Encyclopédie anarchiste/Savoir - Science

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2524-2536).


SAVOIR. Lorsqu’on essaie de préciser la nature intime du savoir et celle de son mécanisme, on éprouve une très grande difficulté par le fait évident que l’on se sert du savoir lui-même pour cette fin et qu’il est, ainsi, peu aisé de saisir les premiers éléments conscients, bases de toute connaissance. C’est alors que se précisent ces questions ardues : l’homme qui sait, que sait-il exactement ? Qu’est-ce que la connaissance, qu’est-ce que la réalité ? Que saisissons-nous de l’existence des choses ? Qu’est-ce que la conscience ? Comment se fait-il que nous sentons que la réalité est autre chose qu’une spéculation de l’esprit ; que nous distinguons la différence absolue entre le moi et le non moi, entre le souvenir et le fait actuel, entre le passé et le présent, entre l’inconscient et le conscient ?

Le fait que la conscience ne sait rien d’elle-même nous démontre tout d’abord que cette conscience ne peut être la cause réelle de la connaissance, mais plutôt qu’elle n’en est que l’effet puisqu’elle apparaît ou disparaît selon des circonstances particulières. C’est donc seulement par l’analyse de quelques faits psychiques que nous saisirons le mécanisme délicat et complexe de la connaissance et de la conscience.

Prenons le cas le plus clair d’un état conscient : la vue d’un livre. Ce fait paraît absolument inanalysable au premier abord. Je sais que je vois un livre. Et c’est tout. J’en ai une conscience nette, inattaquable. Mais qui est-ce ce « je » ? Si j’essaie de penser à ce même fait, mais en supprimant mentalement le « je », j’éprouve déjà une première difficulté et je m’aperçois que mon état conscient est moins net. Si j’essaie de réaliser la même pensée, mais en supprimant tout langage, toute phrase se rapportant à cet acte visuel, alors cette pensée se résout insensiblement à une simple sensation. Le fait conscient s’atténue ainsi graduellement. Mais ce n’est pas tout ; la sensation elle-même peut perdre sa signification consciente et se réduire à une totale incompréhension. Lorsque nous voyons un objet connu, avant toute pensée nous le reconnaissons et nos réflexions peuvent ensuite s’exercer sur son usage. Si l’objet est totalement inconnu le fait conscient s’arrête aussitôt et se limite à la simple sensation, visuelle ou autre. Mais si la sensation elle-même est absolument nouvelle, alors le fait conscient disparaît pour faire place à un état d’inconscience, sans repère dans l’espace et dans le temps.

Ces cas paraissent extraordinaires, mais on connaît quelques cas d’aveugles de naissance qui, ayant acquis ultérieurement l’usage de la vue, n’ont absolument rien compris à ce qu’ils « voyaient ». Encore avaient-ils d’autres éléments pour coordonner leurs sensations et leurs pensées. Que serait l’état d’un être privé de toutes sensations, n’ayant aucun souvenir sensoriel ?

Si donc la conscience est fonction de l’importance des documents sensoriels, nous sommes amenés à penser qu’elle est nulle chez le nouveau-né. Mais alors, dira-t-on, d’où vient elle et qu’est-elle réellement ?

Nous répondrons : elle est le résultat des réactions de notre sensibilité contre le milieu ; elle n’apparaît qu’avec la complexité de ces réactions. C’est donc la nature de celles-ci qui nous indiquera ce qu’est réellement la conscience. Remarquons que nous délaissons momentanément l’idée de savoir si la connaissance est la représentation exacte des objets dans l’espace et dans le temps. Nous nous contenterons de considérer la connaissance comme une réaction de notre sensibilité contre le milieu.

Ces réactions nous sont particulièrement connues sous la forme de réflexes se produisant dans les divers étages du système nerveux et déterminant soit un acte moteur, soit un fonctionnement organique interne, soit enfin une simple dispersion de l’influx nerveux sans conséquence motrice ou organique immédiate.

L’observation de l’enfance nous démontre le caractère automatique des premiers réflexes, liés aux seules fonctions organiques. L’enfant saisit et suce n’importe quoi. Mais les sensations se précisent, se coordonnent assez vite ; les réflexes conditionnels enrichissent et compliquent le fonctionnement nerveux de telle sorte que la vie organique se trouve alors étroitement liée aux diverses variations du milieu. C’est ici que commence la connaissance réelle, non pas une connaissance formée de la pénétration de tous les secrets du monde environnant, mais une connaissance faite de la relation de divers états de l’organisme avec les influences du milieu. C’est ainsi que l’eau sera perçue et connue tout d’abord comme une chose agréable ou désagréable ; il en sera de même pour tout ; pour les aliments, les bruits, les odeurs, les sons ; pour la pluie, le vent, la chaleur, le froid, etc… A chaque réflexe organique s’adjoindront quelques réflexes conditionnels, formés eux-mêmes, pour la plupart, par l’influence directe du milieu sur la sensibilité de l’enfant.

Nous voyons donc qu’ici la connaissance n’est qu’une incessante relation d’influence entre le milieu et l’enfant. Si toute l’énergie déclenchée par la réaction nerveuse du sujet était utilisée dans cette réaction, il ne resterait pas grand chose pour le souvenir et la pensée. Mais il est rare qu’il en soit ainsi. Une partie de l’influx nerveux se disperse dans les zones supérieures du système nerveux, laissant des traces, des liaisons, des constructions, lesquelles influeront ultérieurement sur les actes moteurs de l’organisme entier. Ce qu’il importe surtout de démontrer, c’est que la connaissance initiale n’est qu’une réponse de l’être au milieu, une adaptation de son organisme et non, comme veulent le faire croire les spiritualistes, une divination de l’état nouménal des choses. L’être agit comme un automate prodigieux sous la double action des phénomènes objectifs et des phénomènes organiques. Toute action, toute pensée, toute méditation est une réponse automatique aux variations du milieu et non pas un fait de conscience pure, devinant les secrets de la chose en soi. Il suffit de suivre une pensée pour saisir l’absence de conscience pure, pour s’apercevoir que ce n’est qu’un prodigieux mécanisme de réflexes se traduisant par du mouvement. L’homme reçoit, transforme et transmet du mouvement.

Prenons par exemple le spectacle d’une rue. J’ai conscience de tout ce que j’y vois et entends, mais cet état conscient total, je puis le diviser en un très grand nombre de faits sensoriels créés antérieurement par le mouvement et décomposable en dernière analyse, soit en mouvements musculaires, soit en modifications organiques diverses. Et ces états de conscience de sensations internes, je puis encore les dissocier jusqu’au simple réflexe automatique sans conscience.

Nous savons également, par l’observation des cas pathologiques, par l’étrangeté des sommeils et des rêves, par les oublis, par la perte graduelle de la conscience dans l’habitude ; enfin par la certitude que nous avons que tout notre savoir gît inconsciemment en nous et ne se révèle qu’au fur et à mesure de l’action présente, que le « moi » indivisible n’existe pas et que cette impression d’unité vient précisément de ce que la conscience n’étant que le heurt de notre sensibilité avec le milieu dans le présent, nous ne pouvons vivre et être que dans une seule situation, un seul état à la fois. Nous sommes « un » dans l’espace, mais non dans le temps puisque nous changeons et vieillissons.

Pouvons-nous alors préciser ce qu’est la réalité, ce qu’est le présent, le passé, l’identique, le dissemblable ? Y a-t-il une vérité sur l’existence des choses ? Pouvons-nous démontrer des erreurs ?

En prenant comme base de la connaissance les réflexes, nous voyons qu’il s’établit nécessairement une relation entre l’être et le milieu, et cette relation, dans sa forme la plus simple, est une vérité. Mais les associations de réflexes ne sont pas toujours des vérités et les réflexes conditionnels peuvent orienter l’être vers des faits inexistants ou dangereux. C’est le cas pour le chien électrisé pendant ou avant le repas et qui, réagissant tout d’abord douloureusement sous l’influence du courant, finit par éprouver du plaisir, parce que l’excitation anormale est liée au repas. On pourrait aller ainsi jusqu’au suicide. Ce qui est d’ailleurs le cas pour les ivrognes, les morphinomanes, etc.

Nous pouvons considérer le patriotisme, le nationalisme, la religiosité et les mysticismes divers comme des réflexes conditionnels nuisibles et dangereux, conduisant à des faits inexistants ou désavantageux.

Ceci nous amène à rechercher ce qu’est la réalité et comment nous la différencions du souvenir et de l’imagination.

La réalité est essentiellement sensuelle, consciente et par conséquent uniquement applicable au présent. Le mécanisme cérébral qui la différencie du souvenir peut se comprendre ainsi : dans le présent l’être est soumis à une multitude de sensations, d’excitations créant des réflexes qui l’adaptent étroitement au monde extérieur et qu’il ne peut supprimer d’aucune façon (sauf dans le dérangement cérébral). Dans le souvenir il se présente deux cas : ou le souvenir est pur, simple, dégagé de toute relation (homme, maison, chaise, etc….) et par son abstraction même il se situe immédiatement comme un souvenir pur ; ou bien il est lié à un ensemble de réflexes complexes reproduisant des parties de la vie passée. En ce cas, les divers éléments le composant ne correspondent point aux éléments présents perçus par les sens. D’où différenciation immédiate aidée par l’inégalité d’intensité nerveuse entre le souvenir et le fait présent. Autrement dit, les faits présents sont plus intenses que les faits passés. Remarquons qu’en réalité il n’y a pas de passé, car le fait d’être ne se conçoit que d’une seule façon : au présent. Si donc il existe en nous quelque chose, ce quelque chose est toujours dans le présent. Seulement ce quelque chose est comme un livre fermé ne s’ouvrant que sous les nécessités vitales du présent.

Toute la connaissance humaine étant réduite à des associations hasardeuses de sensations et à des liaisons nerveuses dénommées pensées et imagination pouvons-nous accorder une valeur réelle à cette connaissance et que vaut-elle exactement !

Examinons le cas de la théorie atomistique. Ici, il semble, au premier abord, que la pensée a dépassé le cadre du subjectif pour pénétrer le secret de l’objectif. Pourtant il n’en est rien. Pour que les idées de mouvement, de masse, de rayonnement, d’ondes, de rotations, etc., aient un sens, il est nécessaire qu’un minimum de sensations fixent le point de départ des raisonnements ; sinon, la chose dont on s’occuperait aurait aussi peu de réalité que l’âme des spiritualistes. Et les raisonnements eux-mêmes ne représenteront que des possibilités d’actions de la substance, actions connues antérieurement par des expériences et constituant la base essentielle mais sensorielle de la science. Et lorsqu’une théorie sera imaginée, c.’est encore par l’intermédiaire des sens que s’en effectuera la vérification. Nous voyons que la certitude est toujours d’origine expérimentale et que l’expérience s’effectuant nécessairement au présent constitue par la force des choses la seule réalité.

Mais avons-nous pénétré les secrets de la substance et du mouvement ? Pas le moins du monde !

Nous ignorons totalement ce qu’est la substance en elle-même et le mouvement en soi. Nous n’avons saisi que des modalités d’un monde microscopique, mais toujours sensoriel. Nous n’avons saisi que des relations.

Mais cela n’empêche que ces relations soient exactes et que notre représentation du fonctionnement des choses soit conforme à la réalité. Connaître la vérité c’est donc connaître une succession de réalités perçues dans l’espace et dans le temps. La vérité est une sorte de collection illimitée de faits présents. Enseigner une ou des vérités, c’est affirmer qu’une succession de faits à venir répéteront identiquement des réalités passées.

Il est pourtant des vérités, objectera-t-on, que l’expérience ne peut aucunement vérifier et qui ont cependant un caractère de certitude absolue. Par exemple la certitude de notre propre mort. Nous pouvons répondre que précisément cette vérité est une des plus riches collections de réalités que l’homme ait jamais expérimentées. Car nul n’a jamais connu d’homme immortel. La répétition à travers les siècles des mêmes phénomènes, sans aucune exception, crée en nous le caractère de la certitude absolue, sans qu’il soit nécessaire pour cela d’épuiser tous les cas, parce que précisément tous les cas possibles n’ont aucune chance d’échapper à la règle commune.

C’est donc l’identité des cas, des faits, des circonstances qui, par leur répétition, crée en nous la connaissance applicable aux faits à venir.

On peut encore ajouter qu’une vérité peut être déduite du passé, sans ressembler à ce passé et annoncer une réalité nouvelle. Cela est certain. L’imagination peut construire des concepts semblables aux modifications ultérieures et plus ou moins rapides du milieu ? C’est là une des plus remarquables caractéristiques de l’intelligence et spécialement du génie. C’est aussi la forme la plus intéressante du savoir, car la connaissance, qui ne s’applique qu’à des répétitions de faits identiques, ne constitue qu’une faible partie de l’activité intellectuelle des êtres pensants. Mais le monde étant en perpétuel changement, l’être ne se trouve jamais devant des situations absolument identiques. Il lui faut donc improviser des adaptations, inventer, prévoir le futur, jouer l’avenir pour ainsi dire et se préparer aux faits éventuels.

Dans mon étude sur la raison, j’ai décrit le mécanisme subtil de l’invention, produit des liaisons nerveuses, créées sous l’influence des centres affectifs. Nous savons que les émotions violentes sont anti-intellectuelles par le fait connu que l’influx nerveux libéré en excès, s’écoule violemment vers les mécanismes moteurs les plus faciles, déclenchant par les voies réflexes les plus anciennes et les plus immédiates des mouvements plus ou moins adaptés aux événements. La pensée est, au contraire, le produit d’un lent cheminement de l’influx nerveux se dispersant dans des voies multiples dont aucune n’est assez importante pour déclencher l’acte moteur.

Des réseaux peuvent alors fusionner, créant des liaisons nouvelles dont l’effet objectif se traduira par une modification plus ou moins avantageuse de l’être vis-à-vis des faits nouveaux.

C’est ainsi que la vengeance, acte émotif par excellence, peut faire place, chez l’homme de raison, à la compréhension de l’inutilité totale de cet acte, puisque sans effet rétrospectif sur les faits passés ; tandis qu’il trouvera peut-être les moyens efficaces pour modifier, à l’avenir, les causes créant la malfaisance d’autrui.

L’invention et l’imagination sont donc bien parmi les éléments essentiels du vrai savoir. Mais au cours des siècles, les hommes ont ainsi annoncé des milliers de vérités ; les prophètes, les devins, les messies de toutes les croyances ou de tous les partis, tout comme les vulgaires tireuses de cartes, ont proclamé des vérités plus ou moins pharamineuses. Seule l’impitoyable réalité, l’expérience, a réduit à néant ces affirmations erronées.

Cette manière d’envisager la connaissance n’est nullement pessimiste. Elle sépare le savoir véritable du faux savoir. Elle nous fait voir que le monde est en perpétuel mouvement ; que tout évolue et se transforme ; et que, parmi ces mouvements, il en est dont le rythme et la répétition se prêtent à la prévision. Ce qui constitue le savoir. Il en est d’autres dont les irrégularités s’opposent à toute classification définitive.

L’astronomie, la physique, la chimie, se prêtent en partie à nos prévisions et nous permettent d’établir des vérités.

La météorologie, la biologie, la psychologie, la sociologie s’y prêtent beaucoup moins bien, quoique la psychologie, purement objective et physiologique (méthode de Pavlov), ait fait d’énormes progrès.

C’est par la collaboration de tous les efforts humains, par la coordination de toutes les réalités et de toutes les vérités que le savoir se fondera progressivement, hors des inventions et des révélations des sorciers laïques et religieux.

Une dernière question se pose. Nous avons dit que le savoir était fait de répétitions, d’identités, d’invariabilités. Or, le monde étant en perpétuelle transformation, quelle peut être la valeur exacte de notre savoir vis-à-vis des lois naturelles ? Ne dit-on pas excellemment qu’il n’y a de science que du général. Quelles peuvent être les généralités permanentes dans un monde mouvant ?

Nous pouvons considérer l’univers comme une horloge colossale dont tous les rouages seraient étroitement solidaires les uns des autres. Si cette horloge possédait des cadrans et des aiguilles marquant depuis les millièmes de seconde jusqu’à des durées dépassant des milliards de siècles, nous considérerions les diverses rotations d’aiguilles comme autant de variations évidentes. Pourtant certaines aiguilles nous paraîtraient absolument immobiles, quelle que soit la durée de nos observations Nous appellerions alors vérités ces immobilités apparentes, bien que soumises à une lente évolution.

Il en est probablement ainsi des lois naturelles. Elles nous paraissent fixes actuellement et notre courte durée, adaptée à cette stabilité relative de notre univers, établit des lois et invente une certaine harmonie qui n’est, en fait, qu’un lent désordre qui dure indéfiniment plus que notre humanité, mais n’est, au regard de l’infinité du temps, qu’un éclair fugitif dans la profondeur de l’éternité.

En résumé, nous pouvons préciser les points suivants :

— La connaissance n’étant qu’une modification atomique de notre substance nerveuse par la substance objective dont elle ne diffère pas essentiellement, il s’ensuit que notre substance ne sachant rien d’elle-même ne peut pas savoir davantage quelque chose de l’autre. La substance ne sait rien d’elle-même.

— La conscience n’est donc pas à la base du savoir ; elle est un effet, une conséquence du heurt de notre sensibilité avec les phénomènes objectifs. La sensibilité est antérieure à la conscience.

— Nous appelons présent le moment précis de ce heurt et réalité l’ensemble des perceptions subies à ce moment-là.

— Tous les souvenirs sont dans l’espace, donc présents, mais inutilisés et inconscients.

— Le fait actuel se différencie du fait passé par la qualité et la quantité des éléments sensoriels associés soit au fait passé, soit au fait présent et surtout par la plus grande intensité des perceptions présentes.

— Le savoir ne nous fait pas connaître l’essence des choses, mais le rapport de notre sensibilité avec le milieu.

— Le savoir véritable est donc une adaptation de notre être aux influences du milieu. Savoir, c’est agir en s’adaptant aux réalités.

— L’erreur est une mauvaise association de réflexes conditionnels créant des concepts différents de la réalité. Elle est toujours démontrable dans le domaine expérimental.

— La vérité est l’ensemble des réalités dont est formé un concept. Ne peuvent prendre le nom de vérité que les concepts soumis au contrôle de l’expérience.

— Il n’y a pas de vérité a priori. Toute connaissance est essentiellement acquise sensoriellement.

— Il y a trois degrés dans la connaissance : les réalités strictement personnelles ; les réalités générales ; les concepts généraux.

— L’accord des humains ne peut s’effectuer que sur les réalités générales ou sur les concepts généraux appuyés par des démonstrations expérimentales. La connaissance réelle est impersonnelle. Elle tend à l’universel. C’est-à-dire à l’élaboration de vérités spécifiques et non individuelles.

— La principale cause de division entre les hommes consiste dans le fait de donner comme vérité, ou comme un fait général et impersonnel, ce qui n’est qu’un fait particulier ou indémontrable expérimentalement.

— La méthode scientifique est la seule méthode pour former la connaissance réelle et le savoir. Elle utilise les réalités générales et crée des concepts généraux susceptibles de s’adapter aux variations du milieu. Mais toute utilisation de ces concepts ne peut s’effectuer sans un coefficient personnel d’appréciation qui ôte précisément à cette adaptation tout le caractère rigoureux de causalité ou de convenance infaillible de cause à effet.

— Il y a donc la méthode scientifique et il y a les hommes l’utilisant. Il est nécessaire de se servir de la méthode. Il est prudent de se méfier des hommes et de leurs affirmations.

— Le savoir peut être considéré comme un moyen ou comme un but. Les techniciens en font un moyen. Les savants et les philosophes en font un but. L’homme de raison doit être harmonieux ; c’est-à-dire : technicien, savant et philosophe. — Ixigrec.


SCANDALE n. m. L’étymologie du mot scandale est un terme grec qui signifie piège. Les théologiens désignent par ce nom les discours, les actes, les mauvais exemples qui sont pour l’homme une occasion de tomber dans l’erreur, une incitation à commettre des fautes. Plus communément on considère comme scandaleux les faits qui froissent les sentiments professés — sinon toujours éprouvés — par la généralité des membres d’une société, faits qui provoquent des démonstrations d’inquiétude, de répulsion, d’indignation.

Ceux qui, avec Durkheim, admettent que « l’ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d’une même société forme un système déterminé qui a sa vie propre » que l’on peut appeler « conscience collective ou commune », possédant « des caractères spécifiques qui en font une réalité distincte », ceux-là diront que le scandale est une atteinte à la conscience collective. Toutefois, cette conscience commune, qui n’est l’attribut d’aucun sujet réel, est un concept trop vague, pour que nous l’admettions sans réserve, autrement que comme une expression permettant d’abréger le discours. Plutôt qu’aux sentiments de la moyenne des citoyens, cette expression correspond au maximum de discipline morale qu’une minorité dirigeante peut leur faire accepter sans provoquer de leur part de trop vives réactions.

Le scandale se produit d’autant plus couramment, il est d’autant plus intense, que la cohésion du groupe humain repose davantage sur l’instinct grégaire que sur l’adhésion conditionnée d’individus jaloux de leur autonomie. Ce n’est pas à dire que la personnalité gagne à s’abstraire du milieu social. Bien au contraire, une puissante individualité est particulièrement sensible à l’évolution de ce milieu. Novatrice elle-même, les idées neuves ne la scandalisent pas ; la raison les lui fait accepter ou rejeter sans susciter chez elle des mouvements passionnels. L’homme est donc d’autant plus enclin à se scandaliser qu’il a aliéné aux mains d’une collectivité une plus grande part de sa personnalité. S’il ne lui cède rien, il est lui-même objet de scandale. Comme l’a dit un philosophe contemporain, G. Belot : « Le scandale dernier, le scandale limite, c’est l’existence même, en face de la collectivité, de l’irréductible ferment de différenciation qu’est l’individu ». L’individu indépendant est un être d’exception. Celui que nous coudoyons tous les jours n’est libre ni de ses actes, ni même de ses pensées, qui doivent rester en harmonie avec les coutumes et les préjugés du groupe. Conscience et réactions d’une collectivité n’ont, nous l’avons dit, qu’un caractère symbolique ; sentiments, émotions, mouvements sont des impressions et des manières d’être personnelles. Si la faculté de les éprouver est inégalement départie aux membres de la société, elle ne s’exerce que par l’intermédiaire de personnes concrètes qui traduisent l’opinion dominante. Etudier les conséquences du phénomène scandaleux revient, en définitive, à examiner ce qu’elles sont chez un sujet individuel dont la mentalité est façonnée par le groupe auquel il est incorporé.


Les effets du scandale rentrent dans la catégorie des émotions. Les excitations physiques ou psychiques qui lui donnent naissance doivent être au-dessus d’un minimum qui correspond à la perception. Une fois ce seuil de la perception franchi, l’émotion qui résulte du scandale, qui en donne la mesure, s’étend sur une vaste plage qui se refuse aux délimitations précises. Superficielle au début, l’émotion n’a le plus souvent que des effets passagers ; dans la zone moyenne elle agit énergiquement sur la personnalité qu’elle finit par ébranler et désagréger lorsqu’elle la secoue dans ses profondeurs.

Il faut encore distinguer, parmi les atteintes aux opinions régnantes, celles qui sont accidentelles, de celles qui sont persistantes ou souvent répétées. Le premier effet de la contradiction est de consolider l’opinion combattue. « Il arrive parfois qu’en disputant contre les infidèles, on les induit de nouveau en péché, loin de les convertir. C’est pourquoi ceux qui possèdent la vérité doivent la répandre avec prudence. » (A. France.) Quand elle s’adresse à un certain nombre d’individus, imbus des mêmes principes, la contradiction inopinée « tourne en scandale ». L’opposition de chacun se renforce de celle de ses compagnons et motive des protestations véhémentes qui attestent la solidarité du groupe et affermissent les croyances dont l’autorité est récusée.

Le renforcement de l’esprit de conservation est encore plus accentué lorsque, dépassant la simple contradiction au sein d’un cercle étroit, l’atteinte subite aux règles traditionnelles prend d’emblée les proportions du scandale d’intensité moyenne. Parce que les sentiments offensés « se retrouvent dans toutes les consciences, l’infraction commise soulève chez tous ceux qui en sont témoins ou qui en savent l’existence, une même indignation. Tout le monde est atteint, par conséquent tout le monde se raidit contre l’attaque… Il n’y a qu’à voir ce qui se produit, surtout dans une petite ville, quand quelque scandale moral vient d’être commis. On s’arrête dans la rue, on se retrouve aux endroits convenus pour parler de l’événement et on s’indigne en commun. De toutes ces impressions similaires qui s’échangent, de toutes les colères qui s’expriment, se dégage une colère unique, plus ou moins déterminée, suivant les cas, qui est celle de tout le monde sans être celle de personne en particulier. C’est la colère publique. » (Durkheim). Puis bientôt l’émotion se calme, la vie habituelle reprend son cours, les vieux errements sortent de l’épreuve confirmés.

Il en est tout autrement lorsqu’il s’agit d’atteintes moyennes et même minimes, prolongées, multipliées, ou fréquemment répétées. Au lieu de provoquer la répulsion, le scandale finit alors par prendre un attrait particulier. « Ici, il ne s’agit plus de l’attrait directement exercé par ce que l’on considère comme mauvais ou comme défendu, il s’agit du plaisir que l’on prend au fait même du scandale, de l’intérêt que l’on ressent à constater cet accroc à la conscience sociale, à assister au débat dramatique, tantôt plutôt comique, tantôt vraiment tragique, entre ceux qui ont transgressé la règle et ceux qui la défendent. » (G. Belot). Si nous nous rapportons à l’une des définitions du scandale qui l’envisage comme cause de diminution de foi, nous apercevons un paradoxe dans cette attirance du fait scandaleux. Alors que : « toute foi cherche ce qui peut la confirmer, évite ou méconnaît tout ce qui la contredirait ou l’infirmerait…, dans la recherche du scandale, il semble que nous allons au-devant du risque, que nous nous exposons plus ou moins volontairement au danger… pour nous croire en droit d’affirmer, nous essayons d’abord de nier et presque de nous renier nous-mêmes. » (G. B.).

Il arrive que l’épreuve tourne contre celui qui la tente qui souvent finit par perdre ses anciennes convictions, sans trouver une base suffisante pour en asseoir de nouvelles. Et si l’on considère l’effet d’ensemble, il n’y a plus seulement fléchissement de la personnalité, mais désagrégation de la société, corruption des mœurs. Pourquoi n’agirais-je pas aussi comme ceux qui ont donné l’exemple du mépris des conventions, surtout s’ils en ont tiré quelque profit matériel ? Et cela principalement lorsqu’il s’agit de médiocres délits, de légères dérogations à la morale, dont la répétition accoutume à la licence sans trop compromettre le lien social. Une suggestion lente, progressive, consciente cependant, diminue la confiance dans les normes usuelles, dérègle le comportement individuel et rend d’abord plus indécises les réactions collectives.

Dès que, sans devenir excessive, la violence du scandale s’accroît, ces réactions tendent à retrouver leur vigueur. Ceux qui sont fortement et obstinément scandalisés cherchent à détruire les causes, et souvent même les responsables, des attentats à la légalité. Mais « même vainqueurs, peuvent-ils sortir indemnes du conflit ? À être témoins, et témoins irrités, donc attentifs et « esveillés » de façons de sentir, de croire et d’agir opposées aux leurs, n’auront-ils pas vu leur esprit envahi par une foule de représentations qui tendront à l’acte à leur tour ? Ne seront-ils pas, dans quelque mesure, devenus autres, et semblables à ceux qu’ils ont d’abord réprouvés ?.. Voilà le second aspect du scandale et peut-être le plus important et le plus intéressant au point de vue moral et social. » (G. B). « Un conflit peut surgir, et il existe toujours virtuellement, entre l’affirmation spontanée et la négation réfléchie. Celle-ci « loge son ennemi avec elle », puisqu’elle exige en principe, la présence de son objet dans l’esprit. » (G. B.)

Et l’ennemi poursuit son cheminement à l’insu même de ceux qui le logent dans leur cerveau, dont l’attention est distraite, la défiance écartée par les besognes de la vie quotidienne. Dans les périodes de détente il reparaît sous la forme de suggestion, d’obsession même. Chose remarquable, chaque fois que le fait scandaleux initial se reproduit, ils résistent d’autant plus énergiquement que l’ennemi a un caractère plus agressif et qu’eux-mêmes sont plus atteints dans leur moral et plus près de rendre les armes. Ils affectent d’être d’autant plus fermes que leur volonté est plus chancelante.

Qu’un acte délictueux soit commis dans la rue : vol, voies de fait, qui s’attroupe ? Qui se passionne ? Qui injurie et frappe le coupable présumé ? Le riche bourgeois qui passe ? Non. C’est le pauvre hère mal assuré du lendemain. Est-ce à des sentiments généreux, à la pitié qu’obéit le premier ? Bien plutôt à l’indifférence : il ne se sent pas menacé dans ses biens ; sa fortune le garantit de la déchéance. Le second cède-t-il à quelque penchant cruel, à une sauvagerie native ? Non, il a peur, et l’origine de sa peur, c’est l’instabilité de sa condition, la perspective de la détresse qui le menace et le portera peut-être, un jour, aux actes qui le scandalisent maintenant. C’est au cauchemar qui l’obsède, au spectre de l’être déchu latent en lui qu’il montre le poing.


Nul n’a mieux mis en relief l’emprise et la progression du scandale qu’Anatole France, dans « Thaïs ». Après une jeunesse dissipée, Paphnuce s’est converti au christianisme. « Depuis dix ans qu’il s’était retiré loin des hommes, il ne bouillait plus dans la chaudière des délices charnelles, mais il macérait dans les baumes de la pénitence ». Or, un jour, dans sa retraite « il lui souvint d’avoir vu jadis au théâtre d’Alexandrie une comédienne d’une grande beauté, nommée Thaïs. Cette femme se montrait dans les jeux, et ne craignait pas de se livrer à des danses dont les mouvements, réglés avec trop d’habileté, rappelaient ceux des passions les plus horribles… Après quelques heures de méditation, l’image de Thaïs lui apparut avec une extrême netteté. » « Pénétré de douleur à la pensée qu’il y a dans Alexandrie une courtisane nommée Thaïs qui vit dans le péché et demeure pour le peuple un objet de scandale », il dit « j’irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec le secours de Dieu, je la convertirai. » Chacun sait que la pensée de ce scandale ne cesse plus de hanter l’esprit du moine et comment il parvient à réaliser son dessein, comment il résiste à toutes les tentations, et que les violences des débauchés ou des marchands exploitant le vice, les objurgations ou les railleries de ses anciens amis ne font que renforcer sa volonté.

Cependant, si le scandale a pris fin, son souvenir continue à obséder Paphnuce, l’interprétation de ses manifestations subit seule quelques changements. « L’image de Thaïs ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne la chassait point parce qu’il pensait encore qu’elle venait de Dieu et que c’était l’image d’une sainte. » Mais cette transfiguration n’est que passagère et bientôt c’est le fantôme lubrique de la courtisane qui occupe les rêveries et les songes du possédé. « Il ne lui restait plus de doutes : l’image de Thaïs était une image impure. » Dès lors, malgré les macérations, les dures épreuves auxquelles se soumet le malheureux, il ne tarde pas à succomber : « Fou, fou que j’étais de n’avoir pas possédé Thaïs quand il en était temps encore ! Fou d’avoir cru qu’il y avait au monde autre chose qu’elle ! Ô démence ! J’ai songé à Dieu, au salut de mon âme, à la vie éternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a vu Thaïs. »

Et le scandale produit des effets analogues lorsque au lieu d’exploiter le domaine de l’instinct, il s’attaque à la pensée religieuse. Lorsqu’au banquet de Cotta vient s’asseoir Marcus l’arien, Paphnuce pâlit d’épouvante. Mais aussitôt il se reprend, si choquants que soient les propos de l’hérétique, ils n’ébranlent pas sa foi, il n’y répond même pas, il persévère « dans son silence sublime ». Pourtant, les affirmations scandaleuses qui, tout d’abord, n’ont fait que consolider l’orthodoxie de l’anachorète, poursuivent obscurément leur travail dans son esprit et, plus tard, lorsque, dans sa détresse, il invoque le Sauveur, sa prière est une profession d’arianisme et une voix intérieure lui crie : « Voilà une oraison digne du bréviaire de Marcus l’hérétique. Paphnuce est arien. »

Nous verrons tout à l’heure l’explication de cette chute et de ce reniement.


Si tels sont les effets du scandale, on peut se demander s’il ne peut être un puissant auxiliaire de la propagande, un moyen à employer pour retourner l’opinion d’une société. Dans une certaine mesure, sans doute ; mais moins étendue qu’on ne le supposerait. Nos tendances sont innées. Jusqu’à quel point peuvent-elles subir l’influence des événements dont le milieu social est le théâtre ? « Le milieu n’est pas un agent de formation à proprement parler, mais bien de réalisation : il permet aux localisations germinales de déployer leurs propriétés morphogénétiques propres, mais il ne leur en confère pas de nouvelles. Néanmoins, bien que réduit à ces proportions modestes, son influence ne doit pas être sous-évaluée. » (Brachet). À la naissance, l’être est doté des caractères généraux de l’espèce et de ceux de la lignée à laquelle il appartient. « Mais l’épanouissement de ces caractères dépend, lui aussi, des conditions extérieures du développement, qui n’atteignent jamais l’idéal complet. » « L’éducation sera donc capable de faire donner aux potentialités psychiques et morales du cerveau d’un individu tout ce qu’elles peuvent, mais elle pourra aussi leur faire donner moins, les enrayer et laisser dans l’ombre des défauts et des qualités, qui autrement dirigés se seraient peut-être mis à l’avant-plan. » (Brachet).

L’homme, au cours de son existence, est incorporé à différents groupes qui lui imposent leur discipline, qui favorisent certaines de ses dispositions, en refrènent d’autres, sans pourtant les abolir. De là ces combats intérieurs, ces renversements d’attitude. Penchants érotiques et penchants mystiques coexistent dans l’âme de Paphnuce. Vivant dans une société dissolue, les premiers gouvernent sa jeunesse. Après sa conversion, les seconds prennent le dessus. Mais lorsqu’il fait un retour sur lui-même, revit son passé, non pas même un scandale présent, mais le rappel d’un scandale ravive en lui la passion assoupie. Avant d’être chrétien, il a été païen, élève des philosophes, et les propos de Marcus « qu’on nommait le Platon des chrétiens » trouvent en lui des voies toutes tracées pour réveiller des idées qui sommeillaient. Sa vie reflète à la fois l’opposition de deux civilisations et celle des deux tendances qui coexistent en lui.

Durant les périodes de stabilité, la loi ou la coutume réprime toutes les tendances qui pourraient compromettre l’équilibre social. « Mais la tendance, les aspirations ainsi réprimées n’en sont pas moins vivaces au fond de la personnalité ou de la collectivité, et prêtes à se manifester à la première occasion. » L’homme « se sent arrêté par il ne sait quoi… C’est souvent un incident fortuit qui vient lui dénoncer ce véritable sentiment, son désir, sa tendance, son aspiration, masquées jusque-là par une répression latente, inconsciente… Mais que surviennent des circonstances qui se prêtent à la réalisation de ces tendances cachées, et, à partir de ce moment, elles se renforcent, leur répression devient consciente, et il cherche lui-même les moyens de s’en libérer. » (Dr P. Sollier).

Le scandale est précisément un de ces incidents qui fournissent l’occasion de cette libération subite ou progressive d’une tendance chez ceux qui en sont déjà imbus. Le scandale produit l’effet d’un révélateur. Dans une société qui se croyait homogène il se produit une disjonction des éléments. La révélation d’aspirations jusqu’alors contenues produit un effet de surprise chez ceux mêmes qui ne les ressentent pas ; ils en mesurent la puissance et leur foi est ébranlée ; si le groupe adverse est entreprenant, ils sont prêts à capituler. Ils réfrèneront à leur tour leurs tendances particulières, jusqu’au jour où quelque circonstance favorable permettra à celle-ci un nouvel essor. Ainsi se succèdent réformes et réactions.


Il arrive pourtant que la réaction soit immédiate ; c’est le cas du scandale extrême que nous avons laissé de côté. Ce ne sont plus seulement quelques privilèges injustifiables, quelques coutumes désuètes qui sont attaquées mais tout l’ensemble des institutions qui est menacé d’un bouleversement. Si les bases d’un nouvel ordre social ne sont pas immédiatement proposées, si l’avenir est abandonné aux fluctuations d’opinions insuffisamment éclairées, l’instinct individuel de conservation domine tout autre sentiment, l’affolement général fait obstacle à l’instauration d’un ordre nouveau.

Cependant « comme la religion l’ordre aura ses fanatiques. Les sociétés modernes offrent cette particularité, qu’elles sont d’une grande douceur quand leur principe n’est pas en danger, mais qu’elles deviennent impitoyables si on leur inspire des doutes sur les conditions de leur durée. La société qui a eu peur est comme l’homme qui a eu peur : elle n’a plus toute sa valeur morale. Les moyens qu’employa la société catholique au XIII- siècle et au XVIe siècle pour défendre son existence menacée, la société moderne les emploiera, sous des formes plus expéditives et moins cruelles, mais non moins terribles. » (E. Renan). « Des dictateurs d’aventure » se chargeront d’une telle besogne, si les gouvernements traditionnels la jugent indigne d’eux. Ainsi le scandale, dont l’efficacité comme moyen de propagande est indiscutable, est, par contre, un instrument d’un maniement délicat, dangereux même lorsqu’il est porté à l’extrême. Il est plus prudent de ne pas le provoquer, mais de mettre uniquement en relief ceux qui se produisent spontanément dans nos sociétés modernes. Ils sont assez fréquents pour fournir l’occasion de combattre toutes les routines, tous les préjugés, tous les abus, pour inspirer à tous ceux qui en souffrent et voudraient édifier une société meilleure le désir de mettre de l’ordre dans leurs idées et d’unir leurs forces.

Si c’est le sentiment qui provoque la critique des institutions et la révolte contre elles, c’est à la raison, plutôt qu’à la passion qu’il faut faire appel pour leur faire produire des effets durables. L’émotion consécutive au scandale, comme nous l’avons signalé, n’imprime une nouvelle orientation spirituelle qu’à ceux que leur innéité prédisposait à l’adopter. Chez les réfractaires dont la mentalité n’est pas modifiée, les arguments logiques sans les convaincre, rabattent l’assurance et, à un antagonisme actif, substituent de simples regrets du passé.

La recherche du scandale présente d’autres dangers. Des professionnels sans conviction peuvent la choisir comme carrière, et, ce qui est plus néfaste encore, des gens de bonne foi peuvent en abuser. Il est inutile d’insister sur l’effet démoralisant des manœuvres des provocateurs ou des beaux gestes des fantaisistes. La réprobation qui devait ne s’attaquer qu’à leur personne, finit par rejaillir sur les idées dont ils se faisaient les propagandistes.

Ceux qui, sans arrière pensée, sont portés à l’outrance, sortent, en général des rangs de la jeunesse bourgeoise. Jusqu’à une époque assez rapprochée et, dans une certaine mesure encore maintenant, l’éducation bourgeoise est basée sur la contrainte : contrainte dans la tenue, dans le langage et même dans les distractions. L’établissement d’instruction, surtout s’il s’agit d’un internat, impose une discipline assez rigoureuse. Aussi, lorsque l’adolescent accède à l’enseignement supérieur, qui souvent l’éloigne de sa famille, et toujours lui laisse une certaine liberté, il s’empresse d’en user et même d’en abuser. Suivant ses tendances propres, souvent au hasard des camaraderies, il s’agrège à un groupe, et la générosité du caractère, la fougue naturelle à cet âge le conduisent à adopter de confiance les principes qui ont présidé à la formation du groupe, à en observer les rites, à les exagérer. Si le clan est révolutionnaire, il sera au nombre des plus ardents, des plus audacieux dans l’action (sans qu’il se l’avoue à lui-même, il sent bien qu’il a une position de repli).

Une fois en possession d’une situation, dans l’administration, dans l’industrie ou toute autre profession libérale, le jeune bourgeois en voie d’émancipation est arrêté par de nombreux obstacles. Les uns viennent du dehors, réglementations administratives ou patronales, esprit de corps, action des parents directs ou par alliance. « D’autres viennent de notre constitution même, qui comporte des tendances contradictoires. Nous puisons alors dans les règles constituant les obstacles du premier ordre les raisons de favoriser tantôt les unes, tantôt les autres. » (Sollier).

La plupart subissent passivement ces nouvelles contraintes et deviennent indifférents à toute action sociale. D’autres, surtout des littérateurs en quête de renommée ou d’honneurs académiques, se rangent de nouveau sous la houlette de leurs anciens pasteurs, et sont les adversaires les plus acharnés des doctrines qui les avaient séduits un instant. Ces déviations doivent nous mettre en garde contre les excès de parole, les manifestations tapageuses qui tendent à provoquer le scandale et aboutissent à détourner la classe ouvrière de l’œuvre indispensable d’organisation syndicale, coopérative et également civique.

L’idée fait lentement son chemin, mais elle tient solidement le terrain conquis. Pour qu’elle s’implante dans le cerveau, il faut à la fois l’aide patiente d’un initiateur et un effort personnel, ce qui tient à l’écart les versatiles et les impulsifs, qui portent le désordre dans le mouvement social. — G. Goujon.


SCEPTICISME n. m. Tirés du verbe grec qui signifie examiner, les mots scepticisme et sceptique sont relativement récents. Le plus grand des sceptiques français, Montaigne, les ignore. Pascal aussi. Pourtant le célèbre suisse François de Bonivard (1493-1570), un peu plus ancien que Montaigne, avait déjà employé exceptionnellement le mot « sceptique ». Mais on disait d’ordinaire, et Bayle dit encore, pyrrhonien et pyrrhonisme.

Ce que l’on appelait le pyrrhonisme, ce que nous appelons le scepticisme, s’oppose au dogmatisme et Pyrrhon est peut-être, en effet, le premier qui ait, si l’on ose dire, professé un antidogmatisme universel et absolu. Il ne faut pourtant pas oublier qu’il avait été précédé par Protagoras et par tout le mouvement de la sophistique. La raison — disent à peu près Pyrrhon dans Diogène Laërce et son disciple Sextus Empiricus dans son livre Contre les mathématiciens — est souvent trompeuse. Nous ne pouvons nous fier à elle que si elle établit les titres de sa véracité. Où les chercherait-elle, sinon en elle-même ? Accepter la raison conme garant de la raison, c’est consentir à un cercle vicieux. Et Montaigne, sous une forme plus piquante (Essais, liv. maj, ch. 12) : « Pour juger des apparences que nous recevons des sujets (sujet est, à cette époque, à peu près synonyme d’objet dans la philosophie moderne) il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour vérifier cet instrument, il nous faut de la démonstration ; pour vérifier la démonstration, un instrument : nous voilà au rouet. Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant pleins eux-mêmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’établira sans une autre raison : nous voilà à reculons jusques à l’infini. »

Descartes, si dogmatique à l’ordinaire, mais qui appuie naïvement son dogmatisme sur la véracité de Dieu, soupçonne, quelque part, que ce Dieu pourrait être un mauvais génie « qui emploie toute son industrie à tromper les hommes ». À dégager sa pensée de toute gangue théologique, il se demande si la raison n’est pas le jouet d’une illusion perpétuelle. Qui répondra, sinon la raison ? Ainsi ma raison ne peut établir sa véracité qu’à condition que je consente à supposer sa véracité. Le cercle vicieux est bien fermé. Aussi Bayle (Dictionnaire historique et critique, art. Pyrrhon), constate : « Il est impossible, je ne dirai pas de convaincre un sceptique, mais de raisonner juste contre lui, n’étant pas possible de lui opposer aucune preuve qui ne soit un sophisme, le plus grossier de tous, je veux dire la pétition de principe. En effet, il n’y a point de preuve qui puisse conclure, qu’en supposant que tout ce qui est évident est véritable, c’est-à-dire qu’en supposant ce qui est en question. »

Kant remarque que, dès que, franchissant les limites de l’expérience, je veux savoir, sur l’univers, quoi que ce soit d’absolu, ou je ne trouve rien d’absolu, ou je dépasse les limites de mon intelligence qui ne sait atteindre que les phénomènes. Je puis, par des arguments également forts ou plutôt également faibles, soutenir, par exemple, que l’univers a commencé ou qu’il est éternel ; qu’il est infini ou qu’il est limité. Je dis ces arguments d’une faiblesse égale, car on ne démontre la thèse qu’en réfutant l’antithèse ou l’antithèse qu’en réfutant la thèse. Travail également facile, car non seulement l’une s’oppose à l’autre, mais la thèse comme l’antithèse contiennent une contradiction interne. Notre raison semble exiger que nous choisissons entre le oui et le non ; mais, que nous examinions critiquement le oui ou le non, nous les trouvons impossibles l’un et l’autre.

Refuges : le positivisme, le refus d’étudier des questions insolubles ; ou la poésie, le consentement souriant à une ou plusieurs métaphysiques désarmées du venin de l’affirmation. Dès que je veux du solide, je m’écarte de toute métaphysique et je répète avec Montaigne : « Ni comme ceci, ni comme cela, ni autrement. » Mais, si j’ai du goût pour les métaphysiques, je les purge les unes et les autres de toutes affirmations et, consentant dans un rire à la pétition de principe sur quoi s’appuie chaque philosophie, je rêve joyeusement : « Comme ceci, comme cela et de mille autres façons encore. » — Han Ryner.

SCEPTICISME n. m. On donne parfois le nom de scepticisme à la négation de certains dogmes religieux et de certaines doctrines morales ou philosophiques. C’est une confusion de mots et d’idées. Nier positivement, être fermement persuadé par exemple que dieu n’existe point, ce n’est pas douter ; c’est affirmer, au contraire, et d’une façon très catégorique. Au sens rigoureux du terme, le scepticisme est l’opposé du dogmatisme. L’esprit humain, dans sa naïveté première, donne à ses concepts une valeur absolue ; spontanément il s’élance vers les choses, persuadé qu’il peut les saisir en elles-mêmes et les expliquer aisément. Puis il constate qu’il est sujet à des erreurs et à des contradictions fréquentes ; il s’interroge sur leur origine, fait un retour sur lui-même et se prend à douter que la raison soit capable de nous mettre en possession de la vérité. A la confiance absolue du début succède une défiance universelle et systématique ; un doute illimité remplace le dogmatisme originel. Non que le doute du sceptique porte sur les apparences sensibles ou qu’il ne reconnaisse pas les idées comme certaines en tant que faits mentaux. Sans peine, il déclare que la gentiane lui semble amère et que le monde physique paraît soumis à des lois inflexibles. Mais sensations et concepts répondent-ils à la réalité ? Pouvons-nous, dépassant les apparences, porter des jugements sur les choses elles mêmes ? Parce qu’il s’estime incapable de sortir hors du cercle des phénomènes de conscience, pour poser l’être, le sceptique refuse de se prononcer sur la valeur objective de nos connaissances. Il n’affirme rien, il ne nie rien ; son attitude est le doute, un doute complet, définitif. Et, comme le jugement implique la prétention de sortir de soi-même, il s’abstient de juger. De même il se refuse à énoncer aucune définition, car définir c’est déterminer l’être, en reproduire l’essence : chose manifestement absurde.

Ce scepticisme philosophique, qui échappe entièrement aux critiques que les esprits superficiels ont coutume de lui adresser, fut enseigné chez les Grecs par Pyrrhon d’Élis : d’où le nom de pyrrhonisme qu’on lui donne assez souvent. Dans le doute, Pyrrhon (qui florissait vers 340 avant notre ère, mais dont la vie est fort mal connue) voyait un moyen commode de parvenir à la tranquillité et au bonheur. Sa doctrine fut reprise et développée par Œnésidème, Agrippa, Sextus Empiricus, chez les anciens, et, à une époque plus récente, par Montaigne, La Mothe le Vayer, Hume. Ce dernier estime toute science vaine et toute induction impossible, car notre certitude s’arrête aux impressions et aux idées : les relations associatives établies entre ces éléments n’ont qu’une nécessité subjective ; elles contraignent l’esprit sans s’imposer aux choses. Des croyants, comme Pascal et l’évêque Huet, ont utilisé le scepticisme pour rabaisser la raison, mais dans le but avoué d’exalter la foi. Quant aux philosophes et aux savants qui, à la suite de Descartes et de Claude Bernard, pratiquent le doute méthodique, on aurait tort de les ranger parmi les sceptiques. Leur doute est provisoire ; ils ont confiance en la raison et veulent seulement écarter de leur route préjugés ou erreurs capables de les égarer.

En faveur de leur doctrine, les sceptiques invoquent le fait de l’erreur. Sens, conscience, mémoire, sentiment, imagination, raisonnement, toutes nos facultés, sans en excepter une seule, nous trompent. Et les croyances de la foule ignorante et moutonnière ne sont guère plus extravagantes que celles des philosophes qui prétendent n’écouter que la raison. L’homme ne dispose, en effet, d’aucun critérium lui permettant de distinguer le vrai du faux. Nos certitudes sont souvent mensongères, nos évidences illusoires, et, parce que tout homme est faillible, l’affirmation d’un savant, si grand soit-il, ne suffit pas à garantir la vérité d’une proposition. Or, en l’absence d’un moyen sûr de discerner les cas où la pensée reste d’accord avec son objet de ceux où elle ne l’est pas, rien ne prouve que nous ne sommes point le jouet de continuelles erreurs. De plus les hommes se contredisent sans cesse ; la variété des opinions est infinie ; sur la même chose, les appréciations diffèrent selon l’époque et le milieu. L’erreur d’hier est la vérité d’aujourd’hui ; ce qu’on approuve en France, on le condamne en Italie ; maintes de nos croyances actuelles seront rejetées par les générations futures. Et le même homme se contredit aux divers âges de son existence : adulte, il n’aura plus les idées qu’il avait dans son enfance ; vieillard, il adoptera souvent des opinions autres que celles qu’il professait à l’âge mûr. Comment choisir entre ces croyances opposées ; comment sortir de cet imbroglio de perpétuelles contradictions ? Si de tels faits n’autorisent pas à dire que l’intelligence nous trompe toujours, ils la rendent du moins très suspecte et ébranlent singulièrement la confiance que nous pouvions avoir en elle.

Ajoutons, et c’est le principal argument des sceptiques, qu’il est impossible de justifier la raison. Car les preuves invoquées en sa faveur reposent sur elle nécessairement, et elle ne peut, sans commettre une pétition de principe, témoigner en faveur de sa propre véracité. « La raison, disait Sextus Empiricus, est un témoin souvent trompeur. Si elle veut qu’on se fie à ses dépositions, il faut qu’elle établisse les titres de sa véracité ; mais il faudrait pour cela que la raison cessât d’être suspecte, c’est-à-dire qu’elle cessât d’être elle-même. Ainsi, ou bien on admet aveuglément toutes les représentations de la raison, et alors on se condamne à la contradiction ; ou bien on fait un choix, et dans ce cas on tourne dans un cercle vicieux, ou l’on se perd dans un progrès à l’infini. » Cet argument a été, depuis, répété par de nombreux auteurs, sans qu’on ait rien ajouté d’essentiel. Dans un passage célèbre de ses Essais, Montaigne le présente sous cette forme : « Pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour vérifier cet instrument, il nous faut de la démonstration ; pour vérifier la démonstration, un instrument : nous voilà au rouet. Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant pleins eux-mêmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’établira sans une autre raison : nous voilà à reculons jusques à l’infini. » Sous une forme piquante et dans un style excellent, nous retrouvons ici l’argument du cercle vicieux cher à l’école pyrrhonienne.

Incontestablement, la position du scepticisme est très forte, lorsqu’on le considère du point de vue théorique, car il part de constatations difficilement réfutables. Il n’existe pas de critérium infaillible de la vérité ; et, parce que le faux ne se distingue pas du vrai, psychologiquement, nous lui donnons parfois une adhésion entière, sans soupçonner aucunement notre erreur. En outre, il est évident que la raison ne peut se justifier elle-même ; toute tentative pour démontrer sa valeur enveloppe une pétition de principe. Les arguments qu’elle apporte en sa faveur ne sont recevables que si elle possède une vraie valeur, ce dont on discute justement. Néanmoins, le scepticisme absolu ne compte plus guère de partisans ; depuis que la science positive est parvenue à énoncer des propositions qui s’imposent à tous les esprits indistinctement, il s’est vu remplacé par un probabilisme et par un relativisme dont les formes sont d’ailleurs fort variables. Pour triompher définitivement, le pyrrhonisme aurait dû démontrer que l’erreur est essentielle à l’intelligence, qu’elle découle d’une organisation radicalement vicieuse de l’esprit. Il n’a pu le faire ; et, en déclarant que l’homme se trompe, il a posé par là-même l’existence de la vérité, puisque le faux ne saurait exister que par rapport au vrai. D’autre part, bien des contradictions, survenues dans les appréciations humaines, découlent uniquement des méthodes défectueuses utilisées par les savants ou le vulgaire ; dans certains domaines, leur nombre a sensiblement diminué : résultat qui doit faire naître de grands espoirs pour l’avenir. Enfin, si la raison n’est pas en mesure de se justifier, elle est pareillement incapable de se détruire. Pour démontrer son impuissance, il faut invoquer des arguments qui supposent, au préalable, la croyance en la valeur de la raison. Aussi, bien qu’elle soit chose relativement récente et que ses imperfections, son insuffisance, l’instabilité de ses conclusions paraissent scandaleuses à de nombreux contemporains, la science positive a-t-elle porté un coup mortel au pyrrhonisme, aujourd’hui relégué au rang des faits historiques. Mais il a joué un rôle important et rendu de grands services, car il a mis l’esprit humain en garde contre des erreurs très répandues, contre le prestige trompeur des systèmes philosophiques, contre les écueils que doit redouter la raison. Il a indiqué en outre les difficultés que soulève le problème de la perception intuitive et montré les limites que la pensée ne saurait franchir.

A égale distance du scepticisme et du dogmatisme se place une autre doctrine qui nous déclare incapables de savoir s’il existe une correspondance parfaite entre notre représentation et son objet, mais affirme que certaines représentations sont vraisemblables, probables ; elles possèdent en conséquence une réelle valeur pratique et peuvent nous servir de guides pour l’action. Ce système était déjà celui d’Arcésilas. Entre le vrai et le faux, déclarait-il, on ne trouve pas de différence absolue ; mais, si la spéculation pure parvient à se passer de critérium, il en faut un pour vivre et agir : ce critérium, c’est la vraisemblance. Carnéade développa la même idée d’une façon originale et donna une analyse pénétrante de la probabilité, de ses degrés et de ses signes. Les adversaires de cette conception firent remarquer que la vraisemblance suppose la vérité puisqu’elle se mesure sur elle. Chassée de l’entendement, la certitude y rentre donc à la suite de la probabilité. Cette objection, que beaucoup jugent définitive, n’apparaît cependant pas concluante à plusieurs : ils estiment qu’elle ne serait valable que si nous pouvions atteindre la vérité pleine et entière. Or nos certitudes sont trop souvent illusoires pour que, parfois, ne subsiste absolument aucune crainte d’erreur. En fait le probabilisme répond à l’état véritable de nos connaissances, même en matière de science expérimentale. Nos concepts atteignent en certains cas un très haut degré de vraisemblance ; ils sont parfaitement logiques et s’accordent avec tout ce que nous savons par ailleurs. Ce serait trop s’avancer, néanmoins, de prétendre qu’ils ne subiront jamais aucune retouche, aucun remaniement. — L. Barbedette.


SCHISME n. m. D’un mot grec qui désigne ce qui est fendu, séparé. Étymologiquement, le même sens que scission, qui vient du latin. Mais schisme ne s’emploie qu’en matière religieuse.

Il se produit des schismes dans toutes les religions qui comptent de nombreux fidèles. Le plus ancien schisme que nous connaissions est le Boudhisme. Le second est celui des Samaritains. Le troisième grand schisme est le christianisme détaché du judaïsme. Simple schisme d’abord, le christianisme commença, avec Saint Paul, à devenir la plus vaste des hérésies. (Le schisme est une séparation de la communion, mais non de l’essentiel de la doctrine. L’hérésie porte sur la doctrine. Toute hérésie s’accompagne de schisme. Le schisme peut ne pas s’accompagner d’hérésie.)

On m’assure que le schisme des Samaritains existe toujours. Les Samaritains sont, paraît-il, plus sévères que les autres Juifs dans l’observation des fêtes. Ils rejettent toute l’Écriture moins le Pentateuque. Ils s’obstinent à l’écrire en caractères archaïques et refusent d’employer les points voyelles.

Le fameux schisme des Grecs, commencé sous le patriarche Photius, devenu définitif sous Cérulaire, n’eut guère d’autre cause que les ambitions rivales des évêques de Rome et de Constantinople. Le romain, sous le titre de pape, prétendait gouverner toute l’Église chrétienne ; le byzantin, sous le titre de Patriarche œcuménique et universel, avait la même prétention.

L’Église d’Occident était d’ailleurs devenue hérétique en faisant, par une addition sournoise, procéder le Saint-Esprit du Père et du Fils, contrairement à la doctrine du Concile de Nicée, qui le fait procéder du Père seul. Comme celui qui procède est exactement aussi éternel que celui ou ceux dont il procède les mots n’ont aucun sens et, dans de tels cas, les divisions deviennent irréparables. En outre, l’Église latine consacre du pain sans levain et l’Église grecque du pain ordinaire. Il y a là de quoi se haïr éternellement.

Les Arméniens sont-ils hérétiques ou schismatiques ? Rome leur donne ordinairement ce dernier titre quoiqu’ils rejettent le Concile de Chalcédoine et ces deux natures qui en Jésus font, pour les orthodoxes, une seule personne. Pour l’Arménien, unité de nature comme de personne, ce qui est proprement l’hérésie des Eutychiens ou Monophysites. Mais le grand crime des Arméniens, c’est que leurs prêtres, pour affirmer la nature unique de Jésus-Christ, ne mettent pas, au moment de la consécration, quelques gouttes d’eau dans leur vin.

Par la dogmatique, la religion anglicane se sépare si peu de la secte romaine qu’on parle plutôt du schisme d’Angleterre que d’une hérésie.

Le Grand Schisme d’Occident établit des papes concurrents à Avignon, à Rome et même quelque temps à Perpignan. On n’en sortit, et difficilement, et après beaucoup de salive, d’encre et de sang répandus, que parce que le Concile était alors supérieur au pape. Si les papes avaient déjà été supérieurs, le concile de Constance n’aurait pu déposer l’infaillible Jean XXIII et l’infaillible Benoît XIII, pour les remplacer par son élu Martin V. Nous jouirions toujours de deux ou trois papes et, au lieu de faire la guerre au nom des Patries, nous aurions le plaisir, sans doute, de nous entretuer au nom des Obédiences. — Han Ryner.


SCIENCE n. f. (du latin : scientia ; de scire, savoir). On donne communément le nom de science à tout ensemble de connaissances humaines, vraies ou supposées. J’insiste sur ces deux mots, qui terminent ma définition : « ou supposées ». En effet, il est courant encore, au XX, de désigner, sous le nom de « sciences occultes » : l’alchimie, la chiromancie, l’astrologie, la cabale ; de croire à la réalité de la « science infuse », qui nous viendrait directement de Dieu, par inspiration ; de déclarer, enfin, que la métaphysique est la « science des abstractions », comme la théologie est la « science des choses divines », alors qu’il s’agit de données fort douteuses, contestables et contestées. Honorer du nom de « science » des choses aussi peu certaines, c’est faire un abus du mot. Si l’on ne veut pas rompre délibérément avec de très vieilles coutumes installées dans la langue, encore y aurait-il lieu de distinguer, très nettement, entre les sciences et la Science, celle-ci étant considérée comme le savoir humain par excellence, sans confusion possible avec ses sœurs inférieures.

La Science se compose exclusivement des connaissances qui, étant fondées sur l’expérience positive, et, par cela même, évidentes pour tout le monde, ne sont plus contestables par personne. Un fait est d’ordre scientifique lorsque sa réalité ne souffre plus aucun doute, c’est-à-dire lorsque quiconque peut contrôler son existence à volonté, à la seule condition de se placer dans les conditions requises pour cette constatation.

Il y a lieu de distinguer entre les faits scientifiques d’observation et les faits scientifiques d’expérimentation. Ces derniers sont ceux dont nous connaissons si bien les conditions déterminantes, et dont celles-ci sont tellement aisées à réunir, qu’il nous est loisible d’en opérer, chaque fois que nous le voulons, la démonstration. À cette catégorie appartiennent les expériences de physique et de chimie, journellement présentées dans des laboratoires, devant des élèves, par les professeurs chargés de leur enseignement, et qui ont cette haute conscience de n’affirmer rien qui ne soit de suite prouvable, par la production du phénomène confirmant la théorie. Les faits scientifiques d’observation sont ceux qui, en raison de leur nature, ne peuvent être produits à volonté, mais dont l’apparition régulière, enregistrable, et souvent prévisible, ne laisse prise à aucune contestation à l’égard de leur authenticité. Tel est le cas des éclipses de soleil et des aurores boréales, pour ne citer que des exemples bien connus.

Alors que les raisonnements de la philosophie abstraite n’ont donné lieu qu’à des systèmes incertains et contradictoires, tous plus ou moins discutables, selon le point de vue auquel on se place, le fait scientifiquement démontré, et démontrable, a ceci de particulier qu’il s’impose à tous par la force de l’évidence, et réduit à néant la possibilité des controverses.

Il a été dit de la Science qu’elle avançait parmi des ruines, la vérité du jour étant l’erreur du lendemain. Cette affirmation n’est pas conforme à l’exactitude. La réalité d’un fait scientifiquement prouvé est définitivement acquise, toujours. Ce qui change parfois, c’est l’interprétation du fait quant à sa nature exacte, et les hypothèses, c’est-à-dire les suppositions, auxquelles, de le constater avait donné lieu. Ce n’est point la même chose.

A mesure qu’un aviateur s’élève au-dessus du sol, le paysage apparaît pour lui beaucoup plus vaste qu’au moment du départ, et avec des aspects nombreux qu’il ne soupçonnait pas, mais ceci n’infirme point l’existence, et le souvenir, du terrain d’aviation dont il a pris son vol, et qui continue, quoique dans des proportions plus modestes pour l’œil de l’observateur, à faire partie du paysage. Ainsi en est-il pour l’homme de science, sans cesse avide de nouvelles découvertes.

Si ce que nous connaissons de l’univers, grâce aux méthodes scientifiques d’observation et d’expérimentation, ne fournit pas à tous les problèmes qui se posent devant notre conscience, une solution, il n’en demeure pas moins que la somme de nos connaissances positives s’accroît chaque jour, donnant aux humains des certitudes qui, pour être relatives, n’en sont pas moins autrement dignes d’intérêt que les données, imprécises ou suspectes, du mysticisme et de la raison pure.

Le rationalisme scientifique n’est pas une doctrine philosophique, mais une attitude intellectuelle, qui s’offre comme préférable à toute autre, jusqu’à nouvel ordre, en raison de l’excellence de ses résultats acquis. Alors que la raison pure s’efforce d’imposer à la réalité des faits, coûte que coûte, l’arbitraire de ses concepts, le rationalisme scientifique fait dépendre constamment la théorie de l’expérience et n’hésite pas à sacrifier les données de la théorie à celles de l’expérience, chaque fois qu’il existe entre elles deux un conflit. Le rationalisme scientifique ne condamne point la théorie, indispensable à l’explication des faits, et qui est d’une aide très précieuse pour faciliter les recherches, mais il n’accorde à la théorie que la valeur d’une supposition — disons : d’une donnée contestable et provisoire — tant que la théorie n’a pas reçu de la pratique une indiscutable confirmation. — Jean Marestan.


SCOLASTIQUE (adj. et n. f.) du latin schola, école. Beaucoup s’imaginent que la philosophique scolastique constitua un tout homogène, un système unique et que ses partisans adoptèrent les mêmes principes et les mêmes conclusions. En réalité elle comprit une nombreuse collection de doctrines contradictoires, enseignées dans les écoles d’Occident depuis Charlemagne jusqu’à la diffusion de l’imprimerie. Historiquement, Scot Erigène, Amaury de Chartres, David de Dinan sont à ranger parmi les scolastiques, malgré leur panthéisme hétérodoxe. Néanmoins, de cet amas confus d’idées adverses et de disputes quintessenciées un système général s’est dégagé, que l’on s’est remis à enseigner dans les séminaires, et qui réduit la philosophie à n’être que l’auxiliaire très humble, la servante de l’orgueilleuse théologie catholique, ancilla theologiæ.

Au moyen âge, l’Église fut souveraine maîtresse en matière d’enseignement. Commenter l’Ecriture Sainte et les Pères, telle était la préoccupation essentielle des savants d’alors. Avant d’aborder les spéculations théologiques, les étudiants devaient toutefois subir une formation préalable, et d’ailleurs longtemps très rudimentaire, assurée par la connaissance du trivium (grammaire, logique, rhétorique) et du quadrivium (arithmétique, musique, géométrie, astronomie). C’est sous le couvert de la logique que la philosophie reparut ; elle fut appelée scolastique ou philosophie de l’école. Comme pour la grammaire et la rhétorique, on utilisait la méthode herméneutique ou interprétative ; les professeurs se bornaient à lire à leurs élèves l’Isagoge de Porphyre puis les Catégories et l’Hermeneia d’Aristote, accompagnant leur lecture d’explications et de commentaires. Aussi toute question philosophique était-elle pour eux d’ordre logique ; ce qui explique leur goût pour les querelles de mots, les distinctions d’une subtilité outrancière, toutes les arguties d’une dialectique formaliste et purement verbale. C’est au début du XIIIe siècle seulement, et grâce aux écrits des savants arabes, que les philosophes scolastiques connaîtront les autres ouvrages d’Aristote. D’où les confusions et les erreurs prodigieuses qu’ils ont commises concernant la doctrine du Stagirite.

De plus, l’Église apportait des solutions toutes faites aux principaux problèmes et ne laissait qu’un champ fort limité aux discussions. Sous peine d’excommunication, et l’on sait que cette dernière aboutissait normalement à la prison ou au bûcher, il était interdit d’attaquer les dogmes ou d’y rien changer. Démontrer que foi et raison se concilient, apporter des arguments en faveur du credo catholique, fabriquer une fausse philosophie pour donner plus de vraisemblance aux grotesques assertions des théologiens, voilà le travail préféré des scolastiques. Mais on leur permit, dans le domaine restreint qu’on leur abandonnait, de se livrer à d’extravagantes acrobaties de langage, à des querelles de mots, à des disputes aussi bornées que celle qui mit aux prises les réalistes et les nominalistes. Constatons pourtant que les plus célèbres logiciens du XIIe siècle ne conservèrent qu’un médiocre crédit au siècle suivant, après l’introduction dans les écoles de la Physique, de la Métaphysique et du Traité de l’Âme d’Aristote. La diversité des sujets étudiés apparaît grande selon les époques ; la terminologie en usage et la forme du langage ont aussi beaucoup varié.

Parmi les premiers scolastiques, citons Alcuin, Raban Maur, Scot Erigine qui vécurent sous Charlemagne et ses successeurs, puis Gerbert au Xe siècle. Au XIe siècle commence la querelle des universaux ; elle dura pendant tout le moyen âge et mit aux prises nominalistes et réalistes. Roscelin affirma que les idées générales étaient de purs mots, flatus vocis, dénués de toute valeur objective. Pour Guillaume de Champeaux, son adversaire, les universaux ou concepts universels possèdent seuls, au contraire, une réalité véritable ; ce sont les individus qui ne sont que des noms, des apparences. Saint Anselme s’attacha surtout à l’étude de la théodicée ; il est l’inventeur de l’argument ontologique qui, pensait-il, fournissait une preuve irréfutable de l’existence de dieu. Mais les croyants eux-mêmes ont reconnu depuis qu’il s’agissait là d’un pur sophisme.

Abélard, 1079-1142, substitua aux doctrines opposées de Guillaume de Champeaux et de Roscelin un système intermédiaire, le conceptualisme, qui accorde une réalité, mais d’ordre purement subjectif, aux universaux : les idées ne sont pas de simples mots, elles répondent à des représentations mentales. On sait quel roman tragique troubla la vie d’Abélard. Ses hardiesses théologiques lui valurent, en outre, la haine tenace de saint Bernard et plusieurs condamnations par les autorités ecclésiastiques. Rappelons le nom de l’évêque Gilbert de la Porrée, qui mourut vers 1154 et fut, lui aussi, accusé d’hérésie par saint Bernard, ainsi que celui de Pierre Lombard, plus théologien que philosophe, dont le Livre des Sentences devint un manuel presque obligatoire dans les écoles du XIIIe siècle : il sut courtiser Philippe-Auguste et fut nommé évêque de Paris. Amaury de Chartres et David de Dinan, qui furent condamnés en 1209, au concile de Paris, parce qu’ils professaient un panthéisme non déguisé, avaient subi l’influence de la philosophie arabe, propagée en France par des juifs venus d’Espagne.

Déjà, au IXe siècle, l’arabe Alkindi, auteur de très nombreux ouvrages, tous perdus, avait écrit plusieurs traités sur Aristote. Al-Farabi, au Xe siècle, et plus tard Avempace, le maître d’Averroès, le célèbre Avicenne, Ibn-Thofait (l’Abubacer des scolastiques), Gazali se sont inspirés, à des degrés divers, de la doctrine du Stagirite ; ils aboutirent parfois à un audacieux mélange de mysticisme panthéistique et de rationalisme qui les rendit suspects aux musulmans. Le plus célèbre des philosophes arabes fut Averroès, qui naquit à Cordoue dans le premier quart du XIIe siècle et mourut en 1198. Condamné à l’exil pour crime d’impiété, il fut rappelé, par la suite, dans sa ville natale, mais demeura toujours antipathique aux pieux disciples de Mahomet qui le soupçonnaient d’être mécréant. Son érudition encyclopédique est attestée par d’innombrables ouvrages. Grand admirateur d’Aristote, dont les écrits avaient été traduits en arabe par les savants de Cordoue, il donna des commentaires de tous ses livres : commentaires où des réminiscences néo-platoniciennes altèrent souvent la pure doctrine péripatéticienne. Parmi les partisans d’Averroès, signalons deux israélites, Avicébron et Maimonide, qui tempérèrent la virile hardiesse de son enseignement rationaliste par des idées empruntées à la Bible. De l’arabe, les ouvrages d’Aristote furent peu à peu traduits en latin, et des horizons nouveaux furent ainsi découverts aux philosophes du moyen âge. Par contre, ils continueront d’ignorer les livres les plus essentiels de Platon.

Dans le péripatétisme, l’Église vit d’abord un cadeau des pires ennemis de la foi catholique, les musulmans et les juifs. En outre, les théologiens estimaient cette philosophie incompatible avec certains dogmes chrétiens. La Physique d’Aristote fut solennellement condamnée en 1209, sa Métaphysique en 1215 et en 1230. Puis un revirement s’opéra dans l’esprit des dirigeants ecclésiastiques ; ils estimèrent qu’il valait mieux se faire un allié du Stagirite que de l’avoir pour adversaire. Adorant ce qu’ils avaient brûlé, ils finirent par adopter officiellement le péripatétisme et par faire d’Aristote un précurseur du Christ dans l’ordre de la nature, prœcursor Christi in rebus naturalibus. Si l’Église y gagna en tranquillité, la philosophie y perdit toute indépendance et toute originalité. Bien que les écrivains catholiques assurent le contraire, le XIIIe siècle fut une pauvre époque au point de vue philosophique. Il faut l’aveuglement ou la mauvaise foi d’un Maritain, d’un Massis et des autres candidats aux récompenses de l’Académie française, pour affirmer le contraire.

Parmi les scolastiques qui ne brillèrent qu’au second rang, rappelons sans insister Alexandre de Halès, anglais d’origine, qui enseigna à l’Université de Paris, le dominicain Vincent de Beauvais, lecteur de saint Louis, l’évêque de Paris Guillaume d’Auvergne, Henri de Gand, que l’on surnomma le docteur solennel. Albert le Grand, saint Thomas d’Aquin, saint Bonaventure, Duns Scot, Raymond Lulle méritent, à des titres divers, de retenir plus longuement notre attention. Albert le Grand, né en Souabe, en 1193 ou 1205, se fit dominicain, enseigna la théologie avec éclat, puis fut nommé évêque de Ratisbonne. Mais il résigna bientôt cette charge pour s’adonner plus librement à l’étude. Son érudition lui valut une durable réputation de sorcier ; et les œuvres qu’il a laissées remplissent 21 volumes in-folio. Il manque d’originalité et se borne généralement à accommoder à sa façon les emprunts qu’il fait aux autres. Sous sa plume, les erreurs, les inexactitudes, les redites abondent. Sa philosophie est celle d’Aristote, à qui il attribue quelquefois les idées de Platon ; ses arguments sont en général très peu probants, car sa pensée n’a aucune profondeur. Il mourut vers 1280. L’Eglise lui fut reconnaissante d’avoir été le maître de saint Thomas d’Aquin et le mit au nombre des bienheureux.

Thomas d’Aquin est aux yeux des catholiques le philosophe chrétien par excellence, celui dont la doctrine inspire une confiance entière aux plus rigides gardiens de l’orthodoxie. « Il a fait autant de miracles qu’il a composé d’articles, déclarait Jean XXII qui le mit au nombre des saints ; à lui seul il a donné plus de lumières à l’Église que tous les autres docteurs, et l’on profite plus en une année seulement dans ses livres que pendant une vie tout entière dans les écrits des autres. » Nombreux sont les papes et les dignitaires ecclésiastiques qui ont tenu à son égard un langage aussi flatteur. Peu intéressante en elle-même, sa doctrine a exercé une influence considérable parce qu’elle est devenue, en quelque sorte, partie intégrante du catholicisme. Thomas naquit dans la ville d’Aquino, vers 1227 ; il entra chez les dominicains, étudia sous la direction d’Albert-le-Grand et se fit recevoir docteur à Paris. Son embonpoint devint tel qu’on dut faire une entaille à la table où il mangeait, pour y loger son ventre. Il écrivit beaucoup et enseigna dans les principales écoles d’Italie, ainsi qu’à Paris. La mort le surprit près de Terracine, en 1274, alors qu’il se rendait au concile de Lyon. Son système philosophique n’a rien d’original ; il n’ouvre pas à la pensée des horizons nouveaux ; il se contente d’accommoder Aristote à une sauce orthodoxe pour le rendre agréable aux gosiers chrétiens. Ajoutons que l’Ange de l’École, c’est le titre que les catholiques donnent à Thomas, se trompe parfois singulièrement sur la vraie pensée du Stagirite. Les preuves qu’il donne de l’existence de dieu (en particulier celle du mouvement, dont les auteurs chrétiens font si grand cas et qui est empruntée à la doctrine péripatéticienne) ne supportent pas un examen approfondi. En psychologie, il reproduit le Traité de l’Âme, mais en jargon scolastique et en faisant une place aux querelles des réalistes et des nominalistes. A la suite d’Aristote, il distingue dans tout être la forme et la matière ; et c’est dans la matière qu’il place le principe d’individuation. En morale, Thomas d’Aquin affirme l’existence d’un souverain bien qui est dieu ; il accorde à l’homme une liberté plus grande que la doctrine augustinienne de la grâce ne le permettait. D’où de nombreuses disputes entre ses disciples et ceux de Duns Scot. Toutes les sottises, tous les préjugés, toutes les erreurs qui fourmillent dans la philosophie spiritualiste se retrouvent chez l’Ange de l’École. Aussi ne peut-on s’empêcher de sourire lorsqu’un Gonzague Truc ose écrire : « Le thomisme est une restauration des valeurs philosophiques. Nulle doctrine n’apporte plus de satisfaction à l’esprit. Nulle pensée n’est si complète ni ne joint à tant de hardiesse une si subtile prudence. Elle paraît naturellement ou providentiellement appelée à corriger l’erreur moderne, à nous réapprendre que le sensible n’épuise pas l’être… Que faut-il penser de la valeur dernière du thomisme ? Ce serait la vérité, si la vérité pouvait appartenir à ce monde. » De telles flagorneries à l’adresse d’un système dépourvu de vues géniales, toujours terne, souvent grotesque, montrent jusqu’où va le servilisme des contemporains lorsqu’ils veulent gagner les bonnes grâces des bourgeois bien-pensants et du clergé.

Jean de Fidanza (1221-1274), plus connu sous le nom de Bonaventure, ne jouit pas, dans l’Église, d’une vogue comparable à celle de Thomas, bien qu’il soit inscrit, lui aussi, parmi les saints. Il entra chez les Franciscains à 21 ans, enseigna, devint supérieur général de l’ordre et finalement cardinal-évêque d’Albano. Foncièrement mystique, il préfère saint Augustin à Aristote, sacrifîe la raison au sentiment et s’égare avec délices dans les chimériques régions de l’absolu. C’est moins, à son avis, grâce à la culture intellectuelle que par la pureté du coeŒur et la pratique des vertus qu’on parvient à la connaissance du vrai. Il s’attarde longuement à décrire les phases d’un prétendu retour de l’âme à dieu qui répond aux divagations imaginaires d’un cerveau surexcité : « Pour parvenir au principe premier, esprit suprême et éternel, placé au-dessus de nous, il faut que nous prenions pour guides les vestiges de Dieu, vestiges temporels, corporels et hors de nous ; cet acte s’appelle être introduit dans la voie de Dieu. Il faut ensuite que nous entrions dans notre âme, image de Dieu, éternelle, spirituelle et en nous : c’est là entrer dans la vérité de Dieu ; mais il faut encore qu’au-delà de ce degré, nous atteignions l’Eternel, le spirituel suprême, au-dessus de nous, contemplant le principe premier ; c’est là se réjouir dans la connaissance de Dieu et l’adoration de sa majesté. » Dans ces phrases alambiquées, qui pourtant ne sont point choisies parmi les plus obscures, nous retrouvons le pathos mystique cher à Bonaventure. Mais, sauf chez les franciscains, l’influence de ses écrits est aujourd’hui presque nulle dans les milieux catholiques.

On peut en dire autant concernant Duns Scot, un franciscain lui aussi, mais de tendances très différentes. Il naquit en Écosse probablement, en 1274, se fit moine de bonne heure, enseigna à l’Université d’Oxford, vint à Paris, puis alla professer à Cologne, où il mourut, à l’âge de trente-quatre ans, d’une attaque d’apoplexie. Plus original, plus vigoureux, plus hardi que Thomas d’Aquin, il est resté cher aux membres de son ordre, mais d’ordinaire les auteurs catholiques lui reprochent ses témérités doctrinales et ses critiques à l’adresse de l’Ange de l’École, qu’il a contredit fort souvent. Son réalisme très net aurait sans doute abouti au panthéisme, s’il n’avait redouté les conséquences théologiques d’une pareille doctrine. Pour lui, l’universel est un être réel, il est même le seul être réel. Quant au principe d’individuation, il ne réside ni dans la matière, ni dans la forme, ni dans l’union de ces deux éléments, mais dans une entité positive dont le philosophe n’a pas parlé d’une façon claire et que l’on peut assimiler à l’idée platonicienne. Duns Scot affirme que la raison d’être du bien et du mal se trouve dans la volonté divine dont rien ne limite la liberté. Les discussions qui survinrent entre les partisans de Thomas d’Aquin et les partisans de Duns Scot firent beaucoup de bruit au moyen âge. Elles continuent de nos jours entre les dominicains, qui soutiennent le premier, et les franciscains, restés fidèles au second, mais ne présentent plus qu’un intérêt historique pour la majorité des croyants.

Les modernes apologistes de la scolastique évitent habituellement d’exposer le système de Raymond Lulle. C’est à peine s’ils consacrent quelques lignes à cet auteur pourtant béatifié par l’Église. Nous comprenons leur embarras. Ce personnage excentrique construisit une méthode, le Grand Art (Ars Magna), analogue pour le principe à nos machines à compter. Elle permettait d’obtenir des raisonnements tout faits à l’aide de tableaux mobiles et superposables. Le but avoué de Lulle était l’assimilation complète de la philosophie et de la théologie ; il voulait démontrer rigoureusement les dogmes catholiques et faire comprendre, d’autre part, que la philosophie dans ce qu’elle a d’essentiel est partie intégrante du christianisme. Sa méthode découle logiquement des procédés chers aux docteurs scolastiques ; et, pendant deux siècles, elle fut enseignée dans une partie de l’Espagne, ainsi que dans plusieurs collèges de France et d’Italie. Mais ses extravagances, justement parce qu’elles révèlent trop clairement les vices profonds de la scolastique, sont odieuses aux écrivains catholiques de notre époque. Raymond Lulle, né à Palma, vers 1235, fut mis à mort en 1315 par les musulmans de Tunis qu’il voulait convertir ; il avait écrit un nombre prodigieux d’ouvrages ; et, en cherchant la pierre philosophale, il avait reconnu l’importance de la distillation pour obtenir des produits volatils.

Après le XIIIe siècle, la scolastique tombe dans une complète décadence, de l’avis des catholiques eux-mêmes. On continue de l’enseigner dans les Universités, les écoles ecclésiastiques et les monastères, mais l’on ne rencontre plus, parmi ses partisans, que les philosophes de cinquième ordre. Il suffira de citer Guillaume d’Occam, Durand de Saint-Pourcain, Buridan, Pierre d’Ailly et, plus tard, le jésuite Suarez, 1548-1617, qui interpréta le thomisme d’une façon personnelle. Les grands esprits de la Renaissance n’eurent que mépris pour la scolastique. Au XVIIe siècle, des hommes tels que Descartes, Gassendi, Arnauld, Nicole, Malebranche, Fénelon, Huet, qui acceptent le credo catholique, la raillent ou la dédaignent. Elle a, comme dans le passé, des chaires à la Sorbonne, à Rome, à Salamanque, à Coïmbre, etc…, mais les laïques et même une grande partie du clergé échappent à son influence. La pensée scientifique et rationaliste progresse au détriment du thomisme que l’on relègue parmi les systèmes surannés. Aux XVIIIe et XIXe siècle, on enseigna dans les séminaires français un cartésianisme adapté à la foi catholique et connu sous le nom de Philosophie de Lyon. À Rome, au Collège romain, l’Université officielle du pape, on se moquait ouvertement de la scolastique : « On aurait dit, assure le jésuite Curci, que, de Rome, les professeurs du Collège romain voulaient faire disparaître du monde la doctrine de saint Thomas. »

Cousin, le chef de l’école éclectique, qui souhaitait, à la fin de sa vie, devenir un fidèle collaborateur de l’Église catholique, ramena l’attention sur les philosophies médiévales. Lamennais contribua aussi, pour une large part, à la résurrection du thomisme que les dominicains n’avaient d’ailleurs jamais abandonné. Sanseverino fut approuvé par Pie IX quand il publia ses ouvrages en faveur de la scolastique ; le même pape refusa néanmoins de rendre cette doctrine obligatoire dans les écoles de Rome. Mais le cardinal Pecci, devenu pape en 1878 sous le nom de Léon XIII, publiait le 4 août de l’année suivante, l’encyclique Æterni Patris où le thomisme était proclamé la meilleure philosophie. Les professeurs hostiles à ce système durent quitter l’Université romaine ; dans les séminaires, maîtres et élèves furent contraints d’obéir aux volontés du pape. Bientôt ce fut la mode, dans le monde ecclésiastique, de proclamer l’incomparable supériorité du thomisme et de ne voir dans les systèmes philosophiques modernes que de simples aberrations. Les gens du monde, les écrivains, les hommes politiques désireux de plaire au clergé durent se décider eux aussi à témoigner d’un enthousiasme délirant pour l’Ange de l’École. Une bruyante équipe, composée des Maritain, des Massis, des Gonzague Truc et de bien d’autres, encadrés par un bataillon de jésuites et de dominicains, ne cesse, depuis plusieurs années, de manier l’encensoir et d’entonner des hymnes en l’honneur de la nouvelle idole. Car les successeurs de Léon XIII ont tous donné un mot d’ordre identique au sien, concernant le thomisme. Même en Sorbonne, la scolastique est redevenue, avec Gilson, l’objet d’un enseignement favorable, en définitive, aux prétentions cléricales ; et un Brunschvig vigilant chien de garde de la bourgeoisie, favorise secrètement de tout son pouvoir ceux qu’il juge animés d’un esprit nettement réactionnaire. Malheur aux mauvaises têtes qui se dressent contre les traditions et les croyances que nous légua le passé ! Certes tous nos pontifes de la philosophie officielle ne prétendent pas, comme le thomiste Gillet, que pour résoudre le problème de la connaissance, il n’était pas nécessaire « d’opposer l’un à l’autre la pensée et l’être ; mais, qu’au contraire, la pensée appelait l’être comme la matière sa forme, et plus généralement la puissance son acte, en vertu d’une loi mystérieuse d’attraction à laquelle paraît soumis l’Univers. » À l’être cher aux scolastiques, et objet final de toutes leurs recherches, beaucoup de sorbonnards actuels préfèrent le devenir entendu à la manière fumeuse de Bergson. Comme les scolastiques, ce sont des verbomanes dont la préoccupation essentielle est de maintenir un spiritualisme désuet et les vieux préjugés bourgeois. — L. Barbedette.