Encyclopédie anarchiste/Psychanalyse - Pudeur

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2233-2244).


PSYCHANALYSE (du grec : psukhê, âme, et analyse). La psychanalyse ou psycho-analyse (système du docteur Freud), que de récentes traductions ont fait connaître en France, compte ici autant de partisans que de détracteurs, parmi lesquels les patriotes, pour qui tout ce qui vient de l’étranger est suspect, et les moralistes, qui n’admettent pas qu’il y ait dans l’homme des instincts anormaux, sans compter les chroniqueurs et les vaudevillistes qui, cultivant la blague boulevardière, ont vu dans le pansexualisme freudien matière à faire de l’esprit. Ce système, évidemment, exige une mise au point. Débarrassée de ses exagérations et de ses interprétations fantaisistes, la psychanalyse constitue un excellent instrument d’investigation auquel le psychologue ne saurait renoncer.

On ne peut supprimer le « freudisme » de l’histoire de la philosophie. Il est venu à son heure, après les recherches de Pierre Janet sur l’automatisme psychologique. On n’a pas compris Freud, on n’a pas voulu le comprendre. Parce que Freud a mis en lumière la part qui revient à la sexualité dans notre existence, les gens honnêtes et bien-pensants se sont émus. Ils ont délégué à leurs philosophes le soin de réhabiliter la nature humaine outragée. Freud a touché le point sensible en les démasquant. Les « parties honteuses » de l’âme ont été exposées au grand jour avec une sincérité qui ne pouvait que déplaire aux hypocrites. Que dit-il, ce docteur Freud, honni des gens du monde qui ne l’ont même pas lu ? Il dit – et se fait fort de le prouver – que tous nos actes ont leur source dans l’instinct sexuel. Ce dernier est le réservoir dans lequel viennent s’alimenter toutes nos passions. Une bataille se livre, au fond de chacun de nous, entre le conscient et l’inconscient. Le conscient tente de refouler dans les profondeurs de l’inconscient les vices – ou soi-disant vices – que la société réprouve et punit ; mais, dans l’inconscient où ils se sont réfugiés, ils continuent d’agir sournoisement. L’inconscient reprend le dessus sur le conscient qui l’a refoulé et le dirige à son insu. Il le torture et lui joue des tours pendables. Il en résulte un conflit perpétuel entre l’homme individuel et l’homme social. Ce dernier s’oppose de toutes ses forces à l’apparition des instincts qu’il a refoulés. Il dispose, dans ce but, d’un arsenal de lois, de principes et de commandements. Il fait office de censeur ! « Censure » combien illusoire et toujours débordée. Les désirs refoulés prennent un détour et se manifestent de façon anormale : ils engendrent différentes « névroses », l’idée fixe et la folie. Mais ils peuvent prendre une autre direction, susceptible d’être avantageuse pour l’individu et pour le social dont il fait partie : ils peuvent se transformer en « sublimations ». En deux mots, voici ce dont il s’agit : l’instinct sexuel, ou « libido », refoulé dans l’inconscient et continuant à vivre, cherche des « dérivatifs ». Il y en a de nuisibles, il y en a d’utiles. Ces derniers constituent des sublimations. Au nombre des sublimations engendrées par le refoulement de la libido appartiennent le sentiment esthétique, le sentiment religieux et le sentiment moral. Dans la psychologie freudienne, la névrose apparaît comme une œuvre d’art manquée, l’œuvre d’art comme une névrose réussie. L’art est une névrose, mais une névrose bienfaisante, et Freud est conduit à en dire autant de la morale et de la religion envisagées sous certains rapports. Ainsi, le refoulement de la libido engendre tantôt la folie, tantôt le génie. Elle est la source impure de multiples psychoses, ainsi que des sentiments les plus élevés.

Ce « refoulement » a pour complément le « transfert », Nous transportons un sentiment sur une personne analogue à la personne à laquelle ce sentiment s’adressait tout d’abord.

Le freudisme a tenté de pousser aussi loin que possible l’analyse en psychologie. La psychanalyse repose sur les données fournies par l’examen de la partie inconsciente de notre vie psychique. L’inconscient joue dans la psychologie freudienne le rôle essentiel ; il constitue la réalité interne de l’individu, la vie psychique produisant des actes dont le sujet n’a pas conscience. La psychanalyse part de ce principe que l’on retrouve dans nos gestes et nos paroles, en apparence quelconques et insignifiants, notre personnalité la plus profonde et la plus intime. Les menus faits de l’existence quotidienne passent au premier plan. Des oublis de noms, des défaillances de mémoire, des distractions, des maladresses, et, ajouterai-je, jusqu’à des fautes d’orthographe, ont une importance capitale pour le psychanalyste. Freud cite les reproches obsédants que s’adressent certaines personnes après la mort d’un être aimé, qu’elles ont cependant soigné avec dévouement, prolongeant le plus possible son existence. Bien que ces personnes n’aient pas causé la mort de l’être aimé, les reproches qu’elles s’adressent sont justifiés du fait que cette mort a procuré une satisfaction à un désir inconscient qui l’aurait provoquée, s’il avait été assez puissant. Le reproche réagit contre ce désir inconscient. Il est certain qu’en interprétant de cette façon tous les faits de la vie humaine on va loin, et l’on aboutit même à des absurdités. La psychanalyse peut rendre de grands services, à condition qu’on en use au lieu d’en abuser, et qu’on l’applique à des faits particuliers au lieu de généraliser.

Pour le docteur Freud, l’homme civilisé ne l’est qu’extérieurement, ses instincts n’ayant pas varié depuis les temps lointains de la Préhistoire. L’analyse de l’inconscient retrouve chez lui ses origines ancestrales. La « censure », qui n’est pas autre chose que la culture morale dominant l’atavisme, opère le refoulement de ses désirs dans l’inconscient, et l’empêche de donner libre cours, dans la société, à ces instincts primitifs : ces tendances cependant ne disparaissent pas tout à fait, mais prennent un détour pour se manifester. L’homme civilisé les satisfait, les orientant dans une autre direction. Cet inconscient, survivance dans l’individu de ses origines préhistoriques, constitue l’objet même de la psychanalyse. Ce « refoulement » de tendances ataviques, que l’on contente comme on peut, moi je l’appelle « hypocrisie » : l’homme social prend un masque, et justifie ses instincts en leur donnant des noms glorieux, en les légalisant, ce qui engendre un état social pire que celui de l’humanité primitive.

Freud fait de l’instinct sexuel, ou libido, le ressort essentiel de la psychologie. Celle-ci domine toute la vie de l’homme, inspire tous ses actes. Toutes nos aspirations sont de nature sexuelle. Les forces sexuelles refoulées dans l’inconscient par la censure, qui occupe le préconscient, constituent des « complexes ». Freud appelle ambivalente l’attitude de l’individu consistant dans le fait, pour lui, de vouloir accomplir un acte et d’être en même temps retenu par le dégoût que cet acte lui inspire. Freud explique par le psychisme inconscient ce qu’il appelle les instincts sexuels narcissiques, les défenses et prohibitions qui consistent dans le fait, pour certains individus, de ne pas transgresser les tabous qu’ils se sont donnés, la paranoïa ou délire chronique des persécutions, les phobies, les névroses obsessionnelles, etc. Freud a fait sur la « lubricité infantile polymorphe » des remarques intéressantes. La psychanalyse a donné de bons résultats dans l’étude des rêves. Le rêve est une réalisation détournée de certains désirs refoulés. L’être humain se détourne de la réalité pour se réfugier dans le rêve (religion, art, philosophie) ou la névrose. La névrose, pour Freud, résulte du refoulement en nous d’émotions auxquelles nous ne pouvons donner cours. Les « actes manqués » résultent de tendances réprimées.

Le freudisme a éclairé la psychologie de l’enfant, du primitif et du névrosé et donné des résultats psychasthéniques pratiques.

Ne reprochons pas à la méthode psychanalytique son « pansexualisme ». N’ayons pas l’hypocrisie de la condamner. Bornons-nous à dire qu’elle gagnerait à tenir compte, dans ce « refoulement », de certains facteurs physiques. La psychanalyse ne peut se passer du concours de la bio-chimie.

La psychanalyse a permis d’expliquer un certain nombre de phénomènes et fourni d’excellents résultats en thérapeutique. Elle est parvenue à guérir certaines névroses. Le « dogme pansexualiste », corrigé par Adler, Jung et son disciple Maeder, nous a ouvert de nouveaux horizons, notamment dans la psychanalyse de l’art.

Freud, « le Christophe Colomb de l’inconscient », a découvert un monde. Sans le comparer, comme il l’a fait lui-même, à Darwin et à Copernic, on peut lui accorder une place à côté de ceux qui, dans une voie différente, William James, Bergson ou Einstein, ont eu le mérite de systématiser des vues éparses, auxquelles ils ont imprimé le sceau de leur personnalité. — Gérard de Lacaze-Duthiers.


PSYCHIATRIE ou « Médecine de l’Âme ». Ce mot désigne l’ensemble des désordres mentaux issus d’un cerveau et d’un système nerveux central malades. Le mot d’âme ne signifie pas autre chose, en effet, pour les esprits positifs, que les fonctions du cerveau. Nous n’employons ce vocable de la vieille philosophie spiritualiste que pour la commodité du langage. Mais il demeure entendu qu’il n’y a pas la moindre différence de substance entre l’âme et le corps. Tout trouble de l’esprit ou du sentiment a un support organique dont il exprime la souffrance. Le symptôme lui-même, si impressionnant, si immatériel qu’il puisse paraître, n’est rien s’il n’est point relié à un organe qui a cessé de fonctionner normalement.

J’ai dit normalement, une fois encore par commodité de langage, car je dois rappeler que personne ne connaît intégralement le fonctionnement du cerveau et ne peut déterminer absolument si tel ou tel phénomène analysé est ou n’est point normal. Tout ce que l’on peut déclarer est qu’il n’est pas usuel, et cette déclaration entraîne fatalement des réserves. Sur le terrain de la folie, de celle surtout qui ne s’est pas encore révélée à l’observateur par une lésion déterminée de la substance organique, de pareilles réserves sont indispensables ; car les réactions psychiques qui sont souvent cataloguées folie ne le sont point aux yeux de tous les observateurs. Le terrain social et moral, en effet, où évoluent les phénomènes auxquels je fais allusion, est un facteur d’une particulière gravité et c’est en raison de cette gravité même, qui n’apparaît pas aussi sévère dès qu’il s’agit d’une autre fonction, comme celles du foie ou de l’estomac, que nous nous sentirons constamment en plein domaine de la relativité.

Bref, socialement parlant, il faudra parfois chercher le critérium d’un trouble mental dans une autre voie que la lésion organique, et cela tant que l’anatomie et la physiologie (psychologie) du système nerveux central ne pourront être rapportées à une sorte d’étalon.

Ce que je définis ainsi n’est du reste pas exclusif au cerveau. Qui donc, en effet, pourrait se targuer de connaître le prototype du squelette, de la chevelure ou des reins, tel que le créateur aurait pu nous le décrire, s’il y avait songé ? Nous sommes loin aujourd’hui de cette étrange définition de la dégénérescence donnée pourtant par un clinicien de premier ordre, le docteur Morel : la dégénérescence est la déviation du type normal de l’humanité. L’honorable médecin a eu pour excuse d’être un croyant, mais sa foi ne lui permit point de préciser les lignes du type normal. Et nous sommes aussi dépourvus qu’avant lui d’éléments de comparaison.



Ces préliminaires indispensables étant tracés, ma tâche reste simple, car elle consiste à délimiter le cadre des affections dites mentales et à en fournir une sorte de classification très provisoire, car, ici encore, il est fort difficile de trouver des classificateurs unanimes.

Nous suivrons pour la commodité la vieille division scholastique qui se prête assez bien à une description objective, à savoir les trois compartiments où l’on case les manifestations du psychisme : intelligence, sentiment, volonté.

Disons, en premier lieu, que les troubles qui prédominent dans la folie, soit qu’ils existent à l’exclusion de tous autres, soit qu’ils compliquent d’autres états, ressortissent aux sentiments. Notre maître, Magna, les désignait justement du nom d’éléments simples. Ils constituent bien, aujourd’hui, un groupe d’affections déterminées et reliées selon toute vraisemblance à des anomalies du système endocrinien, à savoir des troubles des glandes à sécrétion interne (corps thyroïde, glande surrénale, etc.) agissant sur le système nerveux par l’intermédiaire du sympathique.

Telles sont les deux antinomies manie et mélancolie, objectivement caractérisées par un excès morbide d’expansion ou de tristesse, la première allant jusqu’à la fureur, au désordre absolu de toutes les facultés (le tableau de la manie réalise bien la folie telle que les gens du monde se la représentent : agitation, incohérence, volubilité, excentricités, etc.). Quant à l’autre, la mélancolie, elle a des degrés aussi, depuis la simple dépression mentale avec dégoût insurmontable de l’existence jusqu’à la stupeur la plus complète, avec arrêt apparent de la pensée, en passant par une phase de délire, parfois hallucinatoire, où la tristesse, compliquée d’un sentiment de diminution de la personnalité avec accusations imaginaires, conduit au suicide.

Mélangeons à volonté ces deux éléments ; concevons une succession alternante entre eux et nous réalisons un tableau clinique des plus fréquents dans les asiles, lequel n’est lui-même que l’excès de dispositions normales (la joie et la peine alternent chez tous), et nous connaîtrons une forme de folie très commune : la folie dite à double forme, folie alterne, mieux encore : folie intermittente, que l’aliéniste allemand Kraepelin a dénommée psychose maniaco-dépressive où l’on tend à voir un état grave conduisant à la démence précoce et définitive. Ici, il s’agit de ces accès de mélancolie et d’agitation, dont l’intensité enlève au sujet tout moyen de diriger son comportement et qui, la plupart du temps, exigent l’internement. De tels accès durent parfois pendant des mois et même des années, les deux phases se succèdent avec brusquerie, sans trêve. Ce retour alternatif d’accès a fait appeler cette psychose folie circulaire.

Nous en aurions fini avec les états simples, purement affectifs, s’il ne fallait mentionner un autre élément simple que l’on rencontrera dans la plupart des psychoses, c’est l’hallucination. Ce symptôme fort curieux connu depuis toujours, même dans l’Antiquité, mais interprété de façon très diverse, est vraiment la marque de fabrique de la folie.

Il s’agit d’un fonctionnement en apparence automatique des centres où s’emmagasinent les images sensorielles. Il affecte les divers sens : la vue (visions d’êtres animés, animaux, personnages, scènes variées au gré de l’imagination du sujet) ; l’ouïe (audition de bruits vagues ou précis, voix, propos aimables ou pénibles, injurieux, obscènes, provocateurs, bruits de foule, explosions, monologues ou dialogues, etc.) ; l’odorat (perception d’odeurs inexistantes, fétides ou parfumées, produits chimiques, sensation de suffocation, etc.) ; le goût (sucre, sel, amertume, poisons de toutes sortes) ; le toucher (sensations de frôlement, de pincements magnétiques, électriques, brûlures, actions sur les organes génitaux, action sur le cerveau lui-même ; suspension de la pensée (hallucination psychique, automatisme verbal, etc.).

Faire l’histoire de l’hallucination serait faire celle de la folie à travers les âges, à travers l’histoire ; elle mettrait en jeu les grands inspirés, depuis la Pythie de Delphes jusqu’aux mystiques célèbres plus modernes, y compris les névropathes béatifiés, sanctifiés, les miraculés de tous ordres.

L’intérêt pratique de ce phénomène est de savoir qu’il n’est possible qu’à la faveur d’un trouble de la conscience ou de la vision intérieure.

Les sujets hallucinés, à de rares exceptions près, ne savent point qu’ils sont hallucinés et reçoivent les données de leurs sens comme autant de réalités, et l’on aperçoit d’ici quelles en peuvent être les conséquences.

Car, réelles ou fictives, les données de nos sens déterminent nos actions ou les successions d’états de conscience qui aboutissent à l’action. Si un citoyen s’entend injurier de façon persévérante et qu’il ne se rende pas compte que ce trouble auditif n’est né que de lui-même, il peut être conduit à des réactions dangereuses, tout comme s’il avait été réellement injurié. La plupart des crimes et délits, commis par les malheureux qui tombent entre les griffes de la justice, sont le fruit d’hallucinations. Ces désordres des sens jouent un rôle énorme dans les relations entre citoyens.

Elles forment, du reste, la base essentielle et suffisante d’une forme de psychose, aujourd’hui cliniquement isolée, et que l’on appelle l’Hallucinose ; elle est essentiellement constituée par des hallucinations primitives, diversement appréciées par les sujets qui finissent par se constituer une nouvelle existence, une nouvelle personnalité. Car les aliénés de cette catégorie ne perdent point l’usage des rouages normaux du raisonnement. On peut raisonner très juste sur des données fausses. Ce qui fait le fond de cette grave folie, c’est la perte même du jugement, du contrôle primordial. Substituez une suggestion réelle à une suggestion fausse, le sujet reste dans la voie commune des associations d’idées ; il ne déraille en fait que parce que le jeu de ses pensées ne s’articule à l’origine qu’avec des erreurs.

L’intervention des sens est d’une extrême gravité, car le travail syllogistique de la réforme du raisonnement tombe constamment à faux, dès que l’intéressé est prêt à vous rétorquer : j’entends, donc cela est ; je vois, donc cela est. D’où il suit que les psychoses de cet ordre sont chroniques d’emblée et incurables. Il est notoire du reste qu’après une durée plus ou moins longue d’un tel état, les facultés intellectuelles perdent encore de leur acuité et que tout espoir de remonter le courant est perdu. Les malades tombent dans un état qualifié de démence vésanique, précurseur de la mort mentale.

L’intérêt de l’étude de l’hallucination que j’ai faite, même très brève, nous a permis de passer des troubles du sentiment vers les troubles de l’intelligence. On a vu l’affaiblissement et parfois la disparition du jugement, la substitution de l’automatisme à la vie mentale raisonnante, avec la conservation pourtant du jeu régulier des rouages de l’organe cérébral. Telle une montre dont le mécanisme est intact, mais dont les battements seraient irréguliers et fantaisistes



Les troubles, à proprement parler, de l’intelligence constituent un énorme département de la folie. Ce que j’en ai dit est fondamental et suffisant. C’est dire que le contenu de la psychose n’a rien à faire avec le fond : sur ce dernier, greffez toutes les fantaisies possibles et vous aurez objectivement les délires de persécution (les plus fréquents), les délires de grandeur, les mystiques, les hypochondriaques, les érotiques, etc. Le mélange, l’enchevêtrement des éléments simples fournissent le tableau final. Tel un peintre qui, en vertu de son même talent, et se servant des mêmes couleurs, saura représenter les scènes les plus différentes, tel un aliéné saura, selon la nature de son tempérament, de son expansivité, de ses refoulements et surtout de ses hallucinations, jouer le rôle d’un persécuté, d’un mégalomane, d’un libidineux, d’un mystique, etc.

Sur le terrain purement intellectuel, il me faut mentionner maintenant ces états raisonnants, dépourvus d’hallucinations qui, socialement parlant, sont beaucoup plus graves et dangereux que les précédents. Il s’agit, en effet, de sujets dits Paranoïaques qui offrent toutes les allures de sujets normaux, mais qui excellent dans les raisonnements faux, absurdes, compliqués, où il est difficile de les suivre sans s’y perdre soi-même, mais qui offrent toujours les caractères de la vraisemblance. C’est dans cette catégorie d’aliénés que se recrutent la plupart des persécutés persécuteurs, beaucoup plus actifs dans leur délire que passifs. Nombre de persécutés supportent avec résignation les hallucinations les plus pénibles ; ce persécuté passif n’est pas celui qui tue. Mais ce raisonneur dont je parle ici n’est jamais un passif. Souvent même à l’origine de son épopée délirante, qui se traduit par ce qu’on appelle le délire des actes, il y a un noyau de faits réels, ordinairement insignifiants : la vie en est pavée. Mais à partir de ce noyau s’échafaudent mille raisonnements, mille interprétations stupides, illogiques et ridicules qui font nombre de complices, pendant quelque temps, jusqu’au jour où ces confidents se dérobent par la tangente. Alors, nos persécuteurs tombent dans l’erreur de la justice, en laquelle ils croient ; on les voit s’engager à perte de vue dans les procédures les plus échevelées ; ils constituent l’armée des processifs, des querelleurs ; ils rencontrent sur leur route maints parasites de la justice qui ne demandent qu’à les entretenir dans leur marotte dont ils vivent. Immanquablement, ils aboutissent à une impasse où ils ne connaissent plus que le scandale et la violence auxquels ils recourent pour appeler l’attention publique sur leur cas. C’est le moment où ils commettent quelque crime si, à la traverse, quelque autorité de bon sens ne les a colloqués à temps. La plupart des séquestrations dites arbitraires sont le fait de persécuteurs raisonnants, dont le cas émeut le populaire, si facile à tromper sur ce terrain. Autour de ces cas, on voit germer de véritables accès de psychose collective, contagieuse. La folie des foules ayant à sa base une suggestibilité, dont l’importance est en raison de la masse, est une psychose des plus curieuses. Elle se produit d’ailleurs dans tous les sens possibles : exaltation, emballements, enthousiasmes politiques, religieux, patriotiques ou autres, accès au cours desquels les meneurs intéressés, pour peu qu’ils aient quelque habileté, récoltent maints avantages. Elle se produit surtout dans le sens de la revendication. La folie des persécutés interprétateurs est féconde en complications médico-sociales qui requièrent une dose de sang-froid énorme pour que les intéressés formant la galerie échappent à la contagion.



Traitons maintenant des troubles mentaux où la volonté est principalement en cause. Souvent, on les range sous la simple rubrique folie lucide. En effet, ils coïncident le plus généralement, non seulement avec une conscience très claire, mais aussi avec une parfaite lucidité. C’est une série de phénomènes qui ont le don de stupéfier les observateurs non prévenus et qui sont bien propres à faire douter de l’unité de la personne humaine. Ils conduisent, en tous cas, vers la conception théorique, objective, et sans doute provisoire, d’un dédoublement possible de la personnalité, une partie observant l’autre, totalement impuissante à régler ou à modifier son comportement. La conscience du sujet domine la situation comme un véritable spectateur. Mais ce qui caractérise la situation, c’est que ce détraquement profond de la machine cérébrale coïncide avec une lucidité parfaite. Lucidité et conscience sont deux choses. Un persécuté aliéné peut être parfaitement conscient du mal qu’il éprouve, mais il n’a point de lucidité attendu qu’il ne sait point discerner que ses souffrances sont sans cause objective. Jamais un aliéné ne rapporte à lui-même la cause de son aliénation.

Les folies lucides sont symptomatiquement une anarchie de la volonté. Elles ressortissent comme éléments premiers à deux phénomènes psychologiques bien connus : l’obsession et l’impulsion. Un sujet sera hanté malgré lui par l’idée du suicide, alors qu’il n’a aucune raison d’accomplir cet acte. Il le reconnaît, l’avoue, se défend avec la dernière énergie contre cette idée stupide, implore du secours ; mais sa résistance est vaine : la souffrance morale que lui procure son aboulie est le mal suprême dont il est victime.

L’obsession et l’impulsion sont liées comme la pensée l’est à l’acte. Toutes deux sont aussi irrésistibles. Nombreuses sont les formes de folies lucides qui rentrent dans le cadre de ce que le grand public, que le mot de folie effraie, dénomme neurasthénie. J’énumère au hasard la folie du doute, la dipsomanie, l’impulsion homicide, la kleptomanie, la manie incendiaire, etc.



Examinons maintenant les états psychiques où les éléments simples, dont il a été question jusqu’ici, se trouvent mélangés par parties inégales. Tout de suite, ces états mixtes nous amènent sur l’immense terrain de la folie héréditaire ou folie des dégénérés.

Il y a sans doute des usures organiques auxquelles participent les divers systèmes de notre économie, usures qui sont l’aboutissant d’influences morbides accumulées au cours des générations. La disparition de familles, d’espèces, de races par une sorte d’épuisement progressif est connue, mais nulle part cet état de dégénérescence n’a été aussi frappant que du côté du système nerveux.

Si nous ne pouvons accepter la définition un peu ingénue de la dégénérescence que nous avons citée plus haut, nous pouvons, en restant sur le terrain des relativités, et en comparant des couches successives d’êtres humains, constater très simplement que la résistance aux causes de déchéance et de mort peut diminuer de génération en génération, jusqu’à aboutir au néant, et qu’une génération qui résiste moins que la précédente est dans un état de dégénérescence. Cette définition laisse entier le problème de la régénération qui à priori apparaît possible, si de meilleures conditions sociales le permettent.

Psychiatriquement parlant, les dégénérés sont classés en quatre catégories. Tout à fait en haut de l’échelle, les sujets dont l’intelligence reste intacte, dans chacun de ses éléments constituants, mais dont le déséquilibre est permanent. Même déséquilibre dans la sphère des sentiments et de la volonté.

À un second degré apparaît l’immense cohorte des simples d’esprit, dont l’intelligence est frappée en qualité comme en quantité.

Au-dessous, viennent les sujets frappés d’imbécillité et, tout de suite après, les idiots. Chez eux, l’intelligence disparaît, laissant la place à une pure instinctivité animale et à la stérilité complète. C’est l’extinction de la lignée.

Sur ces divers états fonciers, on peut greffer à volonté, selon la valeur de l’intervention des causes secondaires de la folie, empruntées aux différents milieux, des troubles délirants de toutes sortes, dont la rapidité et la spontanéité d’éclosion sont les marques caractéristiques. Un dégénéré sera reconnu à ce fait que, plongé parmi les causes communes d’ébranlement cérébral, il se déséquilibre plus vite que son voisin et tombe dans un accès de folie, là où beaucoup d’autres sujets résisteront indéfiniment.

Suivant la qualité de l’organe cérébral, la destinée de ces délires, de ces édifices surgissant comme des éruptions, est variable. Souvent éphémères et guérissant comme ils sont venus, ils sont d’autres fois incurables et entraînent plus ou moins vite une démence trahissant un anéantissement définitif de la vie mentale.

La notion de dégénérescence est pratiquement fort intéressante, car elle constitue un terrain qui compliquera d’autres états psychiques et les aggravera. Tel un accidenté du travail qui, au lieu de guérir dans un temps très court d’une commotion cérébrale, verra éclater à cette occasion un accès de folie. La prédisposition est un facteur de complications qui intervient à tout instant dans la liquidation de procès où sont en cause des accidents au cours desquels le cerveau a été intéressé.

Sans entrer ici dans le détail des causes de la dégénérescence qui sortirait de notre cadre, il faut pourtant signaler que des troubles survenant dans l’évolution sexuelle, lors de la puberté, amènent des cas graves de folie dont le nombre est très élevé et qui, sous les noms de Hébéphrénie et de démence précoce, sont caractérisés d’emblée par une compromission de la vie psychique dont, tôt ou tard, ordinairement très vite, la conclusion sera la mort cérébrale.

Il nous reste à énumérer les maladies mentales à causes nettement déterminées, accidentelles, reposant sur une base nettement organique.

Deux grandes causes engendrent la folie : la syphilis et les intoxications, auxquelles il faut joindre, très logiquement, les infections graves.

La syphilis conduit à la paralysie générale qui n’est autre qu’une méningo-encéphalite à marche inexorable, mortelle dans l’espace de deux à trois ans. La syphilis est également justiciable d’un nombre énorme d’états héréditaires. L’hérédosyphilis portera les noms d’idiotie, d’hydrocéphalie, même d’épilepsie. Elle est une des causes principales de la décadence psychique de l’espèce.

On en peut dire autant des grandes intoxications dont les deux principales – l’alcoolisme et l’opiomanie – exercent une influence désastreuse sur l’espèce. Les folies alcoolique et opiumique ont des caractères cliniques sensiblement superposables. Ce sont des folies essentiellement aiguës, transitoires, fécondes en hallucinations, principalement de la vue.

Toutes les folies toxiques se ressemblent, quelle que soit l’origine du poison : les maladies microbiennes telles que la fièvre typhoïde, la diphtérie, l’encéphalite léthargique, procurent des délires transitoires, mais dont la terminaison peut aussi se faire par un affaiblissement plus ou moins rapide des facultés.

Pour terminer, je mentionnerai les complications cérébrales de l’épilepsie et de l’hystérie, d’une extrême fréquence, et les états psychiques qui ressortissent à des troubles de sécrétion des glandes endocrines, qui commencent à être bien connus. Exemple : les troubles cérébraux symptomatiques d’un thyroïdisme anormal. On sait qu’un nombre énorme de cas d’arriération mentale sont dus exclusivement à l’insuffisance de la glande thyroïde, à preuve qu’ils cèdent à des traitements basés sur l’emploi d’extraits thyroïdiens rectifiant cette insuffisance.

Cet article Psychiatrie ne saurait constituer un traité d’aliénation mentale. Il est tout juste bon pour orienter les esprits observateurs vers les manifestations anormales de l’intelligence, pour leur apprendre à les observer et à les cataloguer sommairement, et aussi à rectifier bien des erreurs et bien des préjugés qui s’infiltrent forcément dans nos conceptions.

Mettre la psychiatrie dans son cadre n’est point faire l’histoire de la folie dans ses aspects cliniques, ni en déduire tous les enseignements qu’elle comporte sur le terrain de la sociologie, de l’hygiène mentale et de la médecine légale. Chacun de ces points fournirait la matière de longs chapitres spécialisés. — Dr Legrain.


PSYCHOLOGIE n. f. La psychologie (du grec : psukhé, âme, et logos, discours), est l’étude de l’âme, entendez par là non ce principe abstrait dont parlent les théologiens, mais l’ensemble des phénomènes qui se passent dans chaque individu. C’est toute la personne humaine, avec ses émotions, ses passions, son intelligence, sa volonté, etc., qui est du ressort de la psychologie. « La psychologie est l’étude scientifique des faits de conscience », disait Th. Ribot. On entend par « fait de conscience » des groupes de phénomènes que nous avons soin de distinguer les uns des autres, tels que les sensations, les sentiments, etc… Une question se pose dès qu’on aborde l’étude des phénomènes psychologiques : c’est celle de la méthode. Emploierons-nous, pour les étudier, la méthode subjective, ou la méthode objective, la première constituant une méthode d’introspection (regarder au-dedans) ou d’observation interne ; la seconde une méthode d’observation externe, le sujet cessant de se confondre avec l’objet, examinant du dehors, faisant appel à toutes les sciences pour se connaître et connaître les êtres qui l’entourent ? Chacune de ces méthodes offre des avantages et des inconvénients, mais en les associant, les combinant, les complétant l’une par l’autre, le psychologue diminue les chances d’erreur qui peuvent se glisser dans son observation.

La psychologie est devenue une partie si importante de la philosophie qu’elle a fini par se substituer à celle-ci : certains philosophes ont réduit la philosophie tout entière à la psychologie. En même temps qu’ils faisaient de la psychologie une science indépendante de la philosophie, dont le rôle se bornait à l’étude de problèmes généraux, d’ordre métaphysique, ils l’annexaient à la physiologie. Sans doute, on ne peut expliquer certains « faits de conscience » sans avoir recours à la physiologie, mais il s’en faut de beaucoup que cette dernière soit l’unique explication de ces faits. Il y a là une exagération qui exige une mise au point. Cette conception d’une psychologie physiologique ou d’une physiologie psychologique a donné naissance à de nombreuses « monographies » présentant un certain intérêt. Qu’il me soit permis de dire que l’analyse, si légitime qu’elle soit, dans les recherches scientifiques ou littéraires, n’est rien par elle-même : elle ne vaut que par la synthèse. C’est la synthèse seule qui donne la vie au document, vivifie l’observation et l’expérimentation, communique de l’intérêt aux travaux les plus terre-à-terre. Sans la synthèse, la science s’arrête à mi-chemin. Par la synthèse, elle rejoint la vie.

Les problèmes que soulève la psychologie sont extrêmement variés. On les range en trois groupes se rapportant à la vie intellectuelle, affective et active. Tour à tour, on examinera, en employant la méthode génétique, qui explique le supérieur par l’inférieur, les rapports du physique et du moral, les sensations, les perceptions, la mémoire, l’association des idées, l’imagination reproductrice et l’imagination créatrice, l’attention, la réflexion, le jugement, le raisonnement, l’abstraction, les signes et le langage, les principes rationnels de finalité, de substance, de causalité, de raison suffisante, d’identité, les concepts, les idées de la raison (l’espace et le temps), l’effort intellectuel, le plaisir et la douleur, les émotions, les affections, les passions, la sympathie, l’imitation, les inclinations, les sentiments, l’instinct, l’habitude, la volonté, la personnalité, l’idée du moi, etc… La psychologie anormale et pathologique apportera son concours à la psychologie normale, complétant celle-ci par l’étude des fous, des dégénérés, des malades. Nous y joindrons la psychologie de l’enfant, celle du sauvage, et jusqu’à celle des animaux, nos « frères inférieurs ». L’animal est plus intelligent que certains hommes. Mais les hommes qualifient d’instinct l’intelligence des animaux, et donnent à leur instinct le nom d’intelligence. Bien peu de choses séparent l’homme de l’animal. Celui-ci a son langage, sa philosophie, son art. L’homme est un animal plus compliqué, voilà tout. Nous examinerons un chapitre nouveau de la psychologie, désigné par Pierre Janet sous le nom d’automatisme psychologique. Il y a un grand nombre de gestes inconscients et subconscients, que nous accomplissons sans nous en rendre compte. Ils ont cependant leurs lois, comme les phénomènes conscients. Les anciens philosophes se préoccupaient exclusivement des formes les plus élevées de l’activité humaine, méprisant ou, plutôt, ne soupçonnant pas ses formes inférieures : les nouveaux philosophes étudient la conscience et la sensibilité dans leurs formes élémentaires les plus simples, les plus rudimentaires (les lois de la maladie étant les mêmes que celles de la santé). Il faudra, désormais, compter avec l’inconscient, dont beaucoup de gens parlent inconsciemment. On sait quelle place a pris l’inconscient depuis quelques années dans la philosophie. On a cherché dans l’inconscient l’explication d’un grand nombre de phénomènes. En même temps que l’inconscient, dont le rôle avait été seulement pressenti par quelques philosophes, le sentiment était réhabilité, avec l’instinct. On opposait à la raison l’inconscient. Le pragmatisme trouvait dans l’inconscient sa justification ; au nom de l’inconscient on mettait en doute la valeur de la science. Il est certain que le rôle joué par l’inconscient dans la conscience humaine est considérable et ne peut être nié. Qu’est-ce au juste que l’inconscient ? Est-ce une conscience confuse, comme le croient les pan-psychistes ? Ou s’explique-t-il par la psychologie ou la physiologie ? Les philosophes sont loin d’être d’accord. Quoi qu’il en soit, l’inconscient est un fait. Il y aurait dans l’individu un moi conscient et un moi que Myers a appelé subliminal (au-dessous du seuil) : ce dernier, analogue au moi ancestral, à celui des animaux supérieurs et des primitifs, constituerait une sorte de vie végétative. L’inconscient et le conscient réagissent l’un sur l’autre. L’acte automatique joue un rôle dans la vie humaine, comme l’acte conscient. On constate chez l’être le plus intelligent des actes demi conscients. Psychologues, psychiatres, occultistes, métaphysiciens, sociologues, etc., ont dû tenir compte de l’inconscient dont ils ont étudié les effets dans la vie morale, intellectuelle et sociale de l’humanité.

Nous venons de parler de psychologie anormale. Elle a été le point de départ de recherches intéressantes. De nouvelles méthodes lui ont apporté leur concours. La psychothérapie a l’ambition de guérir les maladies de l’âme. Elle les traite comme des maladies du corps et s’efforce d’en prévenir le retour. La psychiatrie les constate et met en lumière différentes psychopathies. Les psychiatres font souvent fausse route. Ils ont les défauts de tous les spécialistes : ils ne voient qu’un aspect de la réalité. Les psychiatres mettent les artistes au nombre des « paranoïaques ». Tout ce qui sort de l’ordinaire est, par eux, traité de folie.


Ainsi, la psychologie envisage l’homme dans toutes ses attitudes. Elle le dissèque, le pèse, l’analyse, le triture en tous sens. Ce qui est dangereux, c’est l’abus qu’on fait de la psychologie. La psychologie des écrivains et celle des philosophes ne se ressemblent guère ; cependant, à ne faire que de la psychologie, objective ou subjective, expérimentale ou non, on risque d’être obsédé par l’idée fixe, qui est elle-même un cas fort curieux de psychologie anormale et pathologique. — Gérard de Lacaze-Duthiers.

PSYCHOLOGIE. La psychologie a été incorporée à la philosophie en compagnie de la logique, de la morale et de la métaphysique.

C’est là un reste de la confusion primitive, où les connaissances scientifiques, la religion, la morale et la politique formaient un tout indivis.

On a même nié la psychologie ; Auguste Comte voulait en faire une partie de la sociologie, partant du fait que l’homme est un être social.

C’est une erreur. On pourrait plutôt rattacher la morale à la sociologie. Parce que la morale, science de ce qui doit être et non de ce qui est, gouverne le rapport des hommes entre eux.

On a voulu aussi faire de la psychologie une annexe de la physiologie, sous prétexte que le cerveau, organe de l’esprit, est une partie du corps.

Là aussi on s’est trompé, conduit par un matérialisme mal compris.

Le sphygmographe peut nous enseigner que le pouls précipite ses battements sous l’influence d’une émotion, mais il ne nous dit rien de l’émotion elle-même.

Le vrai est que la psychologie comporte une méthode spéciale, l’introspection, qui la rend très difficile, parce que le sujet de l’expérience en est en même temps l’objet. De là le peu de progrès fait par la psychologie depuis Aristote qui, déjà, avait découvert l’association des idées, dont l’étude fut complétée de nos jours par Stuart Mill.

La vieille théorie des facultés de l’âme : sensibilité, intelligence, volonté, n’a pas pu être remplacée.

L’introspection est complétée par l’extrospection, c’est-à-dire par l’observation des autres : enfants, vieillards, aliénés, idiots, hommes d’intelligence diverse. Mais nous ne pouvons connaître de l’âme des autres que ce qu’ils veulent bien nous en livrer ; en outre, il est peu de personnes vraiment capables de s’observer elles-mêmes ; le connais-toi toi-même socratique est rare.

Les faits psychologiques ont été étudiés aussi par leurs contours, si on peut s’exprimer ainsi. On a pu mesurer le temps qu’ils mettaient à se produire. C’est quelque chose ; mais cela ne dévoile pas le mécanisme intime de la pensée qui, peut-être, échappera toujours à la connaissance humaine. On a étudié avec plus de fruit ce qu’on pourrait appeler la psycho-sociologie, étude de l’influence du milieu social sur l’individu.

La psychanalyse de Freud est venue donner une vigueur nouvelle à la psychologie endormie dans les vieilles formules. On s’est livré à des interrogatoires très minutieux pour découvrir l’origine d’une obsession, d’une phobie ou d’une idée fixe. Freud, comme tous les auteurs de systèmes, a eu le tort de pousser à l’exagération l’influence de la sexualité dans la constitution de l’âme humaine.

Certes, le besoin sexuel, venant après les besoins de nourriture et de sommeil, ne peut pas ne pas avoir un rôle important dans l’esprit humain. Néanmoins, il n’y a pas que le sexe dans la vie mentale.

Freud, néanmoins, a rendu et rendra de grands services en portant à faire attention aux paroles, notamment en matière d’éducation. Il est des paroles qui ont la nocivité de poisons. Un enfant sera à jamais incapable, parce qu’on lui aura répété qu’il est incapable. En l’humiliant de manière constante, on provoque en lui des complexes d’infériorité qui pourront le diminuer sa vie entière.

Nos pères et nos grands-pères se conduisaient à cet égard comme des barbares. Ils croyaient avoir fait tout leur devoir en donnant à leurs enfants le vivre et le couvert. Ils passaient sur eux leur mauvaise humeur, leur volonté de puissance, s’ingéniant à les humilier.

La psychologie a été aussi appliquée à l’orientation professionnelle. Par des tests, on évalue les aptitudes des enfants et on leur conseille d’entreprendre une profession en rapport avec leurs dons naturels. Mais ces études sont encore bien loin d’être au point, d’autant mieux que, dans la société présente, c’est la situation et la fortune des parents, et non les aptitudes de l’enfant, qui déterminent son avenir. — Doctoresse Pelletier.

PSYCHOLOGIE. I. Comparée. Socrate donnait à l’homme un excellent conseil, en lui disant : « Connais-toi toi-même. » Le difficile est de l’appliquer. Faut-il faire porter exclusivement l’examen sur sa propre personnalité ? Est-il opportun d’étendre ces investigations à d’autres êtres, et, de l’analyse de leurs réactions élémentaires, déduire quelques notions sur le fonctionnement si complexe de notre esprit ?

La première méthode, pratiquée depuis la plus haute Antiquité, est celle de la psychologie classique, à laquelle des savants réputés demeurent fidèles. Ainsi, M. R. Anthony, professeur au Muséum, écrivait, il y a cinq ans : « Du moment où l’on distingue une psychologie, on ne peut l’entendre que comme la science des faits de conscience envisagés en tant que faits de conscience, et rien de plus, rigoureusement ; il est impossible de vouloir étendre au-delà les limites de son champ. De cela résultent : directement, que la psychologie objective n’est pas de la psychologie et, indirectement, que la psychologie zoologique n’est pas une science, mais un fantôme de science seulement… » Ce ne serait que des parties de la physiologie non dépourvues d’intérêt, certes, mais ne nous renseignant guère sur la nature et le jeu de notre esprit.

Cette psychologie classique nous a rendu le service d’analyser les plus fines nuances qui colorent l’expression de notre psychisme. Mais, depuis longtemps, elle ne fait plus que piétiner sur place. Elle s’en tient à la forme, elle n’atteint pas les fondements de notre activité mentale.

La plupart des philosophes et des savants de notre époque s’engagent dans une autre voie. M. J. Lhermitte, de la faculté de Médecine, nous dit : « Sans diminuer la valeur de l’introspection, il est permis, croyons-nous, de soutenir que la meilleure manière de se connaître soi-même, c’est d’abord de connaître son cerveau. » L’introspection peut même nous égarer. MM. Delmas et Boll font observer que : « La connaissance de la personnalité d’un de nos semblables – et en particulier de notre propre personnalité – présente des difficultés considérables, qui sont imputables à plusieurs raisons : nous n’assistons jamais qu’à des faits, à des manifestations dynamiques ; seule une abstraction bien conduite permet de remonter du dynamisme au statisme, et on concevra les possibilités d’erreur qui peuvent se glisser dans de telles interprétations ; la personnalité innée est inconsciente, et chacun de nous se forge des idées erronées à ce sujet, idées qui proviennent de tout un système de raisonnements justificatifs et dont il convient, avant tout, de faire table rase. »

Il faudrait pouvoir expérimenter, dissocier les manifestations dynamiques de l’esprit, les actes ; en isoler et en fixer les parties. Opération à peu près impossible à réaliser sur nous-mêmes, presque aussi impossible à réaliser sur nos semblables, dont la conscience s’harmonise à la nôtre, obéit trop volontiers aux suggestions de celui qui l’interroge.

En somme, pour arriver à connaître l’homme, il faudrait observer et interpréter ses actes comme s’il s’agissait d’un animal, et non sans prudence encore. Pourquoi ne pas nous adresser directement à l’animal ?

Autre motif. Pour bien connaître la psychologie de l’adulte, n’est-il pas indispensable d’être éclairé sur son évolution ? « Aucun fait n’est plus certain que le développement naturel et graduel de l’esprit à partir d’un début extrêmement simple ; aucun fait n’a de signification pratique et philosophique plus élevée, et aucun, cependant, n’est plus généralement méconnu. Nous savons fort bien que les plus grands hommes furent un jour des enfants, des embryons, des cellules sexuelles, et que les plus grands esprits furent un jour des esprits d’enfants, d’embryons, de cellules sexuelles ; et pourtant, ce fait extraordinaire n’a exercé que fort peu d’influence sur notre façon de concevoir la nature de l’homme et de l’esprit. Plus encore que pour le développement du corps, nous serons obligés de nous fier à la comparaison entre l’ontogénèse de l’homme et celle des animaux. » (Ed. Grant. Conklin, université de Princeton.)

« Le sens et la courbe évolutive d’une fonction ne peuvent être obtenus que par son étude dans les différentes espèces. Plus elle devient complexe et plus cette nécessité s’impose. La psychologie ne saurait se limiter à l’homme. Elle doit même s’adresser d’abord à des séries animales, où le soudain éveil d’acquisitions héréditaires ne risque pas de trop submerger les termes régulièrement progressifs d’une fonction qui se développe. » (Henri Wallon, maître de conférences à la Sorbonne, 1930.)

Mais il ne faut pas confondre la psychologie comparée avec ce que l’on nous a souvent présenté comme la psychologie animale, sujet d’extase en présence de bêtes auxquelles il ne manque que la parole, auxquelles même, parfois, on donne la parole pour notre propre édification.

« Le principe de la psychologie comparée est directement opposé à l’objection d’anthropomorphisme que s’est attirée parfois la psychologie animale. Sans doute, faire de l’histoire naturelle une sorte de miroir, sur lequel chaque espèce refléterait quelqu’un des traits dont l’homme a coutume de composer son propre visage, ce serait refaire en langage abstrait et pédantesque les caricatures, déjà bien oubliées, de Grandville. Le but est, au contraire, d’échapper aux interprétations de la conscience qui affuble nécessairement toute réaction des modalités et dénominations dont elle est en quelque sorte la somme – intention, délibération, choix – et leurs motifs subjectifs : sentiments, désirs, répugnances… C’est choisir les conditions d’individu et de milieu où cette affabulation est le moins probable, pour ne connaître des réactions observées que leurs concomitants et leur raison nécessaire. » (H. Wallon.)

Un des points qui nous intéressent le plus, c’est la corrélation entre la pensée et ses organes, système nerveux et cerveau. Or, sur l’homme, l’expérimentation est impossible ; seules les monstruosités, les malformations, les blessures nous fournissent quelques données. Si nous nous adressons aux animaux, abstraction même faite de l’expérimentation proprement dite, nous pouvons suivre, à travers toute la série des espèces, le développement progressif de tout le système, depuis l’arc réflexe le plus élémentaire jusqu’aux couches supérieures de l’encéphale, aux lobes frontaux dont le volume caractérise l’espèce humaine. Nous pouvons en tirer de précieuses données relativement au progrès psychique.

Les méthodes à suivre pour l’étude de la mentalité animale sont l’observation et l’expérimentation.

Elles se distinguent peu tant que l’on n’envisage que les animaux les plus inférieurs, infusoires par exemple, auxquels on peut difficilement faire subir des modifications individuelles et dont on se borne à observer le comportement dans un milieu qui ne subit que des variations d’ensemble semblables à celles que provoquent les agents naturels, changements d’éclairage, de température, de concentration saline ou gazeuse. Les deux théories principales issues de ces observations sont celles de Loeb, des tropismes ; les mouvements de l’animal sont des mouvements forcés, indépendants de sa volonté, conséquences des réactions physico-chimiques de sa substance. À un degré supérieur, les forces internes sont mises en action par des changements brusques ou des dissymétries du milieu ; « l’animal est orienté par sa sensibilité différentielle ; 2° Jennings explique le comportement par la théorie des essais et des erreurs, imaginée d’après l’effet que le spectacle produit sur nous. L’animal exécute des mouvements au hasard, dans toutes les directions, jusqu’à ce que le résultat soit atteint, après quoi le mouvement cesse. » C’est d’ailleurs à peine s’il y a quelque chose de moins mécanique, de moins déterminé que dans la théorie de Loeb.

C’est lorsque l’on s’élève à des êtres moins simples que l’observation et l’expérience se caractérisent véritablement. La première vise surtout à être descriptive. Elle étudie l’animal à l’état libre, dans son milieu, dans des conditions normales. Elle a été pratiquée par Fabre – peut-être avec un peu trop d’imagination sympathique et une idée trop classique de l’instinct, nous dit M. A. Lalande.

La seconde est explicative. Partant de la considération des actes les plus élémentaires, dont nous venons de faire mention, elle provoque et étudie leur complication progressive ; elle pose en quelque sorte des problèmes aux patients. L’expérimentation met en œuvre des stimulus de plus en plus compliqués, pour voir de quelle façon les animaux y répondent ; elle s’efforce de faire s’établir des réactions acquises adaptées à des événements devenus coutumiers, à mesurer le temps, le nombre d’épreuves nécessaires pour réaliser cette éducation, la durée de persistance de la mémoire, le secours que les expériences passées apportent à la ré-acquisition des gestes appropriés au cours d’expériences ultérieures.

La pratique de ce dressage, la comparaison des résultats numériques qu’il fournit permettent de distinguer les aptitudes et le degré d’intelligence des espèces animales, et même des individus d’une même espèce. Il s’agit de parcourir, à la recherche de la nourriture, des circuits, les uns conduisant au but, les autres en impasse, de discerner la forme ou la couleur des récipients qui la contiennent, de portes à ouvrir, de mécanismes à faire jouer, d’outils à inventer. Des singes, par exemple, non seulement savent faire usage de bâtons, mais aussi emmancher deux bambous l’un dans l’autre pour atteindre un objet désiré.

On a proposé de dresser des animaux bien doués à des opérations de triage fastidieuses pour l’homme. « Il n’est pas interdit de penser qu’un jour, des équipes d’animaux se substitueront à l’homme pour les travaux industriels inférieurs. On utilise encore l’homme pour un certain nombre de ces travaux, faute de pouvoir lui substituer des appareils automatiques économiquement utilisables : par exemple, pour la séparation d’objets ne présentant que des différences de couleur ou de dessin, le classement des fruits selon leur maturité, d’œufs suivant leur fraîcheur, le classement des déchets métalliques d’après leur couleur, le triage de certaines semences, le triage des laines et cotons bruts, etc. Pour quelques-unes de ces opérations, le cerveau animal serait d’un emploi beaucoup plus économique que le cerveau humain. » (C. Bussard, Revue Scientifique, 13 juin 1931.) Les capitalistes, américains surtout, veulent, par la rationalisation, faire de l’homme, moins qu’un animal, un automate ; il s’agit maintenant d’éduquer l’animal pour lui faire concurrencer l’homme.

On veut aussi tirer de l’animal des éclaircissements sur la sociologie ; comprendre comment un chef peut se dégager de la masse des sujets, comment peut s’établir une hiérarchie. « Jusqu’à présent, les lois sociales les plus simples nous ont échappé ou, du moins, nous n’avons pu les connaître avec certitude, faute pour le sociologue de disposer de la faculté d’expérimenter, comme on le fait dans toutes les sciences qui ne touchent pas à l’homme. Lorsqu’on sera en mesure de créer et de modifier à sa guise de petites sociétés animales, on pourra, peut-être, dégager des expériences faites des lois fondamentales qui régissent la grande Société, la nôtre. » (Id.) L’auteur paraît perdre de vue que ce qu’il faudrait observer, puisque les hommes ont créé eux-mêmes leur grande société, ce sont les gouvernements que se donneraient spontanément les animaux ; mais ils ne sont pas si bêtes.

Ce rêve d’une « Zoo-Sociologie Expérimentale » n’est sans doute pas près de se réaliser. Faut-il le regretter ? Des législateurs à quatre pattes seraient peut-être plus sages et moins dangereux, surtout, que des législateurs aux mains avides, aux doigts trop crochus.

Cette digression était pour faire sentir le danger que peut présenter l’école analogiste qui « s’efforce de comprendre les réactions animales par leur ressemblance avec celles de l’homme, et de les traduire en termes de conscience. Elle a le grand intérêt de faire de l’observation zoologique un instrument de psychologie comparative et de toucher par suite aux problèmes concernant la place de l’homme dans la nature et la genèse de ses facultés mentales. Mais c’est une méthode très glissante, où l’on est facilement tenté de prendre pour une explication la simple analogie avec les faits auxquels nous sommes accoutumés, ou de prêter aux animaux des phénomènes de conscience qui en font de petits hommes. » (A. Lalande, 1930.) Il faut : « Ne jamais interpréter une action comme l’effet d’une faculté mentale supérieure, quand elle peut être considérée comme produite par une faculté occupant un degré inférieur de l’échelle psychologique ». (Morgan, cité par A. L.)

Dans un livre consacré à la psychologie comparée (A. Costes, édit.), Mlle M. Goldsmith nous montre quelles sont les données que nous fournit aujourd’hui cette partie de la science, encore peu approfondie, et aussi les promesses qu’elle nous apporte. Après avoir indiqué que ni la théorie des essais et des erreurs, ni celle des tropismes ne nous donnent l’explication des premiers actes impliquant le psychisme, elle montre que les réflexes, actes conscients ou inconscients, se distinguent des tropismes, surtout en ce que les voies qu’ils empruntent pour se manifester – système nerveux – sont visibles pour nous. Elle en vient aux instincts, réflexes héréditaires, moins parfaits et plus perfectibles qu’on ne croit. Je considère, pour ma part, l’instinct comme l’emploi rationalisé d’une force nerveuse parcimonieusement mesurée. Elle traite en dernier lieu des actes relevant de l’intelligence proprement dite, caractérisés par ce fait qu’au lieu d’obéir à l’excitation du moment, ils se combinent avec les excitations antérieures par le moyen de la mémoire et de processus associatifs. Suivi à travers toute la série animale, le développement intellectuel n’est pas régulièrement graduel ; mais dans chacun des grands groupements zoologiques, il s’accroît des formes inférieures aux supérieures, puis, dans le groupe suivant, redescend pour remonter plus haut. En fin de compte, Mlle Goldsmith conclut : « Les méthodes, encore toutes nouvelles, de la psychologie animale se perfectionneront et s’unifieront. Et, alors, de vastes possibilités s’ouvriront à des séries de travaux systématiques… ; enfin, on pourra étudier la dépendance des aptitudes psychologiques d’un animal vis-à-vis de son milieu et de ses conditions de vie. » L’animal humain fera son profit des renseignements fournis par ses frères inférieurs.

II. Collective. — On n’est pas encore parvenu a tracer une ligne de démarcation incontestée entre le domaine de la psychologie et celui de la sociologie, ou encore à déterminer la part qui revient à l’individuel et au collectif dans la naissance et le développement des idées de l’homme et dans l’évolution des sociétés. Que ces deux sciences tendent à empiéter l’une sur l’autre, cela, nous le verrons, est assez naturel ; mais, ce qui est plus grave, c’est que chacune émet la prétention d’absorber l’autre.

Tout rapporter à l’individu, considéré comme un absolu, unique promoteur et légitime bénéficiaire de toute activité intellectuelle, amène inévitablement à professer l’individualisme égoïste. Toutefois, si cette inclination est fâcheuse, elle ne saurait, lorsqu’elle reste strictement personnelle, porter grand préjudice à la société. Celui qui ne compte que sur ses propres forces pour imposer sa loi se heurte bientôt à des résistances qui réfrènent son ambition. La suprématie d’un seul sur tous a peu de chances de durée. Pour se satisfaire, les égoïsmes ont toujours dû former des coalitions, se constituer en castes ou classes poursuivant la conquête du pouvoir, détenant la gestion de la chose publique. Mais, du fait même que l’égoïste s’incorpore à un groupement d’intérêts, il abdique une partie de ses prétentions, hypocritement sans doute, mais, pratiquement, il est devenu sociable.

La prééminence de la collectivité sur l’individu est un principe d’une portée infiniment plus redoutable. Certes, tant que l’agrégat reste sans organisation, n’est qu’une foule capricieuse, la contrainte qu’il exerce sur des dissidents, violente parfois, n’est guère durable. Par contre, dès que des groupements d’intérêts se sont dégagés du chaos, celui d’entre eux qui s’est assuré la supériorité veut qu’elle soit reconnue comme fondée en droit. Il prétend être l’âme du corps social. Il invoque l’existence d’une conscience collective dont il serait l’organe.

Cette notion de conscience collective, demeurée longtemps imprécise, on a cherché à la justifier en s’appuyant sur la biologie.

Un sociologue contemporain, Espinas, considérait l’individu comme une synthèse d’organes ; il serait plus exact de dire synthèse de fonctions. La société serait une synthèse d’individus. « La même concentration qui, en produisant l’individualité organique, fait surgir une conscience, la conscience individuelle, ne peut pas, lorsque, en se poursuivant, elle produit la société, ne pas de même faire surgir en elle une conscience : la conscience collective. La participation de plusieurs éléments vitaux à une même fonction essentielle, c’est le concours biologique… La conscience qui résulte de ce concours est la même, en nature, chez la société et chez l’individu. » (Espinas, d’après Davy.)

Le concept de conscience individuelle est une survivance animiste, la croyance « à un animal invisible habitant à l’intérieur de l’animal visible ». En fait, il y a la pensée de l’homme, pensée qui comporte des degrés, une hiérarchie, si l’on veut, mais reposant seulement sur la précision de son objet et l’étendue de sa compréhension. « Nous pensons avec tout le corps, sans doute, et non avec le cerveau seul ; mais cela ne saurait signifier que le cerveau n’est pas l’organe le plus élaboré, celui qui marque le mieux le niveau de notre évolution. » (Léon Brunschvicg.) Cela est incontestable lorsqu’il s’agit de motiver la place occupée par l’homme dans la série animale. Dans l’être humain, la fonction du cerveau est une fonction de coordination intégrée dans l’ensemble des autres. À mesure que le flux nerveux ou psychique s’élève d’un échelon, intéresse des régions supérieures, il s’associe à d’autres courants, se coordonne avec eux, d’obscur devient clair, s’achève en pensée réfléchie accompagnée de jugement. On peut alors le qualifier de pensée consciente, sans prétendre que sa nature ait changé.

Y a-t-il dans une société quelque chose d’analogue qui mérite d’être qualifié de conscience collective ou sociale ? On peut assurément relever certaines analogies. Il y a dans le corps social des courants d’idées qui restent confinés dans un domaine restreint, associations civiques ou économiques à buts limités ou temporaires. D’autres englobent des intérêts plus généraux, mais localisés, sans grand retentissement extérieur. D’autres animent les grands appareils fonctionnels de l’État, inspirent leurs statuts et règlements professionnels, entretiennent leurs coutumes, vivifient leur esprit de corps. Enfin, des institutions communes consacrent la cohésion d’une nation.

Mais, de cet ensemble, plus ou moins judicieusement systématisé, voyons-nous surgir quelque chose de comparable à une entité de caractère transcendant, à laquelle nous devrions rendre hommage en la reconnaissant comme conscience sociale à caractère impératif, conscience nationale, dans l’état présent du monde ?

La personnification de la société comme qualitativement différente des personnes composantes est une pure hypothèse métaphysique. La réalité de la conscience sociale exigerait « que la France fût une personne, que l’Autriche fût une personne, que l’Humanité pût devenir un jour une personne, que la conscience collective eût une existence et une sorte de moi distinct de nos consciences propres. » (Alfred Fouillée). Durkheim l’admettait parce que, disait-il, la société est « la source et le lieu de tous les biens intellectuels qui constituent la civilisation ». Il n’y a là qu’une part de vérité. « La source et le lieu ne constituent pas une conscience. La vraie source, d’ailleurs, le vrai lieu de la civilisation est dans les consciences individuelles qui, réunies en société, réagissent les unes sur les autres. C’est sans doute la société qui nous affranchit de la nature ; mais en résulte-t-il que nous devions nous la représenter comme un être psychique supérieur à celui que nous sommes et d’où ce dernier émane ? Cette théorie métaphysique de l’émanation sociale ne nous paraît guère plus soutenable que celle de l’émanation divine. » (A. Fouillée.)

Mais, une fois écartée cette notion de conscience collective et désavouées les redoutables entités dans lesquelles on prétend l’incarner, il reste l’interaction des pensées individuelles et des idées qui règnent dans le milieu social. « Il n’est rien dans l’individu qui ne soit marqué de l’empreinte sociale, il n’est rien en lui qui ne réagisse sur la société, qui ne tende à la transformer plus ou moins et, par là, à transformer tous les autres esprits, et à le transformer, indirectement, lui-même. » (Fr. Paulhan.)

Quelle influence l’esprit individuel exerce-t-il sur les courants d’idées qui règnent dans le milieu social ? Quels germes de progrès y introduit-il ? Comment les innovations dues à son initiative se font-elles admettre et arrivent-elles à influer sur le comportement et l’orientation du groupe ? Cela constitue un chapitre de la sociologie.

De quels éléments empruntés au milieu social se forme et s’alimente la pensée personnelle ? Quel cadre ce milieu impose-t-il à l’activité intellectuelle ? Quelle aide lui apporte-t-il ? Quel frein lui impose-t-il ? C’est là une partie essentielle de la psychologie que l’on tend aujourd’hui à étudier et à systématiser sous le nom de psychologie collective.

L’objet de cette science est extrêmement complexe, « l’étude en est à peine abordée » (Ch. Blondel). Non pas que cet objet ait été méconnu, mais on a apporté trop de passion dans l’interprétation des faits sur lesquels on pouvait s’appuyer pour la recherche. Sociocrates et individualistes égoïstes les dénaturaient au bénéfice de leur doctrine.

Dès la naissance, le milieu intervient dans la formation intellectuelle de l’enfant. « Alors que la plupart des animaux peuvent être abandonnés à eux-mêmes peu de temps après leur naissance, l’enfant a besoin, pendant de longues années, d’une protection attentive. Lorsqu’il est devenu un tant soit peu viable, il est déjà socialisé. » (G. Bouthone.) Auguste Comte admettait que, par sa nature même, la pensée de l’enfant évoluait conformément à la première phase de sa loi des trois états, qu’elle commençait par avoir un caractère animiste, religieux et même fétichiste. C’était attribuer à une innéité, dans le secret de laquelle nul ne peut pénétrer, pas même le sujet qui ne conserve aucun souvenir de sa toute première enfance, ce qui provient de l’ambiance. « Il ne faudrait pas confondre avec une interprétation spontanée les personnifications d’objets inanimés dont parents et nourrices croient devoir se servir pour entrer en communication d’idées avec l’enfant et pour se mettre à sa portée. Pour étudier avec fruit le développement de l’âme enfantine, il importerait d’éliminer rigoureusement les influences étrangères ; ce qui n’est pas possible. » (Weber.) Plus tard, c’est le langage qui impose son cadre à la pensée, et le langage est apport social. Il n’est sans doute pas de pensée qui ne soit accompagnée de parole intérieure. L’être lui-même ne prend pleinement conscience de son existence que par ses relations avec la société. La durée, hors de celle-ci, ne serait pour lui qu’une sensation imprécise. La mémoire ne permet de classer les incidents personnels qu’avec l’aide des repères empruntés aux groupements auxquels on est incorporé : famille, milieux professionnel ou politique, dont les éphémérides ou la tradition précisent la date.

Les tendances physiologiques et psychiques, les sentiments affectifs font partie de notre innéité, mais la société leur impose leur forme et leur fournit les moyens d’expression qu’elle maintient dans des limites étroites et dont elle réfrène les écarts. Cette inhibition, à son tour, est source de progrès individuel.

Toute la formation technique et scientifique de l’homme est l’œuvre de la société ; l’homme n’apporte que ses tendances et ses aptitudes ; la matière et les instruments, grâce auxquels ces dons innés seront mis en valeur, sont un apport social.

Le champ d’action de la psychologie collective est donc fort étendu. De l’étude de cette partie de la science dépend la solution de nombreux problèmes sociaux, au nombre desquels il faut compter ceux qui sont relatifs à l’éducation. — G. Goujon.


PUBERTÉ n. f. (du latin : pubis, poil). L’époque de la puberté est celle où les organes sexuels des jeunes gens arrivent à un état de développement notable, où des spermatozoïdes se forment dans les testicules du garçon, où les menstrues surviennent chez la fille, provoquées périodiquement par l’expulsion d’un ovule mûr. Des poils naissent, chez le mâle, à la racine de la verge, plus tard au creux des aisselles, sur les joues et le menton. Testicules et verge augmentent de volume, alors que le scrotum prend une couleur brunâtre, se couvre de poils et se plisse. Les organes génitaux se gonflent et se durcissent sous l’effet d’impressions voluptueuses ou d’attouchements même minimes. La voix s’abaisse d’une octave environ ; parfois, cette mue résulte d’une transformation progressive et insensible ; parfois, elle s’accompagne d’enrouement et de troubles divers dans la tonalité. C’est à la castration pré-pubère que les chantres de la chapelle Sixtine, à Rome, devaient leur voix de femme, à diapason élevé. Chez la jeune fille, la puberté se manifeste par le développement des mamelles, une tendance à l’adiposité, l’apparition des menstrues. Des poils naissent sur le pubis, quelques semaines avant la venue de ces dernières, d’autres poussent aux aisselles, quelques semaines après. Le bassin s’élargit ; hanches et poitrine s’arrondissent ; les ovaires augmentent de volume et la longueur de l’utérus s’accroît considérablement ; à noter encore l’agrandissement des petites lèvres du vagin, la formation des bulbes vulvaires, le développement du clitoris. Les troubles spéciaux annoncent les premières règles ; parfois, le cœur devient le siège de désordres passagers ; la voix s’abaisse de deux tons seulement, en moyenne.

Dans les pays chauds, garçons et filles sont précoces ; chez les Hindous, il n’est pas rare de trouver un mari de quinze ans accouplé à une femme de douze ans. Mais les excès sexuels, à un âge trop tendre, ont des effets désastreux et pour l’espèce et pour les individus. La menstruation est plus rapide dans les races méridionales, à la ville, chez les filles riches ; plus tardive dans les races du Nord, à la campagne, chez les filles pauvres. À Paris, l’âge moyen est de 14 ans et demi.

En règle générale, le garçon est moins précoce ; puis son évolution sexuelle est plus lente. C’est vers 14 ans que ses poils pubiens se développent ; c’est vers 17 ans que ses organes génitaux acquièrent un volume assez considérable. Les modifications physiologiques qui caractérisent la puberté s’accompagnent de troubles psychologiques, souvent décrits par les poètes et les romanciers. Des aspirations vagues, des désirs mal définis, une inquiétude dont il ne connaît pas la raison tourbillonnent dans l’esprit de l’adolescent. Des bouffées de chaleur lui montent au visage ; il rougit facilement ; aisément, ses yeux se remplissent de larmes. Caresses et baisers maternels, joies simples de l’amitié, pratiques d’une dévotion outrancière et morbide sont désormais incapables d’éteindre le feu dont il brûle intérieurement. C’est l’époque des rêves héroïques, des productions enchanteresses et sublimes de l’imaginative ; c’est aussi celle où l’obscénité fleurit, car ils sont rares les jouvenceaux modernes qui ne soupçonnent point où la nature les conduit. Tout devient pour eux matière de plaisanteries sexuelles ; torturés par les impulsions énergiques de l’instinct procréateur, ils cherchent un dérivatif dans les lectures et les conversations grivoises. Presque tous recourent à l’onanisme solitaire ou collectif.

Sujette à de rapides variations d’humeur, à la fois vive et timide, la jeune fille ressent, elle aussi, une ardeur qu’elle ne s’explique pas. Des crises de larmes succèdent à de bruyantes explosions de joie ; c’est l’époque par excellence des amitiés tendres et de l’exaltation religieuse. Une extrême susceptibilité s’allie au désir secret d’être l’objet de soins empressés. La présence d’un compagnon masculin jeune et beau provoque chez la jouvencelle un trouble délicieux. De cet éveil de la sexualité dans une âme candide, l’auteur de Daphnis et Chloé nous a laissé une description d’une étonnante fidélité. Un jour que Chloé lavait le corps de Daphnis, elle s’avisa qu’il était beau, ce qu’elle n’avait point jusque-là remarqué ; sa peau lui parut douce et fine ; elle rêva de revoir son compagnon se baigner. Bientôt son esprit fut obsédé par l’image de Daphnis. « Ce qu’elle éprouvait, elle n’eût su dire ce que c’était, simple fille nourrie aux champs, et n’ayant ouï en sa vie le nom seulement d’amour. Son âme était oppressée ; malgré elle, bien souvent ses yeux se remplissaient de larmes. Elle passait les jours sans prendre de nourriture, les nuits sans trouver de sommeil ; elle riait et puis pleurait ; elle s’endormait et aussitôt se réveillait en sursaut ; elle pâlissait et, au même instant, son visage se colorait de feu. La génisse piquée du taon n’est point si follement agitée. » Plus discrètes que les garçons, concernant les choses sexuelles, les jeunes filles s’éprennent souvent entre elles d’amitié amoureuse ; peu vont jusqu’à la masturbation mutuelle. Cette pratique, fort répandue parmi les femmes d’âge mûr, sévit à un degré moindre dans les pensionnats féminins que dans les internats de garçons. Instinct procréateur, caractères physiques et moraux, dont l’apparition détermine la puberté, résultent moins de la présence d’éléments séminaux arrivés à maturité que de l’action de substances excitantes, sécrétées dans les parties génitales et répandues dans tout l’organisme.

La découverte de ces substances, les hormones, et de leur rôle, écrit le docteur Vachet dans son beau livre L’Inquiétude sexuelle « repose sur certaines expériences décisives, dont les principales sont l’ablation des glandes génitales chez le mâle et chez la femelle, la transplantation de tissu glandulaire chez les animaux préalablement castrés, l’injection aux castrats du suc glandulaire dont ils sont privés. Nombreux sont les savants qui, dans ces vingt dernières années, ont fondé sur de telles expériences les connaissances solides que nous possédons aujourd’hui. » Or, la sécrétion des hormones commence à la fin de la première enfance ; d’où il résulte que l’inquiétude sexuelle existe dès la période pré-pubère, quoi qu’en disent les auteurs traditionnalistes, respectueux des préjugés chrétiens. Freud a raison de placer avant la puberté les premières manifestations de l’instinct de reproduction. Mais nous ne saurions le suivre lorsqu’il étudie la sexualité chez le bambin. C’est un plaisir voluptueux, selon Freud, qu’éprouve l’enfant qui tète sa mère ou se réchauffe contre son sein : « L’acte qui consiste à sucer le sein maternel devient le point de départ de toute la vie sexuelle, l’idéal jamais atteint de toute satisfaction sexuelle ultérieure. » Frottement et chatouillement de certaines parties du corps, les zones érogènes, défécation et mixtion, après retenue intentionnelle, des excréments et de l’urine seraient des manifestations de l’érotisme enfantin. Amour de la mère, jalousie haineuse du père ou des frères, curiosité sexuelle, cruauté voluptueuse découleraient, plus tard, du même sentiment. L’enfant, toujours d’après Freud, fixe d’abord sa libido sur un objet d’élection, la mère par exemple, puis se met en imagination à la place du père, adoptant son caractère et se conformant à ses interdictions. Lorsqu’il comprend que son père est un obstacle à son amour, il le hait. D’où le complexe d’Œdipe, fait de haine et d’amour, qui se dissoudra plus tard, lorsque s’accroîtra la séparation entre la mère et le fils. À la puberté, complexes parentaux et tendances génitales erratiques fusionnent harmonieusement, chez les individus normaux. Le primat des organes génitaux s’affirme sur les autres zones érogènes ; l’objet du désir devient la personne du sexe opposé ; plaisir physique et tendresse amoureuse arrivent à fusionner.

Ces doctrines ingénieuses ont le tort d’être des constructions hypothétiques, que les faits sont loin de toujours confirmer. Par contre, l’existence de plaisirs sexuels dans la période pré-pubère est certaine. Jean-Jacques Rousseau raconte qu’à onze ans, une Mlle de Valson fit de lui son galant ; il prit la chose au sérieux et assure que, s’il l’aimait en frère, il en était jaloux en amant. Sacher Masoch avait dix ans quand eut lieu la scène qui détermina sa perversion. Le docteur Vachet a reçu cette confession d’un jeune homme : « Je devais avoir environ quatre ans, et j’étais en parfaite santé, lorsqu’un jour, grimpant à un prunier, j’éprouvai une sensation étrange, à la fois amollissante et agréable, que je pris pour une envie d’uriner. Je m’efforçai à plusieurs reprises de la renouveler et j’y parvins presque régulièrement. Vers le même temps, un camarade de jeu, plus âgé que moi d’une année, me raconta que sa mère l’embrassait sur les fesses et que cela lui plaisait beaucoup. À nous deux, nous essayâmes de renouveler cette satisfaction qui, autant qu’il m’en souvienne, était beaucoup plus psychologique que physique. Peu de temps après, nous nous séparâmes et je ne pensai plus à ces choses. J’avais dix ans lorsque, à la campagne, une voisine, jeune fermière, qui me témoignait de l’affection et me gâtait, m’emmena dans un grenier où il faisait très chaud. Elle m’étendit à côté d’elle sur du foin et prit jeu à me chatouiller. Je devais être en état d’excitation et elle s’en aperçut. Toujours sous prétexte de jeu, elle défit mon vêtement et se mit à me caresser. Puis, feignant d’avoir trop chaud, elle se dévêtit aux trois quarts et commença à me donner une leçon d’anatomie. Je me sentais très excité et ce fut sans difficulté que je me prêtai à un exercice qui me fit éprouver une sensation violente, alors elle me serra contre elle en m’embrassant. Comme personne ne pouvait la soupçonner, et qu’avec un garçon de mon âge elle ne craignait point d’être fécondée, elle continua ce manège, durant tout le temps de mon séjour à la campagne. Je me sentais dans un état de trouble et de fatigue extrême. Je n’ai plus eu de ces relations avec cette femme, mais toute ma jeunesse a été hantée de ce souvenir qui me procurait un mélange de plaisir et de honte. Je me suis souvent demandé si cela ne me rendrait pas fou quelque jour. »

Des sensations érotiques si prononcées, pendant la période pré-pubère, sont exceptionnelles sans doute ; néanmoins, si une fausse honte n’empêchait bien des aveux, nous saurions que le nombre est grand de ceux qui, durant leur enfance, ressentirent des impressions sexuelles plus ou moins vagues. Inspirés par le christianisme, les moralistes occidentaux ont jeté l’anathème sur les plaisirs de la chair. Un opprobre accablant pèse sur tout ce qui concerne la procréation ; les organes sexuels sont réputés honteux ; l’union de l’homme et de la femme est entourée d’innombrables restrictions. Dans L’Éducation Sexuelle, un ouvrage qui lui fait honneur, Jean Marestan s’élève contre cette sotte pudibonderie. Il déclare : « Il est un instinct charmant qui porte les femmes, en âge d’aimer, à mettre une certaine réserve dans le don d’elles-mêmes, à dissimuler leurs formes sous des étoffes, dont l’assemblage harmonieux et les couleurs seyantes sont un attrait de plus pour leur beauté. Et cet instinct, qui fait plus désirable encore ce qui semble se refuser aux regards, rend plus savoureux l’accomplissement de la grande loi d’amour. Il est, en outre, chez les hommes et les femmes d’essence supérieure, une sorte de goût raffiné d’isolement et de discrétion, pour ce qui concerne les actes de leur existence intime. Et ils contribuent ainsi, dans les liaisons passionnelles, à relever d’un caractère de troublante séduction ce qui, sans le secours d’un peu de poésie et d’un décor approprié, ne serait plus en soi que l’assez banal assouvissement d’un besoin physiologique. Mais il n’y a pas lieu de confondre ces tendances si compréhensibles de notre être, et qui ne sont point contraires aux exigences d’une vie normale, avec le préjugé grossier, pourtant aujourd’hui si répandu, qui consiste à montrer l’amour sexuel comme une faute, à faire systématiquement des organes de la génération un objet de honte et de mystère. » De ce préjugé, les jeunes gens sont fréquemment victimes à l’époque de la puberté.

Trop de parents oublient que les besoins sexuels sont précoces, qu’ils sont impérieux et obsédants, qu’ils rongent et corrodent, à un âge où l’union des sexes n’est tolérée ni par la coutume, ni par la religion. L’être jeune subit des appels lancinants, douloureux, que l’organisation sociale ne lui permet point de satisfaire et dont, par timidité ou par honte, il n’ose même pas parler. Au prix du martyre de nombre d’individus, la civilisation occidentale tente de dominer l’instinct sexuel ; elle multiplie les interdictions et les défenses qui s’opposent à son développement normal. D’où la fréquence de l’onanisme chez les garçons ; plus de quatre-vingts pour cent s’y livrent ; et dans certains pensionnats religieux, où toute sortie libre est rigoureusement prohibée, c’est à de véritables matches de masturbation que s’adonnent les grands élèves. Ils se soulagent de la sorte, non sans une angoisse inavouée, parce qu’on flétrit violemment ces pratiques devant eux et qu’on assure qu’elles conduisent à de terribles maladies. Menaces imaginaires, les médecins en conviennent aujourd’hui ; seul l’excès est à craindre ; comme, d’ailleurs, il est pareillement à redouter en matière de coït.

Chez le grand nombre, l’accouplement normal fera oublier, plus tard, la masturbation collective ou solitaire ; pourtant, l’onanisme restera familier à quelques-uns, et quelques autres y gagneront des tendances durables à l’homosexualité. Tant que la nature ne réclame rien et que les organes génitaux de l’enfant n’ont pas atteint le développement requis, il serait criminel de l’initier à des pratiques qui compromettraient dangereusement son avenir. Mais il est absurde de vouloir contraindre à la chasteté des jeunes gens dont la virilité vigoureuse, exubérante, pleinement épanouie, réclame impérieusement d’être satisfaite. Voivenel a raison de constater qu’en amour on a la morale de sa chimie, et la chimie de ses glandes à sécrétion interne.

C’est bien vainement que les moralistes officiels prétendent ignorer la nature ; toujours, elle se venge de l’imprudent qui reste sourd à ses appels. Les jeunes filles ont des besoins sexuels moins violents et plus difficiles à éveiller que ceux des garçons. Celles qui se masturbent ne constituent pas une exception rarissime ; la plupart s’arrêtent néanmoins aux paroles tendres, aux caresses et aux baisers mutuels. Beaucoup sont effrayées par le coït et ses conséquences ; elles arrivent moins vite que l’homme à l’orgasme ; la brutalité des premiers contacts, les conséquences douloureuses de l’enfantement leur répugnent. Faute d’une éducation sexuelle suffisante, plusieurs s’adonnent à l’homosexualité d’une façon définitive. Quelques-unes cherchent un refuge dans la dévotion et deviennent la proie d’un mysticisme délirant. Une sensualité qui n’avait rien de céleste se mêlait aux pamoisons béatifiques d’une sainte Thérèse, d’une Marie Alacoque, etc. Chez sainte Thérèse, déclare Leuba, qui a longuement étudié la question, on peut attester la participation des organes sexuels aux jouissances extraordinaires que lui procurait son union avec son fiancé Jésus. « Sainte Marguerite-Marie nous a laissé la peinture la plus sinistre qui se puisse imaginer d’une vierge sexuellement surexcitée depuis l’enfance par des vœux perpétuellement réitérés de chasteté offerte au Christ, son fiancé, et par le sentiment presque ininterrompu de sa présence amoureuse. Son cas est de l’érotomanie nettement caractérisée. Dieu la récompense d’un acte répugnant de maîtrise de soi, en tenant, la nuit suivante, deux ou trois heures « sa bouche collée contre son Sacré-Cœur. À aucun moment, ni de jour ni de nuit, il n’y avait de trêve à l’ardeur de son amour divin ». On voit à quelles déviations peut aboutir l’instinct sexuel mal dirigé. Avec prudence, mais sans réticences dangereuses et déplacées, il convient d’éclairer garçons et filles, lorsque se fait entendre à eux l’appel de la tendance à procréer. — L. Barbedette.


PUDEUR (du latin pudor : sentiment de honte, de crainte, procédant lui-même de pudet : avoir honte). « Sans l’organisation sociale de l’amour, écrit M. Ch. Lalo, dans Beauté et Instinct sexuel, on peut dire que la pudeur n’aurait pas beaucoup plus raison d’exister chez les hommes que chez les animaux ». L’enfant, en effet, ignore la pudeur.

Dans la Genèse, la pudeur et la crainte sont représentées comme introduites dans le monde en même temps. Adam craignait Dieu parce qu’il était nu (Gen. II, 11). C’est pourquoi les fils de Noé considérèrent comme un acte de piété filiale de jeter un manteau sur la nudité de leur père.

Le 20e chapitre du Lévitique contient une foule de prescriptions relatives à l’anudation :

« Tu ne découvriras pas la nudité de ton père, de ta mère, de la femme de ton père (autre que ta mère), de ta sœur, de la fille de ton fils, de la sœur de ton père, de la sœur de ta mère, du frère de ton père, de ta belle-fille, de la femme de ton frère. » Et comme cela n’est pas suffisant : « Tu ne découvriras pas la nudité d’une femme et de sa fille en même temps, ni celle de la fille de son fils, ni celle de la fille de sa fille, ni celle de la sœur de ta femme en présence de celle-ci. », etc.

Tout cela est en abomination à l’Éternel et parfois puni de mort.

Dans son manuel des confesseurs, les Diaconales, Mgr Bouvier, évêque du Mans, renchérit sur le texte du Lévitique, d’accord avec la morale chrétienne qui a horreur du nu :

« Sauf le cas de nécessité grave ou d’utilité grave, c’est pécher mortellement que de regarder avec intention, même sans arrière-pensée lubrique, les parties sexuelles d’une personne plus grande et d’un autre sexe.

« C’est péché mortel que de regarder complaisamment les seins nus d’une belle femme.

« La femme qui n’a pas de mari pèche mortellement lorsqu’elle s’arrange avec l’intention de se faire aimer des hommes.

« À fortiori, pèche mortellement toute femme mariée qui s’arrange avec l’intention de plaire à tout autre homme qu’à son mari.

« C’est un péché mortel pour une femme de se découvrir les seins ou de les laisser voir sous une étoffe trop transparente.

« Ce serait évidemment un péché mortel que de tenir des propos trop obscènes, de prononcer le nom qu’on donne aux parties sexuelles, de parler du coït ou des différentes manières de coïter… »

La moralité laïque courante – et ce n’est pas une de ses moindres hypocrisies – n’est qu’un écho de celle pratiquée par une petite peuplade sémitique, il y a cinq mille ans ou davantage, lorsqu’elle considère comme honteux et impur de dévoiler son corps, de se montrer sans vêtements devant autrui. C’est la morale judéo-chrétienne qu’il faut rendre responsable de toutes les campagnes menées contre le nudisme ou les images ou les représentations prétendues licencieuses. Dieu condamne le nu et c’est se rendre agréable à lui que de le proscrire.

Les abbés Bethléem, les ligues contre la licence des rues, qui mettent en pièces ou signalent aux parquets des périodiques qui publient des images qui leur déplaisent, ne disent rien quand il s’agit de représentations de scènes de meurtres, de défilés militaires, de portraits d’officiers supérieurs en uniforme, d’images invitant les conscrits à s’engager. Cela n’offense pas Dieu, l’Éternel des Armées. Cela engendre tout simplement le goût du meurtre ou évoque l’idée de haine internationale.

Qu’on s’imagine sur les murs de Paris une affiche représentant deux êtres se procurant du plaisir sexuel ! Quelle levée de cafards et de tartufes dont tous ne seraient pas des bondieusards, hélas ! Ce serait des lacérations vengeresses, des appels désespérés à l’intervention de la police, à la répression pénale. Mais que ces murs soient couverts d’affiches représentant une escadrille d’avions de bombardement en activité : silence dans les rangs de ces hypocrites ! Et pourtant, la première de ces affiches pourrait tout au plus inciter ceux qui la contempleraient à se procurer du plaisir de la même façon, c’est-à-dire à passer quelques moments de plaisir, alors que la seconde ne ferait qu’éveiller des sentiments de férocité, en appeler aux passions destructrices, ou aux émotions terrifiantes qui sommeillent dans le tréfonds du subconscient humain.

Nous en avons assez dit sur ce chapitre dans l’article Obscénité pour ne pas insister sur le sujet. — E. Armand.