans les autres pays. Mais, ici comme là, Gouvernement, chefs militaires, censeurs et journalistes firent leur possible — et ce possible fut presque illimité — pour étouffer la voix anarchiste clamant, seule ou à peu près seule, sa haine de la guerre et exigeant le retour à la Paix.

Ces choses doivent être consignées ici, non seulement parce qu’elles sont conformes a la vérité, mais encore parce qu’elles infligent un démenti catégorique aux partis politique et aux organisations ouvrières qui se disent d’avant-garde, révolutionnaires et pacifistes, et qui, lors de la guerre infâme de 1914-1918, ayant failli — tel le parti socialiste et le syndicalisme — au mandat dont ils étaient investis, s’essaient a justifier leur trahison par l’attitude des rédacteurs du Manifeste des Seize, qu’ils étendent collectivement, bien à tort on le voit, aux milieux anarchistes.


La guerre prit fin, et il semblait qu’une fois le conflit terminé, les choses se seraient tassées comme on dit, que la reconnaissance d’une erreur momentanée aurait mis un terme aux animosités nées à la suite d’articles et de mises au point publiées dès la parution de la Déclaration. Mais il y a des vanités et des entêtements que ne peut désarmer aucune considération.

En effet, Jean Grave, dans La Bataille Syndicaliste, où il publiait assez régulièrement ses papiers, écrivait, dans le numéro 358, dans un article intitulé : « De quel côté se trouve l’incohérence ? » : « Si les anarchistes avaient été en nombre suffisant dans le refus de se laisser mobiliser, pour troubler la défense, c’est contre eux que se serait tournée la colère populaire ; la population, ne voulant voir en eux que des agents de l’agresseur, aurait applaudi à leur exécution. Et, dans le conflit, de l’issue duquel dépend le sort de l’humanité, je suis, en ma profonde conscience, forcé de dire qu’ils n’auraient eu que le traitement qu’ils méritaient. » Avouez qu’il y a là un abîme entre ces pensées et celles qu’il écrivit jadis dans « La Société Mourante et l’Anarchie », où il s’exprimait de la sorte : « Mais, pourtant, si vous avez commis l’imprudence de revêtir l’uniforme et qu’un jour vous vous trouviez dans cette situation de ne pouvoir vous contenir sous l’indignation… n’insultez ni ne frappez vos supérieurs… crevez-leur la peau, vous n’en paierez pas davantage. » Et encore : « Il n’y a pas de patrie pour l’homme vraiment digne de ce nom ou, du moins, il n’y en a qu’une ; c’est celle où il lutte pour le bon droit, celle où il vit, où il a ses affections, mais elle peut s’étendre à toute la terre… Quant à vos patries de convention, les travailleurs n’y ont aucun intérêt, ils n’ont rien a y défendre. » De quel côté se trouve l’incohérence ? Le lecteur en jugera.

Sans doute, la guerre terminée, il valait mieux s’expliquer une bonne fois, prendre chacun ses responsabilités, se situer, ce qui fut fait, et ainsi rebondissait le problème de l’attitude des anarchistes en cas de guerre, qu’avait soulevé le Manifeste des Seize. Si, encore, cette polémique s’était déroulée en toute loyauté et à l’ombre de la tolérance réciproque, elle aurait pu aider à reconstruire l’entente. Mais chacun s’en donna à cœur joie, et l’on assista à un beau lavage de linge sale, le tout agrémenté d’épithètes plus ou moins désobligeantes, voire même parfois perfides. L’abîme s’ouvrait sans espoir de réconciliation, séparant à tout jamais des camarades, qui avaient donné, les uns comme les autres, dans des sphères différentes, avec leur tempérament, leurs connaissances et leur travail, toute une vie à un idéal commun.

Les signataires du Manifeste des Seize, tenus moralement à se situer, voulurent « remettre ça » et jusqu’au bout défendre ce que des circonstances exceptionnelles les avaient déterminés à signer.

Jean Grave, le promoteur de la Déclaration fut le premier à en reparler et, défendant son point de vue, il récidiva dans sa façon de voir, en un exposé précis et net, qui ne permettait point de se faire la moindre illusion, sur la façon dont il concevait cette question. Voici un écrit de Jean Grave, daté de Robinson, du 26 septembre 1922, où, répondant à un blessé de guerre qui lui reprochait, d’après ouï-dire, d’avoir renié ses convictions, il s’explique et tente de justifier son attitude :

Un dernier mot : « Vous me demandez de vous donner les raisons qui ont motivé mon attitude pendant la guerre ? Pendant les cinq ans qu’elle a duré, je n’ai fait que celà dans « La Bataille ». Vous devez comprendre que je ne puis passer mon temps à recommencer. J’ai bien d’autres chiens à peigner. « À mes camarades » n’est pas un essai de justification de ma conduite comme vous le traduisez, mais une réponse à certains imbéciles qui s’étaient fait l’écho de calomnies contre moi. Il y a là, une différence.

« D’autre part, j’ai la conviction que, contrairement à ce que vous affirmez si arbitrairement, je n’ai jamais donné de démenti à aucune de mes convictions, de n’avoir jamais agi autrement qu’en anarchiste. Jusqu’à la déclaration de la guerre, moi et mes camarades, nous avons combattu le militarisme, les armements absurdes, les mesures imbéciles qui ne pouvaient avoir qu’une issue : la guerre monstrueuse qu’il fallait éviter à tout prix. Oui, jusqu’au bout nous avons essayé de faire comprendre à la population qu’elle n’avait rien à gagner à la guerre, mais, au contraire tout à y perdre. Sans aucune vanité, mes camarades et moi, nous pouvons nous vanter d’avoir mené cette campagne mieux que qui ce soit, même de ceux qui ont tant l’air de faire les dégoûtés aujourd’hui.

Si nous avions été écoutés, la guerre aurait été rendue impossible. Le seul tort que nous eûmes fut de toujours discuter au point de vue abstrait, de ne pas avoir su envisager les cas particuliers, et, aussi d’avoir raisonné comme si les anarchistes devaient être maîtres des événements. Or, ce qui est vrai. au point de vue abstrait, ne l’est pas toujours en certains cas particuliers. C’est ce que vinrent nous démontrer les faits, lorsque nous nous trouvâmes en face d’eux. La victoire du militarisme aurait été, pour un siècle au moins, la mort de toute idée d’émancipation par toute l’Europe, un recul certain de l’évolution humaine, Cela, pour moi et mes co-signataires, était indéniable. Que pour justifier leur façon de voir, d’aucuns le nient ne supprime pas le fait.

Au point de vue abstrait, on peut encore affirmer, sans beaucoup se tromper que, au point de vue de la liberté absolue, un gouvernement vaut l’autre. Dans la pratique cependant, il faut bien admettre que sous certains gouvernements, au prix de quelques mois de prison, de quelques tracasseries, la propagande de nos idées est possible, tandis qu’elle est peut-être rendue impossible sous d’autres. Sous prétexte que nous ne voulons aucun gouvernement, faut-il en conclure que s’il se présentait une tentative de nous imposer un régime comme celui du tsarisme par exemple, les anarchistes devraient se croiser les bras et laisser faire ? Certains extrémistes seront pour l’affirmative. Mais leur opinion ne prouvera qu’une chose : qu’ils sont des imbéciles. On ne parvient à augmenter la somme de liberté dont on jouit, qu’à condition de savoir défendre celles qu’on possède déjà. C’était ce que signifiait la victoire du pangermanisme. C’est très bien de ne pas vouloir se battre ; mais si un butor vous tombe dessus, allez-vous tendre le dos ? Cela est bon pour un Tolstoïen, mais les révolutionnaires, que je sache, n’ont jamais prêché la non-résistance au mal.

Nous avions tenté de rendre la guerre impossible. Nous n’avions pas été écoutés. La guerre avait fondu sur nous. Des régions entières étaient livrées a l’envahisseur, qui fusillait, pillait, volait, maltraitait les populations ; j’aurais voulu y voir ces partisans de la non-résistance… S’ils persistent à me dire qu’en agissant ainsi, ils agissaient en anarchistes, en révolutionnaires, je leur réponds qu’ils agissaient en Jean-foutre.

Il serait temps d’en finir avec ces façons aristocratiques de certains anarchistes, de se croire bien au-dessus du reste de la population. Il est faux que l’on puisse se détacher d’elle, se désintéresser de ce qui lui arrive. Ce qui la frappe nous frappe, ce qui. l’avilit nous avilit. Et si tout l’égoïsme des non-résistants ne frappe pas tout d’abord, c’est que ce raisonnement — resté, du reste, purement théorique — était tenu loin des régions ou les populations étaient molestées par l’envahisseur.

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Vous me demandez quelle serait ma conduite, si une nouvelle guerre se produisait ? Et vous, quelle serait la vôtre ? Vous n’en savez rien, ni moi non plus. En principe, avant comme après, je suis contre tous les militarismes, contre toutes les guerres ; si elle était encore possible, je suis convaincu que nos tristes gouvernants s’emploient de leur mieux à l’amener. Heureusement, a mon avis du moins, la dernière a été assez atroce pour que les peuples en soient purgés une bonne fois pour toutes, et que, malgré l’imbécillité des gouvernants, elle soit impossible. Mais si la menace plane encore une fois sur nos têtes, si nos gouvernants agissent si criminellement, à qui la faute ?

Au lendemain de la guerre, si quelqu’un avait le droit de parler et avait, quelque chance d’être écouté, s’ils avaient su parler fermement, c’étaient ceux qui avaient combattu, qui avaient risqué leur vie, leur santé. On leur avait dit que c’était pour la fin des militarismes, pour la fin des guerres qu’ils se battaient. Pourquoi n’ont-ils pas su exiger la réalisation des promesses faites, alors que la foule était encore pleine de leurs louanges ?

Qu’ont-ils fait pour que la somme d’efforts qu’ils avaient dépensée, ne le fût pas en pure perte ? Rien. Une fois la guerre finie, chacun est rentré chez soi, et n’a pensé qu’à rester tranquille. Ah si ! On a formé des associations d’anciens combattants. Les uns sont nationalistes, réactionnaires, n’en parlons pas. D’autres sont « avancées », on a fait de la déclamation, du socialisme littéraire, du révolutionnarisme verbal, rien de pratique. Pendant cela, le monde politique tripote, vole, ruine, affame la population, pour le plus grand profit des mercantis. Qui s’en préoccupe ? Qu’il y ait des excuses, qui en doute ? Il y a l’ignorance, il y a la fatigue, les chefs de familles, les difficultés de l’existence. Il y a, surtout, que la guerre a accompli son œuvre de démoralisation. Seulement, tout cela ne justifie pas ceux qui ne surent pas mieux faire que de venir aboyer aux talons de ceux qui ne firent qu’agir selon leur conscience, et surtout voir plus clair que ceux qui ferment les yeux devant les faits, pour s’enfermer dans les formules et les dogmes. »

A côté de Jean Grave, quatorze principaux signataires avaient à se prononcer, vu que la question venait d’être soulevée à nouveau. Parmi eux, plusieurs étaient morts : Kropotkine, Guérin, Laisant, Tcherkesoff. Voici ce qu’écrivait Paul Reclus, l’un des signataires de la Déclaration, en juillet 1928, sous le titre : « Dans la Mêlée » :

« C’est en février 1916 que parut une déclaration, au bas de laquelle figurait mon nom, parmi quinze signataires, alors dispersés en France, en Algérie et en Angleterre. Les circonstances ne se prêtaient guère à un échange de vues sur les termes qu’il convenait d’employer. Ma signature voulait simplement dire : « En juillet 1914, j’ai pris parti sans hésitation ; Je suis entré dans la « mêlée ». C’est une façon de parler ; j’avais alors 56 ans ; chassé de Belgique par l’invasion, j’ai trouvé du travail n’importe où, et finalement dans l’industrie travaillant pour la guerre. Et il est délicat, les pieds sur les chenets, de parler à ceux qui ont les pieds dans le sang. J’avais de chers amis au premier rang. Entre eux, ma pensée se porte toujours sur R. L., bon parmi les bons, courageux parmi les courageux, clairvoyant parmi, les clairvoyants. Il fut tué au début de 1918. Je n’ai jamais rien écrit, ni pensé que je ne lui eusse dit : « J’ai confiance que des dévouements surgiront et lutteront partout et toujours ».

La guerre, par sa prolongation, a déclenché la révolution russe puis, ultérieurement, a provoqué la disparition de deux empereurs de la scène du monde ; en exposant mes sentiments de juillet 1914, je n’ai pourtant pas à faire entrer ces événements en ligne de compte. Alors, c’est inconditionnellement que ma décision fut prise et je n’ai pas à me glorifier de ses conséquences heureuses que je n’avais pas espérées. Mon sentiment dominant a été, l’insurrection contre le militarisme ; toutes les vingt nations de l’Europe étaient, armées jusqu’aux dents, mais c’est un fait que l’armée allemande donnait le ton. Elle était la perfection des perfections, et les vingt, armées des alentours obéissaient implicitement au grand état-major de Berlin ; toutes les initiatives prises par De Molkte se répercutaient immédiatement dans vingt sens. La propagande antimilitariste, faite ça et là, en France, en Italie, en Suisse, n’éveillait aucun écho en Allemagne et ne pesait pas un fétu, comparée au colosse qui grandissait, sans cesse. Non seulement l’armée perfectionnait son organisation scientifique, mais partout, dans l’industrie, dans le commerce, dans la science, se plaçait un caporal auprès de quatre hommes, et cette hiérarchisation trouvait des admirateurs de plus en plus nombreux, aux quatre coins du globe. C’est contre cette caporalisation générale que je me suis insurgé.

Évidemment, nous nous sommes trouvés du même côté de la barricade que les patriotes et que le tzar… et après ? Dans quelles circonstances antérieures les révolutionnaires « purs » ont-ils marché sans l’aide des gens d’idées toutes différentes ? J’ai vu la Commune. Combien nombreux étaient ceux que guidait un idéal social à côté de ceux qui avaient pris les armes par indignation patriotique contre le gouvernement de la « défense nationale » ? Combien de Varlin pour combien de Rossel ? Et, trente ans plus tard, pourquoi les anarchistes se sont-ils exposés aux coups, pour prêter main forte aux Scheurer-Kestner, aux Clemenceau et aux Zola, en faveur d’un bourgeois emprisonné ? Jamais, avant 1914, je n’avais entendu dire qu’il fallait réserver son action au cas où nous, anarchistes, serions les seuls à vouloir arracher une concession aux adversaires ; et même, au moment critique, aucun camarade, que je sache, n’a fait entendre sa voix dans ce sens. Mon sentiment est exactement contraire ; un conflit quelconque surgit-il, la moindre idée humaine est-elle en jeu ; y a-t-il une infime chance qu’il en jaillisse un atome de progrès, il n’y a pas à reculer devant l’énormité de la tâche. Il faut se jeter de toutes ses forces au secours de la fraction qui représente la conception la plus élevée. Je m’élève contre la prétention que sans nous, les forces en jeu feront jaillir le Bien de l’excès du Mal, autrement dit qu’inéluctablement le bien viendra tout seul. Naturellement, tout dépend de l’idée que l’on se fait du progrès ; j’admets parfaitement que, vu de Sirius, un peu plus ou un peu moins de souffrance sur terre importe fort peu, qu’il est indifférent que tel peuple vive sous une dictature, tel autre sous une oligarchie de capitalistes, et tel autre sous la botte de militaires parlant une autre langue ; que les prisons soient plus ou moins pleines, que la misère soit plus ou moins profonde. Mais moi, je suis d’un autre avis, je crois au bénéfice des petites améliorations arrachées aux dirigeants, en attendant les grands progrès. Et, de 1914 à 1928, je vois un changement heureux dans la situation générale.

Qu’avons-nous donc gagné ? Que c’est nous, la France, qui, maintenant, sommes la nation militariste de l’Europe : le militarisme est entre nos mains. Ce n’est plus une idole lointaine et inaccessible, elle dépend aujourd’hui de notre action directe. Certes, le sentiment public ne s’est pas encore mis en mouvement à cet égard, mais reconnaissons du moins que l’opinion n’est pas militariste par principe ; ce n’est plus qu’une question d’opportunité pour la majorité des français. Je n’accorde pas aux militaristes une génération de survivance. C’est un signe des temps que les nations Scandinaves discutent de la suppression pure et simple de leur armée.

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Revenons à la guerre de 1914. La responsabilité de son déclenchement ne repose pas sur les épaules d’un seul homme, ni d’un demi-quarteron de gouvernants, ni sur le capitalisme seul qui s’accommodait fort bien d’une paix armée. La responsabilité de la guerre repose sur la notion mystique de l’honneur de l’armée, et ceci est bien mort maintenant. Les empereurs y croyaient et cela ne leur a pas porté bonheur ; les militaires français en étaient moins imbus (après l’affaire Dreyfus) et les événements leur ont enseigné une modestie supplémentaire. Oui, les signataires de la Déclaration de 1916 se sont trouvés avoir d’étranges alliés ; mais, regardant en moi-même, je puis dire que les sentiments « patriotiques » ne jouèrent aucun rôle dans ma détermination. Je ne discute pas la légitimité de ces sentiments, mais ayant vécu plus de 25 ans de ma vie en divers pays étrangers, et cela sans souffrances particulières, je puis dire que ma patrie est partout où se trouvent des hommes de cœur et d’intelligence, des camarades et des amis.

En opposition aux idées exprimées ici, celles des Tolstoïens sont absolument logiques et aucune critique ne peut leur être adressée non plus qu’aux bourgeois pacifistes, qui ignorent ou nient la question sociale. Comme eux, je sais que la violence n’est jamais une solution ; la violence contre les personnes, s’entend, car le renversement brutal des institutions, que tout le monde reconnaît être surannées n’en sera pas moins indispensable, et il n’y a pas deux genres de violence, une violence hideuse, la guerre, une violence joyeuse, la révolution. Elles ne se séparent point, toujours hideuses, parfois inévitables. Elles se confondent souvent : 1789–92 a amené 1793–94 ; au contraire, 1870 a eu la Commune pour suite ; 1914 a eu pour conséquence 1917 en Russie et les situations révolutionnaires de 1920, en différente pays.

Frapper pour se défendre, c’est tout de même frapper. L’évolution consiste à savoir pourquoi on se bat, à savoir où il faut frapper et ce qu’il faut faire après avoir frappé. »

Philippe Richard, ne voulant point user trop sa plume ou noircir trop de papier, se contentait d’écrire : « D’accord avec les déclarations ci-dessus exprimées. » (Il s’agissait des déclarations de Paul Reclus.) Tandis que Charles Malato, dans une courte lettre adressée à Paul Reclus, déclarait toujours siennes les idées exprimées dans l’article de son correspondant. Profitant en quelque sorte d’un compte rendu resté sur le marbre, d’un ouvrage de l’écrivain français Julien Benda, « La Trahison des Clercs », M. Pierrot trouva le moyen de montrer pourquoi il a été un des signataires du Manifeste des Seize :

« …Il ne s’agit pas de rester neutres. Mais la lutte sociale ne doit pas nous aveugler et nous faire perdre de vue le but, qui est la suppression des classes, et la libération de l’humanité tout entière. Les anarchistes reprochent aux bolchevistes, non d’avoir abattu l’autorité, mais de l’avoir restaurée à leur profit. Toute dictature est intolérable.

Pendant la guerre de 1914, le point de vue vraiment humain n’avait rien de commun avec le point de vue de Romain Rolland, car le point de vue humain est non pas de rester neutres, mais de savoir prendre parti. Ce n’était pas non plus le point de vue marxiste, qui fut de nier la valeur morale et de s’enfermer dans le fanatisme étroit des intérêts matériels. Bon nombre d’anarchistes ont rejoint les marxistes, oubliant que le plus humain est le point de vue moral et que le progrès humain est dans le sens de la liberté.

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L’esprit de corps, l’esprit de classe, le nationalisme naissent d’une réaction contre le sentiment d’infériorité qui apparaît aux hommes comme un sentiment insupportable. Ceux-ci reportent la supériorité qui leur manque individuellement, sur le groupe dont ils font partie ; le nationalisme consiste à considérer sa propre patrie comme beaucoup au-dessus des autres, même quand elle a tort. Si une morale semblable scelle et cimente les intérêts du groupe, c’est au dépend de l’évolution humaine, car elle aboutit à l’égoïsme et à l’esprit de domination. Toute atteinte à la supériorité de l’individu ou du groupe, autrement dit : toute mise en état d’infériorité est considérée comme un crime, comme un sacrilège. L’offense ne saurait se compenser par l’équité. Elle réclame la mise en infériorité de l’adversaire, autrement dit : son humiliation. La vengeance est un sentiment de satisfaction, qui s’exerce par des représailles. Même en dehors de toute réaction à une offense quelconque, en dehors de tout esprit de vengeance, un parti, quel qu’il soit, tend vers la domination. S’il a des intérêts à défendre, il aspire à la dictature. Peu à peu, l’idéal passe au second plan. Le parti n’agit plus que pour le triomphe, c’est-à-dire pour hisser ses chefs au pouvoir, et pour caser ses parasites.

Certains anarchistes s’imaginent détenir la vérité. Ils l’enchâssent dans une formule simpliste, et ils prétendent l’imposer aux autres. Ils deviennent les propres esclaves de leurs formules fossilisées, et font figure de fanatiques… L’amélioration morale sera de refouler l’esprit de vengeance, et la passion de domination. Domination exprime mieux que le mot « autorité » le principe contre lequel s’élève toute la morale anarchiste. »


La réponse de Christian Cornélissen devait soulever cette question plus précise et plus nette : les devoirs des révolutionnaires et la guerre de 1914–1918. C’est sous ce titre, d’ailleurs, que, en août 1928, il s’expliquait :

« …Comme révolutionnaires et internationalistes, nous n’avions pas le droit de croiser nos bras, et de laisser écraser la République Française, et la Démocratie occidentale, par les hobereaux prussiens. Nous nous sommes appelés des révolutionnaires, et comme tels nous avions le devoir, non seulement de défendre l’Avenir contre le Présent, mais aussi de défendre les acquisitions du Présent contre le Passé. Il n’y avait doute chez aucun de nous, internationalistes, que la civilisation européenne et mondiale subirait une régression de plus d’un siècle, et reviendrait à l’ancien régime de 1789, si l’Allemagne remportait la victoire. La France écrasée, l’Allemagne impérialiste aurait commencé la guerre sous-marine contre l’Angleterre. Puis c’eût été le tour des États-Unis : les Américaine l’ont bien compris. Ce n’était même pas l’empereur Guillaume II qui dirigeait la guerre déclenchée par lui : c’était la caste des hobereaux militaristes, qui rêvait d’une hégémonie allemande dans l’Europe et dans le monde entier.

Certes, nous assistons maintenant aussi à une réaction sociale. Notamment dans les pays vainqueurs. Comment aurait-il pu en être autrement, après une guerre mondiale, qui dura quatre ans ? Cependant, vingt-six dynasties balayées d’un seul coup en Allemagne, l’Autriche délivrée de son empereur, de même que la Russie de son régime autocratique, constituent autant de progrès indéniables pour l’humanité. À ces progrès politiques, il faut ajouter les réformes agraires, le morcellement des grandes propriétés seigneuriales, dans tous les pays de l’Europe centrale et orientale, aussi bien en Allemagne et en Autriche, que dans les Balkans et en Russie. La guerre mondiale a même eu ses répercussions jusque sur la révolution chinoise.

D’autre part, la réaction politique et sociale en Angleterre, en France et aux États-Unis, est certainement moins forte qu’elle aurait été dans le monde entier, après une victoire de l’ancien régime. Cette réaction est la plus efficace en Italie. Dans tous les cas, même si une nouvelle guerre éclatait, l’extrême gauche du mouvement ouvrier ne pourrait pas, à mon avis, agir autrement que les révolutionnaires internationalistes ont agi en 1916. Ils devront avoir, devant les yeux, les grandes voies de la civilisation humaine et ne pourront pas rester dans l’inactivité.

« Mais cette guerre n’est pas la nôtre, c’est une guerre capitaliste », m’a-t-on objecté dans les réunions houleuses en Hollande, et un de mes contradicteurs ajoutait : « Si c’était la révolution sociale, ou si l’issue de la guerre pouvait servir à la révolution sociale, nous prendrions naturellement parti. » D’abord, on ne saurait se débarrasser d’un fléau mondial comme la guerre de 1914-1918, avec quelques mots sur le « capitalisme ». Cette guerre pour la, domination des peuples et des races a eu d’autres racines encore que la seule rapacité des industriels et des financiers, de tous ceux qui ont fait fortune avec le malheur des autres. On pourrait douter, ai-je répondu a, mes contradicteurs, que des camarades qui n’auraient pas su défendre les acquisitions de la grande révolution, de 1789 et de celles de 1830 et de 1848, défendront mieux, dans l’avenir, la révolution sociale, contre les forces du capitalisme actuel. Dans une période de révolution mondiale, les faibles pourront aussi chausser leurs « pantoufles » en se déclarant « contre toute violence ».

Je ne formulerais aucun reproche contre nos camarades, non-interventionnistes, si nous étions des partisans de la non-résistance, des Tolstoïens. Mais notre antimilitarisme n’est pas qu’un seul parmi les principes de l’extrême-gauche des pays occidentaux. C’est un principe secondaire, et si, demain, ce principe se heurte à un autre prédominant ; si, demain, tout le progrès de la civilisation se trouve en jeu — comme il l’a été en 1914-1918, — il est bien possible que les camarades, alors, devront oublier leur haine de la guerre, devant la nécessité de défendre les acquisitions de la civilisation. Car, en somme, les peuples, de même que les classes sociales ont la civilisation qu’ils méritent, et ceux qui ne savent pas se défendre, déclinent inévitablement. C’est une loi de la Nature que l’homme ne peut se permettre d’oublier. »


Loin d’apaiser le conflit, ces mises au point soulevèrent, dans la presse anarchiste internationale, de vives polémiques, dont certaines dégénérèrent en véritables pugilats épistolaires.

Descarsins, prenant part au débat, adressait à la revue mensuelle « Plus Loin », n° 43, d’octobre 1928, une lettre dans laquelle il situe le problème sur un plan plus général :

« …Allons-nous admettre, comme un point de tactique anarchiste, que nous devions, dans toute guerre, intervenir en nous rangeant sous la bannière de l’un des belligérants ? En suivant les camarades de Plus Loin dans leur raisonnement, telle devrait pourtant être notre attitude, puisque, inévitablement, il se présentera dans tout conflit de gouvernement à gouvernement l’un de ceux-ci qui aura moins tort que l’autre, qui sera moins impérialiste, ou plus révolutionnaire, etc., etc. Il reste à savoir, alors, quel bénéfice les peuples peuvent tirer d’une guerre quelconque — et j’entends par la le peuple qui crève de la guerre — ou même quel bien peut en tirer le mouvement ouvrier et révolutionnaire mondial, ou encore quel profit en acquiert la, civilisation. Non pas la civilisation mythique, mais la civilisation qui se traduit par un bien-être des masses dépossédées, et un progrès moral chez les individus.

Je pense, plus fortement que jamais, que les Seize se sont trompés, et que, non seulement tout anarchiste, mais tout homme pensant, ne peut donner son assentiment, et moins encore sa collaboration, à un conflit de gouvernement a gouvernement… La cause essentielle de la régression du mouvement anarchiste, de la perte sensible d’influence de nos idées, réside dans la signature du manifeste, qui, en quelque sorte, séparait les adeptes des maîtres, décapitait le mouvement de ses chefs spirituels, qui ont eu, en 1914, une attitude qui contredisait leur vie, leurs actes, leur propagande, leurs écrits, toute leur œuvre anarchiste d’antan. Et, sans conducteurs spirituels, la propagation de nos idées ira de plus en plus vers la décadence ; la démagogie se fera une place de plus en plus grande…, et, au bout de cela, il y a le néant. Un résultat que n’avaient point prévu les signataires du manifeste. Et une régression des idées de liberté n’est point précisément un progrès de la civilisation.

En posant la question du Manifeste, c’est dans ce sens que j’espérais la voir résoudre… Expliquer une attitude, ce n’est déjà plus la revendiquer. Et si l’on ne revendique pas le Manifeste, n’est-ce pas parce qu’il est « irrevendicable », parce que l’on s’est trompé ? Si ce grand pas était franchi dans les faits, comme je suis persuadé qu’il l’est dans les esprits, nous pourrions assister à un essor nouveau, à une régénération du principe anarchiste… et anti-guerrier. »


Pierrot répondit à Descarsins par une longue explication qui mérite de retenir toute l’attention des anarchistes, car elle combat la thèse de l’égoïsme sacré : « …Nous prenons le droit de nous intéresser à tout déni de justice, à tout acte de violence exercé contre un faible — pour crier notre protestation et pour agir, si nous pouvons. Nous prenons le droit d’agir contre l’iniquité commise envers un traîneur de sabre, un officier de l’armée bourgeoise. Nous avons été dreyfusards et le serions encore, si c’était à refaire. Alors, si nous avons pris le droit d’intervenir autrefois, dans un conflit entre galonnés, sans en être autrement diminués, — au contraire — pourquoi n’aurions-nous pas le droit de prendre parti dans un conflit entre gouvernements, mais où le progrès humain, les notions de justice et les acquisitions dans le domaine de la liberté morale sont en cause ? Lorsque progrès moral, justice et liberté sont en jeu, il n’y a plus de classe ni d’entité gouvernementale qui tiennent, l’intérêt de l’idéal humain domine tout. Tant pis pour ceux qui ont trop peur d’être dupes et qui se confinent dans la méfiance. La méfiance est un sentiment assez bas qui ne peut aboutir qu’à l’impuissance et à la stérilité. En fait, il est l’apanage de ceux qui se sentent trop faibles ou trop peureux pour agir.

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Descarsins dit que notre attitude en 1914 a été en contradiction avec notre vie, etc… Sans doute, l’étonnerai-je beaucoup en répondant qu’il n’y a pas eu de contradiction, et que nous avons été anti-patriotes et anti-militaristes, avant, pendant et après la guerre. Mais il faut entendre que nous avons pris parti contre la menace du militarisme prussien tout-puissant, dont le triomphe eût renforcé, dans la France vaincue, un militarisme réactionnaire, et que notre adhésion à la défense commune n’a jamais eu en vue ni exaltation du militarisme français, ni impérialisme, ni domination, ni orgueil national, ni représailles à exercer, ni humiliation à imposer. Avant la guerre, nous avons fait, en France, la propagande la plus active contre les incendiaires nationalistes, contre les préjugés patriotiques, contre la mascarade des retraites militaires. Nous savions qu’en Allemagne et ailleurs, nos camarades, moins nombreux, mais aussi actifs, faisaient la même propagande antimilitariste. Nous nous rendions compte que, dans l’Empire allemand, les idées démocratiques et révolutionnaires faisaient du progrès, malgré la gêne venant de l’armature féodale de l’État. Nous espérions qu’avec le temps, la poussée démocratique et révolutionnaire, encore bien faible, deviendrait assez forte pour empêcher les militaires de pouvoir a leur gré, déclencher la guerre.

Notre résistance à l’invasion menée par le clan féodal et militaire allemand n’a jamais comporté la haine du peuple allemand, ni le dessein de son asservissement. Je n’ai jamais eu, personnellement, l’idée d’aller éventrer Nettlau sur l’autel de la patrie. J’ai continué, pendant la guerre, a répandre autour de moi des idées de fraternité universelle, et de compréhension des adversaires, fondées sur le simple bon sens. Le danger passé, nous reprenons, sans aucune honte, sans remords, notre propagande qui me semble, à moi, sans hiatus, parce que ma pensée n’a subi aucune déviation.

J’avoue, dus-je indigner Descarsins, que je reprendrai la même attitude contre une invasion conduite par Mussolini, sans haine aucune contre les Italiens. Mais, puisque je suis hostile aux royalistes français, pourquoi accepterais-je la loi des fascistes, simplement parce que les fascistes sont des étrangers ? Et pourtant le fascisme est beaucoup moins dangereux, beaucoup moins puissant que le grand état-major allemand. Sa victoire aurait des effets bien moindres ; à tout le moins, elle provoquerait, en France, le retour triomphal de l’esprit chauvin et réactionnaire. Mais, moi, je ne prétends pas imposer mon opinion à Descarsins.

Pourrais-je dire que je respire mieux depuis la guerre, que j’ai davantage confiance dans une évolution pacifique des peuples, depuis que l’Europe ne traîne plus comme un boulet, les empires d’Allemagne, d’Autriche et de Russie ? Il y a bien le fascisme et quelques autres dictatures. Ils sont d’importance secondaire, ils sont surtout désagréables pour leurs propres peuples. Le plus fort, le fascisme italien, n’a pas d’argent, et il ne peut donc rien faire, il va à la faillite financière. Toutefois, les voisins devront se garder des soubresauts de la bête au moment de son agonie.

Qu’importe que le mouvement anarchiste actuel retourne au néant… Les idées d’émancipation et de liberté reprendront sous une autre forme et sous une autre appellation. Avec les tenants actuels du mouvement, ces idées sont en train de se fossiliser dans des formules négatives : à bas la morale, à bas la famille (il existait même, avant la guerre, une secte d’anarchistes scientifiques, composée de demi-fous qui niaient les sentiments et proclamaient : à bas l’amour, a bas la guerre, à bas la politique, à bas la propriété, à bas la société ! etc…), tout cela en bloc, sans considérer aucune contingence, de peur de se tromper ou d’être trompé. En réalité, les anarchistes soi-disant affranchis, sont esclaves de principes absolus. Ils ont fini par enfermer la doctrine dans un petit cercle d’idées simplistes, qui donnent, à quelques-uns d’entre eux, l’illusion de tout savoir et le sentiment d’une immense supériorité. »


Ichikava (Japon), dans une lettre adressée a la rédaction de « Plus Loin », marque son re-acquiescement au Manifeste, en ces termes : « Je suis tout à fait d’accord avec vous. Je trouve surtout la mentalité du militariste japonais tout à fait changée depuis la guerre européenne, c’est-à-dire depuis la débâcle du militarisme allemand. Oui, le Japon militariste est démocratisé, parce qu’il a senti que le militarisme ancien ne peut plus résister contre le grand mouvement populaire démocratique. » Les événements récents qui ont mis aux prises la Chine et le Japon ont montré combien l’absence de jugement était grande, chez ce signataire. Et l’on s’étonne de le voir donner à un mouvement ou à des individualités des directives sinon des conseils.


Parmi les camarades qui se mêlèrent aux débats rouverts sur le Manifeste des Seize, Luigi Fabbri, théoricien anarchiste italien, auteur de « Dictature et Révolution », publia, dans « La Protesta », quotidien anarchiste de Buenos-Ayres, une série d’articles dans lesquels il exposait l’attitude des anarchistes devant un nouveau danger de conflagration.

En voici les principaux passages :

« Au début de la guerre précédente, et pendant sa durée, il nous fut donné d’assister, non seulement à la déroute, dans tous les paye, de la IIe Internationale, de la social-démocratie, mais encore au spectacle triste, douloureux et avilissant, d’anarchistes, en petit nombre, mais parmi les plus connus, qui perdirent la tête au point d’oublier leurs propres principes d’internationalisme et de liberté. Et, parmi ceux-ci, le plus essentiel : celui qui est la négation de l’État et qui refuse à l’État l’horrible faculté de supprimer le droit à la vie pour les individus et pour les peuples. Nous eûmes ainsi, criantes et abominables contradictions des termes, des « anarchistes d’État » qui se rangèrent aux côtés de quelques gouvernements, se solidarisèrent avec eux, se portant caution pour eux, devant les peuples, et prenant parti contre l’immense majorité de leurs camarades. Et tout cela dans la naïve et anti-anarchiste illusion de sauver quelques atomes de liberté, de cette liberté démocratique dont ils avaient, pendant cinquante ans, dénoncé le mensonge et l’insuffisance, voire l’inexistence, pour la majorité du prolétariat le plus pauvre et le plus déshérité.

Les fruits de la guerre « démocratique », pour le salut des petits peuples, pour la fin de toutes les guerres, nous les avons vus. Bien plus, nous en avons éprouvé l’amertume, nous avons souffert, dans notre chair, des plaies les plus douloureuses. Les populations opprimées par les États étrangers sont, aujourd’hui, plus nombreuses qu’avant la guerre, les petits peuples davantage asservis, les irrédentismes multipliés, les libertés démocratiques diminuées et plus dérisoires encore. Les motifs de guerre sont devenus innombrables ; aujourd’hui, la guerre est un danger réel, mille fois plus grand qu’à la veille de 1914. De la guerre qui devait être libératrice et pacificatrice, a surgi un monstre : le fascisme qui, comme une tache d’huile, se répand sur le monde et menace les sources même les plus antiques de la civilisation.

Le seul fruit de la guerre dont on puisse dire qu’il n’a pas été perdu, et qu’il n’est pas inutile, c’est que, grâce à elle, les illusions sur la démocratie bourgeoise sont définitivement tombées. Si les empires centraux avaient vaincu, après une égale durée de la guerre, certainement, nous ne serions pas mieux que nous ne sommes. Au lieu de certains désastres, nous en aurions eu d’autres, peut-être moins terribles ; mais les interventionnistes d’alors pourraient encore conserver leurs anciennes illusions, et diraient à coup sûr : « Ah ! si les Alliés eussent vaincu, aujourd’hui, nous serions heureux… ». Et il faudrait refaire tout un travail pour combattre la vieille erreur demeurée debout ; la Victoire des États dits démocratiques qui ne nous laisse pas moins malheureux que nous ne l’aurions été avec une Victoire du parti opposé, a démontré que c’est nous qui avions raison, et détruit jusque dans sa racine la maléfique illusion ; mais à quel prix et avec quel amoindrissement de ceux qui la caressèrent de nouveau, après l’avoir dénoncée et anathématisée pendant cinquante ans…

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Les anarchistes sont contre la guerre, contre toutes les guerres. Ils sont antimilitaristes, parce que la guerre est la fin logique, inéluctable du militarisme. Quelles que soient les circonstances, quelles que puissent être les conséquences d’un conflit armé entre États capitalistes, les anarchistes, à quelque nation qu’ils appartiennent, ne doivent pas collaborer à la défense nationale. S’ils y sont contraints et forcés, ils ne doivent pas, du moins, lui donner l’appui de leur consentement volontaire, ni se déclarer solidaires de leurs concitoyens, pour s’opposer à l’invasion du territoire ou pour le libérer s’il est envahi. Ils ne doivent, pas davantage prendre parti pour l’un ou l’autre des belligérants, ni rechercher si la victoire ou la défaite de l’un ou de l’autre peut être dommageable ou non aux idées de liberté et d’émancipation politique, économique et sociale, étant admis, une fois pour toutes, que les guerres sont des querelles de gouvernements capitalistes, et que le sort des peuples y est toujours également sacrifié, quelle qu’en soit l’issue.

Gardons-nous de nous laisser abuser par le mirage du moindre mal, de nous laisser entraîner par les contingences, pour nous souvenir uniquement que le moindre mal sera toujours aussi néfaste pour les peuples, pour le prolétariat, pour la liberté, et gros des mêmes horribles conséquences pour l’avenir ; et, aussi pour laisser toute leur responsabilité aux gouvernements et aux classes dominantes, évitant tout acte de complicité, avec ceux-là ou celles-ci, et tâchant, au contraire, de nous préparer et d’être en situation de tirer le meilleur parti des événements pour notre cause révolutionnaire. »


Quoiqu’il n’y ait pas eu, dans l’esprit de Fabbri, la moindre animosité, voire même d’hostilité préconçue contre les signataires de la Déclaration des Seize, il n’en reste pas moins vrai qu’avec netteté et précision, L. Fabbri situait le problème dans ses termes exacts et précis, dans le cadre qui lui est propre.

Pour écarter les éléments inutiles et erronés qui pouvaient surgir à la suite de la publication des articles de Fabbri, parus dans « La Protesta » de Buenos-Ayres, l’auteur avait tenu, dans une lettre, à signaler la double traduction italien-espagnol, espagnol-français, qui pouvait créer quelque équivoque avec son texte premier.


Auguste Bertrand, dans le n° 39 de « Plus Loin » (juin 1928), commentait le point de vue de Fabbri en ces termes :

« Au regard des anarchistes croyants, j’appartiens à une catégorie de réprouvés, qu’il n’est pas possible de convertir, mais je ne suis pas voltairien ; je veux dire que, n’ayant pas la foi, je ne cherche pas à la. détruire chez ceux qui l’ont. D’ailleurs, ces disputes ne sont d’aucune utilité, elles n’aboutissent qu’à chagriner sans entamer les convictions. Je ne ferai donc pas, mécréant, grief à Fabbri de son absolutisme doctrinaire, qui prétend enfermer la conscience anarchiste dans quelques formules très simples, hors desquelles il n’y a pas de salut. Je n’essayerai pas de lui démontrer que, dans le cas d’une coalition européenne, contre la Russie Soviétique, la place de combat des anarchistes serait dans les rangs de l’armée rouge. »

Signalant à Fabbri l’étiquette anarchiste-d’État dont il gratifie les signataires, afin de mieux concrétiser sa pensée, Bertrand essaie de montrer l’impropreté de cette désignation :

« Les interventionnistes, comme il les appelle, ne se sont pas solidarisés avec quelques gouvernements, ils ne se sont pas portés caution pour eux, devant les peuples ; ils ont fait exactement l’opposé. Ils se sont solidarisés avec les peuples et, loin de se porter caution pour quelques États, ils ont, au contraire, éveillé la suspicion des peuples contre ces États ; quant à leur illusion de sauver quelques atomes de cette liberté démocratique, qui fait encore terriblement défaut à tant de peuples, à laquelle ils ont la faiblesse de tenir, tout en on dénonçant le mensonge et l’insuffisance, voire l’inexistence pour la majorité du prolétariat le plus pauvre et le plus déshérité, que Fabbri ne s’y trompe pas : cette illusion, ils l’ont toujours, naïve si l’on veut, mais non anti-anarchiste. »

Bertrand tient à mettre en lumière un second point de la thèse de Fabbri et, pour cela, il dit :

« L’idéal communiste-anarchiste est, à la fois, la plus orgueilleuse revendication de la personnalité et la plus entière expression de la solidarité des individus. Je dis : à la fois, le choix n’est pas permis entre les termes jumelés, de cette double définition. Or, l’anarchie n’est pas une abstraction, ce n’est pas un système. Elle n’est pas née, toute de noir et de rouge vêtue, dans le cerveau d’un homme de génie. C’est un phénomène social qui se dégage et se précise peu à peu des efforts instinctifs d’abord, irraisonnés de la communauté humaine, tendant à assurer à la totalité des individus, les meilleures possibilités d’existence matérielle, intellectuelle et morale….Je n’affirmerai pas que tous les anarchistes partagent cette conception, mais ce qui lui donne une certaine force, c’est le caractère profond des idées libertaires et l’impossibilité de les dissocier de ce que Fabbri appelle les « contingences ». Cette aspiration universelle vers un meilleur devenir, les anarchistes ont précisément le mérite de l’avoir libérée des formules et des systèmes, et de montrer le but final auquel elle tend. C’est parce qu’ils le distinguent clairement qu’ils sont à l’avant-garde de l’humanité, en marche vers ce but ; et lorsqu’un obstacle imprévu se dresse en travers du chemin, il ne leur est pas loisible de s’asseoir sur le revers du talus et d’attendre que le gros des troupes ait écarté l’obstacle et déblayé la route. Aux anarchistes, plus impérieusement qu’à tous autres, s’imposait le devoir de résister au coup de force du militarisme allemand. »

En conclusion de son intervention dans le débat relatif au Manifeste des Seize, Aug. Bertrand écrit :

« Le seul fruit de la guerre dont on puisse dire qu’il n’a pas été perdu, c’est que la victoire des Alliés a porté un coup mortel au militarisme allemand. Quant au militarisme français, nous le combattons comme tous les militarismes ; mais, depuis 1870, il n’a jamais été assez puissant pour constituer un danger pour la paix du monde ; s’il venait à en être autrement, je doute que ce pays refasse l’unité spontanée qu’il a faite, en août 1914, contre l’envahisseur allemand, et avec laquelle en mon âme et conscience d’anarchiste, ma qualité de citoyen de la nation envahie me dictait le devoir de me solidariser. »


Ces paroles d’Aug. Bertrand nous laissent rêveurs, car elles montrent jusqu’à quel point certains éléments se réclamant de l’anarchie ont, de la situation internationale, une conception erronée et partiale. La question des responsabilités envisagée sous l’angle purement bourgeois, contredit même cette façon, de voir ; car, pour ceux qui ont étudié les documents exhumés des archives secrètes de certains régimes abolis, la part de complicité de chaque État dans le conflit de 1914-1918 est désormais établie. C’est un non-sens, alors, de se laisser prendre au mirage sentimental de la nation envahie et du devoir de se solidariser avec elle. Les anarchistes ne doivent pas se laisser égarer par de telles erreurs, qui ne peuvent que se retourner un jour contre eux et détruire la confiance que la classe ouvrière peut accorder à l’idéal anarchiste.


L. Fabbri, revenant à la charge, répondait aux articles parus dans la revue « Plus Loin », sur la question de la guerre, du Manifeste des Seize, et de l’attitude des anarchistes en cas de conflit guerrier, par un nouvel article, qui situait le sujet en s’efforçant de retrouver l’idée maîtresse, qui, dans le labyrinthe des discussions, avait été abandonnée :

« Au fond de cela, il y a souvent une incomplète compréhension de l’anarchisme ; on le voit comme séparé de la réalité actuelle et quotidienne, inapplicable, en pratique, aux problèmes de la vie réelle, ne répondant pas aux nécessités immédiates de la défense de la liberté et des droits de l’individu et du prolétariat. D’où l’accusation adressée à ceux qui, dans la vie et dans la lutte, veulent rester en accord avec leurs principes, de se séparer des réalités, de négliger les intérêts pressants de la civilisation humaine et de les sacrifier à une aride formule abstraite. C’est l’accusation que les partisans de l’intervention nous faisaient à nous, anarchistes, restés en présence du grand conflit sur le terrain révolutionnaire, prolétaire et libertaire. Leur erreur était, une fondamentale erreur d’évaluation. L’anarchie n’est pas seulement un idéal de lointaine société future, ou une abstraction de l’esprit au-dessus des contingences humaines, elle est bien tout cela, mais elle est aussi autre chose, et davantage : une pratique de la vie et de la lutte, une méthode d’évolution consciente, de préparation et de révolution, une conception de mouvement et d’action, un idéal en voie de continuelle réalisation. En restant fidèles dans la pratique à la conception anarchiste, en nous y conformant le plus possible, lorsque nous combattons, nous contribuons à résoudre les problèmes de la liberté et de la civilisation humaine Beaucoup plus, beaucoup mieux et beaucoup plus vite qu’en nous mettant en contradiction avec elle. Agir dans un sens opposé à cette conception, c’est faire tort à la civilisation et à la liberté et à toute cause bonne que l’on voudrait servir.

L’idée anarchiste et le mouvement anarchiste étant envisagés de cette manière, il me semble que l’attitude que nous avons prise pendant la guerre 1914-1918 — adversaires de tous les États, solidarisés avec tous les peuples, — ne pouvait guère être autre qu’elle ne fut. Attitude, non de renoncement, mais de combat, qui ne nous réservait pas moins de souffrances, de risques et de sacrifices que toute autre ; attitude qui ne nous mettait pas au-dessus ou hors de la mêlée, mais au plus épais, et nous faisait les interprètes des aspirations les plus ardentes et des sentiments les plus profonds des grandes masses de combattants, partout envoyés au massacre, contre leur volonté. Une telle attitude ne fut ni individualiste, ni pacifiste, ni neutraliste, mais « solidariste » anarchiste, révolutionnaire ; elle fut la plus humaine de toutes et celle qui s’accordait le mieux à la cause de la civilisation. Dans tous les pays, humanité et civilisation étaient, jour après jour, écrasées, piétinées, par la guerre, ruinées matériellement et moralement et menacées d’anéantissement, beaucoup plus par la durée de la guerre que par l’issue qu’elle pourrait avoir. Le désastre, dans chaque camp, était tel qu’il ne pouvait y avoir aucune raison, à quelque moment que ce fût, pour le faire durer une seule minute de plus, quel que dût être l’éventuel vainqueur, aucune, sinon les intérêts du capitalisme et des divers impérialismes. Et le devoir des anarchistes, non seulement pour rester cohérents avec leurs principes, mais plus encore par solidarité humaine, et dans l’intérêt de la civilisation, était de faire tout leur possible, d’employer tous les moyens et à tout prix, pour que l’on mît fin au massacre.

Ce devoir, les anarchistes restés fidèles à leurs principes ont cherché à l’accomplir comme ils ont pu. Ils n’ont pu l’accomplir que trop peu, hélas, pour obtenir un résultat appréciable. Cela est vrai. Mais ce n’est pas là une bonne raison pour soutenir qu’ont mieux fait ceux… qui ont fait le contraire, avec les résultats que l’on sait. » ( « Réveil Anarchiste », de Genève, 26 janvier 1929.)


Cette longue polémique, si elle a provoqué, dans les milieux anarchistes, des scissions et peut-être amené quelques bons camarades à devoir rompre toutes relations entre eux, n’aura pas manqué d’être fructueuse en enseignements, car elle aura démontré comment un accord parfait, établi par près d’un demi-siècle de propagande pour un idéal commun, s’est trouvé brusquement rompu devant un événement d’une exceptionnelle gravité.

Nous avons tenu à placer sous les yeux du lecteur, aussi équitablement que possible, les documents essentiels se rattachant à cette controverse. Nous avons le sentiment que l’étude attentive de ces documents où s’affirment avec vigueur les deux thèses opposées, aura une triple utilité : 1° Permettre à chacun d’apprécier, judicieusement et en connaissance de cause, la position prise par les signataires du trop fameux Manifeste des Seize ; 2° Faire savoir à tous que, dans l’ensemble, le mouvement anarchiste fut nettement hostile à cette position ; 3° Mettre en garde les éléments libertaires, surtout les jeunes, contre la tentation de se laisser entraîner dans une nouvelle guerre, sous le fallacieux prétexte de combattre le Fascisme italien ou allemand pour sauver la Démocratie, ou de défendre la Russie bolcheviste pour sauver la Révolution. — Hem Day.