Encyclopédie anarchiste/Liberté

Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 1221-1231).


LIBERTÉ n. f. (latin libertas, de liber, libre). définitions, acceptions. État, condition d’une personne qui n’est pas la propriété de quelqu’un, d’un maître. « La liberté des personnes a déterminé la chute du régime féodal. » (Proudhon). État d’un peuple ou, plus exactement, jusqu’à nos jours, d’un État qui ne subit pas la domination étrangère. « Un millier de Grecs combattant pour la liberté, triomphèrent d’un million de Perses. » (Vergniaud). État de qui n’est pas captif, prisonnier : donner la liberté à un oiseau, rendre la liberté à un condamné, le libérer. Faculté d’agir qui n’est entravée ni par une autorité arbitraire ni par des lois tyranniques : c’est le sens courant du mot liberté dans le domaine politique. Nous verrons, nous avons vu déjà qu’il n’y a pas d’autorité sans arbitraire, de lois sans tyrannie, et que la liberté politique est un leurre au sein des systèmes qui demandent à ces principes et à ces formes leur justification et leur stabilité. Nous verrons aussi qu’il n’y a pas de liberté politique sans liberté sociale et sans liberté individuelle (voir ces mots) que la liberté, pour des hommes vivant en société, est un tout connexe et qu’il est vain de proclamer pour l’individu une liberté et des droits si les conditions qui les permettent ne sont pas réalisées ; si le milieu social ne leur en garantit la possibilité de fait et ne leur en assure l’exercice : « L’empire de la raison publique est le vrai fondement de la liberté. » (J.-J. Rousseau). « La liberté d’agir sans nuire ne peut être restreinte que par des lois tyranniques. » (Turgot). « L’esprit soldatesque est la gangrène de la liberté. » (X. de Maistre). « L’esprit public, qu’on attend pour permettre la liberté, ne saurait résulter que de cette liberté même. » (Mme de Staël). « La plupart des peuples ont des libertés, mais peu jouissent de la liberté. » (Ch. Comte). « La liberté est le pain que les peuples doivent gagner à la sueur de leur front. » (Lamennais). « La liberté serait un mot si l’on gardait des mœurs d’esclaves. » (Michelet). Faculté spéciale d’accomplir des actes d’une certaine nature : liberté de la presse, des transactions, etc… « La liberté de l’enseignement est une garantie nécessaire de la liberté de conscience. » (Vacherot). Absence d’entraves, de contrainte. « Le sexe aime à jouir d’un peu de liberté : on le retient fort mal avec l’austérité. » (Molière). Indépendance de position, loisir : mes travaux ne me laissent pas assez de liberté. Absence d’obstacle qui gêne les mouvements : un ressort qui ne joue pas avec la liberté nécessaire. Franc parler, propos, action hardis ou d’une excessive familiarité : prendre avec quelqu’un des libertés. Faculté de l’âme par laquelle elle se détermine par son propre mouvement ; liberté est ici synonyme de libre-arbitre. « La liberté est l’antagoniste de tout ce qui est fatal. » (Proudhon). « La liberté n’est que l’intelligence qui juge, qui délibère, qui choisit. » (Flourens). « La liberté de l’homme n’est que le pouvoir de vouloir, ce n’est pas la faculté d’agir. » (A. Garnier). Liberté naturelle, celle que l’homme possède de par sa nature, son origine, selon la thèse de certains philosophes. « la liberté sort du droit de nature : l’homme est né libre. » (Chateaubriand). Liberté morale, celle qui est la base, la condition de la moralité : d’après Kant, pour satisfaire à l’obligation morale, la liberté est nécessaire. Liberté individuelle : garantie du citoyen de ne pas être inquiété quand ses actes sont en accord avec les lois du pays ; au-delà de ce droit commence l’arbitraire que les gouvernants, gardiens officiels de la légalité, ne se font pas faute d’introduire dans les limites mêmes des lois quand ils jugent celles-ci insuffisantes pour leurs desseins : la liberté individuelle est encore aujourd’hui à la merci de la « légalité » souveraine du bon plaisir de nos maîtres. Liberté de conscience, des cultes, etc…, absence de contrainte dans le domaine des croyances, droit de pratiquer les rites de sa religion préférée, etc… « La liberté de conscience, comme celle d’écrire, comme celle de commercer a eu son berceau en Hollande » (E. Laboulaye). Liberté d’esprit : affranchissement des préoccupations qui gênent les fonctions de l’intelligence…, etc. — L.

LIBERTÉ (philosophie). Voir déterminisme et libre-arbitre, volonté, etc. Ouvrages a consulter : Philosophie de la liberté (Sécrétan) ; Système de logique, etc. (Stuart Mill) ; La liberté (Jules Simon) ; L’homme est-il libre ? (Renard) ; Essai sur le libre-arbitre (Schopenhauer) ; La solidarité morale (Marion) ; Justice et liberté (Goblot) ; Psychologie, Essais de critique générale (Renouvier) ; Leçons de psychologie (Rabier) ; Raison pratique (Kant) ; Critique philosophique (Pillon) ; Morale d’Épicure, etc. (Guyau) ; Les données immédiates de la conscience (Bergson) ; La morale (Duprat) ; Volonté et liberté (Lutoslawski) ; Le libre-arbitre (Naville) ; etc… Ainsi que les ouvrages mentionnés à déterminisme et volonté.

LIBERTÉ. Le problème de la liberté est un des problèmes les plus difficiles à résoudre parce qu’il essaie de concilier la liberté de penser et de vouloir qui nous paraît absolue avec le déterminisme objectif qui paraît également absolu.

La liberté pourrait se définir ainsi : possibilité pour l’individu de réaliser totalement son déterminisme. Ce déterminisme ne se précise à notre entendement que par des pensées et des vouloirs, lesquels se traduisent et s’extériorisent par des actes modifiant le milieu conformément à notre volonté. Si le jeu de notre pensée, si nos réflexions, nos préférences, nos choix, nos jugements peuvent s’exercer en nous sans aucune limite apparente et nous donner l’impression d’une liberté intérieure absolue, la réalisation objective de nos volontés rencontre au contraire des obstacles nombreux réduisant considérablement notre liberté d’action. Cette résistance extérieure contraignant notre volonté, entravant notre action, constitue la limite même de notre liberté et par conséquent sa cessation.

Ainsi donc, d’une part, nous avons conscience d’une liberté intérieure absolue ; de l’autre, nous avons également conscience que cette liberté se heurte à des difficultés s’opposant à son épanouissement… Pour concilier ces deux aspects du problème il est nécessaire de les étudier séparément, à seule fin de connaître la réalité même du moi volontaire, son origine, sa formation, ses attributs, ses manifestations ; ensuite d’analyser les causes extérieures restreignant son expansion.

L’analyse introspective ne nous renseigne point sur la formation de notre moi. Nos plus lointains souvenirs se perdent dans l’inconscience du premier âge. L’étude objective nous permet au contraire de suivre la formation des êtres s’engendrant les uns les autres et de reconnaître quelques principes généraux s’appliquant à la détermination des phénomènes vitaux. C’est ainsi que l’observation nous montre l’hérédité et l’éducation jouant un grand rôle dans la formation des individus. Chaque espèce animale se reproduit suivant son type moyen et, comme l’on dit judicieusement, les chiens ne font pas des chats. Si les caractères physiques généraux des parents se reproduisent dans les enfants, les caractères psychiques s’y retrouvent également, quoique la fécondation croisée, mêlant l’hérédité du père et de la mère, crée un être nouveau différant quelque peu de ses parents. Mais il est facile de comprendre que le moi de l’enfant est inévitablement la conséquence des innombrables croisements ancestraux l’ayant précédé et qu’il ne peut pas plus choisir son caractère que la couleur de ses cheveux. Il est un produit, un résultat. Il en est de même de l’éducation. Subissant l’influence du milieu, il réagit contre ce milieu suivant ses facultés naturelles et héréditaires et toutes ses perceptions, ses souvenirs, actions et réactions subies dans l’espace et dans le temps constituent sa personnalité…

Le moi n’est donc pas quelque chose d’immuable, d’éternel, d’absolu, ni de sacré. Il est une forme physiologique et psychique momentanée de l’être sans cesse soumis aux lois de l’évolution et ses manifestations ne sont que l’expression de son acquis héréditaire et éducatif. Formuler une volonté, c’est traduire une réaction esquissée probablement par un ancêtre lointain, complétée par une éducation subie suivant les hasards de la vie. S’accepter tel que l’on est, réaliser ses vouloirs sans réflexions profondes c’est peut-être obéir à la tyrannie d’un ancêtre, ou se courber sous une éducation mystique ou malfaisante qui nous a déformés.

Nous voyons donc que la conscience de notre liberté ne signifie rien, car le dément se croit aussi libre que l’homme sain. C’est le jugement, la raison, l’évaluation exacte des choses qui doivent seulement nous guider et non pas notre fantaisie et notre bon plaisir ; lesquels d’ailleurs peuvent être complètement opposés à notre bonheur véritable et à la conservation même de notre vie. La liberté pourrait alors s’exprimer comme la possibilité d’agir selon notre raison.

Même en ce cas les obstacles à notre déterminisme raisonné subsisteront et nous pouvons les étudier suivant leurs aspects différents ; soit que ces obstacles soient naturels ; soit qu’ils soient sociaux ; soit enfin qu’ils proviennent de notre nature même, d’une erreur de jugement. Les obstacles naturels sont constitués par toutes les lois naturelles inévitables dont l’homme triomphe parfois par leur connaissance et leur compréhension. Ce n’est que par l’étude des propriétés de la substance et de l’énergie ; c’est en se pliant aux nécessités objectives en harmonie avec les phénomènes vitaux que l’homme atteindra son maximum de puissance et de joie et non en suivant irrésistiblement ses penchants, produits lointains de l’ignorance et de l’animalité.

Les obstacles sociaux peuvent s’analyser au double point de vue présent et futur. Présentement les préjugés, les habitudes, les mœurs, les coutumes, les traditions, les lois, fruits mauvais de l’ignorance passée, constituent des entraves considérables à une liberté raisonnée. Nous devons détruire ces causes malfaisantes éternellement opposées à toute amélioration de la vie humaine. Mais toute société quelle qu’elle soit ne peut se réaliser qu’avec une certaine harmonie, un rythme, une coordination de l’activité humaine, assurant la cohésion des efforts et non leur dispersion. L’examen impartial des difficultés d’organisation sociale démontre les nécessités inéluctables inhérentes à toutes associations, à toutes collectivités et les obligations individuelles résultant du fait même de l’association. La conception religieuse et métaphysique de la liberté développe malheureusement dans l’esprit des humains une conception tendant à représenter la vie sociale comme une contrainte s’opposant à la liberté individuelle. C’est supposer, bien gratuitement, que l’homme est naturellement libre et que sans la dite société il le serait vraiment. Il suffit d’observer le fonctionnement du corps humain pour voir que ce corps est soumis à des nécessités physiologiques que notre caprice peut déséquilibrer, ou vouloir ignorer, mais que la sagesse nous conseille de satisfaire raisonnablement. Nous ne sommes pas libres, si nous voulons vivre dans la joie, de nous rendre malade, de nous faire du mal et d’en faire aux autres. Nous ne devons vouloir et désirer que ce que notre raison nous montre comme convenant à notre volonté d’harmonie.

Il en est de même au point de vue social. Si la vie collective présente des avantages et s’impose par la nécessité de lutter contre les forces naturelles ; si l’homme augmente ainsi sa puissance et ses loisirs, il n’est pas raisonnable de dire qu’elle est une contrainte puisqu’au contraire elle est une moindre contrainte que l’état naturel où l’homme est infiniment plus absorbé par la lutte pour la vie. L’association étant utile et nécessaire à l’homme nous devons conclure qu’elle augmente sa puissance d’action individuelle au lieu de la diminuer. Tout le reste est du mysticisme.

Cela ne veut pas dire que toutes les formes sociales soient bonnes. L’ignorance et la bestialité pèsent encore sur l’humanité et le passé héréditaire et traditionnel nous étreint de toutes parts. Les formes autoritaires actuelles nécessitées par les luttes d’autrefois s’opposent à la transformation des humains, à leur évolution progressive vers l’entente harmonieuse et fraternelle. Les meilleures formes sociales seront données par l’expérience, aidée par l’observation et le bon sens de chacun. C’est en laissant les individus se grouper selon leurs conceptions particulières, s’isoler même si cela leur convient, après partage du bien collectif et de l’héritage social, que les meilleures sociétés se réaliseront.

Ce n’est, il est vrai, que de l’empirisme social, mais cet empirisme est infiniment moins dangereux que de fausses sciences sociales, fabriquées artificiellement sur de courtes durées, selon des états sociaux transitoires et trompeurs. La vraie science sociale ne se créera que sur l’observation même de la vie ; sur les manifestations profondes de l’activité humaine, par l’étude des conditions subjectives et objectives favorisant le développement des individus. Il est alors probable que la notion métaphysique de la liberté disparaîtra ; que le bon plaisir tyrannique cessera pour faire place à un concept plus exact et plus fécond pour la vie individuelle et sociale : la volonté d’harmonie. Volonté d’harmonie individuelle : coordination raisonnée des pensées et des gestes individuels pour la réalisation de sa vie dans la joie. Volonté d’harmonie sociale : coordination raisonnée des gestes sociaux pour réaliser le bien-être et la fraternité.

Ainsi notre volonté d’action et les résistances objectives se trouveront conciliées par notre raison, par notre volonté d’harmonie. Mais n’oublions pas que toute volonté extérieure contraignant cette volonté d’harmonie est une tyrannie ; que la seule détermination de l’homme doit être sa propre raison et que rien de durable et de bon ne se construit sur la violence destructrice de toute raison. — Ixigrec.

LIBERTÉ. Faculté de faire ce que l’on veut, et de se refuser à faire ce que l’on ne veut pas, sans que soient opposés, à la manifestation de la volonté, un obstacle ou une sanction quelconques.

La liberté de l’homme au sein de la nature est très limitée — si tant est qu’elle ne soit point complètement une illusion provenant de l’ignorance où nous sommes des causes déterminantes de la plupart de nos actions. Nous sommes obligés de compter avec les lois naturelles et de nous adapter à leurs exigences, sous peine de souffrance, de maladie, et de mort. Les influences de l’hérédité et du milieu dans lequel nous avons été appelés à vivre, pèsent très lourdement sur notre constitution anatomique et physiologique, et sur nos caractéristiques intellectuelles. Nous ne pouvons supprimer le vieillissement consécutif à l’usure de nos organes. Il ne nous est pas loisible d’échapper au trépas final, quels que soient les efforts que nous ayons faits pour en retarder la venue. Enfin, le souci de nous assurer — non pas même le confort et les plaisirs auxquels nous sommes profondément attachés — mais simplement le minimum de ce qui est nécessaire pour nous alimenter et nous couvrir, nous contraint à des tâches journalières souvent pénibles, dangereuses ou rebutantes, qu’il nous faut assumer sans trêve si nous voulons conserver les avantages acquis par nous dans la lutte pour l’existence.

La liberté de l’homme au sein de la société humaine n’est, dans la plupart des cas, pas beaucoup plus avantagée. Durant la première enfance, notre faiblesse physique, et notre manque de jugement, nous placent sous la domination des personnes adultes de notre entourage. Un peu plus tard, lorsque notre intelligence s’éveille, c’est pour se heurter aux limites étroites imposées par le catéchisme et les programmes scolaires qui, loin de favoriser le talent personnel et les initiatives, semblent trop souvent vouloir les décourager à jamais. Puis c’est le régiment qui s’efforce, par ses méthodes, de briser les volontés individuelles, et d’amener le jeune soldat à une obéissance passive de tous les instants, « sans hésitation ni murmure ». Et voici qu’au moment où, ayant dépassé sa majorité, l’être humain semble devoir être libéré de la plupart de ses chaînes, d’autres servitudes s’annoncent. La pauvreté et l’autorité paternelle lui interdisent fréquemment de s’unir sous le signe heureux de l’amour partagé. Si la fortune ne lui a pas souri, il lui faut renoncer à la plupart des libertés accordées par les lois, renoncer presque totalement à vivre selon ses aspirations, s’atteler, de longues heures durant, à des travaux peu attrayants et mal payés, en attendant que la vieillesse, lui ayant progressivement fait perdre ses énergies pour le combat, fasse de lui définitivement un vaincu à la merci de tout le monde.

D’aucuns, en présence de telles constatations, paraissent surpris que l’on puisse encore, les admettant avec leurs conséquences, parler de libre-pensée, de libre examen, ou de système sociaux se réclamant de la liberté. C’est qu’ils ne font, souvent à dessein, qu’une seule et même chose du problème philosophique de la liberté par rapport au déterminisme, et du problème de la liberté personnelle dans l’état de société, alors qu’il s’agit de considérations sur deux plans bien différents. Alors que le premier a pour objet de rechercher si la cause de nos actions est dans un attribut de notre être spirituel : le libre choix, ou bien dans des circonstances extérieures à notre individu, le second a pour objet de supprimer le plus possible les entraves à la satisfaction de nos besoins raisonnables, comme de nos aspirations intellectuelles et sentimentales, que leur origine soit, ou non, dans le déterminisme ou le libre choix.

L’expérience démontre, d’ailleurs, que rechercher à ce dernier problème une solution toujours plus étendue n’est nullement utopique. Nous nous libérons un peu plus des contraintes naturelles chaque fois qu’une découverte scientifique appliquée à l’industrie, à l’hygiène, ou à la médecine, vient faciliter la production, réduire l’obstacle des distances, augmenter notre sécurité, ou nous prémunir contre la maladie… A mesure que s’accroît sa connaissance, l’homme, jadis jouet des forces physiques aveugles, et qui les avait divinisées, apprend à exercer sur elles sa puissance et à les faire servir, dociles esclaves, à son utilité. Nous pouvons prévoir le temps, historiquement proche, où une humanité d’ingénieurs, d’artistes, de techniciens et de savants avec très peu d’efforts musculaires, et une durée de travail extrêmement réduite, sera à même de fournir à la collectivité le bien-être, et même le luxe : tout ce qui peut contribuer à intensifier l’existence, et à la rendre digne d’être vécue.

Il en est à peu près de même pour ce qui concerne les mœurs et coutumes, ou la législation, bien que, sous ce rapport, le progrès soit demeuré très retardataire sur ce qu’il a été dans le domaine des sciences appliquées. Quoi qu’en disent certains pessimistes, nous sommes assez loin des époques où le père de famille pouvait disposer de la vie de son fils, et le maître faire fouetter son esclave ; où l’on pouvait être mis à la torture, pour n’avoir point salué une procession, ou bien avoir soutenu une thèse scientifique non reconnue par l’Église. Malgré certains accidents de la vie politique des nations, la tendance générale de la civilisation est vers la liberté. On vise à débarrasser les rapports sociaux des complications inutiles, à laisser l’individu faire ce qui lui convient dans sa vie privée, et même dans ses manifestations publiques, tant qu’il n’attaque point les fondements mêmes de l’ordre établi. L’abandon des superstitions religieuses, le développement de l’instruction rationnelle, l’adoption d’une morale biologique basée sur les meilleures conditions d’une vie normale, et les avantages de l’entraide, permettraient de franchir avec rapidité les étapes.

Une humanité définitivement pacifiée, vivant en harmonie parfaite, sans qu’aucun de ses membres use de licences condamnables à l’égard de l’ensemble, sans que, par conséquent, la collectivité se trouve jamais dans la nécessité vitale de réagir par la violence contre des éléments de désagrégation et de mort, tel apparaît le résultat final de cette évolution, si l’on considère que le progrès étant indéfini, il n’est pas de motif de fixer à l’avance une barrière à l’acheminement humain dans un domaine quelconque… Cependant un tel résultat suppose, pour être atteint, non pas seulement la disparition de certaines formes transitoires de tyrannie capitaliste, militariste, cultuelle, ou autre, mais encore la généralisation d’un état de conscience, et d’habitudes de discipline personnelle stricte, dont actuellement très peu d’humains sont capables de donner l’exemple. La disparition de l’autorité dans la cité universelle, suppose, en effet, la disparition préalable des compétitions de toute nature qui lui ont donné et lui donnent inévitablement naissance, sous les aspects et avec les caractères les plus différents, dans les circonstances les plus diverses de la vie, au service des idéologies, comme des besoins économiques, les plus opposées, qu’il s’agisse comme moyens de la police d’État, ou du lynchage anonyme et spontané.

Le but immédiat n’en demeure pas moins intéressant : tendre sans cesse à réaliser pour tous et pour chacun le maximum de liberté individuelle compatible avec les nécessités de l’association, et les possibilités sociales obtenues. Ceci, tout en se souvenant, d’après la formule célèbre que, toutes choses égales d’ailleurs, les orages de la liberté sont d’ordinaire préférables à la trompeuse sécurité de la contrainte. — Jean Marestan.

LIBERTÉ. Le fait d’être libre, de ne dépendre de personne au point de vue physique, intellectuel et moral : la liberté est un idéal qui est loin d’être atteint.

Ce serait une erreur de chercher la liberté en arrière de nous dans la vie primitive. L’homme sauvage vit en troupes et de ce fait il est asservi. Des croyances superstitieuses en outre (totems, tabous, etc.) assujettissent son esprit ; il ne peut pas faire tel geste, manger telle chose, etc.

Dans la société actuelle les pauvres, qui forment la grande majorité des humains, ont très peu de liberté. Ils doivent sacrifier à la conquête du pain de chaque jour la plus grande part de leur temps. En outre les pauvres qui sont en général ignorants sont remplis de préjugés qui achèvent de les rendre esclaves. Chacun vit comme on lui a appris à vivre et comme vit son entourage. L’idée ne lui vient même pas de vivre autrement ce qui fait que, en quelque sorte, on pourrait le déclarer libre puisqu’il n’a pas de désirs.

En un sens, le riche est plus libre ; c’est pour cela qu’on appelle situations indépendantes celles que confère la fortune. Avec beaucoup d’argent on fait ce qu’on veut, on va où on veut. Néanmoins il ne faudrait pas croire que le riche soit en possession de la liberté absolue. Par son éducation et ses mœurs il est prisonnier de son milieu. Même quand il les réprouve, il se soumet à ses pratiques et à ses habitudes pour conserver une bonne réputation.

Car tous les milieux sont tyranniques. L’individu est dépendant jusque dans son vêtement pour lequel il doit suivre la mode, sous peine de passer pour un personnage ridicule, voire pour un fou.

La liberté de penser est aussi très relative, on est contraint de penser — ou de feindre de penser — comme son entourage autrement on n’est pas compris. L’individu — s’il entend demeurer dans la « normale » admise et comprise — ne peut innover que sur des points très restreints, pour lesquels il devra encore s’expliquer pour tâcher de convaincre. Celui qui est par trop différent des autres est qualifié original, ce qui se prend en mauvaise part ; on ne l’aime pas et on fuit sa compagnie.

On peut donc dire qu’il n’y a de liberté nulle part. Cette tyrannie du milieu est-elle un bien ou un mal ? Elle est à la fois l’un et l’autre. Elle est un bien pour les intelligences inférieures qui trouvent la vie toute préparée et qui seraient tout à fait désemparés si elles devaient l’ordonner elles-mêmes. Mais pour les intelligences supérieures, la tyrannie grégaire est un mal, car elle les force à se mettre à un niveau commun qui leur est inférieur. L’homme de génie, et même plus simplement l’homme supérieur, sont incompris et détestés ; à moins que le succès et la fortune ne fassent pardonner leur originalité.

Les sociétés de l’avenir, plus raisonnables que les nôtres, donneront plus de liberté à l’individu. On comprendra qu’il faut permettre et même admettre tout ce qui n’est pas nuisible à autrui. Ainsi la liberté du costume. Il n’y a aucune raison pour uniformiser la façon de s’habiller ; chacun devrait se vêtir selon sa fantaisie et ses goûts. De même pour la liberté des idées, l’individu a le droit de penser ce qui lui plaît et d’exprimer sa pensée. Il est faux d’admettre la culpabilité morale, du moment qu’il n’y a pas ordre formel donné à un être faible, enfant ou déséquilibré mental. L’adulte est mal fondé à rejeter sur une tierce personne la responsabilité d’un acte, il pouvait ne pas se laisser influencer, Les lois seront, elles aussi, de moins en moins oppressives.

L’arsenal de la légalité actuelle sert avant tout à maintenir les déshérités dans la résignation à leur sort. Le communisme qui supprimera les classes sociales et rendra le travail léger à porter permettra d’accroître dans une large mesure la liberté de l’individu. — Doctoresse Pelletier.

LIBERTÉ. Ce mot est si souvent employé dans tous les milieux qu’il semble que tout le monde soit d’accord sur sa signification. Il n’en est rien : individu, groupement ou organisation, classe sociale, tous parlant de liberté, ne comprennent par là que leur liberté propre, trop souvent assimilée à un « bon plaisir » ridicule. On arrive ainsi à fabriquer toute une série de libertés au nom desquelles on asservit les êtres humains. Pour citer quelques exemples frappants, rappellerai-je que c’est surtout au nom de la liberté qu’on a fait, dernièrement, massacrer des millions d’hommes de tous les pays ? C’est au nom de la liberté de conscience que les porteurs de goupillons réclament à cor et à cri le droit d’abrutir les foules ignorantes pour arriver plus facilement à leurs fins d’asservissement et de domination. C’est au nom de la liberté du travail que le patron d’usine fait appel à la police et à la force armée pour maintenir, et parfois massacrer, les ouvriers qui réclament le droit à une existence meilleure. C’est au nom de la liberté commerciale que les mercantis de toutes sortes réclament le droit de rançonner le producteur et le consommateur, de les empoisonner au besoin avec des produits frelatés. C’est au nom de la liberté, de la justice et de l’ordre que, tous les jours, on construit des prisons et qu’on y enferme des malheureux, que l’on construit des engins de meurtre et… que l’on s’en sert ! C’est au nom de la liberté que… Mais je n’en finirais pas si je voulais énumérer tout ce qui se fait au nom de la liberté pour opprimer les hommes.

Le mot de liberté est donc, comme tant d’autres, détourné de son sens et utilisé à l’encontre de son caractère par les pires ennemis de la liberté. Devons-nous en conclure, comme certaines écoles communistes, que la liberté n’est qu’un mythe et que nous devons faire abandon de ce caprice imaginatif ?

Efforçons-nous de voir ce qu’il faut entendre par liberté. La définition donnée par Larousse me paraît assez juste dans sa brièveté : « La liberté est le pouvoir d’agir ou de ne pas agir, de choisir ». En dehors du pouvoir, de la faculté d’agir ou de ne pas agir, il n’y a pas de liberté. Un paralytique n’a pas plus la liberté de marcher qu’un homme aux yeux bandés. C’est ainsi que dans notre société, on peut sans crainte nous accorder une foule de libertés… après nous avoir enlevé le pouvoir d’en jouir. Aucune loi ne défend au travailleur de visiter les sites agréables, de goûter les merveilles de la nature et celles de l’art, de se reposer lorsqu’il est fatigué, de vivre dans le confort et l’aisance, mais comme il ne possède pas la liberté économique, il est astreint, pour assurer sa subsistance et celle des siens, à de longues journées d’un travail assidu et régulier qui lui enlève précisément la possibilité de jouir des libertés qu’on lui reconnaît.

Si donc la liberté n’est que le droit, elle est inopérante, c’est comme si elle n’existait pas : elle n’existe pas. Pour qu’elle devienne efficace, réelle, il faut qu’elle devienne le pouvoir. Nous n’avons nul besoin de liberté pour ce que nous ne pouvons pas faire. Prétendre nous l’accorder, c’est se moquer de nous, de même que c’est se moquer de lui que d’accorder au paralytique le droit de courir ou au moribond le droit de vivre.

La liberté est donc le pouvoir d’agir — ou de ne pas agir, de choisir. Et encore le pouvoir de ne pas agir est très limité pour tout être vivant. Il faut qu’il agisse, il ne peut s’en empêcher. Et dès qu’il agit, il ne peut plus choisir son action. Ainsi définie, la liberté est l’apanage exclusif des êtres vivants qui, seuls, ont le pouvoir d’agir par eux-mêmes, mieux, elle se confond avec la vie, elle est la vie elle-même. La vie devient alors inséparable de la liberté et inconcevable sans elle.

Mais le pouvoir d’agir, la faculté d’agir, étant limités pour tout être vivant, la liberté est aussi limitée elle-même : il n’y a pas de liberté absolue, il ne peut pas y avoir de liberté absolue pour personne. La liberté absolue supposerait un pouvoir personnel sans bornes et s’il en est qui ont cherché, s’il en est qui cherchent encore à réaliser ce rêve pour eux-mêmes, en utilisant pour leurs propres fins le pouvoir d’agir des autres ils ne sont jamais arrivés, ils n’arriveront jamais à leur but qui s’éloigne d’ailleurs à mesure qu’ils croient l’approcher. Même aux époques les plus sombres de l’histoire des peuples, jamais personne n’a pu connaître le pouvoir absolu et les plus grands monarques devaient encore compter non seulement avec leurs propres possibilités, mais même avec leurs sujets. Il restait pour eux des limites qu’ils ne pouvaient dépasser sans risquer de perdre leur couronne ou leur tête.

La liberté absolue, ou pouvoir absolu, suppose donc la toute-puissance que les hommes, ne pouvant l’atteindre, ont voulu donner à leurs dieux. Et ces dieux n’ont jamais pu manifester aux hommes autre chose que… leur impuissance ! La liberté absolue est donc une impossibilité, une absurdité. Notre liberté se trouve limitée par notre pouvoir d’agir et ne peut aller plus loin. La formule connue : « Fais ce que tu veux » ne peut entrer dans le domaine de la réalité qu’à la condition de ne vouloir que ce que l’on peut. Dès que nous voulons la dépasser pour des fins qui nous sont propres, nous empiétons sur le pouvoir d’agir des autres, sur leur liberté, nous faisons acte d’autorité. Et c’est ainsi que l’autorité se trouve être fille de la liberté ! J’admets qu’elle n’en est qu’une excroissance, mais elle n’en est pas moins produite par elle. C’est pour grandir sa liberté, son pouvoir d’agir, que l’ambitieux, l’orgueilleux, empiète sur la liberté, le pouvoir d’agir de ses semblables, qu’il veut les faire servir à ses desseins, etc. Voilà précisément où nous conduit l’excès en toutes choses, la recherche de l’absolu, alors que tout est relatif. Et voilà aussi pourquoi le mot de liberté peut donner lieu à des interprétations contradictoires et servir à l’étranglement de la liberté des autres !

Mais il n’en subsiste pas moins une question très épineuse, un problème délicat, pour ne pas dire presque insoluble, c’est lorsqu’il s’agit de délimiter où doit socialement finir la liberté de l’un et où doit commencer celle de l’autre. Je pose la question, mais n’ai pas la prétention de la résoudre. Celui qui trouvera une solution pratique de ce problème aura résolu la question sociale qui est à l’ordre du jour depuis l’origine des sociétés.

En dehors des cas bien définis, où l’individu exerce sa liberté sans aucune contrainte et sans empiétement sur autrui, et de ceux où il fait ou cherche à faire nettement acte d’autorité sur d’autres individus en les contraignant à agir pour ses buts à lui, il y a de multiples actions mal définies et telles que celui qui agit les peut considérer comme l’exercice de sa propre liberté, mais que ses voisins regardent comme une atteinte à la leur. De là naissent souvent des conflits entre individus, même ayant une conception à peu près semblable de l’exercice de la liberté. Il est très difficile de trouver une limite précise, incontestable entre le jour et la nuit si l’on ne voit pas le coucher du soleil ou si on ne veut pas le prendre pour base, mais il est encore bien plus difficile de trouver le moment précis où la liberté devient autorité. Ce ne sera que lorsque les êtres humains auront acquis assez de sociabilité pour reconnaître aux autres les mêmes droits qu’ils revendiquent pour eux-mêmes, qu’ils arriveront à éviter ces heurts et préféreront laisser entre leur liberté et celle de leurs voisins une zone neutre — une marge de tolérance et de sagesse —qu’ils n’occuperont qu’après entente et momentanément. Dans certains cas, les limites entre la liberté de plusieurs individus sont réglées par ce qu’on appelle la politesse, lorsque celle-ci n’est pas une feinte hypocrite. Par exemple, avant de prendre certaines libertés, on demande aux voisins si cela ne les incommode pas. Et lorsqu’on omet cette précaution, les intéressés sont fondés à vous prier courtoisement d’éviter ce qui leur cause une gêne. Il est absolument indispensable que celui qui veut vivre en société, qui ne peut vivre qu’en société, acquière des habitudes de sociabilité.

Dans la pratique courante, il n’y a guère que des questions secondaires qui reçoivent cette solution. Il existe donc toujours entre les êtres humains, quand il s’agit de liberté, de nombreux points délicats, contestés et litigieux, chacun voulant pour soi l’exercice entier de la liberté, sans se rendre bien compte lorsqu’il porte atteinte à celle de son semblable. Si donc la part raisonnable de chaque individu est déjà difficile à délimiter entre hommes ayant la même conception de la liberté, elle l’est davantage, à plus forte raison, entre personnes qui pensent différemment sur ce sujet, lorsqu’il s’agit de gens, en particulier, qui entendent ramener à eux tous les avantages de la liberté. Pour augmenter, grandir leur pouvoir d’agir, nombreux sont ceux d’ailleurs qui tentent de sortir des cadres de leur liberté propre. À ces premiers pas imprudents, aux premières incursions arbitraires, se rattachent les premières manifestations de préjudiciable autorité pour celui qui accepte, de gré ou non, les empiétements antisociaux. La plupart du temps, pour des raisons complexes de naissance, de milieu, de circonstances, de bonté passive, de faiblesse, de crainte, etc., cette autorité est acceptée par celui qu’elle atteint. Il s’y résigne tantôt bénévolement, tantôt parce qu’il se sent pris sous l’étreinte de la force et qu’il renonce à entamer une lutte où il craint d’être vaincu. Il efface même ses velléités de résistance, laissant le champ sans obstacle pour la récidive, donnant à l’acte nocif l’aspect dangereux d’un débordement légitime, à son abdication le caractère d’une soumission naturelle

Vient un moment où cette autorité directe d’un ou de plusieurs individus sur leurs semblables apparaît trop brutale, trop dégradante, trop immorale, ou même elle lèse vitalement ses victimes. On arrive alors à l’abolir grâce à des coalitions circonstanciées. Mais ce progrès favorise, mais ces concertations prennent souvent pour appui une autre forme d’autorité qui paraît donner quelques garanties à ceux qui subissaient la première. Cette autorité leur apparaît moins nocive parce qu’au-dessus des hommes, semble-t-il, et s’appliquant à tous, et d’apparence propre à servir le bien général ; c’est l’autorité sociale. Et cette autorité a pu se faire accepter et même demander par les humains, parce qu’elle supprime cette zone neutre, dont je parlais tout à l’heure, qui se trouve placée entre la liberté de chaque individu. Elle arrive ainsi à éviter ou enrayer ces multiples conflits entre gens qui ne veulent pas s’entendre et se chicanent souvent pour des riens. Voilà bien la solution. Deux individus se contestant un droit quelconque font appel à une autorité au-dessus d’eux qui ne tarde pas à les mettre d’accord en leur enlevant à chacun le droit contesté et d’autres ensuite. C’est « l’huître et les plaideurs ». C’est ce qu’on appelle instituer le règne de l’ordre…

L’autorité — voir ce mot — a toujours revêtu deux aspects différents, mais tous deux indispensables à son maintien : l’autorité physique, matérielle, et l’autorité morale. Une partie des individus sont maintenus dans leur condition par la première, une autre partie par la seconde et le reste de l’humanité a, ou croit avoir, intérêt au maintien de ces deux aspects de l’autorité. Ce sont ces conditions qui font durer celle-ci depuis l’origine de l’histoire. L’autorité physique fut fondée par le brigand et est maintenant représentée par le gendarme, le policier et le militaire. L’autorité morale avait sa base dans les croyances et les religions monothéistes ou polythéistes (voir ces mots), avec leurs dieux uniques ou multiples auxquels seuls les gens simples demeurent encore attachés, mais qui sont remplacés, comme exerçant sur les masses une discipline favorable, par des entités métaphysiques ou sociales tout aussi fantomatiques que les anciens dieux, mais aussi puissants qu’ils l’étaient et qui sont le Bien, le Devoir, l’Opinion, l’Honneur, la Patrie, etc…



Je ne veux pas approfondir ici la question de la liberté au point de vue biologique et physiologique ; mais ici comme en sociologie nous ne possédons qu’une liberté relative, celle qui se confond avec la vie, qui en est la manifestation. Mais du fait que là aussi la liberté ne peut être totale, certains voudraient en déduire qu’elle n’est qu’une illusion. L’être vivant ne serait qu’une machine, qu’un automate, un jouet de la nature ayant l’illusion de la liberté et de la volonté, mais dont tous les actes seraient rigoureusement déterminés par des causes et des circonstances indépendantes de lui. Certes, je ne conteste pas plus l’importance du déterminisme biologique que celle du déterminisme social. L’individu est le produit de l’hérédité, du milieu, de l’éducation etc…, et ses actes sont en l’apport avec tous ces facteurs. Mais sommes-nous plus fondés à croire au déterminisme absolu qu’à la liberté absolue ?

Le déterminisme absolu serait le pur fatalisme. Il nous ferait envisager tous les événements naturels et sociaux, ainsi que tous les plus petits détails de notre vie individuelle avec une passivité complète et nous n’aurions, comme le musulman, que cette explication décourageante, article de foi et justification d’inertie : « C’était écrit, cela devait arriver. »

La science, les données actuelles sur la nature de notre être ne paraissent pas encore avoir donné force de vérité à ces thèses destructrices de la personnalité et il nous semble, si nous faisons jouer certains éléments internes de choix et de décision, les déterminants volontaires et psychiques, qu’il reste assez de place à l’influence propre de l’être pour prononcer encore le mot de liberté. Notre liberté ne serait qu’une apparence s’il existait un Dieu tout-puissant et omniscient comme l’enseignent les religions, mais si Dieu n’existe pas, comme disait Bakounine, qui est-ce qui empêche la liberté de l’homme, si ce n’est l’autorité d’autres hommes ?

Je sais : l’homme qui agit est déterminé dans ses actes par la pression du milieu extérieur et par cette portion de son milieu intérieur qu’il a héritée de ses ancêtres et n’a pu modifier ; quand il veut quelque chose, sa volonté est déterminée par des circonstances qu’il n’a pas toujours créées lui-même. Mais parce qu’il n’est pas lui aussi, dans sa sphère, créateur unique et tout-puissant, cela veut-il dire qu’il n’ait pas de domaine propre et qu’il ne possède aucune liberté ? Certes, si être libre consiste à pouvoir s’abstraire totalement de l’ambiance, à se détacher pour ainsi dire du milieu qui nous entoure, des conditions et obligations de la substance qui nous compose pour pouvoir agir sur les choses sans qu’elles ne puissent agir sur nous, nous connaissons assez l’étendue de notre faiblesse pour nous réclamer de cette liberté-là ! Mais, d’autre part, si l’homme et tous les êtres vivants subissent sans réaction possible l’emprise maîtresse de leurs milieux, si leur liberté n’est qu’apparence, il faut en conclure que la vie elle-même n’est qu’une illusion, et que, malgré notre faculté de mouvement, malgré nos sens, malgré notre cerveau, nous ne sommes que de la matière inconsciente à l’état de somnambulisme ! Cela est si vrai que la liberté — ou l’illusion de la liberté, si ce n’est qu’un mirage — nous apparaît comme la caractéristique de la vie organique tout au moins ; son embryon est le point de départ entre la matière inerte et la matière dite « vivante » ; elle se développe et grandit avec cet état pour disparaître avec lui. Et l’on peut ajouter que lorsque l’idée de liberté —relative bien entendu — aura disparu du cerveau de l’humanité, celle-ci ne survivra pas longtemps… En attendant que la science nous ait apporté des preuves improbables, nous nous efforcerons de conserver, d’embellir, d’agrandir la vie — ou l’illusion de la vie — et la liberté — ou l’illusion de la liberté !

Pour bien étudier la liberté, faculté exclusive, — semble-t-il — des êtres vivants, il faut voir quels services ils lui demandent, quels bien ils en attendent. Nous ne tarderons pas à constater qu’ils l’emploient d’abord — et presque toujours, à moins d’anomalies déformantes —à conserver la vie, et ensuite à la développer, la grandir. Pour vivre, ils ont des besoins à satisfaire et c’est de servir l’assouvissement des besoins les plus impérieux qu’ils demandent à leur liberté. Mettez un bœuf au milieu du désert où il ne trouvera aucune nourriture, et montrez-lui alors une étable avec un râtelier garni de foin. Dès qu’il aura faim, il entrera de lui-même à l’étable et préférera se laisser enfermer que de périr. Certes, il souffrira de la captivité, car sa faim satisfaite, il a d’autres besoins. Mais enfermez-le dans un pré assez vaste pour le nourrir, où il trouvera de l’herbe à volonté et une certaine partie d’espace à franchir, il ne s’apercevra même pas que son parcours est limité, surtout s’il a des compagnons. Ne sommes-nous pas tous enfermés dans les limites de notre possibilité ? Et cela quelque rang que nous occupions dans l’échelle sociale ? Mais si les bornes de notre horizon sont assez éloignées pour que nous ne puissions les toucher, pour qu’il n’y ait pas pour nous, vitalement, nécessité à les atteindre, nous en inférons, de ce que nous ne rencontrons pas l’obstacle, à notre liberté. On peut donc dire que, lorsque l’être vivant n’est pas contraint d’agir contre sa volonté, le maximum de liberté consiste pour lui dans la possibilité de satisfaire tous ses besoins et de jouir pleinement de l’existence.

La liberté qui n’a pas à la base les moyens de répondre aux exigences des besoins élémentaires, de ceux là vers lesquels nous guide notre instinct, ne peut avoir de signification pour l’être humain. Aussi doit-elle nécessairement, pour être efficace, accompagner les transformations des besoins de l’homme aux divers âges de l’humanité. Nos besoins ne sont plus les mêmes que ceux de nos ancêtres. La possibilité de vivre comme ils ont vécu ne constituerait pas plus une liberté pour nous que n’en aurait constituée pour eux la possibilité d’existence qui nous satisferait aujourd’hui, laquelle, à son tour, ne pourra plus satisfaire nos descendants dans un certain nombre d’années ou dans quelques siècles.

En nous plaçant au point de vue social qui surtout nous intéresse ici, la question de la liberté est un problème infiniment complexe et difficile à résoudre, à cause de la diversité des goûts, des tempéraments, des caractères et des aptitudes individuelles. Nous avons vu plus haut que la liberté individuelle poussée à l’excès arrive à se transformer en autorité contre d’autres individus. Or, précisément, l’autorité est la fin de la liberté pour ceux qui la subissent. Il s’agit donc de trouver le point précis où doit s’arrêter la liberté pour ne pas devenir autorité. Certains répondent : « Là où commence la liberté du voisin. » Je dis : Non, car la liberté du voisin commence à la possibilité de satisfaire ses plus impérieux besoins et ce n’est qu’exceptionnellement qu’il y a contestation à cet endroit. C’est au contraire là où finit la liberté du voisin. Et si, ni le voisin, ni nous-mêmes ne voulons assigner de limites à notre liberté, il y aura conflit avec, pour corollaire, l’instauration probable de l’autorité du plus fort.

D’autre part, si quelqu’un en laisse bénévolement un autre entamer quelque peu sa propre liberté, l’intrus ne tardera pas à aller plus loin et à faire sentir également son autorité. Si la jouissance de la liberté pose devant l’aventureux un cas de conscience que la raison doit éclairer et qui le retient au seuil du domaine que l’autre ne défend pas, elle fait à tout homme obligation de connaître l’étendue de son bien et de ne point permettre qu’il soit foulé. Qu’à celui qui veut trop la raison ne dicte la retenue et n’établisse la mesure et c’est devant la carence du faible ou de l’ignorant, la prise de possession de la force avec son cortège d’injustices…

En effet, dans les deux cas envisagés ci-dessus, nous voyons l’abus de liberté se transformer en autorité et pourtant nous l’avons vu, la liberté est indispensable à l’être humain et c’est elle seule qui peut lui permettre de vivre une existence digne d’être vécue. Comment donc arriver pour nous et les autres à connaître la norme et à la faire volontairement, librement, accepter par tous ? Les anarchistes, qui ont fait de la liberté la base de leur doctrine s’essaient depuis des années déjà à solutionner la question ; ils devront y travailler encore longtemps, je crois, avant d’avoir trouvé les données de l’équilibre qu’elle exige. Il ne saurait être question de liberté sans frein comme certains pourraient le croire et le proclamer. Il s’agit d’assurer à chacun le maximum de liberté qui se confondra avec le maximum de bien-être. Comme ce problème comporte surtout, pour chaque individu, la possibilité de satisfaire ses besoins, il s’agit de rendre cette possibilité compatible avec la même possibilité pour autrui. Pour cela nous pouvons envisager trois cas différents :

1° Nos besoins et nos goûts sont trop différents pour se heurter. Les difficultés sont d’elles-mêmes résolues et nous pouvons sans nous nuire, jouir réciproquement de notre liberté.

2° Nos besoins, nos goûts, nos désirs sont à peu près semblables, portent sur les mêmes objets. Deux solutions sont à envisager : la lutte entre nous — avec tous ses aléas — pour conquérir les objets convoités, ou l’entraide, l’association — avec tous ses bienfaits — pour les produire en quantité suffisante pour tous avec, comme base de répartition, l’égalité pour tous les membres tant que la production reste en-dessous des besoins.

3° Nos besoins, nos goûts, nos désirs sont opposés et s’excluent mutuellement. Il y a impossibilité de satisfaire les uns et les autres. Voilà précisément les circonstances où l’abandon raisonné — à charge de revanche — de l’une des satisfactions escomptées peut garantir une paix précieuse au premier chef. Impérieuse est, d’ailleurs l’élimination, sans remplacement, de desiderata abusifs, de désirs violents, de prétentions absurdes. Par exemple si j’éprouve le besoin ou le caprice de me battre avec mon voisin pacifique, il n’y a plus de liberté pour lui de ce côté tant qu’il n’aura pas trouvé le moyen de me désarmer, de transformer mes instincts belliqueux en instinct de sociabilité. Ou alors, malgré lui, il doit se défendre contre mes prétentions ou se soumettre à ma domination ; quelquefois, il fera les deux. Mais on ne cherche à dominer, à soumettre, à exploiter que ceux que l’on considère comme inférieurs à soi, que ceux qu’on ne veut pas tenir pour ses égaux, Aussi la doctrine anarchiste qui n’admet pas d’archies, de chefs, de supériorité oppressive, ni au point de vue social, ni au point de vue individuel, réserve, par ses résistances, la voie à la liberté, comme la doctrine libertaire la prépare par ses aspirations ; elles se rencontrent sur le terrain commun de l’égalité potentielle des individus, avec le critérium d’une mesure rationnelle, elles tendent à faire de la liberté possible une réalité sociale.

Comment donc pourrons-nous organiser la liberté dans une société anarchiste ? On a vu plus haut qu’il ne s’agit pas de proclamer à la cantonade le « fais ce que veux » dont les sages de l’Abbaye de Thélème ne prenaient d’ailleurs que la dose raisonnable. La liberté absolue est une impossibilité pour l’homme social comme pour l’homme seul et il faut tenir compte de la présence d’autrui, de la liberté de chacun si nous ne voulons retomber à l’écrasement du faible et aux tyrannies de la force. Comme la liberté essentielle réside dans la satisfaction des besoins primordiaux, il faut d’abord organiser la production des choses nécessaires en tenant compte des besoins actuels avec le maximum de liberté pour tous. La production nécessitant une certaine somme de travail, il est donc normal que tout groupe de production (Voir ce mot, voir aussi communisme, familistère, socialisme, etc.) réclame sa part de travail à qui lui réclame sa part de produits. Ce n’est que la conséquence d’une loi naturelle inéluctable. Celui qui ne peut se contenter des produits sauvages du sol doit apporter sa part de travail à leur transformation pour pouvoir jouir des produits du travail humain. La production pourra être soit collective, soit individuelle, suivant les goûts de chacun et suivant aussi les nécessités de cette production. L’essentiel est qu’elle soit organisée par les producteurs eux-mêmes et ne serve pas, comme de nos jours, à l’enrichissement de leurs maîtres et à la consécration de leur servitude.

Il est évident que de même qu’aujourd’hui, le cultivateur qui veut faire pousser du blé ou des pommes de terre doit mettre la semence en terre au moment voulu et par là-même s’astreindre à une méthode, une discipline inévitables, de même le groupe de production ou le producteur individuel devront s’organiser de telle sorte que la production soit assurée, et demander à ses membres, une fois les principes et les règles de l’organisation adoptés, de les observer. Que l’on veuille ensemencer un champ, construire une maison, extraire du charbon, fondre du minerai, voyager en chemin de fer ou organiser une fête, il faut que chacun de ceux qui ont promis d’assurer un rôle dans l’organisation du travail ou du plaisir, après avoir accepté les nécessités de la situation, choisi suivant ses goûts et ses aptitudes, remplisse la fonction qui lui revient et en ait la responsabilité. Sans cela, il n’y a pas de production intelligente et, partant, pas de satisfaction possible pour les hommes dans la vie aux communes possibilités que nous essayons d’établir.

Lorsque l’anarchisme aura fortement implanté ses principes dans l’esprit et le cœur du peuple, lorsqu’il aura acquis assez de puissance, surtout morale, pour transformer la société, il réalisera l’égalité, non pas devant la loi mais devant la vie, et chaque individu se trouvera placé devant les mêmes possibilités d’existence. Plus de patrons arrogants, de chefs, ni de supérieurs devant lesquels il faut toujours plier pour ne pas perdre son gagne-pain, plus personne pouvant disposer ainsi de la vie ou tout au moins de presque toute la liberté d’autres hommes. Certes, je le répète, nous n’aurons pas, en société, cette liberté illimitée qui d’ailleurs n’existe nulle part dans l’état de nature. L’oiseau qui vole si librement dans les airs à ce qu’il nous semble, est cependant obligé de se lancer à la poursuite de sa nourriture : elle ne lui tombe plus dans le bec pendant qu’il chante sur la branche. Le propagandiste anarchiste qui dit à chaque individu : « Nul ne peut agir à tes lieu et place pour te libérer, c’est toi-même qui dois organiser ton mode de vie », s’inspire bien des principes ci-dessus en montrant à l’être humain qu’il sait faire un effort personnel pour obtenir ce qu’il espère. L’organisation anarchiste de la production n’est que l’application du même principe dans ce domaine.

D’ailleurs, la multiplicité des groupes de production, la facilité de choisir son groupe et d’en changer sans risquer de subir la misère, la facilité de produire isolément pour celui qui le voudra, en permettant à chacun de choisir le genre de discipline qui lui conviendra le mieux, nous donnera le maximum de liberté. Lorsqu’aucun être humain ne sera plus à la merci d’un employeur, d’une administration, d’une clientèle, d’une classe, ni des convenances pour assurer son existence et jouir pleinement de la vie, il goûtera réellement la liberté.

Peut-on, maintenant, parler de liberté lorsque nous n’avons même pas le droit à l’existence, que nos maîtres peuvent nous l’enlever quand cela leur fait plaisir ? La condition de l’homme d’aujourd’hui, du moins de celui qui ne possède pas, n’est guère meilleure que celle de l’esclave d’autrefois, malgré tout ce qu’on chante sur la civilisation et le progrès, et nous pouvons répéter avec le poète ces tristes vers :

        Ne parle pas de liberté :
      La pauvreté, c’est l’esclavage.

Mais le jour où nous aurons réalisé l’égalité économique et sociale, où nous aurons fait disparaître des cerveaux humains la croyance à la supériorité d’individus faits pour commander et gouverner, le jour où les hommes naîtront et vivront réellement dans l’égalité devant le bien-être qui ne sera plus réservé à une partie seulement de l’humanité, nous aurons solutionné la question de la liberté sociale. Cette liberté sera relative, c’est entendu mais assez vaste pour nous suffire. Nous serons libres en ce sens que notre existence, notre condition de vie ne dépendront que de nous, de notre effort, de notre activité. Nous pourrons ce que nous voudrons parce que nous ne voudrons que ce que nous pourrons. Nous n’avons que faire de l’impossible liberté absolue, et s’il est des chasseurs de chimères qui veulent tenter de réaliser pour eux cette absurdité qui nous a valu des siècles d’esclavage et de souffrance, nous leur dirons : Non, restez, comme nous, des hommes, des hommes avec leurs imperfections, leurs faiblesses, leurs erreurs, leurs besoins, mais des hommes semblables en cela à d’autres hommes ; différents seulement, en plus ou en moins, de certaines qualités ou de certains défauts, de certaines capacités, mais ayant tous, vous plus que les autres peut-être, besoin de l’association et de la solidarité humaines. Nous ne voulons plus ni d’inspirés, ni de prophètes, ni d’anges, ni de surhommes, ni de dieux, ni de demi-dieux. Leur règne — si gros de peines pour la majorité des hommes — a assez duré. Ce fut le règne de l’autorité. — E. Cotte.

LIBERTÉ (Liberté de choix). Qu’est-ce que la liberté ? La question n’est pas si facile à résoudre qu’à poser. Le Dictionnaire encyclopédique Larousse fournit de la liberté, entre autres définitions, celle-ci :

« Faculté d’agir qui n’est gênée ni par une autorité arbitraire, ni par des lois tyranniques. »

Il ne s’agit là que de la liberté politique, bien entendu, mais qu’il s’agisse de la liberté politique ou de la liberté morale, toute définition de la liberté est nécessairement négative. On n’est pas libre, en effet, de faire tout ce qu’on veut : même si l’on supposait anéantis ou surmontés tous les obstacles s’opposant à la fantaisie on au caprice, il y a des conditions biologiques dont l’individu ne peut pas s’évader.

Entendue au point de vue individualiste anarchiste, la liberté est un état où un individu ne peut pas être davantage forcé à faire ce qui ne lui plaît pas que contraint à ne pas faire ce qui lui plaît. Autrement dit, pour l’individualiste anarchiste, il y a autorité ou tyrannie chaque fois qu’on est obligé d’accomplir un acte indésiré ou qu’on est empêché d’effectuer une action désirée.

Les individualistes réclamant, revendiquant la pratique de leur conception de la liberté pour tout le monde, il s’ensuit que, pour eux, la liberté de chacun est inévitablement limitée par l’exercice de la liberté d’autrui. C’est le principe de « l’égale liberté » ou de la « réciprocité en matière de liberté ».

De sorte que, toute autorité est arbitraire ou tyrannique qui interdit à l’individu ou à l’association de faire ou ne pas faire, alors même que cette action ou cette inaction n’empièterait pas sur la façon de se comporter d’autrui.

Il n’y a pas de loi ou d’autorité qui ne soit arbitraire ou tyrannique, leur raison d’être étant d’intervenir dans l’action ou l’inaction de l’administré ou du citoyen, même quand ce dernier n’entend en aucune façon forcer autrui à faire ou ne pas faire comme lui.

C’est ainsi que l’État, forme concrète de l’autorité, puisqu’en possession des moyens de sanction, intervient dans la liberté de la presse, la liberté de parole, la liberté de réunion, la liberté d’association, la liberté de proposer ou d’expérimenter certains modes de vie, certains systèmes d’éducation — la liberté de critiquer certains préjugés, certaines entités, institutions sociales ou politiques. Il suffit que l’État juge que l’exercice d’une liberté donnée nuit à son existence, à sa morale, à son enseignement pour imposer silence à qui veut s’exprimer ou réaliser au nom de cette liberté.

Ainsi, en France, on ne peut pas, sous peine d’emprisonnement, recommander l’abstention du service militaire, conseiller le refus de paiement de tel impôt, vendre les moyens d’éviter la grossesse, faire publiquement un cours d’érotisme pratique. Cependant, ceux qui accomplissent ces actions ne songent nullement à imposer leurs conseils, à contraindre qui que ce soit à venir les entendre.

Et la loi est tellement arbitraire qu’il y a des pays où on considère comme un délit de blasphémer (même en Italie), de danser le dimanche (certains États de l’Amérique du Nord), de manquer de respect à la Sainte Vierge (Espagne), actions qui se peuvent faire en France et ailleurs. Par contre, en Russie soviétique, on peut colporter dans les rues et annoncer à pleins poumons des brochures anticonceptionnelles, ce qui serait sévèrement réprimé en France, en Belgique, en Suisse, etc.

La liberté d’expression, d’expérimentation, de réalisation s’entend, pour les individualistes-anarchistes, hors de tout recours au dol, à la fraude, au mensonge, etc., mais ils se considèrent en état de légitime défense à l’égard de tout individu ou milieu qui refuse de traiter avec eux, après discussion loyale, sur la base du principe de l’égale liberté.

Le problème de la liberté présente bien d’autres aspects et je ne veux qu’effleurer ici son côté philosophique. Je ne sache pas que personne, scientiste ou philosophe, ait encore résolu le redoutable problème de « la liberté de l’homme ». L’homme est-il libre ? Combien ont échoué sur cet écueil ? Si l’homme est le résultat de la lignée longue et enchevêtrée de ses ancêtres, d’une part ; si, d’autre part, il est le produit de son ambiance tellurique — il n’est pas libre, il ne peut pas choisir, il est déterminé. L’hérédité et l’environnement ne sont pas tout cependant. Il est évident que l’unité humaine peut acquérir de nouvelles connaissances, faire des expériences qu’ignoraient ses antécédents ou que n’a jamais tentées son milieu. Ces connaissances, ces expériences peuvent l’amener à réfléchir, à modifier son mode de vivre, sa conception de la vie, à construire une éthique « autre », à être enfin une personnalité quelque peu différente de celle qu’il aurait été sans ces acquis nouveaux. Ce déterminisme nouveau et personnel (ce peut être un déterminisme d’association) peut logiquement dans certains cas, dans un grand nombre de cas peut-être, s’opposer au déterminisme social ou moral d’un ensemble, d’une époque. Cela explique les effets, l’influence que peuvent avoir une éducation, une propagande. Il peut y avoir conflit, lutte entre le déterminisme nouveau d’un individu, d’un groupe et le déterminisme coutumier du milieu où évolue cet individu ou ce groupe, etc. Bien entendu, cette opposition, ce combat ont lieu au-dedans des limites du déterminisme humain général, elles ne présentent rien d’extra-naturel. C’est dans cette bataille constante entre le déterminisme particulier, pour restreint qu’il soit, et le déterminisme global, malgré sa puissance, que j’aperçois la possibilité de choisir une conception de vie de préférence à une autre, voire de se créer une ligne de conduite « différente ».

Dans la pratique les hommes vivent sur l’illusion de la liberté. Celui qui peut aller çà et là, marcher, parler, courir, se mouvoir se dit libre par rapport à l’être astreint à la réclusion dans un bâtiment dont on ne peut sortir ni la nuit, ni le jour, soumis à l’observation de règlements restrictifs des mouvements individuels. L’homme qui n’est assujetti qu’à un nombre restreint d’obligations s’affirme indépendant par rapport à celui qui est l’esclave d’un grand nombre d’engagements. Et tout n’est pas qu’illusion dans cette appréciation relative de la liberté.

A un autre point de vue, on peut considérer les anarchistes comme une espèce d’humains que la réflexion a menés à considérer que la liberté, même avec les excès qu’elle implique, vaut mieux, d’une façon générale, que l’autorité, même avec les bienfaits qu’elle comporte. — E. Armand.

LIBERTÉ (et organisation). Ainsi que les êtres physiquement mal équipés pour la lutte, l’homme est doué d’instinct grégaire ; il n’a jamais vécu à l’état d’isolement. Que nos observations portent sur les primitifs encore existants ou même sur le monde préhistorique, toujours nous voyons l’homme associé à ses semblables pour former des groupes plus ou moins volumineux et complexes, hordes, clans, tribus, nations. Chez les espèces démunies d’armes offensives, telles que les herbivores, le besoin de s’unir pour la défense refoule toute autre tendance ; il en eût été de même chez l’homme si son énorme développement cérébral n’eut fait de lui une créature d’exception dans la série animale, un être anormal dont l’équilibre est éminemment instable.

Avant d’avoir été enrichie par une longue expérience, d’avoir procuré aux hommes le moyen de dominer et de transformer la nature hostile, l’intelligence était plutôt pour eux une cause de faiblesse qu’un fondement de puissance. Il importait de contenir son activité car les notions qu’elle apportait sur le monde, la variété des impressions qu’elle recueillait, les inquiétudes mêmes qu’elle éprouvait étaient dans une certaine mesure personnelles et tendaient à différencier les esprits, à les individualiser, à dissocier le troupeau. Un conflit s’élevait fatalement entre l’appétit naissant de liberté et l’instinct grégaire. Pendant une longue période, il fut indispensable que ce dernier prévale ; c’est un point que Bagehot, dans ses Lois scientifiques du développement des nations, a jadis mis en lumière. Rites et pratiques singulières qui offusquent aujourd’hui notre raison avaient alors leur justification dans la nécessité de maintenir un conformisme vital aussi bien pour le groupe que pour l’individu.

Cependant la tendance à l’individualisation ne pouvait être indéfiniment comprimée, car dès qu’un groupe avait réussi à la faire coexister avec des liens de solidarité moins étroits, et cela devenait possible lorsque l’isolement, l’abondance fortuite des ressources lui assuraient des conditions d’existence moins précaires, ce groupe différencié, stimulé par les initiatives particulières, capable de progrès, s’assurait une supériorité incontestable sur des rivaux attardés. Une structure sociale basée non plus seulement sur l’instinct, sur la peur, sur l’autorité, mais sur le consentement, si restreint et si peu conscient soit-il, caractérise le passage de la société grégaire à l’organisation sociale.

Ce passage ne pouvait d’ailleurs être que progressif ; mais l’histoire, si nous avions le loisir de la commenter nous montrerait que le niveau de la civilisation s’élève dans la mesure où prédomine l’hétérogénéité sur l’homogénéité (contrairement à ce que pensait Spencer, le sens des transformations du monde inorganique est tout différent), l’individu sur le groupe, « le gouvernement de chacun par chacun, sur le gouvernement de chacun par tous », comme disait Proudhon, l’organisation volontaire sur l’Etat souverain, la liberté sur l’autorité.

L’organisation sociale, loin d’être exclusive de la liberté en est au contraire la condition même ; toutes deux progressent de conserve. Cependant cette proposition rencontre des résistances de deux côtés : de la part de ceux qui se font une idée fausse de la liberté et de la part de ceux qui regardent comme définitives des formes transitoires de l’organisation.



Gravés dans notre innéité, des vestiges de la religiosité ancestrale nous portent à sentir en nous un principe d’action dont les relations avec le milieu nous paraissent arbitraires, car leur chaîne se prolonge au loin dans le temps. Cependant, notre raison se refuse à concevoir une âme sans support matériel, sans rapports constants avec le monde où elle se manifeste, la liberté n’est pas un absolu ; le sentiment de la liberté n’est que le reflet intérieur d’un état d’équilibre mobile. « Si on explique que le sentiment de la liberté est simplement une autre expression du fait que la chaîne causale est à l’intérieur de notre conscience, et que nous sentons les événements comme si nous en déterminions nous-mêmes le cours, contre cette conception il n’y a rien à objecter. » (Ostwald). L’homme est lié à ce qui l’environne, il y a action et réaction réciproques. Nous nous sentons libres quand les deux tendances sont en harmonie et cette conciliation dont nous pouvons être les artisans est la première condition de la liberté.

Il y en a une autre. Au point de vue biologique on a pu dire très justement : « La liberté consiste en une aptitude plus ou moins limitée des organismes les plus élevés à empêcher les actes instinctifs et non rationnels et à régler leur comportement sur les enseignements de l’expérience passée. » (Conklin). Cette chaîne causale, ce flux de force qui a une partie de son cours en nous, nous ne les laissons pas s’extérioriser aussitôt, nous les composons avec d’autres, nous les emmagasinons pour dépenser l’énergie qu’elles représentent seulement au moment opportun. À cette organisation interne correspondent le besoin et le pouvoir d’organiser et d’approprier le milieu qui nous entoure.

Céder, sans considération de ce qui peut en résulter pour soi et pour autrui aux sollicitations du dehors ou de la vie végétative, s’abandonner sans faire intervenir le jugement aux suggestions de l’imagination, c’est abdiquer sa liberté. Au contraire, user du pouvoir de résister aux impulsions irréfléchies, de réfréner ou de détourner des réactions instinctives, savoir rectifier nos habitudes, discipliner nos gestes, organiser la société afin de substituer l’harmonie des actes à leur conflit, voilà le fondement de la liberté, mais voilà aussi autant d’obstacles à l’essor capricieux des volontés individuelles.

Nous ne devons donc pas confondre dans une même réprobation les limites qu’impose à nos actes notre nature humaine et celles que prétend leur opposer la volonté arbitraire des hommes. Mais les règles qui établissent l’ordre doivent découler de l’expérience et être sanctionnées par la raison de ceux qui sont appelés à s’y conformer. Sont-elles rédigées ? Que leur texte, plutôt que de formuler des injonctions, fournisse des enseignements sur la conduite à tenir. Les clauses communes stipulant les justes conditions des relations sociales envisagées dans leur généralité doivent également faire place aux contrats exprimant l’accord des volontés particulières.

C’est à tort que le sociologue Tarde voyait dans le contrat un renoncement à la liberté : « Au moment où l’on me dit que ma propre volonté m’oblige, cette volonté n’est plus ; elle m’est devenue étrangère, en sorte que c’est exactement comme si je recevais un ordre d’autrui. » C’est réclamer le droit à l’inconstance. À ce compte les plus libres des hommes seraient des aliénés. C’est nier la caractéristique essentielle de tout être vivant, la tendance à persister dans son être, c’est-à-dire à maintenir la constance de sa personnalité. Et lorsque l’on admet la rupture de certains contrats, ce n’est pas sur l’instabilité des volontés que l’on se base, mais sur le fait que celles-ci ne sont pas encore solidement constituées (cas des mineurs), ou sont dégradées (aliénés) ou bien viciées par l’ignorance ou la contrainte (cas du dol ou des événements imprévisibles).

Ainsi la liberté ne paraît nullement incompatible avec l’organisation du milieu naturel et social au sein duquel l’homme vit, non plus qu’avec les engagements qu’il lui convient de souscrire avec des égaux. Il faut seulement que les volontés soient éclairées et pour cela que règles organiques ou pactes particuliers ne se rapportent qu’à des objets, des actes, des protestations, des buts nettement spécifiés et sans complexité.



Que vaudrait pourtant cette conception d’une organisation compatible avec la liberté individuelle si le sens dans lequel évoluent nos sociétés en interdisait la réalisation ? Or, c’est précisément ce que prétendent les juristes réalistes qui se réclament des doctrines de Durkheim.

Cette école émet des idées qui, à première vue, sont faites pour nous séduire. Elle nie la souveraineté de l’État. Droit divin des rois et droit divin des peuples, comme le disait Auguste Comte, seraient également illusoires. Mais si la souveraineté de l’État est inexistante, la souveraineté de l’individu, ou son autonomie, dans laquelle les principes de 89 voyaient le contrepoids de la première, n’a pas davantage de réalité. L’homme n’échappe à la domination de l’État que pour tomber dans la sujétion de groupements, pour la plupart économiques, exerçant une fonction sociale. « L’homme n’a pas de droits, la collectivité n’en a pas davantage. Parler des droits de l’individu, des droits de la société, dire qu’il faut concilier les droits de l’individu avec ceux de la société, c’est parler de choses qui n’existent pas. Mais tout individu a, dans la société, une certaine fonction à remplir, une certaine besogne à exécuter. Il ne peut pas ne pas remplir cette fonction, ne pas exécuter cette besogne, parce que de son abstention résulterait un désordre ou tout au moins un préjudice social. » (Duguit).

Chose grave, l’inégalité sociale est consacrée, les fonctions sont hiérarchisées. Les nations modernes tendent « à se donner une organisation fondée sur la coordination et la hiérarchisation des classes professionnelles ». « La Révolution pensait que, dans une société vraiment libre et vraiment nationale, il ne devait pas y avoir, il ne pouvait pas y avoir de classes sociales, mais seulement des individus libres et égaux. C’était une erreur. Il n’y a pas de société, il ne peut y avoir de société, où il n’y a pas de division du travail. » Si des déclassements sont fréquents, si beaucoup d’individus sont sur la frontière qui sépare deux classes voisines, celles-ci n’en sont pas moins une réalité inéluctable, elles sont « des groupements d’individus appartenant à une même société nationale, mais entre lesquels existe une interdépendance particulièrement étroite, parce qu’ils accomplissent une besogne de même ordre dans la division du travail social » (Duguit).

Ces groupements ou Syndicats de classes coordonneraient leur action pour arriver à l’harmonisation de l’ensemble de l’Économie. Mais, on nous l’a dit, cette coordination serait une hiérarchisation… Et quelle hiérarchisation ? On a beau dire que les classes toutes également utiles sont égales en droit. Mais en fait ? Nos juristes admettent l’existence de la classe capitaliste qui a pour « mission de réunir les capitaux et de les mettre à la disposition des entreprises », et qui de ce fait aura la haute main sur toute la production, et même sur toute la vie sociale, car, que nos sociologues l’avouent ou non, confier la fonction de concentration et d’affectation des capitaux, et non pas la simple tâche de leur gestion à des individus associés ou non, c’est non seulement les rendre maîtres de tous les ressorts de l’industrie, c’est encore les mettre à même d’étendre au domaine civique le pouvoir exorbitant qui leur serait concédé dans la sphère économique.

Cependant une vue superficielle de nos sociétés semble donner raison à l’école réaliste. Qu’il s’agisse de syndicats, trusts, cartels patronaux ou de syndicats ouvriers, la personnalité de l’adhérent subit des contraintes. Mais cela tient principalement à ce que, de nos jours, les associations sont des formations de combat exigeant une discipline plus stricte que le demanderait une société pacifiée.

Lorsque, déduisant les conséquences de la division du travail, nos docteurs prétendent que « le groupe syndical tend naturellement à réduire l’action isolée de l’individu, sinon à l’annihiler », ne confondent-ils pas le groupe syndical, organe de lutte, avec le groupe coopérateur formé en vue de la réalisation d’une œuvre voulue et poursuivie en commun accord ? Quand on considère la division du travail, on remarque d’ailleurs que le lien coactif est plutôt entre les groupes sériés exécutant des travaux parcellaires qu’entre les membres des groupes accomplissant des travaux similaires. L’ensemble des premiers a une structure fixe ; les seconds sont interchangeables. Si l’École réaliste attribue une valeur absolue à des prétentions autoritaires qui ne sont que des déviations contingentes afférentes à une période de déséquilibre, n’est-ce pas parce qu’elle cède aussi à des préjugés animistes, parce qu’elle considère l’homme comme un être spirituel, entité indivisible ? Or l’homme psychique inséparable de l’homme physique est un être composite. Sans entrer dans des considérations biologiques, on doit penser que ses caractères de toute nature, s’ils ne sont pas absolument indépendants les uns des autres, ont une existence distincte et une activité qui leur est propre. Donner l’exclusivité à l’une de celles-ci c’est étouffer les autres, amoindrir l’ensemble. Si l’homme se laisse absorber tout entier par un groupe, il est certain que nombre de ses activités seront réfrénées et que sa personnalité sera tronquée. S’il n’associe, au contraire, avec d’autres animés d’un même vouloir, poursuivant un but défini, qu’une seule de ses facultés, il acquiert plus de puissance pour réaliser son désir, sans renoncer le moins du monde à l’exercice de ses autres dons naturels. Loin de diminuer sa valeur, il pourra la hausser à un niveau qu’il n’aurait pu atteindre en restant isolé. Il va sans dire qu’il ne s’agit là que de poser un principe dont l’application dans nos sociétés si complexes demandera maintes études : l’instruction intégrale, l’orientation professionnelle, la multiplicité des emplois, l’utilisation des loisirs…

La volonté de délimiter étroitement la portion de lui-même que l’homme engage dans chaque section de l’atelier social est sommairement indiquée dans la charte d’Amiens. L’adhésion au syndicat n’est tout d’abord envisagée qu’en qualité de travailleur salarié d’une catégorie déterminée ; à mesure que le groupe s’élargit, s’incorpore à d’autres plus compréhensifs, le lien se relâche, les devoirs sont plus discutés. Enfin la liberté devient entière pour tout ce qui est étranger à l’action professionnelle.

La même tendance au maintien de l’autonomie se retrouve dans des groupements économiques autres que ceux de la classe ouvrière. Les entreprises capitalistes n’imposent à leurs propriétaires ou dirigeants d’autres obligations que celles qui concourent à atteindre le but des associations. Assurément les nécessités de la lutte les incitent à une certaine conformité intellectuelle et sentimentale, mais cette uniformité n’empêche pas de grandes divergences de principes et de conduite.

Aux formes d’organisation qui laissent à l’homme la faculté de participer au fonctionnement d’autant de groupes spécialisés que le comportent ses tendances et ses aptitudes, son instinct de sociabilité, on peut donner le nom de fédéralisme fonctionnel, dont le fédéralisme territorial n’est qu’un aspect particulier. Ce fédéralisme rend possible la conciliation de l’organisation et de la liberté. — G. Goujon.