Encyclopédie anarchiste/Iconoclaste - Idée

Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 925-936).


ICONOCLASTE n.et adj. (de eikôn, image, et klasein, briser). Signifie proprement briseur d’image. (L’appellation d’image s’appliquait, dès l’antiquité, à toutes les figures peintes ou sculptées). Il désigne particulièrement les personnes ou les sectes opposées à l’adoration des images et en poursuivant la destruction. L’iconoclastie appartient de ce fait à l’histoire des religions qui ont admis et pratiqué le culte des images et à toutes les manifestations qui en ont poursuivi, à travers le temps, les apparentements religiosâtres…

La loi de Moïse proscrivait, pour leurs réminiscences païennes, les hommages aux représentations de la divinité. Elle tentait ainsi d’atteindre toutes les dispersions dites idolâtres qui, du fétichisme au sabéisme et à leurs multiples dérivés, montaient jusqu’à l’anthropolâtrie et l’invocation des esprits. Les anathèmes et les injonctions du Décalogue visaient dans le polythéisme les formes qui, par leur épuration relative, menaçaient le plus l’unité nouvelle, risquaient, par, la confusion de pratiques similaires, d’amoindrir le prestige du Dieu révélé. On connaît le martyre du néophyte Polyeucte, soldat romain, qui, au iiie siècle, renversa en Arménie les idoles des dieux. Tirant de la légende de cet iconoclaste chrétien, une tragédie aux puissants caractères, Corneille, le premier, portera plus tard la religion sur le terrain profane du théâtre. Mais le christianisme ne va pas tarder à reprendre à son compte, voilées des prétextes du souvenir, les coutumes des religions polythéistes. La substitution des images sacrées aux figurations adverses nourrira maints épisodes de la guerre des suprématies. Et l’exaltation mystique, grandie dans le sang des arènes et des gibets, vouée par sa tension même à l’effondrement, y retrouvera des éléments précieux de longévité…

Le soutien du concret est un élément dont ne peuvent longtemps s’affranchir les plus ingénieuses constructions de la théogonie. La foi des peuples et l’enthousiasme des foules ont besoin d’étreindre l’objet de leur amour. Les croyants ne font d’incursions durables dans l’impalpable et l’abstrait qu’à travers les embrassements de la matière où s’incarnent leurs déités. Les souffrances du Dieu fait homme et les formes corporelles de sa résurrection ont, plus que toutes les mystiques paradisiaques, parlé à l’âme des éternels enfants de la terre. Si prometteur soit le séjour des extases, il ne peut flotter en délices imprécisions sur un fond fuyant d’immensité. De confuses ripailles bousculent en ondes plantureuses le lac trop lisse des contemplations infinies. Les inférences de la vie portent jusqu’au ciel les festins et les ruts, toute la sensualité païenne d’ici-bas. Et il faut sur la terre des temples et de l’encens, des statues et des flammes, des images et des voix. Ah ! Dieu est partout ! Mais le cœur des humbles le rendrait vite aux régions mortelles de l’ombre s’il ne pouvait sur les autels en dresser la chair fulgurante, suivre en chemins de croix les étapes saignantes du Golgotha, tâter sous la plastique des marbres le palpitement des béatitudes, par-delà les tableaux qu’un sobre nimbe idéalise, apercevoir le frémissement humain des bienheureux…

Dès le iiie siècle, les premiers chrétiens écartent l’anathème du Sinaï et retrouvent l’anthropomorphisme irrésistible du Fils de l’Homme et des martyrs. Gravie l’ère des persécutions, les maisons du Seigneur crient au firmament l’ardeur physique de leur attachement. Avides de porter au grand jour un prosélytisme à l’étroit sous les cryptes et d’aller « dans son temple adorer l’Éternel », ils y portent le Messie et les saints, compagnons voisinants, éloquentes images, jusqu’aux tables du sacrifice. L’Orient, berceau de la couleur et de l’extériorisation, souffrait plus que tout autre d’une subjectivité sans aliment, s’étiolait dans l’ascétisme du tabernacle intérieur. La contrainte écartée, il épanche en floraisons matérielles sa passion concentrée, prodigue les sculptures et les figurines, les tableaux et les icônes, répand les tons luxuriants de sa palette sur les saints enfin revivifiés, fond sous les effluves lumineux la glace des perpétuations éthérées… La galerie des douloureux canonisés répond en mirages chatoyants aux espérances des fidèles. Les horizons célestes se rapprochent et la main les frôle aux voûtes des églises. L’éternité enveloppe de chaude et tangible sollicitude les séjours provisoires hier encore désolés…

La profusion réaliste des objets de vénération finit par porter ombrage aux empereurs, ralliés davantage par politique que par conviction au christianisme envahissant. De Léon III partent les premières interdictions. L’ordre de « détruire les images dans tous les édifices sacrés ou profanes » va, pour plus d’un siècle, porter le trouble dans l’Église d’Orient, agiter de secousses sanglantes les temples décorés. Le surnom d’Iconoclaste flagelle — de père en fils — la tyrannie des persécuteurs. Du Saint-Synode, docile et apeuré, Constantin Copronyme obtient, en 754, la condamnation officielle des pratiques poursuivies. En 780, Irène, impératrice régnante, amorce la pacification, tend la main au Saint-Siège. Le deuxième concile œcuménique de Nicée, en 787, réhabilite le culte des images, en proclame la légitimité, distingue « les honneurs qu’il est convenable de leur rendre, du culte de latrie, réservé à Dieu seul ». Mais, avec plus ou moins de violence, le parti des iconoclastes étend jusqu’au milieu du ixe siècle son hostilité et ses destructions, que couvre souvent l’encouragement des empereurs. L’apaisement ne se fait qu’avec la régence de Théodora…

A Rome, le droit d’image, d’abord propre au patriciat, s’amplifie bientôt grâce à l’accession des ennoblis de la plèbe, aux magistratures curules. Les images — statues, bustes de cire peinte ou taillés dans le bois, le bronze ou le marbre — ornent l’atrium et participent à la pompe des cérémonies, se mêlent aux cortèges funéraires. De leur vivant, les images des empereurs sont honorées à l’égal de celles des divinités. Elles figurent sur les enseignes des légions, appellent des hommages tout religieux. Et les soldats chrétiens vont au martyre pour les avoir méprisées, pour s’être refusé à des devoirs qu’ils réservent aux attributs du Seigneur…

Au Moyen-âge, d’imposantes images continuent à décorer les palais et les édifices sacrés. Plus réduites, les images d’intérieur, devenues meublantes (images de la Vierge, du Christ et des saints patrons) cessent d’être l’apanage des manoirs seigneuriaux et des riches demeures bourgeoises. Elles président — grossières protectrices — au lourd repos des humbles… Au xiie siècle, le culte des images est de nouveau controversé. Les cathares (sectes puritaines qui périront avec les Albigeois) en condamnent l’hérésie, l’écartent de leurs mœurs comme impur. Au xvie siècle, les protestants, à leur tour, le comprennent dans les coupes sombres du révisionnisme. La doctrine catholique, cependant, opportuniste et d’une psychologie plus avisée que le schisme, en maintient l’exercice. En 1545, le concile de Trente, disputant d’une part le terrain au protestantisme, précisant d’autre part les directives de la foi noyées dans le confusionnisme des tendances, résume en un décret l’attitude du traditionalisme chrétien : « Il faut garder et retenir, surtout dans les temples, les images de Jésus-Christ, de la Vierge et des autres saints. Il faut, en même temps, leur rendre l’honneur et la vénération qui leur sont dus, non que l’on croie qu’il y a en elles quelque divinité ou vertu, ou qu’il faut leur demander quelque chose ou mettre sa confiance en elles, comme faisaient les païens pour leurs idoles, mais parce que l’honneur que l’on rend aux images se rapporte aux origines qu’elles représentent ». Ce point de vue — tant dans l’Église officielle romaine que dans la branche orthodoxe — n’a plus, depuis, été sérieusement contesté. Il a cessé d’être en butte aux assauts du pouvoir, aux entreprises agressives des partis et des chapelles. Et l’iconoclastie n’eut guère, dès lors, au moins dans les actes, que des adeptes isolés… Mais, quoique incorporé au rituel et habilement délimité, vaines sont, quant au caractère du culte des images, les subtilités de la théologie. Les adorations hystériques des Cordicoles, la mise en exploitation des apparitions aux images persistantes, les miracles des statues animées et saignantes, l’enrichissement quotidien du musée mondial des fétiches sacrés (par tonnes les fragments de la vraie croix, des pyramides d’ossements authentiques) tenus pour doués de propriétés salvatrices, attestent la survivance, en pleine société moderne, d’un culte total d’essence singulièrement idolâtre…

Les laïcs, après quelques expurgations toutes scientifiques, n’ont pas manqué de canaliser vers leurs glorifications des préjugés et des coutumes si fortement enracinés. Ils ont immortalisé dans le marbre leurs personnages préférés, nimbés d’héroïsme ou de vertu, entouré leur culte de pratiques commémoratives. Et leurs portraits tapissent les écoles et les édifices publics. Ils ont conservé les emblèmes et tout le simulacre des adorations. Les drapeaux sont demeurés (de style et d’hommages) « l’image vivante des patries ». Les chefs d’État, les généraux constellés d’amulettes paradent en demi-dieux sur le front des foules, exigent la remise des existences sur les autels de la nation. Les Panthéons groupent les cendres cataloguées des morts illustres. Sous les Arcs où se fige le Triomphe de la bestialité, ils ont, magiciens funéraires qui savent que les vivants oublient sur les morts le salut de leur propre sort, assemblé quelques os de martyr, image anonyme du sacrifice. Au pays des icônes, voilà saint Lénine truqué, momifié, offert en vitrine aux regards des moujiks aberrés. Et pèlerins et rois mages s’acheminent, en théorie inlassée, vers l’étoile du premier ciel bolcheviste… Le culte des images — avec son succédané le culte des grands hommes — erre aux portes de l’anarchie, pousse des incursions dans la cité, hisse des pavillons, veut dresser des statues. Il reprend les voies classiques des religions et des doctrines. Il esquisse des agglomérats où s’abdique l’unique, sonne l’appel aux voies endormies des troupeaux, songe à galvaniser des masses entraînées pour de nouveaux règnes grégaires…

Les illuminés des religions lointaines — celles du temps n’ont plus que des habiles — prompts à bousculer les colonnes des temples, à mettre en pièces les statues, à fouler aux pieds les images, s’imaginent ouvrir ainsi la voie aux « justes croyances », préparer l’avènement de la « divinité légitime ». Ceux qui se regardent comme les détenteurs de la « Vérité » peuvent justifier devant leur conscience la brutalité de cette tactique de délivrance. Les mêmes bases des dieux tombés seront les assises des leurs. Le fanatisme de leurs convictions parfois déplace à leur profit l’axe de la crédulité. Et s’ils ont pu dévier vers eux les courants favorables, s’ils tiennent toutes prêtes, et capables de plaire, les idoles de remplacement, les peuples, impulsifs et suggestionnables, embrasseront peut-être les religions servies par l’audace. Mais nous désirons le seul empire lucide de l’homme sur lui-même et nous savons que rien de libre ne se fonde sur la violence, rien d’éclairé sur le dogme. Nous n’offrons ni culte rajeuni, ni dieu sensationnel et ne bâtissons d’espoir ni sur l’élan des masses ni sur leur soumission. Qu’il n’y a pas dans les matérialités de la foi comme un envoûtement de l’humanité et que de les détruire ouvrirait les esprits, les siècles en ont disséminé la preuve. Au fond des êtres veillent en germe les idoles et celles que nous aurons abattues demain renaîtront — ou d’autres, leurs sœurs — si elles conservent dans le cerveau des hommes leur berceau inébranlé… Nous ne pouvons être, comme ceux-là, des iconoclastes. C’est au fond de nous que nous brisons d’abord les images, le reliquat des fétiches anciens, les idoles tapies dans la caverne de nos crânes, que nous désagrégeons les fondations de l’église. Et nous aidons autrui à secouer l’hallucination des images, à promener la torche et la pioche dans son propre temple. Et nous lui disons : « Méfie-toi des divinités et des cultes, guéris-toi des glorifications idolâtres, cherche et agrandis le domaine de l’humain. En frères — et non en prêtres ou en dieux : à ce signe reconnais-les — te donneront leur clarté les hommes lumineux… ». — S. M. S.

ICONOCLASTE. Vers le premier quart du viiie siècle, une secte religieuse se fonda qui avait pour objet de briser toutes les images des saints et d’interdire le culte qu’on leur rendait. Cette secte des « Iconoclastes » fut d’abord approuvée par le concile de Constantinople, en 754.

Approuver ses actes, c’était rendre en grande partie impossible la tâche de l’Eglise romaine qui a toute une armée de saints plus ou moins miraculeux à proposer à la vénération des fidèles. Aussi, le concile de Nicée (787) et ceux qui suivirent, condamnèrent-ils impitoyablement la secte qui disparut au commencement du siècle suivant. Plus tard, les Albigeois, les Hussistes, les Vaudois et les Calvinistes reprirent les pratiques iconoclastes car ils ne reconnaissaient pas la « sainteté » des apôtres.

Etendant le sens du mot, lui donnant une signification plus complète, les anarchistes se disent iconoclastes. Le compagnon Percheron, dans une chanson La Ronde des briseurs d’images, avait expliqué d’une manière très exacte le pourquoi d’une telle affirmation. Voulant briser non seulement les images des saints, mais celles de tous les faux dieux, de toutes les idoles, de tous les préjugés ; ne s’inclinant devant aucune autorité morale ou matérielle, les anarchistes veulent démolir de fond en comble la vieille société qui nous régit. C’est pourquoi, avec tout leur irrespect pour les choses établies, ils s’attachent à briser toutes les images (État, religion, politique, propriété, patronat, patrie, etc.) avec lesquelles on leurre encore le peuple aujourd’hui, et qui font durer son esclavage.

Reconnaissant la haute portée morale, la grande valeur bienfaisante de certaines vies d’hommes dévoués à la Science, à la Philosophie, à la Révolution, les anarchistes citent quelquefois en exemple et comme enseignement les œuvres de ces précurseurs. Mais, ne voulant voir aucune prédestination en n’importe quel homme, ils se dressent contre toute tentative, d’où qu’elle émane, de faire de certains des personnages légendaires. Et ils brisent toutes les images des faux dieux laïcs ou révolutionnaires que certains en mal d’adoration et pour des fins peu recommandables proposent à la vénération des foules.


IDÉAL n. m. et adj. Tout homme qui possède un certain degré de sensibilité, qui pense et acquiert ainsi une certaine force de volonté et de raison ne saurait plus se contenter des idées communément admises, enseignées, souvent même concrétisées, passées dans le domaine des faits. Il ne veut plus croire ni accepter, mais il critique, puis émet ses idées personnelles, fruits de son expérience et de sa réflexion.

Il substitue à la réalité imposée et stagnante son propre idéal. Cet idéal est relatif à chacun ; il dépend de la nature du sujet, de son esprit et aussi de l’influence de son époque et de son milieu. Il ne saurait, chez un penseur, être définitif, fixé, ni exactement réalisé.

L’idée ne saurait s’arrêter, même lors de sa propre réalisation, mais elle repart constamment en avant.

Les chercheurs, les idéalistes qui préparent, en leurs esprits, la possibilité de réalités meilleures, rencontrent dans la vie sociale, dans la lutte pour la satisfaction matérielle de l’existence, le plus terrible obstacle à l’étude et à l’expansion de leurs découvertes ou de leurs productions.

Et ceci s’applique à tous : savants, s’occupant plus spécialement des sciences exactes ; philosophes, qui étudient les questions si complexes de la psychologie ou tentent de résoudre les insolubles problèmes de la métaphysique ; artistes, qui, par la plume, le ciseau ou le pinceau, s’efforcent de fixer, de reproduire et d’interpréter, sous une forme durable, les fugitives beautés qui se présentent à nos sens ; propagandistes, qui, par la parole et par l’écrit, expriment et répandent les idées de mieux-être, de liberté et se dépensent pour inciter leurs semblables à plus de dignité, à une plus haute conception de la vie.

Mais la vie se venge cruellement parfois de tous ces penseurs, de tous ces rêveurs, car la vie — notre vie actuelle — c’est la triste soumission sociale, l’obligation du jeune âge à la décrépitude de besogner pour satisfaire ses stricts et naturels besoins, non pas à des travaux auxquels votre aptitude vous convie, mais aux occupations qui vous seront assignées par le hasard de votre milieu et de votre condition sociale.

Aussi combien de nobles et belles idées furent ainsi étouffées par l’écœurement, la fatigue ou l’ennui ! Et l’homme dominé par son inactif besoin de vivre, de satisfaire ses immédiates nécessités matérielles, se voit, hélas ! contraint de taire ses pensées, de laisser inculte son talent ou parfois même, plus lâche, il met ses capacités, son savoir au service de sa marâtre : la société, contribuant à renforcer la hideuse laideur de celle-ci et n’hésitant pas, pour sa seule satisfaction, à contribuer au maintien de la souffrance et de la misère humaines.

Antagonisme, constant conflit entre la beauté idéale, la vie intellectuelle d’une part et la triste réalité, la vie sociale, matérielle.

La plupart des recherches scientifiques réellement utiles demeurent complètement ignorées. Combien de découvertes furent perdues par suite des difficultés matérielles qu’éprouvèrent les savants. Nous ne saurons jamais le nombre d’individus, excellemment doués, qui eussent pu fournir d’utiles travaux scientifiques, mais qui, par leur situation sociale, se virent contraints à d’imbéciles ou inutiles occupations qui les empêchèrent d’œuvrer et de réaliser leur possibilité scientifique.

Mais, par contre, les mécaniciens ou les chimistes qui mettent leur science au service du meurtre ; qui fournissent aux dirigeants des engins de destruction plus horriblement efficaces, sont comblés d’honneur et d’argent !

Alors qu’un obscur savant crève de faim dans son laboratoire en y cherchant un sérum pour sauver les êtres souffrants, nous voyons, hissé sur un piédestal et admiré de tous, le triste inventeur du « rayon » destiné à faire mourir les hommes !

N’en est-il pas de même pour les arts ? Les théâtres jouent, les éditeurs lancent et les salons exposent de remarquables inepties qui s’imposent grâce à la possibilité financière de leurs auteurs, alors que des œuvres sincères et belles restent totalement ignorées. Et souvent aussi de jeunes artistes ne purent jamais produire ce que leur esprit portait en gestation de noble et de beau, l’imbécile vie sociale les contraignant à d’abrutissants travaux. Et si quelque artiste parvient à la gloire, se voit considéré comme un génie, cette officielle reconnaissance n’étouffera-t-elle pas en lui l’originalité, source de son réel talent ? Trop souvent l’artiste disparaît, remplacé par le bonze académicien.

En ce qui concerne le propagandiste, l’antagonisme est encore plus réel.

Je n’appelle pas propagandistes ceux qui, salariés d’un pouvoir, en chantent les louanges, ni même ceux qui, valets d’un parti, travaillent à l’ascension au pouvoir de leurs maîtres, car, pour les uns et les autres, la réalité est le seul facteur qui compte, la vie matérielle est assurée ; leur idéal est absent, leur propre pensée ne compte plus. Mais j’appelle propagandiste l’écrivain ou l’orateur qui, par sa plume ou sa parole, tente de sortir de l’ornière ses semblables, veut défricher les esprits, les inviter à penser pour mieux agir. Celui-là sera en but à la haine des gens du pouvoir.

Il sera le paria parmi les parias, ses frères. Mais, soutenu par son propre idéal, il luttera, face aux tristes réalités sociales. Précurseur, il ne saurait vivre de ses idées, mais préfère en souffrir pour avoir l’ultime joie de les répandre ! — A. B.

IDÉAL. C’est l’ensemble des principes qui constituent une doctrine, une philosophie, une forme économique, un état social ayant un but déterminé, et les moyens que cet idéal permet d’employer pour l’atteindre.

Idéal bourgeois ou idéal capitaliste. — C’est celui d’une poignée de forbans, qui, par la force ou par la ruse, par le vol et l’assassinat, érigés par eux à la hauteur d’un droit, sont parvenus à accaparer, et détiennent dans leurs mains, tous les biens de la terre, toutes les richesses du sol et du sous-sol, tous les revenus du travail tant agricole qu’industriel, tous les moyens de transport, de production et d’échange, tous les bienfaits des découvertes scientifiques qui ont permis la création du machinisme moderne, lequel permet de quintupler, et plus, le rendement, tout en diminuant dans une proportion énorme le prix de revient des produits, et qui n’a jamais servi dans leurs mains à augmenter les loisirs ni le bien-être des travailleurs ; ne laissant au reste du genre humain, à ces innombrables foules de travailleurs de toute catégorie, que le droit d’être les esclaves de cette classe dite privilégiée, de travailler et de produire tout à son profit afin de la faire vivre dans l’oisiveté, l’opulence et le luxe le plus effréné, et pour eux-mêmes, en échange de ce labeur pénible et sans fin, d’avoir à endurer toutes les souffrances d’une vie misérable, remplie de privations de toutes sortes. Et cette classe bourgeoise, capitaliste, dite classe privilégiée, a la prétention et l’insolence d’affirmer que cette différence de situation des êtres humains sur cette terre est conforme à la Nature et n’est que l’expression des lois de celle-ci ; et elle fait prêcher et enseigner par des imposteurs qu’on appelle les prêtres de toutes les religions, que c’est par la volonté de Dieu qu’il y a ici-bas des riches et des pauvres. On ne saurait pousser plus loin le cynisme, et ceci nous montre clairement que les moyens que cet idéal bourgeois permet d’employer pour atteindre son but infernal : l’asservissement de l’humanité, sont tous bons, quels qu’ils soient ; ainsi, on a tenu les classes prolétariennes dans l’ignorance la plus crasse, sachant bien que l’ignorant ne saurait défendre et faire valoir normalement ses droits. Puis ce sont les superstitions religieuses : par les religions et l’enseignement des prêtres, on est parvenu à faire croire aux foules ignorantes, à l’existence, pour l’être humain, d’une vie d’outre-tombe, d’une vie paradisiaque, dans laquelle ils seraient d’autant plus heureux qu’ils auraient plus souffert ici-bas ; que la résignation (voir ce mot) est la vertu suprême pour gagner le ciel, et une infinité d’autres calembredaines analogues, capables d’endormir leurs esclaves et les empêcher, par la revendication légitime et énergique de leurs droits, de venir troubler la digestion de leurs maîtres. Et lorsque tous ces moyens employés pour maintenir docilement dans leurs chaînes cette humanité de travailleurs ne suffisent pas, que des cris de révolte se font entendre, que des soulèvements se produisent, que l’insurrection vient effrayer ces bourgeois jouisseurs, ceux-ci n’hésitent pas à employer la fusillade contre les foules en révolte, et à enfermer dans leurs prisons et leurs bagnes les propagandistes qui les avaient soulevées. Car, ne l’ignorez pas, la bourgeoisie capitaliste prétend avoir droit de vie et de mort sur le reste du genre humain, et elle l’exerce, ce prétendu droit, sans restrictions ni réserves. La cupidité bourgeoise est insatiable, et si les capitalistes du monde entier s’entendent parfaitement pour l’exploitation du prolétariat, ils cessent d’être d’accord lorsque leur cupidité les pousse à vouloir s’emparer des biens qu’ils convoitent et qui sont détenus par leurs voisins ; ils n’hésitent pas alors à se déclarer des guerres sanglantes dans lesquelles ils font massacrer par millions les fils des prolétaires, témoin la guerre atroce 1914-1918. Cette mentalité de la bourgeoisie est inférieure à celle des fauves, car si les fauves dévorent leur proie, du moins ils n’attaquent pas leur propre espèce. Quelle plume serait assez éloquente pour décrire toutes les horreurs, toutes les monstruosités dont cette classe dite privilégiée se rend coupable envers le reste de ses semblables ? Son orgueil est incommensurable ; son hypocrisie, sa lâcheté et sa cupidité dépassent toutes les bornes et ses crimes sont innombrables ; voyez plutôt cette poignée d’individus (ils ne sont qu’une poignée relativement au reste des masses humaines) qui détiennent dans leurs mains toutes les richesses mondiales ; ils vivent souvent dans l’oisiveté, étalent insolemment un luxe effréné sous le nez des prolétaires. Leur table est chargée des mets les plus recherchés, des vins les plus exquis, des desserts les plus rares, des liqueurs les plus délicieuses, en un mot de tout ce qui pourrait flatter le palais d’un Lucullus. Leurs vêtements sont tissés des étoffes les plus précieuses, perles et diamants attestent l’insolence de leur richesse. Ils habitent des demeures somptueuses. D’opulentes limousines les emportent dans leurs promenades récréatives. Ils passent la saison d’hiver dans les stations favorisées par le climat, où tous les plaisirs les attendent ; quand vient la belle saison, ils vont respirer l’air de la campagne dans leurs riches villas, et en été, ils partent en villégiature aux villes d’eaux ou sur les plages maritimes où ils dépensent en agréments de toute sorte l’argent que leur procure le travail des prolétaires. Ils jouissent du paradis sur la terre, de tout ce que peut souhaiter un Sybarite. En face de cette vie de délices se dresse le spectre de la géhenne prolétarienne, qui enclot toute l’humanité des travailleurs sans espoir d’en sortir jamais, attachés qu’ils sont à un travail pénible et sans fin et réduits aux privations. La nourriture la plus grossière est pour eux, et heureux encore lorsqu’ils en ont à satiété. Souvent mal vêtus, ils habitent les taudis, leur vie tout entière est une vie de forçats, de damnés.

Tel est le désolant spectacle que nous présente le monde depuis les temps les plus reculés : d’un côté une infime minorité de jouisseurs effrénés, planant au pinacle des honneurs, du bien-être et de tous les plaisirs, mais dont le cœur est inaccessible à tout sentiment de pitié à la vue de l’incommensurable misère du reste du genre humain crucifié sur le calvaire de toutes les douleurs humaines. Cette mentalité de la bourgeoisie, qui fait de l’être humain besogneux une épave dans l’humanité, n’est qu’un effet, une résultante, dont la cause efficiente est dans les institutions sociales ; la société capitaliste, en effet, a pour base le principe de la propriété individuelle ou personnelle ; et c’est précisément dans ce fait, pour l’individu, de pouvoir accumuler dans ses mains les richesses, que réside l’irrésistible tentation qui fait choir l’être humain dans les bas-fonds de la plus avilissante dégradation. Il faut considérer, en effet, que si le cerveau de l’être humain a été doué par la nature d’intelligence et de raison, facultés qui, développées et cultivées avec soin, élèvent sa mentalité jusque dans les hautes sphères où planent les êtres qui constituent l’humanité supérieure, il n’en est pas moins vrai que ses sens, favorisés par les facilités de la richesse, étendent leurs jouissances jusqu’à la passion que, bientôt, l’homme ne peut plus vaincre.

Le principe de la propriété individuelle ou personnelle est, en outre, le plus antisocial qu’il soit possible de concevoir, puisqu’il met en opposition les intérêts personnels de chacun avec celui de tous ses semblables. Une telle société ne saurait produire que : la spoliation, le vol et l’assassinat continus. Pour rendre durable une telle société où la majorité des individus sont lésés, il a fallu l’asseoir sur une autre base, sur un autre principe, autant ou plus nocif encore que le principe de la propriété individuelle, c’est le principe d’autorité. Désormais cette société devient le règne de la force, c’est le seul « droit » qui reste, tous les autres sont méconnus ; désormais, les individus atteints dans leurs droits personnels, ne pourront plus s’enfuir de la société ; ils seront réduits au silence par la force armée qui asservit, pille et assassine toutes les nations du monde, constitue le renfort ingénieux et puissant de l’organisation spoliatrice d’aujourd’hui. Tous les êtres humains aspirent au bien-être et au bonheur, et tous ont également droit à ce bonheur et à ce bien-être, et commet un crime horrible, monstrueux, celui qui se crée un bien-être, un bonheur, aux dépens de ses semblables, celui dont le bonheur et le bien-être sont faits du malheur, des privations et de la souffrance des autres. La réalisation de l’Idéal bourgeois ou capitaliste est la perpétration permanente, continuelle, journalière d’un crime monstrueux envers l’humanité des travailleurs.

Tel est l’Idéal bourgeois ou capitaliste.


L’Idéal anarchiste. — C’est l’antipode de l’Idéal bourgeois ou capitaliste ; autant ce dernier n’est parvenu qu’à assurer le bien-être d’un petit nombre de privilégiés au détriment de tout le genre humain, autant l’idéal anarchiste procurera le bien-être et le bonheur à tous, sans distinction d’individus, ce sera l’avènement du bonheur universel. L’être humain qui vivrait isolé, loin de ses semblables, n’ayant aucune communication avec eux, serait essentiellement malheureux, parce que seul, isolé et privé de tous les secours de l’entraide, il lui serait impossible de satisfaire ses besoins. C’est pour obvier à ce grave inconvénient de l’isolement que les hommes, en vue de l’amélioration du sort commun, ont établi entre eux des sociétés. Pour atteindre à la plus grande somme de bien-être et de bonheur, l’homme est obligé de vivre en société avec ses semblables. Mais les sociétés passées et celles qui existent actuellement sur la terre, ont été et sont loin d’apporter aux hommes bien-être et bonheur. Organisées par une coterie d’aigrefins fourbes et crapuleux, elles sont constituées en vue de donner satisfaction à quelques-uns seulement, réservant la misère, les privations et la souffrance au plus grand nombre.

Dans la société antique il y avait les maîtres et les esclaves ; ceux-ci étaient malmenés et frappés par leurs maîtres, et la Bible elle-même rapporte qu’un maître qui a frappé son esclave n’est pas répréhensible si celui-ci ne meurt pas dans les trois jours ; au Moyen-âge la société était composée des nobles seigneurs d’un côté, et d’autre part des serfs qui, attachés à la glèbe, étaient vendus avec la terre elle-même. Ceux-ci étaient plus malheureux encore que les esclaves, qu’il fallait acheter au marché pour une somme d’argent, et que la cupidité des maîtres empêchait de laisser mourir inutilement. Les serfs connaissaient la famine toute leur vie ; ils mangeaient des rayes à défaut de pain, en Limousin des châtaignes, et ils broutaient l’herbe quand ils n’avaient pas autre chose à se mettre sous la dent ; pendant ce temps, les nobles seigneurs faisaient ripaille dans leurs châteaux et faisaient danser les catins dorées dans les salons du Roi-Soleil.

Actuellement, c’est la société capitaliste, composée d’une poignée de bourgeois qui détiennent dans leurs mains toutes les richesses mondiales, et des innombrables légions de parias, de prolétaires qui ne possèdent rien ou peu de chose, quoique produisant tout par leur travail et dont les bénéfices sont accaparés en vue de ses fins par la classe régnante.

Aucune de ces associations n’a donc réalisé le but pour lequel l’homme s’est senti obligé de vivre dans la société de ses semblables pour être plus heureux ; au contraire, les masses humaines ont été bien plus malheureuses d’être obligées de vivre dans ces sociétés, que si elles eussent vécu dans l’isolement individuel ; et de plus, toutes ces sociétés basées sur de mauvais principes, les principes les plus antisociaux (propriété, autorité), ont exalté et développé dans le cœur des individus tous les mauvais penchants, tous les vices, toutes les passions qui déshonorent l’humanité et font un monstre de l’être humain. La société à laquelle aspire l’homme en vue d’augmenter son bonheur, n’a jamais encore été réalisée et ne le sera que lorsque l’humanité, parvenue enfin à l’usage de la raison et jouissant de tout son bon sens, aura le courage et la sagesse de chasser tous ceux qui se disent ses maîtres : bourgeois, gouvernants, parasites malfaisants qui la grugent et la martyrisent, et en prenant possession d’elle-même et du globe sur lequel elle vit, sans dieux ni maîtres, instaurera le règne du bon sens, de la raison et de la justice, et alors naîtra cette société parfaite basée sur la solidarité, l’équité, la raison et la fraternité universelle, la bonté, les sentiments d’humanité, c’est-à-dire sur tous les principes scientifiques qui constituent la vraie science sociologique, et qu’on appelle l’idéal libertaire ou anarchiste.

S’appuyant constamment sur les données acquises de la science, l’idéal anarchiste correspond à la plus puissante et la plus rationnelle organisation de la production tant agricole qu’industrielle, qui est indispensable pour pourvoir à tous les besoins matériels de l’humanité. Dans cet état social, le travail étant exécuté en commun, par tous les valides sans exception, et avec la machine dans la mesure du possible, on obtient le maximum de rendement avec le minimum d’effort personnel, ce qui donne le maximum de bien-être pour les travailleurs, bien-être qui ira toujours croissant, grâce au progrès scientifique constant.

Cette société future, cette société libertaire évoluera, grâce à la volonté de tous ses membres, vers un perfectionnement indéfini. Comme toute société, elle implique des obligations pour tous ses sociétaires ; mais ces obligations, ses devoirs sont très doux à remplir, puisqu’ils consistent à faire à ses semblables tout le bien dont on est capable, pour en recevoir en échange, du bien, de bons offices ; à les aimer et à vivre fraternellement avec eux. Dans cette société, tous les membres jouissent de toute cette liberté qui n’a de limite que la liberté d’autrui, de nos semblables, qui doit être aussi sacrée pour chacun de nous que la nôtre propre. Dans cet état social, émanation de l’idéal anarchiste, l’être humain, sans distinction de personnes, vit intégralement sa vie matérielle, réalise toutes ses possibilités intellectuelles et morales. Ici, plus de parasites qui consomment sans rien produire, tous les valides à la besogne. Les infirmes, les enfants et les vieillards vivront des produits du travail de la collectivité. Le travail y est collectif, comme nous l’avons déjà dit, pour obtenir un plus grand rendement avec moins d’effort, mais la consommation y est familiale, chacun vit tranquillement chez soi. Chaque unité sociale, ou groupe social, commune ou soviet, peu importe le nom, tant agricole qu’industriel, doit comprendre un assez grand nombre d’habitants pour que les travaux de tout genre puissent être exécutés en temps opportun et convenable.

Nous n’avons pas besoin de dire que le principe nocif de la propriété individuelle n’est pas admis dans cette société, la propriété y est collective, tout appartient à tous, par conséquent les intérêts personnels de chacun se confondent avec ceux de tous ses semblables ; il n’y a plus aussi ni or ni argent, ni aucune espèce de monnaie ; tout cela a été remplacé par l’échange direct des produits, d’un groupe communal à l’autre, ou entre groupes agricoles et industriels, ou entre les diverses contrées qui composent la grande république universelle anarchiste. Toute société humaine digne de ce nom a pour obligation stricte d’assurer le développement intégral de toutes les facultés des individus qui la composent. La société anarchiste, plus que toute autre, s’acquittera entièrement de cette obligation, et les individus qui composeront cette société ne seront pas, comme le furent leurs vieux ancêtres, une population vouée à l’ignorance. Dans cette société future, l’instruction, la science, ne seront plus l’apanage d’une classe privilégiée ; l’École sera ouverte à tous les enfants du peuple, et tous pourront acquérir, en raison de leurs facultés, toutes les connaissances scientifiques, philosophiques, mathématiques, littéraires, etc., etc., l’École à tous les degrés d’enseignement sera pour tous. A dix-huit ans, ceux qui voudront apprendre une carrière dite libérale, médecin, pharmacien, vétérinaire, ingénieur, architecte, ingénieur-agronome, etc., etc., entreront dans les écoles spéciales préparatoires à ces professions. Les heureuses populations de ces temps-là seront suffisamment instruites pour vivre leur vie du cerveau, pour goûter à toutes les délices de la vie intellectuelle.

Les heureux composants de cette société y vivront également sans entraves leur vie sexuelle, assurée par liberté intégrale dont eux-mêmes et tout leur entourage peuvent user. Le mariage, cette monstrueuse institution de la société capitaliste, sera aboli. Dans cette société, où les intérêts pécuniaires seront inconnus, les âmes sœurs se rechercheront et lorsqu’elles se rencontreront, elles organiseront entre elles la vie commune. C’est là la constitution rationnelle de la famille anarchiste.

C’est ici le lieu de parler du crime passionnel ; il serait étonnant que parmi cette population instruite, consciente par conséquent, et jouissant de la plus entière liberté, il se trouvât des individus, assez irrespectueux de la liberté d’autrui pour user de violences à l’égard de leurs semblables. S’il s’en trouvait, les individus qui s’en rendraient coupables, seraient soignés, rééduqués dans des établissements appropriés, non plus enfermés dans les prisons où l’être achève de se dégrader.

Nous voici arrivés au moment de nous entretenir des sentiments affectifs de nos heureux sociétaires. Ces sentiments sont inconnus à nos bourgeois. Les institutions de la société capitaliste permettant le cumul des richesses personnelles, font naître en eux une cupidité et un égoïsme féroces qui les empêchent d’aimer autre chose que leur personne. Il n’en est pas de même des composants de notre société libertaire ; les sentiments affectifs occupent une place très large dans leur vie. Dans cette société, où ne comptent plus les intérêts pécuniaires, les unions des partenaires sexuels ne seront pas dictées par l’intérêt, mais seulement par leur attachement réciproque, par la similitude des pensées, des sentiments, des principes, etc., etc. D’un autre côté, l’attachement des parents pour leurs enfants sera aussi sans bornes, car dans cette société instruite de tout ce qu’elle doit savoir, il ne naîtra pas, ou que très peu, d’indésirables ; tous les enfants qui viendront au monde seront les enfants de l’amour, qui, de leur côté, auront pour les auteurs de leurs jours, la plus tendre, la plus vive affection, motivée par tous les bons soins dont ils seront constamment entourés. Et tous les rapports des hommes entre eux, dans cette société, seront empreints de la plus grande cordialité parce qu’ils seront basés sur les principes de la plus étroite solidarité. Chacun s’empressera de faire pour son prochain tout ce qu’il pourra pour lui être agréable et utile, et toutes les relations humaines seront empreintes de la plus franche cordialité, ce qui augmentera dans une très large mesure le bonheur de tous.

Dans cet état social, les cœurs sensibles et généreux ne seront jamais affligés par le triste spectacle de la misère et des privations, parce que l’organisation rationnelle et scientifique de la production permettra l’aisance pour tous ; alors les découvertes de plus en plus merveilleuses des savants ne seront plus employées à la destruction de l’humanité, comme cela a lieu dans la société capitaliste actuelle, mais exclusivement à augmenter son bien-être et son bonheur ; ils n’y seront jamais affligés non plus par le hideux spectacle de la souffrance infligée, même à nos animaux domestiques, qui seront partout et toujours humainement traités, et ces sentiments d’humanité doivent même s’étendre à tous les êtres sensibles, quels qu’ils soient, qui sont capables de souffrir.

Cet idéal anarchiste est la seule philosophie qui soit capable d’élever véritablement la mentalité humaine et permettre à l’être, doué par la nature d’intelligence et de raison, de réaliser le rôle qu’il doit jouer en ce monde.

Tel est l’idéal anarchiste ; sa réalisation permettra, seule, la libération intégrale de l’humanité. L’anarchie, c’est le soleil intellectuel dont les doux rayons éclaireront et réchaufferont le cœur des générations futures ; c’est le phare étincelant, à la lumière duquel l’humanité suivra la voie de sa libération intégrale. Dans son discours de Monflanquin (Lot-et-Garonne), M. Leygues, député et plusieurs fois ministre, disait à ses concitoyens assemblés autour de lui : « L’ennemi le plus dangereux pour les sociétés démocratiques, c’est l’Anarchie ». M. Leygues avait parfaitement raison ; toutes ces sociétés démocratiques, à formes plus ou moins diverses ; société capitaliste, républicaine ou monarchiste, suivant les nations, société soviétique, dite à tort communiste, société socialiste, toutes étatistes, toutes puissances de malfaisance sociale, sont appelées à disparaître et à laisser la place à la société anarchiste qui mettra fin à tous les privilèges, à l’exploitation de l’homme par l’homme, à toutes les coercitions autoritaires ; et qui sera le règne de la justice et de la raison et assurera à tous les êtres humains bien-être, bonheur et liberté.

Tel est l’idéal anarchiste. — P. Naugé (paysan anarchiste).


IDÉALISME n. m. Si nous prenons la définition philosophique du mot, nous voyons que « l’idéalisme est une doctrine qui nie la réalité individuelle des choses distinctes du « moi » et n’en admet que l’idée ». Cette doctrine fut soutenue avec retentissement par Emmanuel Kant dans ses ouvrages : « Critique de la Raison pure et Critique de la Raison pratique » ; « Poursuite de l’idéal dans les œuvres d’art ». Cette définition ne laisse pas que d’être incomplète. L’idéalisme est cette force innée en beaucoup d’individus, qui les pousse à se tracer un idéal, puis à chercher à s’en rapprocher d’abord, à le réaliser enfin.

On a longtemps reproché aux anarchistes d’être des idéalistes ; on a dit que leurs doctrines étaient du pur idéalisme en opposition avec la réalité. En vérité, notre idéalisme est fait d’une certitude. Nous savons que tôt ou tard les hommes en viendront à comprendre que leur intérêt est de se passer de maîtres. Et si nous recherchons chaque jour à nous rapprocher davantage de notre idéal c’est parce que celui-ci est bâti sur la pleine raison.

On dit : « l’idéalisme d’un poète, d’un penseur, d’un chercheur » pour spécifier qu’il se détache des contingences et ne pense qu’à sa poésie, sa recherche ou sa pensée. L’idéalisme est pris, à ce moment-là, dans le sens de désintéressement, isolement des choses extérieures.

Pour nous, l’idéalisme, c’est la marche continue vers l’idéal de liberté et de fraternité : l’anarchie. Et cet idéalisme-là vaut mieux que le « réalisme » de ceux qui ne cherchent qu’à tirer parti de toutes les situations pour se tailler une part de profits.

IDÉALISME (et Matérialisme). On a mille fois constaté que les hommes avant d’arriver à la vérité, ou à ce qu’ils peuvent atteindre de vérité relative dans les divers moments de leur développement intellectuel et social, tombent habituellement dans les erreurs les plus diverses, regardant des choses tantôt une face, tantôt une autre, et passant ainsi d’une exagération à l’exagération opposée.

C’est un phénomène de ce genre et qui intéresse hautement toute la vie sociale contemporaine que je veux examiner ici.

Il y a quelques années, on était « matérialiste ». Au nom d’une science qui était la dogmatisation de principes généraux de principes déduits de connaissances positives trop incomplètes, on prétendait expliquer par les simples besoins matériels élémentaires toute la psychologie de l’humanité et toutes les vicissitudes de son histoire. Le « facteur économique » donnait la clef du passé, du présent et de l’avenir. Toutes les manifestations de la pensée et du sentiment, toutes les fluctuations de la vie : amour et haine, bonnes et mauvaises passions, condition de la femme, ambition, jalousie, orgueil de race, rapports de toute sorte entre individus et entre peuples, guerre et paix, soumission ou révolte des masses, constitutions diverses de la famille et de la société, régimes politiques, religion, morale, littérature, arts, sciences… tout n’était que la simple conséquence du mode de production et de répartition de la richesse et des instruments de travail prévalant à chaque époque.

Et ceux qui avaient une conception plus large et moins simpliste de la nature humaine et de l’histoire, étaient considérés, autant dans le camp conservateur que dans le camp subversif, comme des gens arriérés et à court de « science ».

Cette manière de voir influait naturellement sur la conduite pratique des partis et tendait à faire sacrifier tout idéal, même le plus noble, aux questions économiques, même de la plus minime importance.

Aujourd’hui, la mode a changé. Aujourd’hui, on est « idéaliste ». Chacun affecte de mépriser le « ventre » et considère l’homme comme s’il était un pur esprit pour qui, manger, se vêtir et satisfaire les besoins physiologiques sont choses négligeables dont il ne doit pas se préoccuper sous peine de déchéance morale.

Je n’entends pas m’occuper ici de ces sinistres farceurs pour qui « l’idéalisme » n’est qu’hypocrisie et instrument de tromperie : du capitaliste qui prêche aux ouvriers le sentiment du devoir et l’esprit de sacrifice, afin de pouvoir, sans rencontrer de résistance, réduire les salaires et augmenter ses propres profits ; du « patriote » qui tout enflammé de l’amour de la patrie et d’esprit national, dévore sa propre patrie, et s’il peut, celle des autres ; du militaire qui pour la gloire et l’honneur du drapeau exploite les vaincus, les opprime et les foule aux pieds.

Je parle pour les gens sincères et spécialement pour ceux de nos camarades qui ont maintenant tendance à restreindre ou, si l’on veut, à élever notre activité à l’éducation et à la lutte proprement révolutionnaire, et à abandonner par dégoût toute préoccupation et toute lutte économique parce qu’ils ont vu que la lutte pour les améliorations économiques avait fini par absorber l’énergie des organisations ouvrières au point d’empêcher une réserve de force révolutionnaire de se créer, et parce qu’ils voient une si grande partie du prolétariat se laisser arracher docilement jusqu’à la trace de la liberté et baiser, fût-ce à contrecœur, le bâton qui frappe dans le vain espoir du travail assuré et de la bonne paye.

Ce problème principal, le besoin fondamental, c’est la liberté, disent-ils ; or, la liberté ne se conquiert et ne se conserve qu’à travers les luttes pénibles et des sacrifices cruels. Il faut donc que les révolutionnaires ne donnent pas d’importance aux petites questions d’amélioration économique, qu’ils combattent l’égoïsme des masses, propagent l’esprit de sacrifice et, plutôt que de promettre le pays de Cocagne, il faut qu’ils inspirent aux foules le saint orgueil de souffrir pour une noble cause.

Parfaitement d’accord, mais n’exagérons pas. La liberté, la liberté pleine et entière est certainement la conquête essentielle, parce qu’elle est la consécration de la dignité humaine et l’unique moyen par lequel peuvent et doivent se résoudre à l’avantage de tous les problèmes sociaux. Mais la liberté n’est qu’un vain mot si elle n’est pas accompagnée de la puissance, c’est-à-dire de la possibilité d’exercer librement notre propre activité. La parole : « Qui est pauvre est esclave » reste toujours vraie, et il est également vrai que « Qui est esclave est ou devient pauvre et perd toutes les meilleures caractéristiques de l’être humain ».

Les besoins matériels, les satisfactions de la vie végétative sont peut-être bien d’ordre inférieur et même méprisables, mais ils sont la base de toute la vie supérieure morale et intellectuelle. Mille motifs de nature diverse font agir l’homme et déterminent le cours de l’histoire, mais… il faut manger. Primum vivere, deinde philosophari.

Un morceau de toile, un peu d’huile, un peu de terre colorée, voilà pour notre sens esthétique de bien misérables choses à côté d’un tableau de Raphaël ! Mais sans ces choses matérielles et relativement sans valeur, Raphaël n’aurait pas pu réaliser son rêve de beauté.

Je soupçonne que les « idéalistes » sont tous gens qui mangent chaque jour et ont une raisonnable assurance de pouvoir manger le jour suivant ; et il est naturel qu’il en soit ainsi, car pour avoir la possibilité de penser, d’aspirer à des choses plus élevées, un certain minimum de bien-être matériel est indispensable. Il y a eu, et il y a des hommes qui se sont élevés aux plus hauts sommets du sacrifice et du martyre, des hommes qui affrontent avec sérénité la faim et la torture, et qui, au milieu des plus terribles souffrances, continuent à lutter héroïquement pour leur cause, mais ce sont des hommes qui se sont développés dans des conditions relativement favorables et qui ont pu accumuler une certaine somme d’énergie latente, prête à agir quand la nécessité l’exige. Telle est du moins la règle générale.

Je fréquente depuis de très longues années les organisations ouvrières, les groupes révolutionnaires, les sociétés éducatives, et j’ai toujours vu que les plus actifs, les plus zélés, étaient ceux qui se trouvaient dans les moins tristes conditions, ceux qui étaient moins attirés par leur propre intérêt que par le désir de coopérer à une œuvre élevée, et de se sentir ennoblis par un idéal. Les plus réellement misérables, ceux qui semblaient le plus directement intéressés à un changement de choses immédiat, ou étaient absents, ou formaient un élément passif.

Je me rappelle combien la propagande était difficile et stérile en certaines régions d’Italie, il y a trente ou quarante ans, alors que les travailleurs des champs et une bonne partie des ouvriers des villes vivaient vraiment comme des bêtes, dans des conditions que je voudrais croire à tout jamais améliorées, mais dont il y a tout lieu de craindre aujourd’hui le retour. Je me souviens d’avoir vu des mouvements populaires provoqués par la faim, se calmer subitement par l’ouverture de quelque « cuisine économique » et la distribution de quelques gros sous.

De tout ceci, je déduis que, au commencement, c’est l’idée qui doit animer la volonté, mais que certaines conditions sont nécessaires pour que l’idée puisse naître et agir.

Il reste donc confirmé, notre vieux programme, qui proclame l’indissolubilité de l’émancipation, morale, politique et économique, et la nécessité de mettre la masse dans des conditions matérielles qui permettent le développement des aspirations idéales.

Luttons pour l’émancipation intégrale, et en attendant et préparant le jour où elle sera possible, arrachons aux gouvernements et aux capitalistes toutes les améliorations politiques et économiques qui peuvent améliorer pour nous les conditions de la lutte, et augmenter le nombre de ceux qui luttent consciemment, et arrachons-les par des moyens qui n’impliquent pas la reconnaissance de l’ordre actuel et qui préparent les voies de l’avenir.

Propageons le sentiment du devoir et l’esprit de sacrifice, mais n’oublions pas que l’exemple est la meilleure des propagandes, et que l’on peut mal prétendre des autres ce que l’on ne fait pas soi-même. — Errico Malatesta.


IDÉE n. f. (du grec idea, aspect, image, ou encore : ressemblance, simulacre). L’idée apparaît comme la représentation d’une chose dans l’esprit, la notion quintessenciée des images extérieures, ou la fixation plus ou moins épurée de nos créations imaginatives. Elle comporte donc, en général, que ce travail nous appartienne en propre ou que nous en apportions l’acquis héréditaire, la transposition, dans le domaine du subjectif, par le canal relatif des aperceptions humaines, de réalités saisies, hors de nous, en leur figure essentielle, ou la « naturalisation » de fictions vivifiées par le truchement de l’esprit.

Avant d’aborder, philosophiquement, l’étude de l’idée, rappelons, en bref, quelques acceptions fréquentes de ce mot. Les idées, dans tout système déiste, ont, dans le sein même de Dieu, leur étalon immuable : « L’Être suprême abrite le « type éternel » des idées de toutes choses… » « Se faire telle idée d’un peuple ou d’une contrée » exprime couramment le bloc plus ou moins coordonné des documents rassemblés à leur endroit ou l’extériorisation de l’hypothèse que nous en échafaudons… D’un projet caressé, ou seulement entrevu, on tracera, en esquisse, l’idée… Et c’est en donner une idée que d’en dessiner les traits caractéristiques, réserves faites ou non sur leur véracité… Les régions où s’élabore le travail de l’esprit sont aussi les sphères de l’idée… Dans le sens étendu d’opinion, de croyance ou de système, on parlera de l’instabilité, ou de la logique, des idées de quelqu’un. D’un autre on dira qu’il défend âprement ses idées, ou qu’il leur témoigne une indéfectible fidélité. L’idée anarchiste, — autre exemple, — comme toutes les forces idéalistes, a suscité des sacrifices d’ordre mystique. Combien des nôtres, en martyrs, sont morts pour l’idée, qu’ils voyaient prochaine et positive, comme en un flamboiement… L’idée est un levier puissant. L’idée saint-simonienne a ébranlé tout le dix-neuvième siècle… D’artistes ou d’écrivains, les œuvres qui manquent de profondeur ou d’assise intellectuelle, voire de coordination, seront regardées, malgré leur vêture séduisante, l’apparat de leur présentation, comme faibles d’idée… On évoque, dans le souvenir, une idée chère, précieuse ou familière… Dans la zone incontrariée du rêve, on goûtera les joies sans heurt de l’idée, forme sûre du bonheur… On y caressera aussi la chimère, autre idée, etc., etc…

Rappeler que, dans l’activité intellectuelle, tout le mouvement de la pensée humaine est compris dans ces trois opérations, savoir : concevoir des idées, lier ces idées (ou juger), lier ces jugements (ou raisonner), c’est dire l’importance primordiale de l’idée.

L’idée est un fait intellectuel simple, par suite indéfinissable. L’idée exprime « quoi que ce puisse être (fantôme, notion, espèce) qui occupe notre esprit lorsqu’il pense » (Locke). Elle se présente comme « la pensée représentative d’un objet par un mot ou un signe équivalent » (Delarivière). « Les idées sont-elles — ou ne sont-elles pas — des choses distinctes de l’esprit, lesquelles existent en lui et auxquelles il s’applique pour connaître les objets, dont ces idées sont les représentations, les images ou les types ? » De l’idéalisme au matérialisme purs, pôles extrêmes, les écoles philosophiques, selon les bases de leur système général, en envisagent différemment la nature. Échelonnées entre ces absolus et leur empruntant peu ou prou de leurs données constitutives, oscillent de multiples conceptions intermédiaires, plus ou moins préoccupées d’unité ou élargies de relativisme… L’idée nous paraît être la représentation des objets extérieurs, mais certains philosophes prétendent que l’objet lui donne naissance par la sensation, tandis que d’autres, s’appuyant sur cette affirmation que la pensée est naturellement objectivante, soutiennent que l’idée seule existe et qu’elle pose en dehors d’elle la réalité d’un objet dont l’existence est toute subjective. Admettre que certaines idées nous sont fournies a priori par la raison et que nous en acquérons d’autres par l’expérience, répond aux diversités apparentes de nos idées et en souligne l’aspect sans en découvrir l’essence. Quoique le problème de celles-ci demeure pendant, nous pouvons néanmoins, d’après leur caractère, leur objet, leurs qualités, leur valeur logique, en discerner des variétés suffisamment distinctes pour établir une classification provisoire propre à en faciliter l’étude. Ainsi sériés leur type conventionnel, leur rôle et leurs répercussions réciproques devient possible le maniement de ces joyaux premiers de la pensée.

L’idée est un élément constitutif de la connaissance. Il n’y a pas de savoir sans l’idée correspondante, quel que soit l’acheminement de la chose connue. « C’est improprement qu’on dit d’une chose : j’en ai bien l’idée, mais je ne puis la rendre ; car ce qui manque est véritablement l’idée. Il est, au contraire, exact de dire : je sens mieux cela que je ne puis l’exprimer. Car on peut avoir le sentiment d’un objet sans connaître le mot et, par conséquent, l’idée qui le représente. » (Delarivière)

L’idée est présente également dans nos sentiments : elle détient les principaux traits de l’objet et en fixe, pour ainsi dire, le raccourci mental. Elle est à l’aboutissant de nos perceptions, assure le fondement de nos opérations intellectuelles, accompagne les manifestations actives de toutes nos facultés. Elle constitue, en ce sens, une manière d’être commune à tous nos modes d’existence sans être, à chacune, indissolublement mêlée. Elle a souvent, en fait, dans l’esprit — et cela ne préjuge en rien de son essence, ni de ses sources — comme une réalité propre. Et nous l’utilisons, dans sa forme distincte, abstraite, oublieux de ses attaches, exactes ou supposées, avec la substance et les modalités environnantes. Simple appréhension, pure représentation, effectivité spirituelle ou synthèse épurée, schéma caractéristique, principal de nos échanges, de nos réceptions, de nos interprétations, elle évolue dans notre vie pensante comme une personne émancipée dont les actes ne rappellent pas nécessairement l’ascendance ni n’évoquent la filiation…

Selon l’angle sous lequel nous les examinons varie le caractère des idées. Si nous considérons leur état en l’esprit, ou en elles-mêmes, elles sont ou « obscures-confuses » — et cette qualité peut appartenir à « toutes les idées spontanées et primitives » — ou « claires-distinctes », s’il s’agit d’idées « réfléchies et développées ». Elles sont aussi actuelles ou habituelles selon qu’on envisage l’acte même qui produit l’idée ou dans la faculté de la produire à toute occasion. Étudiées dans leur objet elles sont ou « contingentes » ou « nécessaires » (l’infini, l’espace, le temps étant admis parmi ces dernières). Et les premières se subdivisent en « spirituelles » (beauté, vertu, etc., etc.), « sensibles » (solide, son, couleur) et « intellectuelles » (rapports, lois, substances), puis, en « simples » (indécomposables : idée de solidité) et « complexes » (idée de corps ou de substance) ; en « abstraites » (sans correspondant dans le monde réel : idée de triangle) ou « concrètes » (non séparées des objets auxquels nous les voyons liées couramment : idée d’objets triangulaires) — autre exemple : on dira que « l’idée de substance et de solidité sont abstraites et que celle de substance solide est concrète » (G.-Ar.) — en « individuelles » (ou particulières : Paris, la Seine) et « générales » (étendues à un plus ou moins grand nombre d’individus, idée de ville, de fleuve). Examinées dans leur rapport avec leur objet, les idées se divisent en « réelles-vraies-complètes » et en « chimériques-fausses-incomplètes »…

Quant à la question si controversée de leur nature, nous l’aborderons tout à l’heure à propos des idées générales. Disons seulement que, des conditions et du processus de leur formation, de la prédominance accordée aux facultés correspondantes, certains philosophes en ont inféré une essence adéquate, faisant participer leur substance du milieu évolutif ou originel. Les idées, pour les uns, se ramènent à des images. Pour d’autres elles se confondent avec les mots. Matérialisées ou non, elles sont, dans un système, regardées comme d’ordre sensible. Elles seront par ailleurs spécifiquement intellectuelles ou (plus ou moins apparentées au divin, ou issues de lui) uniquement d’ordre spirituel. De leur subjectivité — attribut circonstancié — on conclura à leur éternité dans la substantialité indivise de l’âme et de Dieu, et l’humanité n’en sera plus que le réceptacle accidentel, et peut-être apparent. A nos corps elles prendront seulement leurs modes et leurs qualités fugitives et se serviront d’eux comme de voies d’échange et de pénétration. Ici elles se réfugieront vers les stériles théologies, là elles se tiendront en contact vivant avec les recherches fécondes de la science. Toute une gamme de théories emprunte aux généralisations hâtives, aux assimilations abusives et aux oppositions parfois logomachiques de leurs parcelles de possibilités, quelques faces de vraisemblance. Et nos « vérités », avec elles encore, demeurent chancelantes…

En ce qui concerne leur acquisition, nos idées sont usuelles (ou expérimentales) ou philosophiques (scientifiques). Les premières — les plus fréquentes — sont celles que nous devons aux usages de la vie, aux circonstances. Ce sont celles que chacun, en plus ou moins grand nombre, est en mesure de se procurer. Les autres, fixées par des caractères précis qui les élèvent au rang de principes, sont le résultat d’un enseignement théorique. Telles les idées d’être, de substance, l’idée collective, les idées de substance fictive (idées d’espace et de lieu, de durée et de temps), les idées de mode, de fini et d’infini, de nombre, de rapport, etc… D’autre part, les idées, quant à leur réciproque subordination, peuvent être envisagées sous le rapport de la compréhension ou de l’extension (étendue) : idées générales et particulières, idées simples ou composées. Les idées de « genre, espèce, différence, propre et accident » étaient jadis célèbres sous le nom de cinq universaux.

La définition, qui analyse et groupe les éléments de la compréhension de l’idée comporte deux séries d’opérations : la première consiste en leur énumération, la seconde les ordonne et les classe. La définition est soumise à ces deux règles qui en sont les conditions : 1° elle doit « convenir à tout le défini et au seul défini » ; 2° elle se fait « par le genre prochain et la différence spécifique ». Ces règles traduisent par leurs termes mêmes l’impossibilité où nous sommes de définir « les idées simples, les genres suprêmes, les idées des êtres et des événements individuels ». Peuvent l’être seulement celles « qui ont une compréhension multiple et fixe ». Là où nous est interdite la définition, faute d’essence propre à l’être à définir, nous avons recours à la description, qui en est la représentation par le discours.

Par détermination des idées on entend les attributs distinctifs qui constituent sa personnalité et en assurent la précision. Elle s’applique davantage à l’objet de l’idée qu’à l’idée elle-même et, par l’énoncé, relève plus de la logique que de la métaphysique. Les qualités de l’idée peuvent se réduire à trois qui sont : vérité, clarté, distinction. Elles portent à la fois sur sa valeur intrinsèque (psychologie, métaphysique) et son extériorisation (aspect et terminologie : logique)…

La liaison de chaque idée avec ses composantes est toujours ce qui la distingue des idées usuelles. Il faut donc spécifier, dès qu’il s’agit d’expliquer une idée, s’il est question de « la valeur qu’elle a dans le commerce ordinaire de la vie ou de la place qu’elle tient dans un système de science ». En effet, dans le premier cas, « l’idée représente immédiatement son objet, indépendamment de tout autre » et ne se préoccupe pas des caractères communs qui peuvent l’apparenter aux choses de l’environ. Dans le second cas, « ce n’est point un objet que l’idée représente, mais deux autres idées dont la dernière est souvent composée ». Ainsi l’idée de l’or, en son acception usuelle, nous apparaît indépendamment de toute comparaison et de toute analyse. Mais en histoire naturelle, elle s’accompagne d’attributs essentiels. L’idée de l’or est celle « d’un métal, brillant, jaune, dur, sonore, etc. Le métal est un minéral fusible, etc. Le minéral est un corps solide, etc. Le corps est une matière douée de forme. La matière est une substance susceptible de tomber sous le sens. La substance est un être capable d’une existence distincte de toute autre » (Delarivière).

Par origine d’une idée, on entend « les circonstances dans lesquelles on l’a eue d’abord, primitive, spontanée ; et celles dans lesquelles on l’a eue ensuite : développée, réfléchie » (Gat.-Arn.). On réserve parfois, pour la première catégorie l’appellation d’origine, donnant à la seconde le nom de formation. A sa naissance, toute idée est plus ou moins confuse-obscure. Et l’attention est l’atmosphère indispensable à son passage — accompagné, à quelque degré, de conscience — à l’état de claire-distincte. Intégrée d’abord dans la connaissance dont plus tard l’esprit la tire (abstraction) elle n’a pas un autre milieu originel. Ainsi « les idées du beau et du laid » (seconde classe des idées spirituelles) ont la même origine que la perception esthétique, etc. Quant aux connaissances elles-mêmes, elles empruntent leur origine à la fois à leur nature propre et à nos voies d’acquisition. « Toute perception extérieure, par exemple, a son origine dans une sensation ; ainsi la perception de solidité n’a pas d’autre origine que la sensation du toucher ; or, cette perception renfermant l’idée de cette solidité, on a par là même l’origine de l’idée » (Gat.-Arn.). Mais si l’on entend autrement l’origine et qu’on y cherche « la cause efficiente » des idées, leur berceau primitif, le moment et le moyen de leur entrée dans l’esprit, celui-ci devient arbitrairement un magasin d’images ou de mots et les systèmes préposés à son ameublement s’enferment dans deux réponses exclusives. L’une comporte des idées acquises par les sens, au cours de l’existence, l’autre des idées innées (déposées en nous, par Dieu, avec la vie). Mais du fameux adage « Nihil est in intellectu ; quod non prius guerit in sensu » (il n’y a rien dans l’intelligence qui n’ait été au préalable porté dans les sens) l’interprétation varie avec les siècles.

Épicure identifie l’idée au réel à travers la sensation, fait des sens le premier critère de la vérité. Locke, à côté de la primordiale sensation, accepte des produits de la réflexion. Condillac voit dans l’idée une sensation transformée… Les Cartésiens, d’autre part, et les écoles dérivées admettent non tant les idées a priori, préexistantes à la naissance des hommes, que la faculté originelle — et toute interne — de les produire sans le secours du monde extérieur. Les idées d’être, d’infini, de parfait auraient été ainsi déposées, en germe ou en puissance, dans la raison humaine, par Dieu. Leibnitz voit aussi l’âme en possession, dès l’aube, de « toutes ses représentations ultérieures ». Les modernes se sont essayés à rendre raisonnables ces privilèges de l’âme et de la raison. Les uns y ont vu le produit de l’habitude (tel Stuart Mill, reprenant le principe de Hume). Spencer, s’appuyant sur l’évolutionnisme, fait intervenir « antérieurement à l’expérience individuelle, un pouvoir organisateur de l’expérience qui s’exerce conformément à certaines lois innées, résultant des expériences accumulées par les générations »… Kant, à un autre point de vue et par un autre chemin, établissant les modalités de la pensée, en avait déduit la « nécessité et l’universalité des formes de la sensibilité » (espace et temps) et proclamé l’apriorisme des « catégories de l’entendement », affirmant ainsi l’existence de certaines lois préalables qui, « conditions de l’expérience, ne pouvaient en provenir »… Et les théories, après eux tous, n’ont rien résolu en définitive qui posent l’innéité de « lois formelles » (sinon des notions, des représentations) résultant, « soit de notre nature intellectuelle, soit de notre structure cérébrale », et qui seraient indispensables à la connaissance, mais demeureraient neutres, improductives « sans le secours des sens »…

Les signes — considérés spécialement dans le langage humain — jouent dans la vie des idées un rôle considérable. Ils donnent comme un corps à ces vapeurs, rendant fixables — et maniables — ces ombres flottantes. Leur influence s’exerce sur leur formation, leur conservation, leur échange… La parole est un organe à la fois analytique et synthétique qui ouvre aux individus les chemins de la connaissance. De la perfection du langage dépendent ainsi la netteté et la pureté initiales de nos idées. Et une langue nourrie et bien équilibrée en facilite l’assimilation et en accroît la richesse. Les termes — ou mots — qui sont l’expression verbale des idées et correspondent aux idées dont ils sont les signes, en constituent justement les limites. Ils en circonscrivent le champ et en précisent les propriétés. Et la mémoire retient avec plus de force les idées bien amenées et nettement situées. Le langage, d’autre part, unit dans un hymen presque indissoluble les mots et les idées, consolide par ceux-là la durée de celles-ci. Dans le jeu actif des rapports humains où les mots se frôlent et s’accompagnent incessamment, les idées se trouvent avec eux rappelées et s’en renforce, ainsi ravivée, leur conservation. Enfin rien ne donne aux idées leur dynamisme effectif et n’en élargit la portée comme l’aisance assurée à leur communication par le secours du langage. Véhicule infatigable de la pensée, le langage, malgré ses obscurités, ses réticences, ses artifices, jette entre les cerveaux ce pont merveilleux sans lequel balbutierait dans l’impuissance leur mutuelle compréhension. Par les voies d’accès du langage, qui opère d’individu à individu — puis de peuple à peuple — les mutations et les apports, les idées s’affrontent et se pénètrent, et de leur entrechoquement jaillissent des clartés imprévues, se détachent, paillettes insoupçonnées et parfois lumineuses, des idées nouvelles… Aide plus particulièrement précieuse à la formation des idées est le langage parlé ; admirable instrument d’expansion est pour elles le langage d’action, le langage écrit… Dans la pratique, nous opérons sur les noms comme sur les idées elles-mêmes. Nous assimilons mentalement, nous identifions l’expression à l’objet, la forme à l’être, le terme à l’idée. Nous tenons le signe pour adéquat au concept et jugeons et raisonnons avec lui, en logique, comme s’il était son incarnation. C’est ainsi que les termes ont les qualités et les attributs des idées et sont ou abstraits ou concrets, positifs ou négatifs, contraires, contradictoires, particuliers, généraux, etc., et enferment, entre les mêmes bornes, leur extension et leur compréhension.

Nous avons vu que l’idée générale est celle qui est capable de s’appliquer à une multiplicité indéfinie de choses. Soit, par exemple, l’idée de rose. Elle ne désigne pas seulement une rose particulière, déjà vue, et dont la couleur, la forme, la beauté me sont encore présentes à la mémoire. Elle s’étend à toutes les roses possibles, à toutes les roses passées que je n’ai pas vues, à toutes celles qui fleuriront après ma mort et que je ne verrai pas… L’expérience me montre une pluralité d’objets, tous différents, distincts les uns des autres. L’esprit les examine, établit entre eux une comparaison, sépare par l’abstraction les différences particulières à chacune d’elles et ne retient plus que leurs ressemblances, leurs caractères communs. Cette représentation spéciale est un concept. Il suffit d’une nouvelle démarche de la pensée qui affirme que ce type conçu représente non seulement les objets que j’ai devant les yeux, mais un nombre infini d’objets semblables, pour que le concept devienne une idée générale.

Un double problème est impliqué dans la théorie des idées générales : celui de leur nature psychologique et celui de leur valeur métaphysique. Qu’y a-t-il dans notre esprit quand nous pensons une idée générale ? Qu’y a-t-il dans la réalité qui corresponde à nos idées générales ? C’est cette question : « Les genres et les espèces existent-ils en soi ou seulement dans l’intelligence ? Et, dans le premier cas, sont-ils corporels ou incorporels ? Existent-ils à part des choses sensibles ou confondues avec elles ? » qui fut appelée, au Moyen-âge, le problème des universaux et que Porphyre posait, ainsi, devant la scolastique. Le nominalisme prétend ramener les idées générales à des images ou à des mots, le réalisme leur attribue une existence objective…

On aperçoit, dans Antisthène le Cynique, répondant à Platon « qu’il voit bien le cheval, non la chevalité » les prémices du nominalisme. On le retrouve chez les stoïciens et les épicuriens. Mais il eut au Moyen-âge son essor véritable. Professé par Roscelin (xie siècle) et repris par G. d’Okkam (xiiie siècle) puis, de nos jours, par Hobbes, Berkeley, Hume, Condillac, et enfin Stuart Mill, Taine et Spencer (toute théorie empirique de la connaissance implique la fictivité et la postériorité de l’universel), le nominalisme soutient que, la diversité étant partout, il ne peut y avoir de réel dans la pensée que les sensations particulières, hétérogènes, correspondant aux individus particuliers donnés par l’expérience. Toute idée est ainsi nécessairement particulière, individuelle et n’est que l’image de tel objet particulier dont les qualités sont arbitrairement étendues. Les « universaux » sont des « êtres de raison ». L’idée générale n’est qu’un nom, un souffle de voix (flatus vocis) capable d’évoquer la représentation de tel ou tel individu. Bien plus, le nom seul est général, parce que l’esprit peut l’appliquer indifféremment à tous les individus d’une même classe.

Les idées peuvent-elles se ramener à des images ou à une série indéfinie d’images ?… Sensations et images ne sont que la matière de la pensée. Penser, c’est saisir les rapports des choses, transformer les images en idées, en concepts. Sans doute, quand nous pensons une idée (triangle, cheval), cette idée est accompagnée d’une image : celle-ci la soutient, mais ne se confond pas avec elle. Ce qui constitue l’idée, c’est avant tout un cadre mental, une sorte de mouvement de l’esprit, en corrélation avec une activité circonstanciée du cerveau. L’idée est un fait intellectuel, l’image un fait sensible : l’écho de la sensation. Il y a, d’ailleurs, des idées qui ne sont accompagnées d’aucune image… En fait, l’idée générale se réalise chaque fois dans notre esprit par le moyen d’images particulières, plus ou moins différentes, et cependant nous avons le droit de la penser comme étant la même, parce que dans toutes ces images se retrouvent des caractères communs qui en réalisent l’identité. Notre esprit fixe exclusivement son attention sur certains éléments des images et pense ces éléments comme toujours identiques à eux-mêmes dans quelque combinaison qu’ils puissent entrer. Cette affirmation de l’identité avec l’abstraction qui en est la génératrice, voilà l’essence même du concept. Et il suffit que nous la pensions dans son invariabilité caractéristique — en dépit de la divergence de ses multiples aspects accidentels, ou de l’écart de ses correspondants sensibles —pour qu’une idée ait toute la généralité désirable. Son existence, dans l’esprit, devient indépendante de l’image. Une fois établie, elle y persiste sans que nous ayons besoin de recommencer le travail de la comparaison et l’affirmation de généralité. Perduration qui n’implique d’ailleurs ni apriorisme, ni réalité en soi et n’appelle point d’immortalité conséquente. Présence originale qui ne participe en rien d’un dualisme de nos forces psychiques ou mentales et de la prédominance d’un immuable étranger au-dessous duquel évoluerait, asservie, notre vitalité pensante.

D’autre part, malgré le rôle important joué par le langage artificiel (ou articulé, parlé : par opposition au langage naturel fait surtout de mouvements, de toucher et de cris grossièrement modulés) dans la préparation, le développement et la communication des idées, et quoique l’idée épouse souvent le mot comme l’eau épouse le vase, et qu’elle lui doive à la fois son état civil et sa configuration, et la possibilité de ses confrontations, on ne peut davantage réduire les idées à des mots. L’idée peut exister sans qu’il y ait de mot pour la représenter. Exprimant les rapports d’une pluralité d’objets, le concept pourrait bien sans doute subsister tant que les images particulières seraient présentes à la pensée, mais s’évanouirait dès qu’en serait détournée l’attention de l’esprit. Son existence serait ainsi précaire, mal assurée. L’intelligence devrait recommencer sans cesse le même travail et sans plus de succès : tous ses progrès, faute de points de repère évocables, seraient enrayés. Grâce à la dénomination, elle évite ce grave inconvénient. Après avoir dégagé les conformités, les analogies, elle les associe à un mot, les y incorpore, et il suffit de conserver ce mot dans la mémoire pour que, par association, il rappelle les ressemblances extraites par la pensée. Le mot est donc le signe, l’étiquette de l’idée, il lui sert d’attache. L’esprit l’ayant créé à l’occasion de l’idée, il n’a d’existence que par et pour elle. L’idée disparaissant, il n’a plus de raison d’être : c’est un assemblage de lettres, inutile et sans valeur. Supprimer l’idée, c’est donc supprimer le mot…

On ne peut pas dire non plus que nous ne pensons que des mots. Les mots n’ayant aucune qualité propre, aucune signification intrinsèque, ce serait introduire le psittacisme dans la pensée, et par suite anéantir la pensée elle-même. S’il nous arrive de penser avec des mots, comme en arithmétique ou en algèbre, c’est là une acquisition révocable de l’habitude et la transposition, dans l’usage, d’une convention de praticabilité. Si les mots peuvent ainsi — à des fins de célérité — se substituer aux idées, c’est qu’ils leur ont été primitivement associés. Le mot n’est donc pas l’idée, puisque celle-ci lui est antérieure. Il en est comme le complément ; c’est l’enveloppe indispensable dont elle se vêt pour demeurer reconnaissable. Et il assure — avec la possibilité des opérations de l’esprit et de leur extériorisation — la constitution de la science et la continuité de ses étapes… Le nom implique donc l’idée qui en fait le sens et cette idée ne consiste pas dans une simple image ou énumération d’images, mais dans l’affirmation nécessaire de certains éléments de l’image, distingués et isolés par l’abstraction. De plus, en prétendant que le nom seul est général, le nominalisme se contredit lui-même, car le nom est, lui aussi, chaque fois qu’il est prononcé, entendu, écrit ou lu, une sensation nouvelle et singulière, une représentation particulière au même titre que toutes les autres représentations. Il ne peut donc être général sans devenir lui-même une idée générale, un concept.

La doctrine du réalisme, que l’on pourrait appeler le fatalisme des idées générales, assez spécieusement dérivée de Platon, et soutenue au Moyen-âge par saint Anselme (1033-1109) et Guillaume de Champeaux (fin du xie siècle) enseigne que les universaux (les idées générales) correspondent à des réalités, des types intelligibles, des archétypes éternels, distincts des individus et plus réels que ces individus même auxquels ils communiquent l’existence intellectuelle et les caractères essentiels. Ils sont « les modèles des choses, la parole intérieure de Dieu ». Le réalisme place la présence continue de ces modèles immuables dans un séjour supérieur que Platon appelle « le Paradis des Idées ». Ainsi l’idée générale d’homme, représentant « l’homme en soi », subsiste à part de tous les hommes particuliers, qui sont morts ou qui naîtront… La preuve, dite « ontologique », de l’existence de Dieu, invoquée par Anselme, est une conséquence naturelle de sa théorie : l’idée — réalité présuppose Dieu réel, père des idées. De Champeaux, élargissant la doctrine vers le panthéisme, va jusqu’à accorder aux universaux une présence essentielle à tous les individus, lesquels ne se différencient plus que par des accidents. Après lui, Duns Scot reconnaît aux individus une existence propre et, à la quiddité (essence générale) ajoute l’eccéité (caractère particulier)… Le réalisme est manifestement impossible. D’abord, il n’existe aucune preuve de l’existence de ces types : ce n’est qu’une réalisation, une « animation » d’abstraction. Bien plus, cette existence est contradictoire. Toute existence est nécessairement particulière ; un être général, indéterminé, est une monstruosité.

Entre ces deux théories se place le conceptualisme, qui rappelle certains traits de la doctrine d’Aristote et semble avoir été inventé au Moyen-âge par Abélard pour concilier les deux précédentes. Pour lui, l’universel est une « conception de l’esprit » qui exprime la nature essentielle de la pensée. Il ne constitue ni une réalité suffisante, ni le simple reflet dépendant des choses, ni leur intégration nominale. Ni abstraction vivante, ni image, ni mot. Comme le prétend le nominalisme, il n’y a dans la réalité que des individus et il n’est pas dans le monde deux objets absolument identiques, mais il n’est pas non plus deux choses absolument différentes. Deux êtres entièrement hétérogènes, sans aucune relation entre eux, ne pourraient faire partie du même univers ni être pensés par la même conscience. Il faut donc reconnaître qu’il y a dans ces objets, dans ces individus, des caractères partagés, des essences communes, et que ce n’est pas arbitrairement que notre pensée les rapproche et les range dans une même catégorie, les embrasse dans un même concept. Les universaux sont ainsi des formes de la pensée humaine qui correspondent à cette parenté, à ce rapport des êtres. Ces rapports sont même, en un sens, plus réels que les individus : ce sont des lois à un certain point de vue antérieures et supérieures aux termes particuliers auxquels elles s’appliquent et, quoique inséparables des choses dont elles établissent les relations, elles subsistent, alors que celles-ci passent… Système juste-milieu, théorie d’attente qui fait à l’innéisme sa part et ne méconnaît pas le formidable rôle de l’univers sensible dans la gestation et le jeu des éléments de la pensée, mais n’éclaire encore que d’un jour blafard d’hypothèse la nature des matériaux premiers de l’intelligence… Nonobstant l’ingéniosité du conceptualisme, la philosophie moderne retourne à la négation de toute existence propre de l’idée générale en qui elle ne voit qu’ « un mot ou une combinaison de sons articulés, associée d’une façon artificielle avec les attributs communs à un groupe d’objets ». Elle serre plus étroitement, par-delà leur visage accessible, les réalités, dont elle tente assidûment le contrôle, ramène aux faits et aux objets particuliers la pensée dont le réalisme, par le détachement, préparait l’évasion, renoue l’être aux palpitations ambiantes, poursuit l’intellection des multiples forces cosmiques et de leur possible unité hors du domaine étroit de la théocratie. — Stephen Mac Say.

DOCUMENTS. — Reid : Facultés intellectuelles ; Locke : Essai sur l’entendement humain ; Condillac : Gram. Logique, et Traité des sensations ; Descartes : Principes, Méditations ; Stuart Mill : Système de Logique, Philos. de Hamilton ; H. Spencer : Premiers principes, Principes de psychologie ; Kant : Critique de la raison pure ; Taine : De l’intelligence ; A. Fouillée : La Philos. de Platon ; Renouvier : Logique ; Bain : Les sens et l’intelligence ; Th. Ribot : L’évolution des idées générales ; Leibnitz : Nouveaux essais ; A. Lefèvre : La Philosophie ; Gatien-Arnoult : Logique ; Em. Chauvet : Les théories de l’entendement humain dans l’antiquité ; J. Gottlieb Buhle : Hist. de la Philos. ; Delarivière : Nouvelle logique classique ; V. Cousin : Hist. de la Philosophie ; Darmesteter : La vie et les mots ; Schopenhauer : Principe de la raison suffisante.

IDÉE. Représentation d’une chose dans l’esprit. Manière de voir ; conception littéraire, artistique, philosophique ou politique. Fausse ou raisonnée, issue d’erreurs ou d’expériences, résultat de préjugés ou de spéculations, l’idée se présente à tout cerveau humain sur toute chose, tout événement ou tout individu. On peut avoir une idée stupide, injuste, acrimonieuse, indifférente, passionnée, distante, on ne peut pas ne pas avoir d’idée du tout. La vue d’un objet, d’une personne, d’un être quelconque fait naître en nous une idée — idée d’aspect, de couleur, d’appréciation, de critique, etc. Nous recevons de nos parents, de nos instituteurs, de nos amis des idées toutes faites et quelquefois radicalement fausses sur ce qui nous entoure.

Un philosophe, Descartes, pensait que pour avoir des idées approchant la vérité, il fallait une fois dans sa vie se défaire de toutes les idées reçues et reconstruire de nouveau, et dès le fondement, tous les systèmes de ses connaissances.

Il est de fait que nous devons revoir toutes nos idées, les passer au crible du raisonnement, les soumettre à l’épreuve de la discussion et de l’expérience. Il nous faut, chaque jour et sous la poussée des événements, corriger, modifier nos idées. Éviter d’adopter d’enthousiasme les idées des autres, ce qui rend beaucoup plus pénible la tâche de se faire une idée propre. Pour avoir une idée saine, il faut qu’elle soit étayée sur un examen minutieux, sur une analyse attentive. Il ne faut jamais craindre d’avoir une idée neuve ; ne pas s’effrayer de l’audace de sa pensée. Quand il s’est fait une idée sur les hommes, les événements, la société, etc., l’être humain doit essayer de la faire partager aux autres hommes. Il ne faut jamais cacher son idée ou la camoufler. Il ne faut, non plus, jamais hésiter à abandonner une idée quand les faits et l’analyse en démontrent la fausseté.

L’homme sincère et probe envers lui-même n’hésitera pas à mettre tout en jeu : liberté, situation, pour assurer le triomphe de son idée. Les anarchistes sont même prêts à risquer leur vie pour que triomphe l’idée de liberté, d’amour et de bien-être qu’ils ont adoptée après mûre réflexion, parce qu’elle leur semble la seule juste et la seule compatible avec la dignité d’homme.

On dit aussi : j’ai quelque chose en l’idée — le mot est alors pris dans le sens d’esprit qui conçoit.

Le mot idée est pris aussi dans le sens de souvenir, image, imagination (être heureux en idée), anticipation (idée sur la société future).

L’idée fixe est une pensée dominante dont on est obsédé.


IDÉE GÉNÉRALE de la Révolution au xixe siècle. — Un des ouvrages les plus solides de Proudhon, dans lequel l’auteur, avec maîtrise, fait la critique du gouvernement et expose ses vues sur la tactique révolutionnaire et où il affirme avec force la suppression du gouvernement par l’organisation économique anarchiste.