Encyclopédie anarchiste/Maturité - Méditation

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1479-1490).


MATURITÉ. n. f. (du latin maturitas, de maturus, mûr). La nature ne connaît pas l’immobilité ; tout change, tout varie, tout se transforme dans l’univers. Et dans le domaine de la vie et de la pensée, la maturité caractérise l’état de complet et d’harmonieux développement de l’être. Après l’enfance, l’homme passe par l’adolescence, puis arrive à l’âge mûr, époque du complet épanouissement de ses forces physiques et mentales. C’est en général à ce moment qu’il donne la mesure de sa valeur et produit des œuvres durables, s’il en doit produire. Les exercices scolaires et les travaux de jeunesse peuvent fournir tout au plus des indications. Ajoutons que les cerveaux les plus précoces sont loin d’être toujours ceux qui aboutissent aux résultats les meilleurs, de même que les premiers fruits n’ont généralement pas la saveur de ceux qui mûrissent tardivement. Or, dans l’Université, tous les avantages sont pour les esprits précoces ; concours d’entrée pour les grandes écoles, examens divers ne sont accessibles qu’aux jeunes, aux très jeunes même. Et comme la législation moderne se refuse à reconnaître le mérite de l’homme dépourvu de parchemins, il en résulte que les esprits profonds, n’obtiennent pas d’ordinaire les places auxquelles ils auraient droit et que les hauts postes sont occupés par des médiocres, dépourvus de tout pouvoir créateur et jaloux des talents supérieurs. Il est vrai qu’aux grands dignitaires de l’enseignement, l’autorité demande moins de sélectionner les meilleures intelligences que d’écarter les esprits frondeurs, jugés dangereux par l’ordre social. On conçoit que la campagne menée par La Fraternité Universitaire, pour que l’on juge les hommes à l’œuvre, d’après leurs travaux effectifs plutôt que d’après leurs diplômes scolaires, n’ait pu plaire aux gouvernements. C’est que les fils de la bourgeoisie, supérieurs non par la puissance cérébrale, mais par les droits légaux qui sanctionnent les longues années d’étude consacrées à la conquête d’un parchemin, se verraient souvent rejetés au second rang. Ils cesseraient d’avoir le monopole des postes de commandement ; ce qu’on veut éviter à tout prix.

Les races et les peuples ont, comme les individus, une enfance, une jeunesse, un âge mûr, et, disons-le, une vieillesse et une mort. Clameurs et discours patriotiques ne purent empêcher l’inévitable en Grèce et à Rome, ils n’y réussiront pas davantage à notre époque. La géologie démontre, de son côté, que les espèces animales disparaissent après un temps plus ou moins long, cédant la place à des organismes nouveaux. Notre espèce a-t-elle atteint sa maturité ? Non assurément, elle sort à peine de l’enfance. L’humanité grandie ne connaîtra plus les injustices de l’ordre économique, les chaînes d’une légalité faite par les exploiteurs, les brutalités de la guerre, la division entre maîtres et esclaves. Avec leurs chapelets, leurs médailles, leurs prêtres, les Européens ne sont pas aussi éloignés qu’ils le pensent de la mentalité nègre ; ils n’ont pas le droit de rire des fétiches et des sorciers africains. Et le citoyen conscient. qui court aux urnes a souvent une âme plus servile que celle de l’habitant du Dahomey. Arrivée à son plein développement l’humanité rejettera tous les dieux et secouera toutes les chaînes. — L. B.


MAXIMALISME. Sous le nom de maximalisme, est désigné, en Russie, un courant d’idées socialistes révolutionnaires qui s’était fait jour au cours de la révolution de 1905-1906. Les partisans de ce courant d’idées, les maximalistes, rejetèrent le programme minimum du parti socialiste-révolutionnaire, se séparèrent de ce dernier et déclarèrent la nécessité de lutter immédiatement pour la réalisation du programme maximum, donc pour le socialisme intégral. Les maximalistes ne formèrent pas de parti politique : ils créèrent l’Union des socialistes-révolutionnaires-maximalistes. L’Union édita quelques brochures exposant son point de vue. Elle publia aussi quelques périodiques, de brève durée. Ses membres furent, d’ailleurs, peu nombreux. Elle développa toutefois une forte activité terroriste, prit part à toutes les luttes révolutionnaires, et fut assez connue. Plusieurs de ses membres périrent en véritables héros. Comme tous les autres courants d’idées autres que le bolchevisme, le maximalisme fut écrasé par ce dernier.

Par l’ensemble de leurs idées, les maximalistes se rapprochent beaucoup de l’anarchisme. Le maximalisme, en effet, est antimarxiste. Il nie l’utilité des partis politiques. Il critique violemment l’État, l’Autorité. Toutefois, il n’ose pas y renoncer immédiatement et complètement. Il croit indispensable de les conserver encore pour quelque temps jusqu’à leur disparition complète. En attendant, il propose la fondation d’une République Laborieuse où les principes d’État et d’Autorité seraient réduits au minimum. Le maintien « provisoire » de l’État et de l’Autorité sépare nettement le maximalisme de l’anarchisme.


MAZDÉISME n. m. (du zend mazdâo, grandement savant, omniscient). On ne sait dans quelle partie exacte de l’Iran, le mazdéisme ou zoroastrisme prit naissance. Ce fut sans doute dans une contrée particulièrement froide, puisque le soleil et le feu sont pour lui des divinités bienfaisantes, alors qu’il voit dans l’hiver une création diabolique. D’après la légende, cette religion aurait pour fondateur un prêtre, Zoroastre (Zarathustra), mède ou bactrien qui vécut vers 1100 avant l’ère chrétienne. Mais sur lui nous ne savons rien de positif et beaucoup d’historiens mettent son existence en doute. Ahura-Mazda ou Ormazd, le dieu bon, lui aurait dicté en personne le texte de l’Avesta. Cyrus connaissait déjà les préceptes de Zoroastre, puisqu’il s’est conformé à l’un d’eux en détournant le cours du Gyndanès pour retrouver le cadavre d’un cheval qui souillait les eaux. Darius, dans ses inscriptions, invoque Ahura-Mazda qui, pour lui, n’est pas le dieu unique, mais le plus grand des dieux. Jamais ce prince ne fait allusion à Angra-Mainyu, dieu du mal, l’Ahriman du persan moderne ; d’où l’on a parfois conclu, mais sans preuves, qu’il ignorait la dualité mazdéenne. Par contre, que la religion des Achéménides diffère sur plusieurs points de celle que pratiqueront plus tard les Sassanides, c’est ce que confirme la lecture d’Hérodote.

L’Avesta actuel, appelé encore Zendavesta, le livre sacré dès mazdéens, n’est qu’une minime partie de l’ouvrage primitif. Adopté par les Sassanides, vers 230 de notre ère, il comprend des morceaux très anciens et d’autres beaucoup plus modernes. La mythologie de l’Iran et la légende de Zoroastre y voisinent avec des recettes pharmaceutiques, des hymnes en dialecte archaïque, des formules de prières. Tant d’inepties fourmillent d’un bout à l’autre que Voltaire déclarait : « On ne peut lire deux pages de l’abominable fatras attribué à ce Zoroastre sans avoir pitié de la nature humaine. Nostradamus et le médecin des urines sont des gens raisonnables en comparaison de cet énergumène. » Animisme et totémisme ont laissé, dans ce livre, des traces nombreuses ; animaux, plantes, éléments y sont personnifiés. D’innombrables prohibitions y sont annoncées dans un style alambiqué et prétentieux. À la demande de Zarathustra qui voulait connaître « l’acte le plus énergiquement mortel par lequel les mortels sacrifient aux démons », Athura-Mazdu, répondit : « C’est quand ici les hommes, se peignant et se taillant les cheveux ou se coupant les ongles, les laissent tomber dans des trous ou dans une crevasse. Alors, par cette faute aux rites, il sort de la terre des Daévas, des Khrafstas que l’on appelle des poux et qui dévorent le grain dans les greniers, les vêtements dans la garde-robe. Toi donc, ô Zarathustra, quand tu te peignes, ou te tailles les cheveux, ou que tu te coupes les ongles, tu les porteras à dix pas des fidèles, à vingt pas du feu ; à cinquante pas des faisceaux consacrés du baresmân. Et tu creuseras un trou profond et tu y déposeras tes cheveux en prononçant à haute voix ces paroles, etc. » Pourtant, de l’Avesta se dégage une leçon de justice, d’élévation morale, un désir de progrès et même un souci d’hygiène qui placent le mazdéisme au premier rang des religions orientales.

C’est dans la lutte du bien et du mal, d’Ahura-Mazria et d’Angra-Mainyu, que le Zoroastrisme résume l’essentiel de sa doctrine. Le premier, créateur du monde, est aidé dans sa tâche par six divinités principales, dont Straosha qui juge les âmes après la mort, et par des myriades de génies qui personnifient soit des abstractions morales, soit des forces de la nature. Mais sa puissance est limitée ; contre lui se dressent le dieu des ténèbres, Angra-Mainya, et l’armée de démons malfaisants qu’il dirige ; de ces derniers, six occupent une place prépondérante, les autres, les drujs, sont chargés de lutter à outrance contre les esprits créés par Ahura-Mazda. En nombre égal, bons et mauvais génies ont chacun un adversaire particulier qui entrave leur influence. Après de longs combats, Ahriman sera vaincu, grâce au secours que les prières et les sacrifices des hommes apportent au dieu bon, grâce aussi à Sraosha resté fidèle. Alors naîtra un Messie, Bahram-Amavand, qui ressuscitera les morts ; les justes seront séparés des pécheurs, dont la peine toutefois ne sera pas éternelle et qui, après une purification générale du monde, deviendront à leur tour des adorateurs d’Ormazd.

Toute souillure étant produite par un démon, les purifications jouent un rôle primordial dans le mazdéisme. Plusieurs sont d’une complication qui dut rendre leur observance difficile, même autrefois. Des peines corporelles sont exigées dans certains cas ; il faut 2.000 coups de verge pour racheter une offense Involontaire à la pureté. La destruction d’animaux néfastes rentre aussi parmi les pénitences imposées : « Il tuera 1.000 serpents, dit l’Avesta, il tuera 1.000 grenouilles de terre, 2.000 grenouilles d’eau ; il tuera 1.000 fourmis voleuses de grains et 2.000 de l’autre espèce. » Souiller la terre, l’eau ou le feu est un véritable crime. Pline l’Ancien raconte qu’un mage se refusait à naviguer pour ne point salir l’eau avec ses excréments ; et c’est pour n’avoir ni à brûler, ni à ensevelir le cadavre humain, chose impure par excellence, que les Parsis le donnent à manger aux vautours. Le repentir efface certaines fautes, mais il en est d’inexpiables ; des offrandes aux temples permettent de se racheter des pénitences corporelles.

Le sacerdoce est héréditaire, mais le fils d’un prêtre doit subir trois initiations successives avant d’être prêtre lui-même : la première, à l’âge de sept ans et demi, le fait entrer dans la communauté mazdéenne ; elle consiste en un bain rituel, suivi de l’imposition d’une camisole et d’une ceinture de laine, faite de soixante-douze fils entrelacés, que les Parsis portent sur eux constamment. Dans les temples, une chambre obscure abrite un feu éternel, dont l’entretien est minutieusement réglé ; pour ne le souiller ni par son attouchement ni par son haleine, le prêtre qui l’approche porte aux mains des gants et un voile devant la bouche. Des offrandes de viande, de lait, de fleurs, de fruits, de petits pains non levés ont lieu ; la plante liturgique par excellence est le haôma dont les feuilles jaunes sont douées de vertus surnaturelles. Sa cueillette, sur l’Elbruz, est faite par les prêtres, avec des faisceaux de baguettes sacrées appelées baresmân et suivant des rites invariables.

L’urine de bœuf, qui intervient dans certaines purifications, est douée pareillement de propriétés magiques. Dans l’ordre moral le mazdéisme prescrit la sincérité, l’amour du travail ; il condamne la contemplation stérile et l’ascétisme contraire à la nature. Un liquide extrait de l’haôma est versé par le prêtre dans la bouche et les oreilles du Parsi à l’agonie ; après la mort son cadavre est porté, à Bombay du moins, sur les fameuses tours du silence signalées par tous les voyageurs. Des oiseaux de proie viennent dévorer les chairs ; et les os qui restent sont jetés dans un puits central. Pour le mazdéen, le mariage consanguin est presque une obligation ; chaque homme ne doit avoir qu’une seule femme, néanmoins, si elle est stérile, il peut, avec sa permission expresse, en épouser une seconde.

Quand le dernier roi des Sassanides, Yezdigerd, dut s’enfuir, après des défaites répétées, devant l’envahisseur musulman, quelques zoroastriens suivirent Firouz, fils du roi, dans le Turkestan d’abord, puis en Chine. Un nombre beaucoup plus considérable gagna le Konhistan ; d’où, cent ans plus tard, leurs descendants partiront pour la ville d’Ormuzd sur le golfe Persique. Ils y séjourneront quinze ans, puis s’embarqueront pour l’Inde ; établis à Dia d’abord, ils s’installeront, dix-neuf ans plus tard, à Sandjan et ne tarderont pas à se répandre dans d’autres localités. Vainqueurs des musulmans qui s’avançaient du côté de l’Inde, ils seront, ensuite, irrémédiablement battus et tomberont dans une complète décadence. Au début du xviiie siècle, le sort des mazdéens restés en Perse était bien supérieur à celui de leurs frères émigrés dans l’Inde. Mais, depuis, la situation s’est modifiée : les sectateurs de Zoroastre forment à Bombay une colonie extrêmement florissante, alors qu’ils vivent misérablement dans leur pays d’origine. Toutefois ceux de l’Inde ont subi, au point de vue physique, une détérioration due au climat ; ceux de Perse, au contraire, forment une race plus belle et plus saine que la race musulmane qui les environne. Iraniens authentiques, ils ont évité le mélange de sang arabe, mongol et turc qui résulte des invasions successives. D’une religion qui jadis régna sur l’ensemble de la Perse, il ne subsiste, on le voit, que de rares représentants.

Une branche issue du mazdéisme devait jeter dans l’histoire un éclat particulier : nous voulons parler de la réforme manichéenne, opérée au iiie siècle de notre ère. Son fondateur Mani, ancien élève des mages, fut très mal reçu par eux ; après de nombreux voyages, il finit, à l’âge de 60 ans, sur une croix, comme Jésus. Mais des disciples enthousiastes continuèrent de prêcher sa doctrine, dont l’idée dominante reste celle du combat entre le bien et le mal, la lumière et les ténèbres avec, en plus, des éléments empruntés tant au christianisme qu’au bouddhisme. Persécutés en Perse, les manichéens se répandirent vers l’Inde, le Turkestan, la Chine et aussi vers la Syrie et le nord de l’Afrique. Dioclétien, puis les empereurs chrétiens prirent de sévères mesures contre eux ; poursuivis d’une façon impitoyable par Justinien et ses successeurs, on les retrouve néanmoins en Arménie sous le nom de Pauliciens, du viie sièclee au xiie siècle, et en Thrace sous celui de Bogomiles, au xe sièclee et xie siècle. En France, ils donnèrent naissance, à la secte des Albigeois ou Cathares, exterminée si cruellement par ordre du pape Innocent III.

Gens fort paisibles, les manichéens furent calomniés et persécutés, par les clergés des Églises existantes, avec un acharnement qui n’était pas désintéressé. Leur doctrine, longuement combattue par saint Augustin, ne manquait ni de poésie, ni de grandeur. Pour eux, Dieu, l’esprit bon, résidait dans le monde de la lumière, avec ses émanations primitives ou éons, et Satan dans celui des ténèbres. Mais ce dernier rêve de conquérir les champs de la lumière éternelle ; pour défendre son royaume, Dieu suscita une émanation nouvelle, l’âme du monde, qui, assaillie par les puissances de la nuit, fut vaincue et mise en pièces. Avec ses débris, l’esprit divin, envoyé à son aide, fit le monde : soleil, lune, étoiles, en sont les parties les plus éthérées, animaux et objets sensibles les parties les plus matérielles. Dispersée dans chacun des atomes de notre univers, l’âme du monde se trouve donc comme emprisonnée ; elle doit lutter contre les entraves qui partout l’enchaînent. Souffrante, cette essence divine s’efforce vers la délivrance ; elle n’est autre que Jésus, messager de lumière, dont la naissance et la mort ne furent que de trompeuses apparences. Ce n’était point, pensaient les manichéens, pour répandre un sang qu’il n’avait pas que le Christ était venu sur la terre, mais pour apporter une vérité capable d’attirer les parties spirituelles égarées dans la matière. Dans l’homme, si l’âme était lumineuse le corps était obscur ; aussi est-ce à l’affranchissement de l’âme captive et à son ascension vers le soleil, séjour du Christ, qu’il importait de travailler durant la vie présente. Ici-bas on trouvait des pneumatiques ou parfaits, capables de se débarrasser de la chair et de se purifier dans la lumière ; ils formaient le clergé manichéen et s’abstenaient du mariage, de viande, de vin. Mais la masse des fidèles était composée de psychiques, passionnés, faibles quoique non mauvais, qui devaient recommencer une vie nouvelle dans d’autres corps. Au-dessous les hyliques, pécheurs incorrigibles, en puissance des démons, ne pouvaient espérer l’immortalité future. Ainsi, l’âme ordinaire avait à traverser plusieurs existences, soit dans d’autres hommes, soit dans des animaux ou même des plantes, avant de se réunir au principe divin ; c’était le dogme de la métempsycose, très répandu dans l’antiquité et que les théosophes continuent d’admettre aujourd’hui. La religion manichéenne était fort simple ; elle comportait des jeûnes, des prières, une sorte d’initiation donnée, en général, à l’article de la mort parce qu’elle assurait la remise des fautes passées. Sa morale se résumait dans les trois sceaux : sceau des lèvres, sceau des mains, sceau de la poitrine. Le premier avait pour but de fermer la bouche au blasphème et à toute nourriture animale ; le second portait défense de tuer les animaux et de cueillir les plantes, vrais soupiraux de la terre, dont les parfums et les exhalaisons sont des essences divines s’élevant vers le ciel ; le troisième fermait le cœur aux passions, le mariage et la procréation des enfants ne pouvant s’accommoder d’une vie parfaite. C’est surtout parce qu’il ne poussait point à la multiplication de l’espèce humaine que le manichéisme fut, de bonne heure, suspect aux pouvoirs publics.

Saint Bernard, n’ayant pu convertir les Albigeois français, dont la doctrine s’inspirait de celle des Pauliciens bulgares, l’Église leur déclara une guerre implacable. Une croisade fut prêchée contre eux et, durant vingt ans on tua sans pitié dans la région du Midi occupée par ces hommes inoffensifs. À Béziers soixante mille personnes périrent, catholiques ou albigeois : « Tuez-les tous, avait dit le légat du pape, Dieu reconnaîtra les siens ». Et Simon de Montfort n’entendit faire grâce à personne, pas même à ceux qui abjuraient : « S’il est sincèrement converti, disait-il de l’un de ces derniers, il expiera ses péchés dans la flamme qui purifie tout ». D’innombrables malheureux montèrent sur les bûchers ou pourrirent dans les geôles de l’Inquisition. Ainsi disparut le manichéisme qui avait recruté de nombreux partisans sur le sol français. ‒ L. Barbedette.

Ouvrages à consulter. ‒ Darmesteter, Ormazd et Ahriman, Le Zendavesta. ‒ Henry, Le Parsisme. ‒ Bréal, Le Zendavesta. ‒ Söderblom, La vie future d’après le mazdéisme. ‒ Jackson, Zoroaster. ‒ De Stoop, La diffusion du manichéisme dans l’Empire romain. ‒ Luchaire, Innocent III et la croisade des Albigeois, etc.


MÉCANICIEN n. m. Celui qui s’occupe de construction mécanique, qui dirige une machine ou la conduit.

Dans la construction mécanique moderne, le mécanicien est dédoublé à l’infini. C’est ainsi que l’on doit distinguer entre un ajusteur, un tourneur, un traceur, un monteur, un modeleur. L’emploi de chacun est différent, mais ils travaillent tous dans la mécanique.

Cependant, dans la pratique, n’est qualifié de mécanicien que l’ouvrier dont les connaissances s’étendent à l’assemblage des pièces usinées, à leurs relations, à leur fonctionnement, à la mise en état de marche de la machine construite ; en un mot seul est mécanicien celui qui connaît la mécanique dans son application générale.

L’ouvrière qui, dans la confection de l’habillement, de la chaussure, coud à la machine est, aussi, appelée mécanicienne. Par définition, le mécanicien est le complément de la machine, ce qui lui manque, c’est-à-dire : sa vue et son cerveau.

La puissante locomotive qui remorque à vive allure des tonnes de marchandises ou des centaines de voyageurs, est appelée machine. L’homme, qui voit et pense pour elle est appelé mécanicien.

Dans la voie où la vie moderne s’est engagée, l’habile mécanicien jouera un rôle de premier ordre. ‒ Ripoll.


MÉCANISME n m. (bas latin mechanisma, de mékhané). Ensemble des pièces qui composent une machine. Au fig. combinaison d’éléments : mécanisme du langage, du raisonnement, etc. Ensemble de procédés manuels mécaniques dont l’artiste ne peut se désintéresser, etc.

Philosophie. ‒ Système qui explique tous les phénomènes par des actions mécaniques, les ramène aux propriétés mécaniques de la matière. « Le mécanisme, comme cause immédiate de tous les phénomènes de la nature, était devenu, disait Maine de Biran, le signe distinctif des Cartésiens. » Pour Descartes, en effet, rien, à l’exception de la pensée, n’échappe au mécanisme. Plus uniciste, le matérialisme moderne, au moins en certaines de ses tendances, incorpore au « mécanisme » (un mécanisme à la fois souple, évolutif et vivant) la pensée elle-même. (Voir Matérialisme).


MÉCANIQUE n. f. (grec : Mêkhané, machine). Se dit de la partie des mathématiques qui a pour but l’étude des lois du mouvement et de l’équilibre, ainsi que de leur application.

Pratiquement, la mécanique est l’art d’imiter, de reproduire artificiellement tous les mouvements de l’espèce animale et d’en accélérer le rythme.

C’est ainsi que, dans le déplacement, la locomotive, l’automobile, l’avion sont intervenus utilement.

Dans l’exercice musculaire qu’exige la production pour la satisfaction des menus besoins de la vie quotidienne, la mécanique est venue augmenter le rendement d’une façon considérable. Cette science est l’une des plus belles découvertes de l’homme, si l’on se rapporte à tout ce qu’elle a d’humain dans son application pratique. Une griffe accouplée à un levier, lui-même déplacé par une bielle, n’est-ce point l’articulation combinée du bras, de l’avant-bras et de la main ? Et combien plus rapide.

La mécanique a tout de l’homme, excepté cependant la vue et le cerveau.

Aussi dit-on d’un travail où l’intelligence n’a que peu de part, qu’il est mécanique.

Tel homme qui répète une fable ou tout autre chose sans ardeur ni flamme, sans comprendre ce qu’il fait ou dit, qui se meut, s’agite à une cadence régulière et toujours irréfléchie, agit mécaniquement, sans penser.

Présentement, hélas ! la mécanique, par ses applications désordonnées, est un facteur de désordre et de misère ; le chômage si préjudiciable aux producteurs est un enfant né de l’application mécanique. (Voir machine, machinisme.)

Cependant, dans une société humaine comme la rêvent les anarchistes, la mécanique sera une grande amie de l’homme, la préservatrice de ses muscles et de son temps, en lui fournissant abondamment tout ce dont il aura besoin, chassant et le souci et la fatigue.

Puisse ce temps ne pas être trop éloigné !

‒ On appelle également mécanique un dispositif placé à côté d’un conducteur de voiture hippomobile et qui sert à freiner les roues de celle-ci. ‒ J. Ripoll.


MÉCÈNE n. m. Mécène fut un favori d’Auguste qui encouragea les artistes et les poètes, en particulier Virgile, Horace et Properce. Son nom est devenu, par la suite, synonyme de protecteur des lettrés, des savants et des artistes ; il s’applique couramment aujourd’hui en guise d’adjectif ou de nom commun. De même le préfet « Poubelle » fut immortalisé grâce aux boîtes à ordures dont il fut l’inventeur et Barrême grâce au livre des Comptes Faits qu’il publia au xviie siècle. Les rois et les papes se donnèrent souvent des allures de mécènes ; ainsi Léon X, françois Ier, Louis XIV. C’était une adroite façon de domestiquer les intellectuels, et de faire servir à leur glorification personnelle les talents des peintres, sculpteurs, architectes et écrivains. Corneille ayant paru trop indépendant à Richelieu fut congédié par lui, comme n’ayant pas l’esprit de suite. Louis XIV s’opposa longtemps à l’élection de La Fontaine à l’Académie, parce qu’il était l’auteur de Contes jugés immoraux par ce souverain, dont les bonnes fortunes furent innombrables. Plier l’échine, se montrer docile, célébrer le maître, telles étaient les conditions primordiales pour rester bien en cour et se voir servir une maigre pension. Naturellement toute velléité révolutionnaire, toute critique du régime établi devaient être rigoureusement bannies. On arrivait ainsi aux platitudes d’un Bossuet, que-l’on a loué surtout parce qu’il représente l’ordre, la tradition, le catholicisme dans notre littérature. Malheur au candidat qui s’aviserait, aujourd’hui encore, de dire ce qu’il pense de cette baudruche, gonflée outre mesure par les critiques universitaires ! Si les rois ont disparu, la corruption continue de sévir comme autrefois. « Chez nous l’Académie, corruptrice officielle, joue un rôle prépondérant dans l’achat des consciences ; citadelle du traditionalisme le plus borné, elle met au service de la réaction, ses immenses richesses et son influence. À ses yeux, l’art n’est admissible qu’à la remorque de la Finance ou de l’Église ; la franchise est une tare qu’elle ne pardonne pas. Pourquoi ce protestant, cet israélite, ce libre-penseur saluent-ils si bas nos puissants prélats, pourquoi une telle déférence à l’égard des plus sots préjugés ? Travail d’approche, prélude d’une candidature ; l’échine doit être souple lorsqu’on fut rouge et mécréant. D’où ces transformations savantes qui vous blanchissent un écrivain, ces conversions lentes ou brusques qui camouflent en partisan de l’ordre un ancien champion de la république. » (Le Règne de l’Envie). Si, durant quelques années, l’Académie Goncourt put paraître un peu moins réactionnaire que son aînée l’Académie Française, il appert qu’elle aussi est en voie de se convertir et de prendre ses directives dans les sacristies. Comme, d’ailleurs, l’immense majorité de tous les organes soi-disant littéraires, ouverts seulement aux adorateurs du veau d’or et aux serfs de notre « saint-père » du Vatican. Elles foisonnent, ces ignobles feuilles parisiennes : Nouvelles Littéraires, Candide, Gringoire, etc., qui se croiraient déshonorées de citer les organes ou les litres d’avant-garde. Et le chantage des éditeurs qui ne publient que les écrits bien comme il faut ! À notre époque, autant, plus même qu’autrefois, il faut se résoudre à n’être qu’un valet de plume si l’on veut avoir sa place marquée au râtelier officiel.

Quant aux écrivains, aux savants, aux artistes qui restent en dehors des cénacles et des partis, qui se refusent à encenser personne, ils savent que de mécènes ils n’en rencontrent jamais. Aujourd’hui surtout où la bourgeoisie s’est tournée en bloc vers l’Église, maudissant les libres esprits qu’elle regrette d’avoir applaudis autrefois. Et tous ceux qui, à un titre quelconque, sont mêlés au mouvement d’avant-garde, tous ceux qui s’efforcent de faire vivre une publication propre ou de propager une ligue, un mouvement, savent au prix de quelles difficultés effroyables ils parviennent à boucler leur budget, quand ils y parviennent. Mais consentez seulement à être spirite ou théosophe, à garder la croyance en Dieu tout en rejetant les dogmes, à admettre un christianisme édulcoré, et des dames riches, de généreux bienfaiteurs se rencontreront pour remplir votre escarcelle vide. Demandez plutôt à Krishnamurti, le nouveau messie inventé par Annie Besant ! L’athée, lui, ne peut attendre que persécution des bien-nantis, même lorsqu’ils se disent anticléricaux.


MÉDECIN n. m. (du latin medicus). Le médecin est un homme parmi les hommes, un être exerçant la médecine et vivant au sein d’une société qui agit sur lui de toute sa puissance collective et sur laquelle il réagit dans la mesure de ses moyens individuels. En d’autres termes, il s’avère fonction du milieu qu’il habite, et modifie cette ambiance selon les possibilités, très souvent restreintes ou nulles, de sa propre personnalité. La société fait le médecin ; chaque époque de l’histoire a les médecins qu’elle mérite. Pour savoir ce que le médecin fut autrefois, est aujourd’hui, deviendra demain, il faut, et cela suffit, étudier le passé, examiner le présent, scruter l’avenir de la civilisation.

Tout de suite, il apparaît que, dans les premiers groupements ethniques entrés dans l’histoire, les médecins étaient les prêtres. Durant leurs primitifs balbutiements, l’art et la science évoluèrent dans le domaine du merveilleux ; et, à l’instar de toutes les spéculations intellectuelles initiales, la médecine s’affirme au début sacerdotale. La superstition voyait dans les maladies des manifestations maléfiques dirigées contre les hommes par les forces inconnues mouvant l’univers et craintes autant que vénérées sous le nom de dieux. Servants et bénéficiaires du culte mystagogique, les prêtres constituaient les intermédiaires obligatoires entre les patients et les puissances du mal. Partout, dans toutes les civilisations antiques de l’Inde, de l’Asie centrale, de l’Asie Mineure, de l’Égypte, de la Grèce, ils soignent par les paroles, les évocations, les incantations, les exorcismes, et aussi par les végétaux et le scalpel. En Grèce, avant la période hippocratique (460 av. J.-C.), la médecine se pratiquait dans les temples d’Esculape, ou asclépions. Le malade était déposé dans le temple, y couchait, recevait le plus souvent la visite du dieu, racontait au réveil les rêves inspirés, dont le prêtre donnait l’interprétation et tirait les formules de traitement. On conçoit aisément quel rôle la mystification et le charlatanisme pouvaient jouer dans cette mise en scène religieuse et cette enceinte sacrée.

Lorsque, par le développement de l’esprit humain, l’exercice de la médecine nécessita la connaissance d’une doctrine et d’une thérapeutique plus positives ; ainsi que celle d’un manuel opératoire précis, elle échappa à la main-mise de la caste des prêtres, ennemis professionnels de la pensée novatrice et de l’action efficace, pour passer à la classe laïque des philosophes, observateurs de la nature et facteurs de progrès. Hippocrate et ses élèves, son contemporain Platon et, à une époque postérieure (350 av. J.-C.), Aristote comptent parmi les plus illustres de ces médecins philosophes, dont les enseignements influencent encore la science médicale moderne.

La force matérielle et la conquête romaines, ruinèrent l’école philosophique ; et les premiers médecins de la république latine furent presque tous des esclaves ou des affranchis, émigrés des colonies grecques ou de l’Asie-Mineure et apportant avec eux une pratique grossière frelatée de thaumaturgie. Venu en 164 de Pergame à Rome, Galien se distingua parmi tous, sortit sa profession de l’ornière de l’empirisme Alexandrin, et fonda la médecine expérimentale par ses recherches anatomiques et physiologiques sur les animaux.

Depuis Galien jusqu’au Moyen-Age et durant celui-ci, la médecine se trouva entre les mains des Arabes, ensuite des Arabistes et de leurs fils spirituels, les Juifs, tous praticiens qui profitèrent de l’enseignement de Galien mais en l’amplifiant, le déformant et l’obscurcissant jusqu’à l’oubli de sa source même. Du viie au xvie siècle, l’Europe Occidentale entière demeura tributaire de la science orientale arabe appliquée par des Juifs. Charlemagne avait pour médecins deux Juifs. À cette époque « le médecin à la mode est un étranger, un Juif ou un Maranne, pompeusement habillé, avec au doigt de nombreuses bagues d’hyacinthe, prononçant avec emphase des grands mots semi-barbares, grecs ou latins (Dr  Meunier, « Histoire de la Médecine », p. 183). » À cette époque obscure et troublée, le médecin était donc un charlatan au profil sémite et à la bourse dorée.

Mais depuis le xe siècle, l’Église catholique travaillait à gagner la toute puissance. Lorsqu’elle parvint à établir sa suprématie, elle condamna les Juifs et, sous peine d’excommunication, interdit aux chrétiens de se faire soigner par eux. Dès lors la médecine retomba entre les mains des prêtres, les seuls savants de l’époque. Les médecins étaient tous des clercs et, comme tels, astreints au célibat. Jusqu’à la fin du xvie siècle, l’Église « garda la haute main sur les praticiens qui, orthodoxes ou non, devaient cesser leurs visites aux malades qui, au bout de trois jours n’avaient pas fait appeler leur confesseur (Conciles de Latran, de Tortose, de Paris). » Reflets de leur siècle, les médecins d’alors se montraient cafards et falots.

Dans son traité institué « Questions médico-légales », Paul Zacchias qualifie les médecins du xviie siècle en disant « qu’il n’y avait rien de plus sot qu’un médecin si ce n’est un grammairien ; qu’il n’y avait pas de bons médecins qui n’eussent de mauvaises mœurs ; bref, qu’ils avaient tous les défauts : envieux, querelleurs, bavards, irréligieux ; qu’ils étaient autrefois des esclaves, que ce ne sont aujourd’hui que des infirmiers ; qu’ils ne valent pas mieux que les sages-femmes ; qu’un satirique a eu raison de dire : medicus, merdieus, mendicus ». Sans souscrire de confiance à un tel jugement, on peut en inférer que les médecins du grand siècle arrivaient à l’étiage de leurs contemporains, qui pour la plupart étaient ignares, serviles, solennels et courtisans.

Le xviiie siècle marque la défaite du cléricalisme et le triomphe de la philosophie ou du moins des philosophes. De même qu’au moment de l’épanouissement de la pensée grecque, la caste sacerdotale voit s’évanouir son prestige moral sous le souffle de l’esprit critique, son hégémonie intellectuelle devant le rayonnement de la recherche scientifique. L’aristocratie entière, française et européenne, répond à l’appel de Voltaire, travaille à « écraser l’Infâme » et il déboulonner les Dieux. Si tous les médecins d’alors ne furent pas des Helvétius le Père ou des Cabanis, en bons enfants de leur siècle ils devinrent des esprits forts sinon des athées, et s’inspirèrent davantage de la physiologie animale que de la théologie humaine ou de la scolastique classique.

Fils de Rousseau, le xixe siècle jucha l’homme sur le piédestal vidé de ses divinités. L’opinion se fit humanitaire, sentimentale, charitable. Un déisme vague se substitua à l’idolâtrie de naguère, et le culte nouveau compta de nombreux servants. Plus que tout autre, le médecin parut exercer une sorte de sacerdoce laïque auréolé d’apostolat. Il jouait le rôle de consolateur des affligés de misères physiques au-dessus des ressources de l’art. À l’exemple des prêtres des religions périmées, le nouvel officiant bénéficiait d’immunités civiles et militaires, de privilèges fiscaux tacites, jouissait des honneurs publics et privés, percevait des honoraires soustraits au contrôle et au marchandage. En revanche, il assumait la charge morale d’assister gratuitement les déshérités de la fortune. À l’image de son siècle, le praticien était romantique.

Quatre grandes caractéristiques sociales distinguent actuellement le xxe siècle : le développement mécanique, la prédominance du groupement, la prépondérance du chiffre d’affaires, l’absolutisme de la fiscalité d’État. Reflet plus ou moins pâle de son milieu d’action, le médecin d’aujourd’hui se trouve technicien, syndiqué sinon syndicaliste, attentif au rendement financier de son travail, patenté et imposé sur toutes les coutures.

Finis, le sacerdoce et l’apostolat. La société demande au médecin non de consoler, mais de guérir ; non de présenter une haute valeur morale et une miséricordieuse bonté, mais d’être compétent. Le malade n’a cure de paroles ni souci de boniments. Il veut être observé, palpé, percuté, ausculté, pesé, mensuré ; il réclame une analyse d’urine, l’examen de l’expectoration et du sang, le cathétérisme de tous ses conduits, la radioscopie et la radiographie de chacun de ses organes ; il requiert, à la conclusion, une intervention médicale ou chirurgicale rapide et efficace. Il ne souhaite ni attendrissement ni prières, mais exige un diagnostic et un traitement. Dès lors la médecine cesse d’être une profession pour devenir un métier.

La complexité de la tâche y impose, comme dans l’industrie, la division du travail et le recours à la spécialisation. La multiplicité des techniques, les particularité des groupes morbides, la diversité des thérapeutiques empêchent un homme d’en connaître et pratiquer à fond l’ensemble, l’obligent à restreindre son effort sur une partie bien délimitée de l’art médical. D’ailleurs, chaque jour davantage, le patient va de lui-même chez le spécialiste. Le médecin de famille, amical et vénéré, a vécu ; le technicien, impersonnel et impassible, lui succède.

Faisant œuvre de ses mains autant que de son cerveau, devenu « ouvrier », le médecin devait fatalement suivre le mouvement de concentration issu de la forme capitaliste de l’économie contemporaine, constituer son groupement professionnel en lui imprimant cependant ses caractéristiques propres. Composée de praticiens assurant à la fois la conception et l’exécution de leur travail, l’organisation corporative médicale tient tout ensemble du trust patronal et du syndicat prolétarien. À l’instar du premier, elle s’efforce à maintenir et consolide. son monopole de l’exercice de l’art de guérir ; comme le second, elle lutte pour une rémunération toujours plus large du labeur individuel. Le syndicat médical d’aujourd’hui est donc un groupement sinon d’appétits, du moins d’intérêts.

Une de ses tâches primordiales consiste en la sauvegarde du privilège légal de ses membres et la poursuite de l’immense légion des guérisseurs non patentés : rebouteurs, magnétiseurs, masseurs et infirmiers à prétentions doctorales. Le nombre de ces faux médecins augmente d’une façon incroyable ; et il n’y a plus de coiffeur pour hommes ou pour dames qui n’opère au hasard le traitement des affections de la peau et du cuir chevelu par les rayons ultra-violets. Les syndicats cherchent surtout à réprimer le préjudice matériel causé par des concurrents exerçant sans le diplôme d’État et par conséquent sans les préalables sacrifices pécuniaires nécessaires à son obtention. En réalité, le plus grand inconvénient ne se trouve pas là ; la clientèle ira de préférence au praticien officiel, s’il est dûment outillé. Le danger réside principalement dans le discrédit que les fautes et les erreurs des manipulateurs incompétents peuvent faire rejaillir sur des modes thérapeutiques inoffensifs et efficients quand ils sont administrés avec discernement par des gens du métier. La médecine est un art déjà bien difficile pour les initiés. Quelle source de périls peut-elle devenir entre les mains d’ignorants dont le seul crédit repose sur l’incommensurable crédulité publique !

Le relèvement des honoraires apparaît le second but Immédiat poursuivi par les syndicats médicaux. Ils suivent leur époque dans la marche à l’argent succédant à la marche à l’étoile, si tant est que celle-ci ait jamais prévalu. Le spectacle de l’enrichissement des négociants de tout ordre a déchaîné dans l’ensemble des corporations une émulation passionnée et agissante. Comment ! l’épicier, le marchand de vin du coin, sans apprentissage spécial, sans compétence technique, auront acquis une fortune rondelette en une dizaine d’année, tandis que le médecin de quartier, de ville ou de campagne aura peine à vivre bon an mal an au prix d’un diplôme difficilement obtenu et chèrement payé ! Nuit et jour sur la brèche, impuissant même à jouir sans inquiétude d’un loisir qu’il sait pouvoir lui être à chaque instant arraché, le praticien harassé devra se contenter d’émoluments à peine supérieurs à ceux d’un ouvrier qualifié à travail horairement limité ? Cette situation devenait intolérable pour les intéressés ; et leurs syndicats prirent à cœur de la modifier. À tort, à raison ? Le Dr  de Fleury, académicien aimable et disert, trouve « les jeunes générations médicales un peu trop pressées d’en finir avec la médiocrité pécuniaire » ( « Le Médecin », p. 63, Hachette, 1927). En un siècle où l’argent est roi, comment les médecins ne se rangeraient-ils pas parmi ses humbles sujets ?

Pourtant, les préoccupations morales ne sont pas étrangères au corporatisme médical, comme le démontre son attitude actuelle en face de la loi française sur les Assurances Sociales. Les praticiens refusent leur collaboration au gouvernement tant que ne sera pas respecté le secret médical, assuré le libre choix de son médecin par le malade, sauvegardée la liberté de médication durant le traitement. Ils ne veulent pas laisser traiter les assujettis à la loi en personnes de deuxième ou troisième catégorie, auxquelles seraient refusées les garanties dont jouirait la clientèle bourgeoise. Ils entendent épargner aux déshérités de la fortune l’étalage de leurs misères physiques et mentales sur une masse inutile de papiers administratifs ; leur réserver la latitude de faire appel aux soins de qui a leur confiance ; leur voir donner le droit à tous les médicaments sans restriction ni considération de leur prix marchand : trois conditions de traitement rationnel et légitime que les projets de règlement jusqu’ici élaborés refusent au futur assuré. Enfin, pour éviter tout soupçon de connivence en vue de l’exploitation abusive des caisses d’invalidité, le médecin traitant demande à être honoré directement par le malade en lui délivrant un reçu d’après lequel l’administration calculerait la part légalement remboursable à l’intéressé.

L’âpreté au gain, remarquée complaisamment chez les médecins mais d’ailleurs commune à toute la génération actuelle, rencontre une justification dans l’âpreté concomitante du fisc. La saison des privilèges officiels est le passé ; la discrétion tutélaire et ancien régime des agents des contributions, un rêve évanoui. Le praticien paie toues les taxes imposées aux contribuables de marque : personnelle, mobilière, patente, impôt sur les bénéfices professionnels, sur le revenu global. L’échappatoire devient pour lui un sport difficultueux devant la ténacité et la curiosité des contrôleurs qui exigent la preuve flagrante de la sincérité des déclarations. Le gouvernement fouille les poches et les allège consciencieusement. Les clients à leur tour voient s’élever leur note d’honoraires dans une juste proportion. Le désintéressement miséricordieux de jadis a disparu. Quand viendra le temps des échanges fraternels ? Et quel est l’avenir du médecin ?

Son sort ne peut qu’être étroitement lié à celui de son siècle. Par le développement et la particularisation de ses techniques, la médecine subit une mécanisation progressive ; et chaque jour davantage le médecin deviendra le serviteur d’une machinerie, un véritable « ouvrier » ; d’une part ouvrier d’élaboration, de perfectionnement, de modification et de contrôle des techniques ; d’autre part ouvrier d’application et de commande des techniques. Le praticien fera figure de distributeur automatique ; le chirurgien de manipulateur de manettes d’embrayage et de débrayage. Ne voit-on pas les opérateurs commencer à utiliser des bistouris électriques ?

Comme ses contemporains le médecin de demain constituera un rouage d’une énorme mécanique sociale. ‒ Docteur F. Elosu.

MÉDECIN, MÉDECINE, MÉDICASTRE… — Les mauvais médecins sont ceux qui ont été investis par le jeu des bonnes relations de leurs papas « dorés » ou qui deviennent médecins pour satisfaire des traditions de famille ou de caste.

Pour ces parents, peu scrupuleux de l’idéal, peu importe la nature de leurs enfants à diplômer, coûte que coûte, au détriment de ceux sur lesquels ils s’exerceront sans humanité.

Les médecins, ni bons ni mauvais, sont ceux qui monnayent leur savoir ‒ ceux-là en ont ‒ sans plus s’occuper des causes pitoyables, nourrissant le mal dont ils vivent le plus largement possible.

Les bons médecins sont ceux qui instruisent le malade, mais seulement jusqu’où leur industrie commence.

Les vrais médecins sont ceux qui n’exercent pas ou n’exercent plus ou qui n’ayant jamais recherché le diplôme, malgré des études sérieuses et persévérantes, font de la médecine vulgarisatrice des secrets d’une santé se passant, à tout jamais, de la médecine, sans vivre de cet enseignement.

La médecine, telle qu’on l’enseigne dans les facultés, ne s’apprend que sur ce qui meurt et non pas sur ce qui vit.

Poursuivre le mal sur un terrain ensemencé d’éléments favorables à la maladie, à la dégénérescence, avec la chimie en ampoules, en flacons ou en cachets, alors que l’organisme est saturé de chimie organique virulente, corrodante, voilà à quoi se résume la science médicale contemporaine.

À l’École de Médecine, c’est comme à l’École Militaire : on y apprend à combattre, à guerroyer et non pas à secourir ou à pacifier.

Le médecin et le militaire possèdent, chacun, un arsenal et un laboratoire : deux choses dont la nature saurait se passer.

Quand l’homme appelle le médecin, déjà la morbidité s’organise en lui, quelque part, où le mal fait son trou. Le médecin, lui, fera le sien propre dans la vie du « patient ».

Mais, insistons sur ce point : que c’est très probablement le malade qui a créé le médecin ; ce dernier, lui, a créé le « sens médical », ce qui fait dire : que n’ont besoin du médecin, que ceux voulant bien se donner la peine d’être malades ou de se croire tels.

Le chirurgien, quand il n’est pas un sadique de la vivisection et lorsqu’il ne mesure pas le morceau à couper avec les ressources probables de ses clients, est presque indispensable à l’humanité. Je dis ressources probables, car il n’y a pas de gens plus experts pour juger, d’après les « signes extérieurs et intérieurs », de l’état de fortune des gens, qu’un médecin ou un chirurgien. Quels admirables agents du fisc feraient ces messieurs !

Quant aux guérisseurs, ce sont des malins dont toute la… science consiste à savoir déplacer la mal ou à séparer, pour un instant, le malade de sa douleur.

Les guérisseurs procèdent du phénomène qui se produit, lorsqu’une personne, souffrant atrocement du mal de dent, voit sa souffrance se calmer, ou disparaître, en saisissant le pied de biche à la porte du dentiste.

C’est ce trouble humoral, ce trouble émotif, que les guérisseurs provoquent, pour guérir, à la petite semaine, des malades tout spéciaux qui, pendant le reste de leurs jours, restent de fidèles clients, malgré qu’ils soient ‒ selon leurs dires ‒ parfaitement guéris !

Quand le malade tient, consciemment ou inconsciemment, à sa maladie et qu’il a perdu confiance en la médecine ou lassé l’honnête médecin, quand il ne croit plus aux vaines et coûteuses « combines » des guérisseurs, on le voit se livrer aux littérateurs de la médecine qui feront métier de l’embarrasser, de plus en plus, à mesure que les livres s’ajouteront aux livres, et quels livres !

Livres que l’on achète sur le conseil intéressé des conférenciers subtils, ramasseurs marrons des clientèles d’officines d’hypnotiseurs professionnels ; livres qui conduisent de malheureux malades, pieds et poings liés, aux « psychothérapeutes » se refilant le client jusqu’à épuisement de ses ressources d’argent, de patience, de vie !

Les livres de médecine soignante ou de vulgarisation de la médecine officielle, quelle bonne blague… pour eux qui ne tiennent pas à être malades ou ne font rien pour le devenir !

Dans ces livres, la maladie y est traitée comme si elle ressemblait toujours à elle-même, cependant que, d’un malade à un autre, elle différencie de nature, d’intensité même, d’une heure à une autre.

Devant ce fait, à quoi sert toute cette littérature, dite de vulgarisation médicale ?

Un médecin est appelé au chevet d’un malade et diagnostique une affection toute autre que celle dépistée par un premier médecin appelé la veille ; cela s’explique facilement. Ces deux médecins ont raison tous les deux. Confrontez-les, ils ne s’entendront que si le consultant les garde tous les deux. Deux raisons s’offrent à expliquer cette attitude : la première, c’est qu’en quelques heures, ainsi que nous le disons plus haut, le mal peut changer de nature, se déplacer ; la seconde, c’est qu’un médecin qui revient d’une erreur, en face d’un client, est perdu vis-à-vis de ce dernier. On croit trop facilement que le médecin ne peut jamais se tromper et, de même, que la maladie ne le trompe pas.

Un médecin-naturiste (pourquoi pas des pharmaciens naturistes aussi ?) a demandé que chacun fasse son apprentissage de malade, pour être capable de se choisir un bon médecin ! C’est absolument comme si l’on demandait à quelqu’un de se faire cordonnier pour acheter de bonnes chaussures.

Chacun sait combien de défaites cela vaut, pour un électeur, de chercher à avoir un bon député ! Si, pour savoir se choisir un médecin, il fallait passer son existence à être malade, se laisser transformer en écumoire par les piqûres et les vaccins et s’ivrogner de médicaments jusqu’à se faire interner, les rôles de malade et d’électeur s’identifieraient, dans le plus grand supplice de la compréhension humaine.

Ce serait peut-être un moyen conduisant l’humanité vers la sagesse qui sait se passer de députés et de médecins ‒ ils sont souvent les deux à la fois ‒ par motif de suppression de leur nécessité, même quand ils se disent « naturistes ».

Laissons le médecin aux malades, plus ou moins volontaires et voyons l’hygiéniste à son rayon ; car, là encore, on tient boutique.

L’hygiéniste, quand il ne nous a pas indiqué cent produits de sa signature, avec des noms bizarres où il se reconnaît du reste à peine lui-même, nous aura comblés de littérature (lui aussi !) et de conseils, admettons-le, sages et désintéressés.

Il nous a dit : « Respirez profondément, ouvrez vos fenêtres la nuit, lavez-vous, chaque matin, le corps entièrement nu, à l’eau froide, portez des vêtements légers, fréquentez la campagne, la mer, la montagne, autant que vous le pourrez » Mais, la consultation terminée, notre éminent hygiéniste s’entoure de plusieurs épaisseurs de flanelles (de sa marque), de tricots « spéciaux », de paletots, de pardessus, de trench-coats, puis s’engouffre dans le métro, ou dans sa limousine plus souvent, pour, de la journée, de la semaine, d’un mois à un autre, y être enfermé pour courir les adresses de ses clients ‒ de plus en plus nombreux ‒ entre deux bains de vapeur !

Sur ses conseils, vous achetez ‒ chez lui ‒ un spiroscope, des instruments à singer le travail utile, des haltères de toutes natures, des cordes à nœuds, et une foule d’attirails qui feront ressembler l’endroit où on les resserre, à un coin de tribunal sous l’Inquisition !

Notre hygiéniste aura sa gymnastique « spéciale », condamnant toutes les autres. Il excellera dans l’art de créer, de toutes pièces, un régime excluant tout ce que ses confrères auront permis et recommandant tout ce qu’ils auront interdit. Et tout cela, avec force théories qui lui vaudront d’être la véritable « Sorbonne » d’une foule de sociétés, dites savantes.

Quelquefois, un établissement spécial ‒ le sien ‒vous est plus particulièrement imposé et l’on vous y soigne en « ami » pendant tout le temps… nécessaire.

La maladie a ainsi créé ses commerces, ses industries, ses politiques, ses modes, ses arts, ses sciences, ses intrigues et ses poètes ! Dénoncer tout cela, ce serait soulever un monde, et quel monde ! Nous ne voulons pas, ici, nous spécialiser dans cette partie, quelque belle œuvre de salubrité que ce soit.

Nous en avons juste assez dit pour que soient avertis ceux qui ne sont pas tout à fait inaptes à la santé du corps et de l’esprit. ‒ L. Rimbault.

(Voir aussi maladie, prophylaxie (hygiène), nourriture (et alimentation), naturisme, santé, végétarisme, végétalisme, etc.)


MÉDECINE n. f. (rad. médecin). La médecine est l’art de soigner les malades. Depuis qu’il y a des hommes, elle s’est penchée sur la souffrance pour la soulager. Elle a pris, pour arriver à cette fin, ce qui lui a semblé le meilleur, c’est-à-dire qu’elle a usé des connaissances qu’elle avait sous la main ‒ connaissances qui n’étaient parfois que des croyances ou des préjugés, mais qui souvent étaient des acquisitions empiriques d’une efficacité réelle, bien qu’assez limitée.

La médecine est donc essentiellement une pratique. Le médecin est surtout un praticien ; il a souvent besoin d’agir tout de suite, sans attendre la certitude, d’agir pour le mieux, avec la préoccupation de ne pas nuire à son client.

En toutes choses l’humanité a vécu d’empirisme, c’est-à-dire qu’elle a agi par tâtonnements. Mais elle s’est efforcée de remonter aux causes des phénomènes et même de les mesurer : c’est ce qui constitue la science, qui, elle, nous donne le moyen de reproduire le phénomène, ou de l’éviter, ou de le combattre. La science est en perpétuel devenir. Ce n’est pas parce qu’elle se meut dans le relatif qu’il faille proclamer sa faillite. Ceux qui ont besoin d’une certitude absolue ont conservé l’âme et la mentalité des primitifs, c’est-à-dire de ceux qui ne savent rien.

La science a commencé de se constituer dans l’étude des phénomènes les plus simples. Même là, l’évolution a été très lente. L’esprit humain était trop encombré par la croyance aux influences mystiques pour envisager la causalité toute nue. Les Grecs ont libéré l’esprit humain, mais l’arrivée du christianisme a annihilé l’essor scientifique, et il a fallu parvenir aux temps modernes pour que la science reprît librement le cours de ses recherches. Il n’y a pas si longtemps que la chimie est étudiée scientifiquement. À cause de la complexité des phénomènes et de l’impossibilité presque complète de faire des expériences, la médecine et la sociologie vont encore plus lentement.

Pourtant un grand pas a été fait, lorsque Pasteur, qui était non pas médecin, mais chimiste, découvrit, en étudiant les fermentations, la cause des maladies infectieuses. Or, les maladies infectieuses, c’est-à-dire les maladies microbiennes, tiennent la plus grande part dans la pathologie. La connaissance des microbes, de leur culture, de leurs réactions a été un débroussaillement nécessaire. L’étude des réactions humorales, celle des glandes à sécrétion interne commencent à s’amorcer. On ira plus loin, on ira, de plus en plus loin. La pratique scientifique de la médecine ne fait que commencer.

Elle a déjà eu des résultats éclatants dans l’art chirurgical. Les progrès de la chimie avaient donné le pouvoir d’annihiler la douleur en endormant le patient. La connaissance de la cause des suppurations a permis de faire, en toute sécurité, grâce à l’antisepsie et à l’asepsie, les opérations les plus risquées : comme d’ouvrir un ventre, ce qui se fait aujourd’hui couramment. En cinquante ans la pratique chirurgicale a étendu son domaine triomphalement. Il semble même qu’elle a atteint son point culminant et que les progrès dans l’art de soigner et de guérir les tumeurs, les cancers, les processus inflammatoires (par exemple dans le cas de l’appendicite) rétréciront peu à peu son champ d’action.

De toute façon, avant d’agir, le médecin est obligé d’établir un diagnostic, c’est-à-dire d’interroger et d’examiner le malade, souvent même de recourir à l’aide du laboratoire ou au concours d’un spécialiste, pour déterminer la cause des symptômes morbides dont se plaint le patient. Celui-ci ne voit que le malaise qui le gêne, il ne se rend pas compte que ce malaise n’est qu’une des apparences d’un état pathologique plus profond. Il ira parfois chercher directement chez le pharmacien un cachet contre un mal de tête ou une potion contre la toux, ou quelque chose pour couper la fièvre. Il se laissera aussi bien guider par les réclames de la 4e page des journaux. Il s’adressera à un charlatan, à un vendeur d’orviétan ou de tout autre remède secret et miraculeux.

Or, le mal de tête, par exemple, peut être une névralgie causée par une mauvaise dent ou par une sinusite, par une tumeur, ou bien une migraine, ou bien une céphalée entraînée par une mauvaise accommodation visuelle, ou bien le symptôme d’un embarras gastrique, ou bien le prélude d’une maladie infectieuse en incubation, ou bien l’accompagnement d’une syphilis à la période secondaire, ou bien encore des troubles liés à une urémie latente, etc. La conduite a tenir n’est pas la même dans tous les cas, et l’administration inconsidérée d’un remède peut même aggraver l’état de l’urémique.

Pour agir avec quelque efficacité, il faut donc découvrir la cause des symptômes apparents. Les anciens médecins s’en rendaient bien compte, mais ils n’avaient que très rarement le moyen de remonter à cette cause. Ils se contentaient de faire le diagnostic d’une péritonite, ils savaient qu’elle apparaissait souvent comme symptôme terminal de la fièvre des femmes en couches, sans d’ailleurs concevoir le rôle de l’infection, mais ils ignoraient que souvent aussi elle est le symptôme terminal d’une appendicite méconnue, car ils ignoraient l’appendicite et ils parlaient alors d’une péritonite a frigore (causée par un refroidissement). Ils englobaient sous le nom de fièvre putride toutes sortes de maladies infectieuses, sous le nom d’affections pulmoniques chroniques, ou de bronchites chroniques, des états divers où la tuberculose tenait sans doute la plus grande part. L’étiquette d’anémie recouvrait des états pathologiques les plus différents. Les médecins regardaient le chancre mou, la blennorragie et la syphilis comme les manifestations d’une même maladie vénérienne. Ils ignoraient l’hérédo-syphilis. Encore de nos jours confondons-nous sous le nom de rhumatisme des affections différentes, et notre classification actuelle des maladies cutanées et celle des maladies mentales sont-elles quelque peu obscures.

Mais on progresse. Lorsque Bichat eut commencé à créer l’anatomie pathologique, lorsque de nouveaux procédés d’exploration, comme la percussion et l’auscultation, eurent permis de localiser nombre de lésions des organes, lésions qu’on pouvait étudier à l’autopsie, on put préciser de nombreux diagnostics, par exemple celui d’une pleurésie. Celle-ci paraissait avoir définitivement conquis son existence et son autonomie. Ce fut presque un scandale quand, il y a 30 ans, Landouzy émit l’hypothèse que la grande majorité des pleurésies relevait d’une tuberculose de la plèvre. La lésion de l’organe n’est pas tout. On cherche maintenant à établir son diagnostic étiologique, c’est-à-dire le diagnostic de la cause qui a amené la lésion.

Le diagnostic une fois établi, on sait ce qu’il faut taire et surtout ce qu’il ne faut pas faire. Mais il faut connaître aussi l’état des différents organes, évaluer la possibilité de leur tolérance ou de leur défaillance vis-à-vis de tel ou tel médicament, il faut prévoir, autant que faire se peut, les réactions humorales etc. Le médecin agit en s’aidant des connaissances accumulées par les travaux médicaux du monde entier et en se guidant sur son expérience personnelle. Tous les jours la science médicale fait de nouveaux progrès. Elle est Internationale. Des congrès de médecine générale ou spécialisée rassemblent chaque année des travailleurs du monde entier. Les périodiques professionnels tiennent d’ailleurs les praticiens au courant des recherches en cours, des hypothèses et des découvertes faites par les médecins dans tous les pays civilisés. Il n’y a plus de remède secret. Une découverte amorcée dans un laboratoire est souvent parachevée dans un autre. Il se passe en médecine ce qui se passe dans les autres sciences. Leur progrès s’appuie sur la solidarité et sur la rivalité intellectuelle (ce qui est la même chose) d’une multitude de travailleurs, en dépit des erreurs et des bluffs, d’ailleurs vite reconnus.

Depuis. soixante ans environ, ce progrès marche à pas de géant. Il y a cent ans, la veuve d’un médecin en vendant la bibliothèque de son mari, pouvait en tirer un prix rémunérateur. Aujourd’hui, au bout de cinq ans, les ouvrages de pathologie sont périmés. Le médecin est obligé de rester un perpétuel étudiant. Le progrès des autres sciences (physique, chimie) apporte de nouveaux procédés d’exploration (radiologie) ou de traitement. L’art médical devient de plus en plus complexe et compliqué, ce qui entraîne la naissance de nombreuses spécialités.

La médecine traditionnelle a vécu. Le médecin d’aujourd’hui ne peut plus agir seul. Il a besoin du laboratoire pour l’examen à l’ultra-microscope, pour des analyses de crachats en série, pour de multiples analyses du sang ou du liquide céphalo-rachidien etc. etc. Il a besoin d’examens radiographiques ou radioscopiques. Il a besoin de faire pratiquer la cystoscopie par un spécialiste des voies urinaires, l’examen du fond de l’œil par un ophtalmologiste, du larynx par un laryngologiste, etc., etc.

En dehors des traitements afférents à sa spécialité, le spécialiste, dans l’examen général d’un malade ne peut être qu’un analyste, fournissant un renseignement particulier au praticien. En somme c’est ce dernier, qui, grâce à un travail d’induction, peut faire la synthèse des éléments recueillis, établir le diagnostic et orienter le traitement. Son influence morale a aussi une grande importance. Mais la collaboration est nécessaire et constante entre le praticien et ses confrères spécialisés.

Les nouveaux procédés d’investigation permettent un diagnostic non seulement plus précis, mais aussi plus précoce. Or, il est extrêmement important de pouvoir reconnaître une affection à son début ; l’efficacité de la thérapeutique est à ce prix. Confirmer le diagnostic d’un chancre dès son apparition, déceler la tuberculose pulmonaire de bonne heure permet d’instituer un traitement qui pourra, dans la plupart des cas, enrayer l’évolution de la maladie. On s’efforce de découvrir le cancer aussitôt que possible, car si l’intervention chirurgicale peut être tentée, c’est au début qu’elle aura les plus grandes chances de succès.

Les anciens médecins n’avaient guère pour avertissement que la souffrance qui amenait les patients à leur consultation. Or, si la douleur est un signal d’alarme, elle est souvent beaucoup trop tardive et elle manque de précision. La médecine de l’avenir sera la médecine préventive. Déjà la médecine actuelle est capable de déceler de petits risques d’insuffisance fonctionnelle des reins, auxquels elle peut remédier, grâce à quoi elle peut écarter ou éloigner l’apparition brutale de l’urémie. Il en est ainsi pour le foie, pour le cœur, etc. Mais nous sommes encore bien loin des possibilités futures.

Pour me faire mieux comprendre, je prendrai pour exemple l’art dentaire. Il y a cent ans, arracher la dent était le seul remède contre la douleur. Aujourd’hui non seulement on peut supprimer la souffrance en dévitalisant la pulpe, mais on empêche la carie par un plombage précoce. Il ne devrait plus y avoir de mâchoires édentées et puantes. Les personnes aisées se font examiner la bouche tous les six mois, pour que le dentiste puisse apercevoir les premiers signes d’altération dentaire. Le médecin de l’avenir sera sans doute capable de combattre les déficiences humorales qui causent la décalcification et d’empêcher les pyorrhées de s’amorcer. Il n’y aura plus de dents gâtées que par hasard ; et les dentiers ou les bridges seront devenus rarissimes.

La preuve des progrès de la médecine est dans la diminution de la mortalité dans les pays civilisés, surtout de la mortalité infantile. De grandes masses humaines peuvent se rassembler (par exemple dans la dernière guerre) sans être décimées par des épidémies meurtrières, comme c’était la règle autrefois.

L’hygiène sociale s’appuie sur les bases scientifiques de la médecine. On sait la façon dont se propagent les grands fléaux sociaux, les causes de l’insalubrité, le rôle des taudis, de l’encombrement, de l’obscurité, de l’ignorance et de la misère, on connaît la pollution des eaux, du lait, etc., et les falsifications alimentaires. Mais on n’y remédie pas toujours, car, dans une société mercantile, les intérêts particuliers sont souvent plus respectables et plus puissants que la santé publique.

Le progrès de la médecine continuera. Nous n’avons aucune idée des moyens d’investigation dont nos successeurs disposeront. Il y a quarante ans, personne n’aurait pu se douter de la découverte des rayons X et des nouveaux moyens qu’ils allaient donner. L’outillage dont se serviront les médecins de l’avenir sera de plus en plus compliqué. Le praticien ne pourra plus exercer isolément, il sera obligé de donner ses consultations dans une maison de santé de quartier. La naissance et la mort ne se passeront plus dans les domiciles particuliers. Les malades seront traités dans des cliniques pourvues des derniers perfectionnements.

Le machinisme médical coûtera cher. Il sera impossible au jeune médecin de s’installer en pleine indépendance. En dehors des hôpitaux de l’Assistance publique, où les malades sont considérés comme des indigents, et couchés dans la promiscuité des salles communes, à qui appartiendra la maison de soins ? Aux caisses, créées par les Assurances sociales, où les médecins seront des fonctionnaires obéissants et salariés ? À des médecins riches, comme certains chirurgiens, ayant sous leurs ordres une équipe de praticiens spécialisés ? À des entreprises financières et capitalistes, où les médecins seront traités comme des employés ?

Au point de vue social, la meilleure solution serait sans doute que les médecins qui sont des producteurs de soins, fussent organisés librement en coopératives de production, comprenant praticiens et spécialistes. Les maisons de santé seraient édifiées par les coopératives de consommateurs (les consommateurs de soins) ; elles seraient pourvues de laboratoires et de l’outillage moderne. Mais la direction technique appartiendrait en toute indépendance à la coopérative médicale.

Ce problème s’apparente à celui de l’avenir des techniciens en général dans la société capitaliste. Sa résolution aura non seulement un effet social, mais aussi une répercussion sur le développement de la technique elle-même, suivant que celle-ci sera libre ou asservie. ‒ Docteur M. Pierrot.


MÉDIÉVAL. — Voir Moyen âge.


MÉDISANCE n. f. (de médire). Au sens général, médire c’est mal parler d’autrui, c’est révéler ses vices ou ses fautes, colporter des histoires désobligeantes à son sujet, soit par sottise, soit dans l’intention de lui nuire. En un sens plus restreint, la médisance est quelquefois opposée à la calomnie, cette dernière étant synonyme d’accusation fausse, alors que la première consiste dans une accusation malveillante mais vraie. Aussi les moralistes chrétiens, qui se plaisent à dresser une hiérarchie compliquée, aussi bien des fautes que des mérites, placent-ils la médisance moins bas que la calomnie, dans le catalogue des péchés. Du moins lorsque les intérêts de la sainte Église ne sont pas en jeu, car lorsque les prêtres en peuvent tirer bénéfice les plus abominables inventions deviennent méritoires. Les dévotes le savent, d’où leurs mensonges hypocrites, leurs perfidies sans nom à l’égard des incroyants. Médire et calomnier découlent, en réalité, d’une même tendance, celle qui porte chacun à mordre à belles dents le voisin, même s’il n’est ni concurrent, ni adversaire. Louer son talent, ses mérites ? Vous n’y songez pas ; de telles conversations seraient puissamment somnifères. Détailler ses défauts, voilà, par contre, qui réjouira même ses prétendus amis. « Le besoin de médire semble vital chez beaucoup. Telle vieille, qui espionne le prochain des journées entières en égrenant son chapelet, oubliera le dîner pour les commérages. Heureux si elle s’arrête à la lisière des lettres anonymes qui préviennent charitablement le fiancé des frasques de la promise ou l’épousée des infidélités du mari. Et cette blonde qui trottine avec sa compagne, zélatrice comme elle des filles de la Vierge-Mère, ne croyez pas qu’elle s’entretienne du dernier sermon. Elle déshabille en pensée les prétendants à sa main, et ses lèvres énumèrent la litanie de leurs défauts : le nez trop long déplaît chez l’un, l’autre a la maigreur du héron, un troisième serait passable s’il était moins gros, sans parler du bellâtre dépourvu de cerveau, de l’intellectuel fagoté d’inénarrable façon ou du gringalet dont l’esprit ne supplée pas l’absence de mollets. Critique toute de surface, où nuance des cravates, coupe du veston, timbre de la voix, élégance du maintien prennent une importance capitale. Comme le fin politique ou le vieil académicien, notre ingénue saisit de préférence les travers. Cette universelle malveillance expliquera, plus tard, l’incessant va-et-vient du personnel, madame réclamant de ses domestiques une perfection qu’elle même ne possède point. » Les ordres religieux ont organisé la médisance d’une façon systématique. « Dans les couvents catholiques, moines ou nonnes se font une guerre au canif, très édifiante quand on la connaît. Espionnage et délation mutuels s’y transforment en devoirs primordiaux ; chacun épie intentions et murmures du voisin, pour l’avertir des fautes commises ou, mieux, le dénoncer aux supérieurs. On dit les femmes particulièrement expertes dans l’art d’admonester leurs compagnes ; la charité faisant un devoir de ne point négliger l’ombre même d’un défaut. Seulement coups de griffes ou de dents n’ont cours qu’à l’intérieur, rien ne transparaît en dehors ; pour le public, ton doucereux, allures patelines sont uniformément de rigueur. » (Par delà l’intérêt). On raconte qu’Esope, un simple esclave phrygien mais qui avait beaucoup plus d’esprit que son maître, ayant reçu de ce dernier l’ordre d’acheter ce qu’il y avait de meilleur, pour le servir dans un festin, n’acheta que des langues. « N’est-ce pas ce qu’il y a de meilleur ? » répondit-il, quand on le questionna. Mais ayant reçu l’ordre d’acheter ensuite ce qu’il y avait de pire, le même Esope n’acheta encore que des langues, déclarant que c’était incontestablement ce qu’il y avait de pire, la langue étant la mère des plus grands maux. Le fabuliste avait raison. Si le langage rend seul la civilisation possible, il faut convenir que des existences, en grand nombre, sont empoisonnées par les diffamations, les cancans, les ragots de toutes sortes. Et malheureusement la médisance est commune à tous les milieux ; elle est encore pire dans les milieux trop étroits, trop fermés, ainsi que dans les petites villes où chacun se connaît et s’épie. Contre cette tendance, il est regrettable de constater que les esprits éclairés, les hommes d’avant-garde ne réagissent pas toujours. Pourtant rien de plus destructif de la sympathie fraternelle qu’ils désirent instaurer, au moins dans le cercle restreint de ceux qui peuvent les comprendre. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit bon de faire comme l’autruche et de fermer les yeux, pour se laisser duper par n’importe qui. Mais, pour accorder sa bienveillance à quelqu’un, est-il nécessaire qu’il soit sans défaut ? Si oui, rien à faire, personne n’étant dans ce cas ; résignons-nous à rester solitaire. De plus, il se tromperait pitoyablement celui qui se croirait parfait ; comme autrui, il a ses faiblesses, il a besoin que ceux qui l’entourent l’excusent et lui pardonnent certains travers.

Utilisons la médisance, lorsqu’elle nous atteint, pour nous corriger quand elle est justifiée, au moins en partie. Pour le reste, méprisons-la. Que la défiance entre en nous, lorsque quelqu’un passe son temps à dire du mal de ses connaissances, de ceux-là même qu’il proclame ses amis. Dès que nous tournerons le dos, ce sera notre tour d’être étrillé. ‒ L. B.


MÉDITATION (et PRIÈRE) n. f. J’aime méditer et souventes fois, vous m’aviez reproché de ne pas tendre l’ouïe aux bruits de la rue. De ne prêter l’oreille aux rumeurs qui s’élèvent des carrefours et des avenues. De rester sourd aux clameurs qui se répercutent sur les places et sur les marchés, aux tumultes des assemblées et des attroupements.

Après maintes hésitations, j’ai voulu tenter une expérience. J’ai ouvert toute grande celle de mes croisées qui donne sur la voie publique. Toute grande. Et dans ma chambre d’homme studieux, aux parois tapissées de volumes, de thèses, de brochures, aux tables pliant sous les manuscrits, les périodiques, les amas de notes, les monceaux de coupures, dans ma chambre d’homme qui pense, qui lit, qui médite, qui cherche, qui réfléchit, qui compose, dans ma chambre s’est engouffré comme une trombe de cris et de paroles, comme un cyclone de sons mêlés, enchevêtrés, confus, discordants, désordonnés, volumineux.

Sans doute, dans cet étrange tourbillon, j’ai perçu le grondement de colère des déshérités, pareil au bouillonnement du flot qui bat avec furie les quais, les digues, les jetées ‒ ce qui l’entrave et ce qui l’encercle. Sans doute, dans ce tourbillon, j’ai reconnu les lamentations des misérables que, sans relâche, un sort adverse et ironique talonne, terrasse et piétine ; les râles d’agonie des désespérés qui exhalent l’ultime souffle en blasphémant Dieu ou les circonstances, en maudissant la Société ou la Nature, en reniant ceux qui les ont engendres ou éduqués. Sans doute, dans cet effrayant tourbillon, j’ai entendu vibrer l’écho du fracas des batailles des insurrections, des mises à sac, des catastrophes, des cataclysmes humains et extra-humains qui se sont succédés depuis que la planète est planète. Mais j’y ai aussi distingué un vacarme assourdissant d’appels, de répliques, d’Injures, d’exclamations, d’imprécations, d’interjections, d’éclats de voix se heurtant, s’entrecroisant, s’efforçant de se dominer l’un l’autre, assez semblable au tapage qui remplit, les nuits d’été, les marécages stagnants où les grenouilles coassent et s’ébattent par milliers.

Toutes les observations, les remarques, les discussions, les approbations, les critiques que suscitent ou soulèvent les débats du Parlement les audiences des tribunaux, les discours des gens qui incarnent l’autorité les articles « de fond » de la demi-douzaine de quotidiens qui dirigent, régentent, « font » l’opinion publique. Les phrases redondantes, les périodes à effet, dont Il ne reste plus rien une fois qu’on les a analysées et disséquées, Tous les flonflons de la « musique de cirque » intellectuelle qu’est le bavardage écrit ou parlé des rhéteurs de la politique. Tout ce qui s’élucubre ou s articule pour que les hommes, l’immense majorité des hommes, puissent se faire une opinion qu’ils ont le front, ensuite, de proclamer « personnelle ». Tous ces mots s’infiltraient, pénétraient dans ma chambre, tel un déluge submergeant et irrésistible.

Accablé, abasourdi, aveuglé par cette inondation et par cette poussière de voix et de sons, je ne reconnaissais plus ni mon environnement ni moi-même. Je ne pouvais plus ni imaginer, ni concevoir, ni inventer. Mes facultés de résistance, d’observation d’initiative n’étaient plus, oblitérées, annihilées, anéanties qu’elles paraissaient. Je me sentais dans l’état d’un baigneur imprudent qui s’est aventuré loin de la plage qui a laissé la marée monter, monter encore, l’entourer l’assiéger, l’investir et qui s’aperçoit tout à coup qu’il ne reste aucune chance de salut. Mon cerveau vacillait dans cette atmosphère cacophonique ; mes nerfs cédaient. Rassemblant enfin tout ce qui me restait d’énergie latente, dans un dernier effort, j’ai volé vers la croisée que j’avais si imprudemment ouverte, celle qui donne sur la voie publique. Et je l’ai close, hermétiquement close.

Dans ma chambre d’homme studieux aux parois tapissées de volumes, de thèses, de brochures aux tables pliant sous les manuscrits, les périodiques, les amas de notes, les monceaux de coupures, dans ma chambre d’homme qui pense, qui lit, qui médite, qui cherche qui réfléchit, qui produit, la quiétude et le silence sont maintenant revenus. La quiétude et le silence propices à l’élaboration, à la création, au labeur. La solitude où croissent, s’épanouissent et portent leurs fruits les facultés créatrices et productrices. Le calme et le silence en dehors desquels il ne se conçoit ni ne s’achève rien de profond ni d’original. Rien qui persiste ou qui résiste ; rien qui perdure.

Mais je n’ai pas seulement besoin de méditer. J’ai besoin de prier, moi, le matérialiste, le mécaniste, l’athée. J’ai besoin de prier, c’est-à-dire de m’épancher, de me raconter à moi-même mes afflictions, mes peines, mes désirs, mes aspirations. Et voici, ou à peu près quelle est ma prière, celle qui me réconforte aux heures de faiblesse ou de découragement : « Forces, Énergies, puissances affirmées, à l’œuvre ou latentes en moi, qui n existez que parce que je suis, qui sont moi-même. Sans lesquelles je ne serais ni convenable, ni imaginable, ni existant. Faites que je me développe jusqu’à l’extrême de mes aptitudes, jusqu’à l’ultime limite de mes capacités de sensations et de jouissances. Que je me révèle à moi-même ce que je suis en réalité. Que je sois doué de la volonté indispensable, de la persévérance nécessaire, du discernement convenable pour accomplir mes desseins, et cela sans me laisser diminuer à mes propres yeux ‒ de l’intelligence efficace et de la ruse inévitable pour me procurer quotidiennement ma subsistance ‒ de la fermeté de résistance voulue pour ne rien livrer volontairement de soi-même au troupeau social ‒ du caractère qu’il faut pour traverser les heures difficiles sans me laisser entamer ou mutiler intérieurement. Que ma volonté s’accomplisse toujours et cela sans contrarier la volonté d’autrui et que, ne réclamant de comptes à personne, je ne me mette jamais dans le cas ‒ sauf contrat librement accepté ‒ d’être comptable à qui que ce soit ». ‒ E. Armand.