Encyclopédie anarchiste/Désarroi - Désorganisation
DÉSARROI. n. m. Désordre, confusion. Être dans un grand désarroi, c’est-à-dire être troublé, ne pas savoir comment sortir d’une situation difficile. Depuis la guerre de 1914, les États du monde sont dans le désarroi et ne peuvent retrouver leur équilibre. Cela se conçoit facilement lorsque l’on n’est pas nourri au lait démocratique et que l’on considère les choses dont on est entouré avec un peu de logique et de raison. Ce sont les formes des sociétés modernes qui engendrent le désarroi social et malgré qu’au sens bourgeois on ait fait du mot anarchisme le synonyme de désordre, il semble bien que la réalité soit là pour démontrer que l’ordre n’est pas une des qualités des Sociétés bourgeoises. Le désarroi social est dû à la mauvaise gérance de la société dans laquelle, on ne le répétera jamais assez, les intérêts collectifs sont sacrifiés aux intérêts particuliers. Les sociétés modernes ne vivent que par la force de l’habitude, par la vitesse acquise, par la routine, et sitôt qu’un accident vient arrêter le cours normal de leur vie, elles sont désemparées et perdues. C’est que les fondations des sociétés capitalistes ne sont pas aussi solides qu’on se plaît à l’affirmer. Les apparences sont trompeuses et on s’en rend compte parfois, lorsque l’on constate les tâtonnements des hommes qui ont la charge de diriger la vie publique et l’incertitude dans laquelle ils se trouvent.
Cependant la société capitaliste trouve de nombreux architectes qui cherchent à consolider les bases de la société bourgeoise afin d’en retarder l’écroulement. Il appartient aux hommes sensés et courageux d’avoir la vision nette et précise des nécessités sociales, et de profiter de ces périodes de désarroi intense pour empêcher que l’on rafistole la vieille bâtisse qui nous abrite si mal depuis des siècles. C’est dans le désarroi du capitalisme qu’il faut jeter les bases de la maison neuve que nous bâtirons demain.
DÉSASTRE. n. m. Le désastre est un grand malheur, une calamité qui s’abat sur une population. Il y a des désastres devant lesquels l’homme est impuissant ; il ne peut que les enregistrer et chercher à en amoindrir les effets ; ce sont ceux d’ordre naturel tels les tremblements de terre, les éruptions volcaniques etc… qui sont provoqués par des causes indépendantes de la volonté humaine. Il semblerait que ces calamités qui sont la source de tant de deuils ne sont pas suffisantes à l’humanité, et que celle-ci déchaîne des désastres comme par plaisir. Les guerres, les famines, sont des désastres que l’homme pourrait éviter et qui ne sont dus qu’à l’ambition, la lâcheté, l’ignorance et la bêtise des individus. Contre ces derniers nous pouvons beaucoup ; si, en notre vingtième siècle, nous assistons encore à de terribles catastrophes et si le monde est déchiré, c’est que l’esprit de fraternité n’a pas encore suffisamment pénétré l’individu, et que celui-ci n’est pas assez éduqué pour mettre fin aux désastres dont il est la victime mais dont il porte toute la responsabilité.
Il faut espérer que les progrès de la science permettront bientôt à l’homme de dompter la nature et d’enrayer ses méfaits et que l’éducation lui fera comprendre que l’entraide et la solidarité peuvent et doivent mettre un frein à la férocité de certains qui provoquent des désastres sociaux, pour en tirer des honneurs et des bénéfices.
DÉSAVEU. n. m. Action de désavouer ; faire un désaveu de ses doctrines, c’est-à-dire, rétracter ce que l’on avait avancé précédemment, En matière politique, les cas de désaveu sont assez fréquents et sont le plus souvent déterminés par l’intérêt, mais parfois le désaveu est déterminé par la tyrannie exercée par les puissants du monde sur leurs sujets. Il y a des cas de désaveu qui sont devenus célèbres. Tel est celui de Galilée, le célèbre astronome du xvie siècle qui déclara que la terre tournait alors qu’en vertu de la doctrine chrétienne toute puissante à cette époque, il fallait soutenir qu’elle était immobile. Galilée fut cité à Rome devant le tribunal de l’Inquisition et sous la menace d’être exécuté, il se rétracta. Il fut contraint de faire abjuration de ses « erreurs » agenouillé, et les mains sur l’évangile.
On raconte qu’en se relevant, il ne put cependant se contenir et prononça tout bas ces mots : E pur si muove (Et pourtant c’est la terre qui se meut). Plus tard, le grand Voltaire, pour échapper aux tracasseries et aux persécutions des autorités, fut également obligé de désavouer plusieurs de ses ouvrages, et même de nos jours, malgré la science et la philosophie qui ont fait de si puissants progrès, on est encore attaché profondément aux préjugés d’hier et des hommes se désavouent pour éviter la souffrance ou l’impopularité.
Certes, quelles que soient les raisons qui déterminent le « désaveu », celui-ci est regrettable, sinon blâmable : mais il faut parfois être indulgent et comprendre que l’homme n’est qu’un homme, et qu’il ne peut pas toujours résister à la tyrannie. C’est en soi-même qu’il faut puiser la force indispensable pour défendre toujours ce que l’on croit être la vérité et en unissant nos efforts lutter contre les erreurs que les puissants du monde ont toujours intérêt à propager.
DÉSERT. n. m. Ce qui est très peu fréquenté, peu peuplé. Une contrée déserte ; une maison déserte.
On a donné le nom de désert aux régions déprimées et soumises à une sécheresse à peu près continue. Il en résulte naturellement pour ces régions une absence presque totale de végétation. Les principaux déserts du monde sont le Sahara, le Kalahari, l’Arabie Pétrée, le Gobi et le Colorado. Le Sahara est fait de dunes de sables et de plateaux pierreux et est parsemé de rares oasis ; il est habité par des Maures, des Touaregs et des Tibous qui sont en grande partie des populations nomades. Il a une longueur de 5.000 kilomètres et une largeur de 1.400 kilomètres environ. C’est le désert par excellence. Les Égyptiens étaient arrivés à en fertiliser certaines parties par irrigation ; mais, depuis l’écroulement de la civilisation égyptienne, la culture y est absolument abandonnée. Le Kalahari, de beaucoup moins important que le Sahara, est un désert de l’Afrique méridionale. Il est couvert d’une végétation buissonneuse et est habité par les Betchouanas, appartenant aux tribus cafres du Sud de l’Afrique. L’Arabie Pétrée est la partie centrale de l’Arabie, et forme un immense plateau pierreux et désert où règnent une chaleur effrayante et une sécheresse absolue. Heureusement pour ce pays que ses côtes sont particulièrement fertiles, et que l’on y récolte en abondance le café, le coton, la canne à sucre, etc., etc.… Le Gobi est un grand désert de la Mongolie qui s’étend entre la Sibérie et la Mandchourie, et son climat est inégal. Quant au Colorado, c’est une contrée de l’Amérique du Nord qui contient d’importantes richesses minérales, mais qui est presque totalement inhabitée.
DÉSERTER. verbe. Action qui consiste à abandonner un parti, une lutte, une bataille. Le mot est employé surtout dans le langage courant, pour qualifier l’acte du militaire qui abandonne sans en avoir obtenu l’autorisation, le poste qui lui a été confié. En période de guerre et dans tous les pays, la désertion devant l’ennemi est punie de la peine de mort ; en temps de paix les peines sont un peu plus légères, mais la désertion est toujours réprimée avec férocité par les tribunaux militaires. Toute répression est arbitraire et inopérante mais on ne peut concevoir une condamnation plus illogique que celle qui frappe le déserteur. Il y a en effet peu de jeunes gens qui soient attirés par la carrière des armes, en conséquence, c’est par la contrainte qu’on les oblige, dès qu’ils ont atteint un certain âge, d’accomplir une période de service militaire. Comment s’étonner que, parmi eux, il s’en trouve qui, au bout d’un certain temps, abandonnent la caserne pour recouvrer leur liberté ? C’est sans leur volonté qu’on les a embrigadés dans les régiments ; c’est sans tenir compte de leurs opinions, de leurs désirs, de leurs aspirations qu’on les a emprisonnés à la caserne ; ils n’ont rien promis, on ne leur a rien demandé. Est-ce vraiment « déserter » que de se refuser à accomplir un acte, un geste qui nous répugne, que de ne pas se prêter à un travail que l’on juge inutile, à une fonction que l’on estime criminelle ?
Celui qui de sa propre volonté, en pleine possession de ses facultés, conscient de ce qu’il fait, embrasse une carrière et abandonne celle-ci au moment du danger, est méprisable, et, en vertu de la morale et des lois bourgeoises, on comprendrait encore la répression qui s’exercerait contre lui. Mais le malheureux que l’on numérote comme du bétail sans tenir compte de sa personnalité ne peut être blâmable lorsqu’il quitte un poste qu’il n’a pas demandé. Même dans les pays où le service militaire n’est pas obligatoire et où le recrutement est volontaire, le soldat est excusable lorsqu’il déserte. Il est excessivement rare qu’un homme s’engage par amour de l’armée ; très souvent il y est poussé par la misère et la famine ; on fait miroiter à ses yeux le bien-être dont il sera entouré lorsqu’il aura revêtu l’uniforme et ce n’est qu’à l’expérience qu’il se rend compte de son erreur.
Déserter est un crime, lorsque librement on a décidé de participer à une lutte que l’on juge noble et belle, ce n’en est plus un lorsque l’on est entraîné dans une organisation qui est une plaie sociale et qui concourt à la ruine de l’humanité. Il n’appartient cependant à personne de conseiller à un jeune homme de déserter. La désertion n’est du reste qu’un pis-aller et le déserteur un accident ; ce n’est pas cela qui peut transformer la société. La désertion est un geste de révolte individuelle et la société ne peut être transformée que par la révolte collective. Refuser collectivement de se prêter à la sinistre comédie du militarisme peut seul produire des effets. Mais cela suppose un certain degré d’éducation sociale à laquelle les hommes ne sont pas encore arrivés. L’action de déserter, lorsqu’elle est déterminée par des raisons d’ordre social, suppose une énergie et un courage incontestable car le déserteur s’expose à une vie de souffrance et de misère. L’exil est loin d’être une source de joies et l’homme qui accepte cette extrémité se prépare bien des ennuis. De nos jours, les diverses nations du monde s’entendent à merveille sur la question des déserteurs et à la moindre incartade ils sont reconduits à la frontière et livrés à la police de leur propre pays. Il est cependant des jeunes gens qui aiment mieux affronter les risques et les difficultés de la désertion plutôt que de se courber durant un temps déterminé devant les volontés ridicules du militarisme. Il n’y a qu’un remède, un seul, pour se libérer de toutes ces contraintes qui empoisonnent l’existence humaine. Il y aura des déserteurs, tant qu’il y aura des armées et des armées tant que le capitalisme ne sera pas aboli. C’est la cause du mal qu’il faut attaquer si nous voulons en détruire les effets.
DÉSHÉRITÉS (les). « Personnes dépourvues de certains biens que les autres possèdent ». C’est la définition qu’on peut dire « classique ». Les autres ? Qui sont-ils ces autres ? Dans une société où le bien-être est le produit de la rapine et du vol, « les autres » ne peuvent être que la minorité possédante, vivant sur le travail d’autrui et accaparant la plus grosse partie de la richesse sociale. Les déshérités sont donc ceux qui ne possèdent rien, ne posséderont jamais rien et, durant toute leur existence, mèneront une vie d’esclaves.
Ils n’ont rien ; et comment auraient-ils quelque chose, les déshérités, puisqu’ils viennent au monde dans la misère, et que leur unique héritage est la pauvreté ? Personne ne peut leur léguer un peu de bonheur et de bien-être, qui sont le privilège des riches et qui se transmettent avec la fortune, de père en fils. Acquérir ce bien-être est chose impossible aux déshérités, car la fortune et la richesse ne sont pas les fruits du travail et de l’économie, mais de la roublardise et de l’exploitation.
Le déshérité, c’est le prolétaire qui du matin au soir est obligé de se soumettre à la pénible loi du travail capitaliste et n’a aucune espérance de voir son sort s’améliorer dans les cadres de la société bourgeoise. Et, après une vie de labeur, lorsque, vieux et fatigué, il est incapable de fournir sa part de travail au capitalisme, son unique ressource est le bureau de bienfaisance ou l’hospice, ce qui est la même chose : la misère.
Et encore, parmi cette grande majorité d’exploités, de déshérités, sacrifiés à la soif de jouissance d’une minorité oisive, il y a à faire des classifications. Il est des individus plus malheureux les uns que les autres et qui traînent péniblement une vie de paria. Le travailleur a encore cette satisfaction de retrouver le soir autour de la table familiale, la femme et les bambins qui lui font oublier un instant les soucis de la lutte quotidienne et lui donnent le courage nécessaire pour reprendre le lendemain le collier de misère ; il jouit parfois des mille petits riens qui rendent supportable la vie de l’exploité ; il participe à l’action qui doit lui apporter sa libération sociale ; la vie est rude mais il se nourrit de cette espérance, qu’un jour son sort, qui est intimement lié à celui de ses semblables, s’améliorera. Hélas ! Il est des individus, descendus au dernier degré de l’échelle sociale, qui n’ont ni travail, ni famille, ni foyer, ni amis et qui traînent leur misère derrière eux, ayant à jamais perdu l’espoir d’un changement dans leur vie. Ce sont des morts-vivants habitant des taudis ou couchant sous les ponts et qui n’ont même plus la force de se révolter contre une société qui les soumet à un tel état de chose. Ils vivent de la charité publique, si toutefois on peut appeler vivre, cette végétation toute physique ; ils n’ont aucun but ; ils vivent par instinct de conservation, sans savoir pourquoi, ni comment.
Ce sont des exceptions, diront les défenseurs du régime bourgeois. Hélas non ! Ce ne sont pas des exceptions et si, dans les pays occidentaux, la misère brutale et atroce est cachée par la bourgeoisie, il existe des contrées entières ou les déshérités meurent littéralement de faim, sous l’œil indifférent du capitalisme.
M. René Maran qui milite activement en faveur de ses frères noirs, nous initie à la misère de ces déshérités, soumis à un régime abject en Afrique Equatoriale française. Au sujet de la construction de la voie ferrée Congo-Océan, voici ce qu’il écrivait :
« Pendant tout 1925, on a assisté au drame suivant : du Tchad, de l’Oubangui, du Bas-Oubangui et du Moyen Congo, des Saras, des Yakomas, des Bandas, des Bakongos, tous gens solides, avaient été, par voie fluviale, acheminés sur Brazzaville, et de Brazzaville sur les chantiers où l’on travaillait à la voie ferrée.
« Il est hors de doute que l’on aurait dû descendre en même temps, et par le même vapeur, les travailleurs et leurs vivres. Il n’en a rien été. Saras, Bandas, Bakongos et Yakomas, étaient d’abord expédiés sur Brazzaville. Suivaient leurs vivres à deux ou trois semaines d’intervalle.
« Aussi, par manière de protestation, ces malheureux crevaient-ils affamés. Entre février et septembre 1925, la mortalité par dénutrition a été effroyable… Sur certains chantiers, à différentes reprises, les manœuvres noirs sont restés quatre jours sans manger, sur d’autres leur ration était infime. On ne distribuait par exemple, aux Saras, gros mangeurs de mil, que de ridicules portions de manioc.
« Cette pénurie de vivres, ce rationnement inintelligent, cette criminelle imprévoyance de la haute administration, ont produit tous les résultats qu’ils devaient produire. Les contingents envoyés fondaient à vue d’œil. L’un de ceux-ci qui s’élevait à trois cent cinquante individus à son arrivée à Brazzaville, n’en comprenait plus, au bout de trois mois, que soixante-neuf. TOUS les autres étaient morts. » (René Maran). Le fait signalé par René Maran est assez fréquent et se reproduira encore, car il n’est qu’un effet du régime qui considère comme normal que des hommes crèvent de faim, cependant que des milliers de tonnes de vivres sont inutilisés ; il n’y a donc pas à s’en étonner outre mesure. C’est l’indignation qui devrait s’emparer de l’individu animé d’un peu de sentiment à la lecture d’une telle barbarie. Ce qu’il y a de terrible, c’est que les populations ouvrières se rendent complices bien souvent des actes de la bourgeoisie et de ses représentants.
Qui donc ignore les souffrances du peuple irlandais, assujetti à l’impérialisme britannique et qui, depuis le xiie siècle, lutte pour son indépendance ? C’est toute la population de l’Irlande qui est déshéritée et qui se bat pour conquérir sa liberté ; il en de même des nombreuses populations des Indes qui sont honteusement exploitées par la perfide Albion. Or, le peuple anglais, qui bénéficie dans une certaine mesure de cette indigne exploitation, n’élève pas la voix en faveur de son frère indigène.
En Amérique c’est toute la population noire des États-Unis qui est victime des préjugés de race et de couleur, qui est martyrisée et soumise à des vexations quotidiennes de la part de la population blanche, et le travailleur américain ne dit rien, et se prête à ces manœuvres déshonorantes pour un homme qui se prétend libre.
En Bulgarie, en Roumanie, ce sont les juifs qui souffrent des pogroms organisés par le gouvernement pour éloigner le peuple de la lutte de classes qui est la véritable lutte pour l’émancipation des hommes. Et il en est ainsi partout. Le monde regorge de déshérités, alors que l’humanité pourrait être heureuse, si les hommes voulaient comprendre enfin la cause de leur souffrance.
Nous avons dit par ailleurs que la philanthropie ne pouvait rien contre la misère humaine ; mais qu’elle entretenait plutôt un état de chose qui n’est que la conséquence d’une mauvaise organisation sociale. Il n’y a que l’union de tous les déshérités qui peut changer la face des choses. La misère ne disparaîtra qu’avec la richesse, mais ceux qui détiennent la richesse entendent la défendre avec la dernière énergie. C’est pourquoi la révolution est l’unique moyen dont disposent les déshérités, pour détruire une organisation sociale élaborée sur des erreurs séculaires, et la remplacer par une société ou la solidarité sera le lien de fraternité universelle.
DÉSHONORER. verbe. Oter l’honneur, avilir quelqu’un. « Se déshonorer : perdre son honneur ». Le déshonneur est toujours relatif à la conception que l’on se fait de l’honneur ; or, il y a des gens qui ont une conception particulière ou erronée de ce qu’est l’honneur et qui se trouvent déshonorés pour des causes et des raisons différentes. Une jeune fille se trouvera déshonorée parce que, sans être liée par les liens du mariage légal, elle aura cédé aux désirs de son amant, alors que telle autre plus consciente et plus logique ne se considérera pas amoindrie par l’accomplissement d’un acte naturel. Le souteneur, déchet social, qui vit de la prostitution de la femme, et qui accepte que sa compagne se livre contre argent au passant inconnu, se juge offensé si cette dernière se permet d’entretenir gratuitement des relations sexuelles pour satisfaire ses désirs, et se considérerait déshonoré s’il ne lavait pas dans le sang cette incartade aux lois de prostitution ; il en est de même pour le mari « trompé » qui va laver son déshonneur en tuant l’amant de sa femme. Il y a donc autant de conceptions du déshonneur que de l’honneur, et nous savons qu’en bien des cas l’honneur est un préjugé qui puise sa source dans l’ignorance. Que de parents se croient déshonorés parce qu’à l’âge de vingt ans, leur fils s’est refusé de répondre à « l’appel du pays » pour accomplir son service militaire, et que de gens se croient déshonorés par le jugement des hommes, et pourtant ! En notre siècle d’exploitation ce sont les plus coupables qui sont à l’honneur.
La bourgeoisie pense déshonorer le travailleur en le jetant en prison ; cependant « la puissance souveraine peut maltraiter un brave homme, mais non pas, le déshonorer » (Voltaire).
Pour nous, Anarchistes, qui devons avoir de l’honneur une conception différente de celle du commun, nous pensons que le déshonneur n’est pas subordonné aux jugements des moralistes ou des magistrats, mais qu’il est inhérent à une mauvaise action commise.
Tout acte qui a pour but le bien-être de l’humanité, tout ce qui ne nuit pas à son prochain sous quelque forme que ce soit ne peut être déshonorant. Au contraire tout ce qui nuit à la marche en avant de la civilisation, tout ce qui s’oppose au progrès et à l’évolution du genre humain peut être considéré comme déshonorant. Le policier qui arrête le militant ou l’ouvrier au cours d’une grève ou d’une manifestation est déshonoré à nos yeux et non sa victime, et c’est lui pourtant qui est couvert par la loi et qui sort légalement glorifié de l’aventure. La répression en ce cas est déshonorante pour celui qui l’exerce et non pas pour celui qui la subit. La loi bourgeoise qui entend ; veiller à l’honneur de la société est un tissu de contradictions. Tel homme, pour une raison quelconque, parce qu’il y trouve un certain intérêt physique ou moral, supprime un de ses semblables ; l’acte est mauvais en soi, et cet homme est déshonoré. Supposons que ce même homme, en période de guerre et sans aucune raison, simplement parce qu’il y est contraint et forcé, supprime plusieurs de ses semblables ; il est l’objet de l’admiration publique et recevra les honneurs et les félicitations de ses supérieurs.
Notre conception de l’honneur n’est pas si complexe. Pour nous, chacun est libre de faire ce qui lui plaît, à condition de ne pas entraver la liberté de son prochain. C’est la base de tout l’honneur anarchiste. Il en découle nécessairement certaines obligations sociales que nous devons avoir à cœur de respecter. Luttant contre toutes les tares, tous les vices, toutes les erreurs inhérentes à la Société bourgeoise, nous ne nous considérons pas comme déshonorés par les assertions mensongères et les crimes que l’on nous impute. Nous avons conscience d’être dans la vérité et l’honneur pour nous est de poursuivre notre travail et notre lutte jusqu’à la complète libération du monde.
Les Anarchistes n’ont que faire de cet honneur militaire qui est une source de larmes et de crimes ; et, loin de se considérer comme déshonorés lorsqu’ils refusent de participer à un massacre quelconque, ils pensent au contraire accomplir une belle et noble action que tous les hommes auraient intérêt à prendre en exemple. Ils ne se jugent pas déshonorés lorsqu’ils refusent de se prêter aux comédies du mariage légal, ils savent leurs droits et ils connaissent leurs devoirs, et n’ont pas besoin de l’autorisation d’un officier d’état civil pour accomplir un acte qui ne regarde que les intéressés ; ils se moquent de l’honneur civique, tel que le conçoivent les fidèles défenseurs des régimes d’autorité et leur honneur consiste à travailler au bonheur de l’humanité qu’ils espèrent un jour réaliser.
DESIDERATUM. Mot emprunté au latin et dont la signification littérale est : « Désiré » ; au pluriel : « desiderata ». Dans le domaine scientifique ce mot s’emploie pour signaler toutes les parties d’une science qui n’ont pas été traitées et dans laquelle on désire voir s’exercer des recherches, mais il est entré dans le langage courant et au sens populaire sa valeur s’est étendue.
Dans le domaine social ce mot s’emploie fréquemment pour signaler les désirs d’une collectivité. « Le député présente à l’Assemblée les « desiderata » de ses électeurs » ; la délégation syndicale présente à un patron les « desiderata » des travailleurs. Ce mot est donc synonyme de désirs, et dans le domaine social il marque la volonté du mandant d’aboutir à un résultat et de mener la lutte pour obtenir satisfaction.
Le desideratum de la classe ouvrière est la disparition de l’exploitation de l’homme par l’homme, source de toutes les misères et de tous les abus sociaux.
DÉSILLUSION. n. f. État de celui qui a perdu ses illusions. Il existe des gens, et ils sont des plus nombreux, qui passent leur existence loin de la terre sur laquelle ils reposent et vivent dans un songe sans cesse renouvelé. Leur conception de la vie étant étayée sur une erreur, ils attendent toujours des réalisations qui ne se matérialisent jamais et leurs illusions s’envolent avec la même rapidité qu’elles ont été conçues. Ce sont les éternels désillusionnés. A peine se sont-ils rendu compte de la fragilité et de l’irréel de leurs espérances, qu’ils élaborent de nouveaux châteaux de cartes emportés à leur tour par le vent de la vie, et ce perpétuel jeu d’illusions et de désillusions en fait des êtres incomplets et incapables de s’armer pour la lutte sociale. Sébastien Faure, je crois, nous conte dans une de ses œuvres l’histoire de cet amant de l’absolu qui se maria un jour, croyant avoir rencontré la femme idéale, la femme telle qu’il l’avait imaginée dans ses rêves. Ce fut pour lui une désillusion lorsqu’il s’aperçut que sa compagne était semblable à toutes les compagnes, et l’abandonnant, il en prit une seconde qui lui apporta les mêmes désillusions, puis une troisième et toujours ses espérances déçues donnaient naissance à d’autres espérances, mais jamais il ne trouva le bonheur matrimonial.
C’est dans toutes les branches de l’activité humaine que cet homme se rencontre, car l’humanité est incomprise de la grande majorité des individus. L’homme attend encore des forces occultes des bienfaits et des améliorations ; il s’imagine qu’en dehors de lui il existe quelque chose qui peut concourir à son bien-être et à son bonheur et il se forge des illusions que la brutalité de l’existence et de la réalité s’empresse de détruire. L’inconstance qui en résulte rend plus pénible le travail de ceux qui, éclairés à la lumière des faits, restent dans le droit chemin, ont une conception exacte de ce qu’est la lutte pour la vie et, loin de se nourrir de chimères, veulent trouver en eux la force et la puissance indispensables à la transformation sociale du monde.
L’humanité est ce que la font les individus. Les hommes ne sont pas mauvais mais sont rendus méchants par l’organisation d’une société gérée en dépit du bon sens par une poignée d’individus auxquels la grande majorité a légué ses pouvoirs. Pendant des siècles le monde a été dirigé par les autocraties, sans que le peuple comprenne que la forme autocratique était contraire à ses aspirations, à ses désirs et à ses besoins, et lorsque convaincu de son erreur, il s’est attaqué aux institutions qui en découlaient, il s’est laissé illusionner par une nouvelle erreur : le parlementarisme démocratique. Si à une illusion a succédé une autre illusion, la désillusion ne devait pas tarder à en être la conséquence logique, et l’on se rend compte à présent que la démocratie est impuissante à résoudre un problème qui est cependant bien simple, mais dont on se refuse à accepter comme exacte la solution présentée par le communisme libertaire.
Il coule de source que toute illusion étant le fruit de l’erreur et de l’ignorance, il arrive fatalement qu’elle s’écroule, et c’est ce qui fait dire à Pascal que « la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ». Pas pour tout le monde cependant. Devant les misères de l’humanité, il est des philosophes et des moralistes qui prétendent qu’il est criminel de dessiller les yeux de l’ignorant et qu’il est préférable de le maintenir dans son erreur : ils affirment que l’illusion est un facteur de joie et qu’elle est une compensation à la souffrance et à la douleur. Cela nous amènerait à conclure que le mensonge est préférable à la vérité, ce qui est ridicule en soi, et qui est la négation de tout progrès et de toute évolution. Nous pensons au contraire, que plus l’illusion est grande, plus le réveil est brutal, pénible et douloureux et qu’en conséquence il est un devoir auquel l’homme social doit s’attacher : c’est d’effacer les fantômes qui peuplent le cerveau de ses semblables.
Lorsque l’on aura détruit toutes les illusions du peuple, il n’y aura plus de source de désillusions et l’humanité avancera à pas de géants.
Il arrive parfois que les hommes d’action, devant l’étendue du chemin à parcourir, devant les préjugés qui gouvernent encore le genre humain, s’imaginent également que c’était un beau rêve qu’ils avaient fait lorsqu’ils pensaient rénover l’humanité. Ils se laissent, eux aussi, envahir par la désillusion. Il ne le faut pas. Il faut prendre l’humanité telle qu’elle est en notre siècle, rechercher les causes déterminantes de son activité, en analyser les effets et l’on se rend bien vite compte que ce n’est pas une illusion d’apercevoir dans le lointain la réalisation de nos espérances. Chaque jour amène une transformation, aussi minime soit-elle, à l’organisation sociale des individus. De l’homme sociable dépend tout l’avenir. Il est donc nécessaire que le plus grand nombre d’individus soient rendus sociables, c’est-à-dire débarrassés de toutes les illusions qui peuplent leur esprit. C’est à cette tâche que doivent se livrer les révolutionnaires sincères. La raison et la logique prendront alors la grande place occupée encore de nos jours par le rêve, et les désillusions disparaîtront, effacées par une réalité harmonieuse et positive.
DÉSINTÉRESSEMENT. n. m. Oubli, sacrifice, abnégation. « On trouve l’intérêt presque partout, le désintéressement presque nulle part. » (Boiste). Le désintéressement est la qualité de l’homme probe et sincère qui n’accomplit pas une action pour en tirer un bénéfice particulier et qui n’envisage que le but de cette action. Malheureusement le désintéressement est de plus en plus rare et les hommes sont tiraillés par de basses questions d’intérêts ; ils se déchirent et se tuent pour de l’argent et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que certains d’entre eux, les plus forts et les plus puissants, entraînent dans leurs disputes sanglantes des populations innocentes et étrangères à leurs intérêts. Il n’y a pas seulement le désintéressement d’argent, qui doit être considéré comme une qualité ; il y a aussi le désintéressement politique et social qui peut être considéré comme une faute. Il existe un nombre incalculable de gens qui ignorent totalement ce qui se passe à travers le monde et qui sont tout étonnés le jour où ils sont entraînés dans une catastrophe. Ils se désintéressent totalement de toute question qui semble ne pas exercer d’influence immédiate sur leur vie quotidienne sans comprendre qu’ils ne peuvent pas être étrangers à l’action politique, économique et sociale de la collectivité. Ce désintéressement-là est de l’égoïsme, car celui qui s’en réclame n’aspire qu’à ne pas être troublé dans son existence monotone, et, par sa passivité, il permet aux aventuriers de toutes catégories d’exercer leur pouvoir au détriment de la grande masse des asservis.
S’il est bon et beau d’être désintéressé au point de vue financier, il n’est pas moins utile et nécessaire d’être intéressé au point de vue social et de rechercher les causes de toutes choses. L’anarchiste doit apprendre pour savoir et connaître et pour associer à l’abnégation de soi l’intérêt pour tout ce qui touche ses semblables.
DÉSINVOLTURE. n. f. Tournure pleine de grâce, d’aisance ; allure dégagée. Avoir de la désinvolture dans ses gestes, dans ses mouvements. Un individu désinvolte est un personnage dont la « liberté » frise parfois l’inconvenance et dont les actions sont souvent choquantes. Sous le masque de la franchise, la désinvolture cache généralement de la sécheresse de cœur et de l’égoïsme. C’est avec désinvolture, c’est-à-dire avec un laisser-aller complice et coupable que les hommes d’État livrent les pays qu’ils dirigent aux gros potentats de la finance et de l’industrie, et qu’ils mettent toutes les forces actives des nations au service d’une classe de privilégiés. C’est à la désinvolture des politiciens, qu’il ne faut pas prendre pour de la franchise, qu’est due la guerre maudite qui dura quatre ans et demi et fit périr plusieurs millions d’hommes, et c’est encore cependant avec désinvolture que ces mêmes politiciens responsables de la tragédie de 1914 se présentent devant le peuple. N’est-ce pas là une inconvenance n’ayant d’égales que la bêtise et la lâcheté des masses populaires qui ne trouvent pas en elles la force de se révolter devant un tel sans gêne, et de chasser les mauvais bergers qui, depuis des années et des années, les trompent et les grugent ?
On constate avec peine que les opprimés acceptent leur sort comme une fatalité et ne sont pas moins désinvoltes que ceux qui les dirigent ; il semblerait qu’ils ne peuvent rien contre tous les fléaux qui se sont abattus sur eux et contre ceux qui les menacent encore, Pourtant ce sont eux les premières victimes de toutes les catastrophes sociales inhérentes au régime capitaliste.Peut-être serait-il temps, si le monde ne veut pas se laisser engloutir dans le sang et dans la ruine, que les peuples se décidassent à envisager l’avenir avec un peu moins de désinvolture.
DÉSISTEMENT. n. m. Action de se désister, de se départir, de renoncer à quelque chose que l’on désirait et pour laquelle on a formulé une demande ou commencé une action. Juridiquement le désistement est l’acte par lequel une partie, engagée dans un procès, retire la demande qu’elle avait formée ; elle est dans ce cas, soumise au payement de tous les frais occasionnés par la procédure. On appelle aussi désistement en langage électoral, l’action qui consiste à retirer sa candidature au bénéfice d’un autre candidat. Le désistement électoral donne lieu à une série de marchandages queue peut supposer l’électeur naïf qui compte sur son favori pour défendre, dans une Assemblée quelconque, ses intérêts.
Nous savons que, lors des élections, il faut pour être élu, obtenir une certaine majorité ; or, il est des candidats qui, après le premier tour de scrutin et d’après le nombre de voix recueillies perdent tout espoir de décrocher un mandat ; cependant en maintenant leur candidature pour le deuxième tour de scrutin (scrutin de ballotage), ils peuvent gêner profondément un ou plusieurs de leurs adversaires. C’est là que commence l’ignoble manœuvre du désistement où les intérêts économiques, politiques ou sociaux des mandants n’entrent même pas en jeu, mais où s’échafaudent les combinaisons qui permettront au « candidat malheureux « de ne rien perdre dans l’affaire.
Il faut agir avec mesure et doigté, mais les politiciens sont maîtres en la matière, et l’électeur est si docile et si confiant qu’il accepte le désistement de son candidat sans même se rendre compte de l’ignominie et de la bassesse de l’action.
Il est, pensons-nous, inutile de signaler l’insolence qui caractérise la prose électorale : les affiches qui colorent les murs sont couvertes d’insultes ; on étale aux yeux du public, les vices, les tares, les travers de l’adversaire que l’on combat, et c’est un échange entre candidats de diverses couleurs, d’un lot d’injures, d’offenses et d’outrages. Tout cela avant le premier tour du scrutin naturellement. Le socialiste a combattu avec véhémence son adversaire radical, il l’a traîné dans la boue, il l’a accusé de tous les crimes, de tous les malheurs qui pèsent sur l’humanité, il a fouillé au plus profond de sa vie privée et publique, il a découvert toutes ses trahisons et a affirmé que son élection serait un désastre pour le pays. Le radical n’a pas été moins farouche, moins violent, et a usé à l’égard du socialiste des mêmes termes, puisés dans le même vocabulaire électoral. Et le vote a lieu. Il y a ballotage.
Le socialiste a perdu toutes ses chances. Il ne sera pas élu ; même s’il maintient sa candidature, il sera battu. Va-t-il purement et simplement abandonner la lutte et assister, en simple spectateur, à la bataille qui se continue supposons, entre le radical et le conservateur ? Ce serait mal connaître la cuisine électorale et prêter une certaine sincérité au politicien. Non. Le socialiste va se désister en faveur de ce fêlé, de ce vendu, de ce traître, de ce radical, qu’il a traîné dans la boue et qu’il a déshabillé de façon si désobligeante. Oh !, mystère des coulisses électorales ! Après ce premier tour de scrutin, quelle transformation dans le langage, dans le style de notre socialiste ! Certes le radical, est toujours un radical, ce n’est pas un socialiste, oh non ! « Mais pourtant, il faut barrer la route à la réaction, il ne faut pas permettre au conservateur de gravir les marches du pouvoir, et comme, entre deux maux il faut choisir le moindre, vous voterez, mes chers électeurs, pour ce radical, qui, après tout, n’est pas si noir qu’on le présentait et qui a un programme de réformes sociales quelque peu semblable au nôtre ». Et le peuple applaudit, et il s’empresse, le dimanche suivant, autour des urnes pour y jeter le morceau de papier « radical », qui lui est remis par son candidat socialiste, et la pièce est jouée, populo n’a rien vu.
Derrière le rideau, toutes les tractations se sont opérées. L’électeur a été vendu, comme il l’a été cent fois, comme il le sera encore mille fois. Son candidat ne s’est pas désisté par conviction, en vertu d’une idée, d’un principe, mais pour rentrer dans les frais que lui avait, à lui ou à son parti, occasionnés sa candidature. Il a vendu ses électeurs mais c’est lui qui a touché la forte somme, et le peuple souverain est heureux, content et fier d’avoir rempli son devoir, c’est-à-dire d’avoir servi de tremplin ou de marchandise à des fantoches et à des crapules.
Que de fois a-t-on cherché à initier le peuple aux dessous de la politique ; que de fois lui a-t-on dit qu’il était un moyen, un outil entre les mains d’ambitieux habiles et sans scrupules, que de fois l’écho de scandales électoraux est arrivé jusqu’à ses oreilles ! Mais il ne veut rien voir, il ne veut rien entendre et il continue, malgré tout, à servir de jouet aux aventuriers politiques qui ne se cachent même plus pour accomplir leur basse besogne.
En réalité s’il est quelqu’un qui se désiste, qui abandonne toute sa force et toute sa puissance, qui renonce à tout ce qu’il aurait le droit d’exiger et d’avoir, qui se livre pieds et poings liés aux puissants de la terre : c’est le peuple ignorant et inconscient, livré à l’esclavage politique et économique et dont la bêtise et la lâcheté est telle, qu’il se désiste parfois de sa vie au profit de ses bourreaux. Et combien de temps cela durera-t-il encore ?
DÉSOBÉISSANCE. n. f. Refus d’obéir, enfreindre un commandement. « Désobéir à ses chefs ; désobéir à ses parents ». « La désobéissance est chez les enfants un grave défaut » déclare la morale bourgeoise, et en effet il paraîtrait surprenant qu’il en fût autrement, si l’on considère que toute la morale bourgeoise est basée sur les droits de l’Autorité et la nécessité de l’obéissance. C’est sans doute en vertu du vieux principe religieux : « Honore ton père et ta mère » que, de nos jours encore, on persiste à déclarer que la désobéissance des enfants aux parents est un acte répréhensible qui doit être châtié, et pourtant la désobéissance des enfants est le plus souvent déterminée par l’incompréhension et provoquée par les parents eux-mêmes.
Donner un ordre à un petit enfant est utile, car ce dernier est parfois incapable de se conduire lui-même et a besoin, pour s’orienter, d’être appuyé et soutenu par les conseils de ses parents ; mais faut-il encore que les parents soient des êtres raisonnables et logiques et que leur autorité ne se manifeste pas fréquemment d’une manière arbitraire et ridicule.
L’enfant est un petit être neuf, qui veut savoir, connaître, s’intéresse à toute chose, remarque les moindres détails, et qui, à chaque instant, cherche à pénétrer le mystère de ce qui l’entoure : c’est un petit animal instinctif qui fonce tête baissée à la découverte de la vie et qui agit avec toute la fougue et l’impétuosité que lui communique la jeunesse. Il n’est donc pas absolument inutile de réfréner en lui l’instinct qui peut lui faire commettre des gestes, des mouvements, des actes dangereux pour lui-même ; mais il faut le faire intelligemment, avec perspicacité et mesure, si l’on veut en être compris et, en conséquence, écouté.
Malheureusement, ce n’est que rarement que l’on agit ainsi avec un enfant. On a le grand tort de le croira inaccessible à la raison et l’on se refuse à discuter avec lui. On a trop peu souvent l’habitude de répondre à ses questions et on juge inutile de l’initier aux causes de l’ordre qu’on lui donne et c’est pourquoi tant d’enfants désobéissent.
Tu ne dois pas faire ceci ; tu ne dois pas faire cela ; tu ne dois pas aller ici, etc., etc. C’est dix fois par jour, à chaque instant que l’enfant entend ces mots sans que l’on daigne « s’abaisser » à lui donner la moindre explication. Il doit exécuter l’ordre qu’on lui intime, et c’est tout ce qu’on lui demande : « l’enfant doit être obéissant et ne pas chercher à approfondir ». Raisonnement ridicule qui caractérise particulièrement la médiocrité de la morale bourgeoise, car l’enfant veut savoir quand même, et pour atteindre son but, il désobéit. On le corrige, mais cela ne change rien du tout, un enfant ne reculant pas devant une correction où une punition quelconque, lorsqu’il veut satisfaire une fantaisie ou un caprice. Il semble donc que le cerveau vierge de l’enfant n’étant pas encore corrompu, le raisonnement est le moyen le plus propice à obtenir de lui l’obéissance. Et puis jusqu’à quel point — toujours en vertu de la morale bourgeoise — la désobéissance de l’enfant est-elle un défaut ? Quel est le moraliste qui soutiendra que l’enfant commet un acte répréhensible, lorsqu’il refuse à son père, ivrogne, d’aller lui chercher de l’alcool ? L’enfant a-t-il raison ou tort lorsqu’on lui demande de s’humilier pour satisfaire à l’autoritarisme de ses parents ? En vérité, il serait bien difficile au moraliste d’établir des bornes pour marquer le point où la désobéissance cesse d’être immorale. Pour nous, anarchistes, toute obéissance passive, aveugle, irraisonnée est néfaste, nuisible, et si on inculque aux enfants les beautés et les bienfaits provoqués par l’obéissance et les méfaits et les crimes occasionnés par la désobéissance, ce n’est que pour les préparer à une vie de mensonge, de veulerie et d’esclavage.
Et, en effet, lorsqu’il sera libéré du joug du maître d’école qui aura troublé ses plus jeunes années, et aura déjà, par son autorité, fait des ravages dans son jeune cerveau, c’est le patron, le contremaître, l’ouvrier, auxquels il ne lui faudra pas désobéir, car l’apprenti est l’inférieur qui doit tout admettre sans protester, sans donner son avis, et accepter comme parole d’évangile tout ce qu’on lui dit. Ensuite ce sera l’armée, où désobéir est un véritable crime, même si l’ordre donné est de tuer ses semblables. L’obéissance aux chefs est un devoir sacré pour le militaire, et la désobéissance est punie avec une sévérité atroce.
En regard de ses supérieurs, civils ou militaires, l’homme durant toute sa vie reste un enfant auquel le père donne un ordre logique ou ridicule.
Obéir : c’est se courber, c’est reconnaître durant toute son existence son infériorité notoire ; obéir c’est consentir à n’être qu’une chose, un jouet, une plante, sans aspirations, sans désirs, sans besoins. Désobéir, c’est se refuser à n’être qu’une machine, c’est affirmer sa personnalité, c’est manifester sa volonté, sa force ; désobéir, c’est se refuser à voir se perpétuer indéfiniment un organisme corrompu dans tous ses rouages, c’est vouloir changer un ordre social qui engendre des monstruosités et qui, depuis des siècles, transmet aux générations son bagage d’erreurs.
DÉSOLIDARISER (SE). C’est une conséquence logique de la notion anarchiste de la vie, que l’anarchiste n’accepte que la solidarité qu’il a choisie, voulue, examinée, consentie enfin. La solidarité obligatoire ou imposée est contraire à l’esprit anarchiste lui-même. L’histoire est là d’ailleurs pour nous montrer que la solidarité imposée s’est montré un instrument merveilleux de dogmatisme et de domination. Pour rendre concrète et effective la solidarité entre les êtres que n’unissaient ni des affinités de tempérament ni la conformité des intérêts, la religion et la loi ont été nécessaires ; pour que les rapports de solidarité obligatoire que la religion et la loi déterminent entre les hommes ne restent pas lettre morte, il a fallu des exécutifs religieux ou légaux, c’est-à-dire des prêtres et des juges.
Là où il n’y a pas de contrat imposé — ni dans l’ordre économique, ni dans l’ordre éthique, ni dans l’ordre intellectuel — et c’est cela l’anarchie, il ne peut y avoir non plus de solidarité imposée. Par exemple, l’anarchiste se solidarise tacitement avec tous les gestes que son camarade accomplit aux fins de miner, saper, ruiner, détruire l’autoritarisme. Mais il entend se désolidariser et il se désolidarise des gestes du soi-disant camarade qui, par raison d’opportunisme ou de tactique, défend une forme quelconque de gouvernement (la République vaut mieux que la Monarchie, etc.), préconise le vote, approuve la guerre. L’anarchiste n’a rien à faire avec lui, pas plus qu’avec le juge, le policier, le geôlier, le bourreau, l’élu, l’électeur socialiste ou communiste. Ni les uns ni les autres ne sont de son « monde ».
On objectera que les anarchistes font des concessions au milieu. Examinons la question de très près. Il y a des concessions évitables et volontaires, d’autres qui ne le sont pas. Il y a un ordre de concessions inévitables comme celles d’aller travailler à l’atelier, en usine, au chantier, au bureau, parce que si l’on n’y consentait pas, on courrait le risque de mourir de faim. Le faire cependant, contribue non seulement à maintenir le régime capitaliste, mais encore le principe de l’exploitation de l’homme par l’homme. Travailler « pour son compte » ne change d’ailleurs rien au problème ; marchand ambulant, forain, artisan, petit boutiquier, on est toujours exploiteur ou exploité ; il n’est pas un article qu’on vende qui n’ait été obtenu grâce au système capitaliste de la production ; le grossiste gagne sur le petit revendeur, le petit revendeur gagne sur le chaland. Rien ne change et tel petit revendeur est plus soumis aux caprices de ses clients que l’ouvrier aux fantaisies de son patron. Dans la majorité des cas, le compagnon « illégaliste » n’échappe pas aux difficultés qui l’entourent et dont il voudrait bien cependant s’évader ; les objets qu’il consomme sont des produits qui ont passé par la filière capitaliste et les risques qu’il court ne sont pas comparables à l’ennui engendré par les heures de présence à l’atelier ou passées « à faire la place », par exemple.
Il y a des concessions évitables que certains anarchistes concèdent cependant à l’ambiance. Pourquoi ? Parce que telles concessions qui, à autrui, à vous, à moi, semblent parfaitement évitables, leur paraissent à eux, inévitables ; il y a des camarades qui consentent à accomplir telle ou telle formalité légale pour éviter de mettre autrui — une compagne, par exemple — dans une position économique défavorable ; pour ne pas mettre des enfants qui n’avaient pas demandé à naître dans une situation inférieure ou qui leur soit préjudiciable, et cela pour le reste de leur vie, etc. Il ne faut donc pas porter de jugements trop sommaires (à condition d’admettre qu’un « anarchiste » puisse « juger » son camarade) sur des « concessions » dont nous ignorons les motifs intimes et profonds.
Dans un autre ordre d’idées, j’ai connu un compagnon qui s’était marié avec une étrangère, pour lui éviter d’être expulsée, parce que, de son séjour en France, dépendaient peut-être son avenir et celui de ses enfants. J’en ai connu un autre qui ignorait ce qu’était devenue sa famille, qui l’avait renié à cause de ses idées anarchistes ; il allait souvent en prison ; seul, le mariage légal pouvait lui permettre des relations avec le monde extérieur durant ses villégiatures pénitentiaires. J’en ai connu un troisième qui n’a pu pratiquer la pluralité amoureuse qu’en acceptant l’union légale avec sa compagne habituelle ; s’il avait agi autrement, celle-ci aurait immanquablement perdu sa situation et le camarade dont il s’agit n’était pas en état de lui en procurer une autre. De nombreux camarades se prévalent des dispositions législatives en vigueur lorsqu’ils sont victimes d’accidents de travail, etc. Qui reprocherait à l’anarchiste renversé et blessé par une automobile de recourir au tribunal pour obtenir la légitime satisfaction qui lui est due ? On pourrait multiplier les exemples à l’infini. En France, un journal anarchiste ne peut paraître sans gérant et sans effectuer un dépôt légal ; des compagnons travaillant en commun sont contraints d’adopter la forme coopérative ou une forme d’association possédant des statuts, rédigés conformément aux lois en vigueur en pareille matière, etc.
Il est évident que les concessions sont des expédients dont il ne convient pas de se réjouir et qu’il faut individuellement s’efforcer de réduire toujours plus. Toutefois, sans ces concessions ou d’autres similaires, nous ne pourrions ni exister ni survivre. Il appartient à chacun de déterminer jusqu’à quel point il est possible de descendre en fait de « concessions » pour ne pas perdre sa puissance de réaction individuelle contre les usurpations de l’autorité, contre l’influence de la façon de penser et d’agir des composants du milieu. C’est un problème difficile à résoudre et il faut beaucoup de perspicacité et de tact pour ne pas glisser sur la pente. Dans ce domaine, comme dans les autres, c’est à chacun qu’il appartient de faire ses expériences. Mais je ne comprends pas qu’on se serve de ce qu’on a pu apprendre à propos des concessions qu’un camarade a pu consentir au milieu, pour lui nuire auprès de ses compagnons de lutte antiautoritaire.
Bien entendu, ces concessions qu’ils font au milieu bourgeois, à la société capitaliste, à la légalité trop souvent, les anarchistes ne les présentent pas comme des actes de « réalisation anarchiste » ; ils les donnent pour ce qu’ils sont : des expédients individuels, des pis-aller. Ils ne les prennent pas au sérieux. Peu importe que le compagnon anarchiste ait consenti à travailler pour un patron, à contracter un mariage légal, à écrire dans un journal qui effectue un dépôt légal, l’essentiel est qu’il lutte sans trêve contre le régime capitaliste, pratique ostensiblement l’amour libre, écrive tout ce qu’il pense.
Une concession faite au milieu social n’engage pas plus l’anarchiste qui la consent que signer un engagement l’engage vis-à-vis de l’accaparement foncier et propriétariste, laisser visiter ses bagages à la douane vis-à-vis de l’idée de frontières.
Donc, je ne me désolidariserai pas de celui qui a dû consentir à l’ambiance sociale quelques concessions et en a retiré un bien-être économique appréciable. Je ne me désolidariserai pas de l’instituteur ou du cheminot, que leur travail n’empêche pas de nourrir une haine profonde pour l’autorité. L’expédient économique auquel ils ont eu recours ne les porte pas à priver de la liberté qui que ce soit, à maintenir en prison qui que ce soit. Je ne me désolidariserai du camarade employé de l’État ou marié que s’ils faisaient de la propagande en faveur de l’excellence ou de l’utilité de l’institution État ou des formalités légales.
Mais je ne me désolidariserai pas non plus de celui qui ne veut pas faire de concessions directes au régime de contrat social imposé ou obligatoire, tel que celui qui régit la société actuelle. Dans un tel régime, — et il implique la soumission aveugle au contrat social, qu’il est impossible de rejeter ou de résilier, — je conçois fort bien les déterminismes individuels qui ne veulent pas se courber, qui se refusent à servir d’instruments ou d’agents directs de domination ou d’exploitation, à fortifier les privilèges ou les monopoles de qui domine ou de qui exploite. Son tempérament peut, certes, l’amener, dans son combat quotidien pour sa vie, à employer la ruse ou la violence, et sur ces actes, je ne porterai pas de jugement. Dès lors que ce réfractaire s’est intéressé, au moins tout autant que celui qui se soumet, à la propagande des idées anarchistes, qu’il s’est montré un « camarade » vis-à-vis des camarades anarchistes, qu’il a apporté tout l’effort dont il a été capable aux réalisations anarchistes pratiques tentées par des camarades avec lesquels il se sentait des affinités de caractère ou de pensée, je n’ai aucune raison de me désolidariser de lui. — E. Armand.
DESOLIDARISER (SE). Rompre un lien moral qui unissait plusieurs individus ou groupes d’individus.
Il arrive fréquemment que des hommes — et plus particulièrement dans le mouvement social — cherchent à unir leurs efforts pour atteindre un but qui semble commun et que les pratiques de certains d’entre eux apparaissent au bout d’un certain temps, nuisibles à la collectivité. Il est donc nécessaire de se détacher d’eux afin que ne se corrompe pas tout l’organisme constitué. On le fait ordinairement de façon assez retentissante pour que nul ne l’ignore et afin de n’être pas confondu avec ceux dont on se désolidarise. Dans ce cas, « se désolidariser » est un acte de courage, de franchise et de loyauté ; mais, parfois, la rupture du lien moral qui unissait des individus est provoquée par la crainte que l’action entreprise ne compromette la quiétude et la liberté de ceux qui s’y donnent et, dans ce cas, se désolidariser au moment du danger est une lâcheté.
Durant la grande guerre de 1914–1918, une certaine fraction d’anarchistes intellectuels crurent devoir engager les anarchistes du monde à prendre position dans ce conflit qui mettait aux prises deux capitalismes et à se ranger du côté de la France, qui, à leurs yeux, symbolisait le droit et la « liberté ». Dans un manifeste reproduit par toute la presse alliée, ces anarchistes patriotes, parmi lesquels il faut, hélas, compter les Kropotkine, Jean Grave, Malato, etc., etc., faisaient appel au libéralisme et à la clairvoyance des anarchistes, en leur demandant de combattre les empires centraux « responsables de la tuerie ».
La grand majorité des Anarchistes, adversaires de la guerre, ne pouvaient, quelle que soit l’influence des signataires de ce manifeste, dit manifeste des 16, laisser passer sans protester une telle inconscience ; c’était tout l’avenir de l’Anarchisme qui était en jeu et ils se désolidarisèrent publiquement des 16 dévoyés qui s’étaient laissés absorber par la folie guerrière. Un contre-manifeste que toute la presse se refusa, naturellement, à insérer, fut publié à Londres pour marquer la position prise par les Anarchistes dans le carnage mondial.
Dans tous les faits et gestes qui illustrent la lutte sociale, les anarchistes se solidarisent toujours avec ceux qui vont franchement et loyalement à la bataille et dont la propagande est susceptible d’améliorer le sort du genre humain ; mais ils sont toujours prêts il se désolidariser de ceux qui, par leur activité, cherchent à plonger le peuple dans une nouvelle erreur.
On a prétendu que les Anarchistes se désolidarisèrent de la Révolution russe et travaillèrent à la chute du Pouvoir Communiste. Ces affirmations sont purement intéressées et dénotent une évidente mauvaise foi. Dans son étude sur la Russie, Chazoff écrit : « Lorsque Kerensky, incapable et impuissant, fut obligé de céder le Pouvoir sous la poussée de l’Ouvrier de Petrograd et de Moscou, tous les révolutionnaires, et les libertaires au premier rang, firent, de leurs poitrines, un rempart pour défendre les hommes nouveaux qui avaient promis au prolétariat : la liberté et la paix. »
« Les libertaires soutinrent les bolchevistes, car ils considéraient que, devant l’âpreté de la lutte, rien ne devait diviser la classe ouvrière et amoindrir les chances de succès, et que tous les efforts devaient être unis pour écraser définitivement les forces du passé. »
« Même au lendemain de la prise du pouvoir par le Gouvernement des Soviets, les libertaires n’établirent pas une barrière entre le pouvoir central et la Révolution. Avec tous les miséreux, avec tous les parias, avec tous les déshérités qui, sur le front, sans armes et sans pain, menaient une lutte de géants ; ils applaudirent au programme bolcheviste : « La Paix de suite et tout le Pouvoir aux Soviets. »
« Hélas ! sitôt à la tête du Gouvernement, les maîtres du bolchevisme oublièrent vite leurs promesses et se jetèrent à corps perdu dans la politique. Pourtant, durant près de deux années, les Libertaires de se refusèrent à croire à toute l’étendue du désastre. Malgré les fautes et les erreurs des gouvernants russes, ils conservèrent leur confiance en l’avenir et usèrent de tous leurs moyens pour soutenir le Gouvernement et la Révolution. »
« Ce n’est qu’en juin 1920, à la suite de l’attitude équivoque de Krassine, à Londres, et des premières tractations officielles du Gouvernement russe avec la basse finance internationale que les révolutionnaires sincères se rendirent compte du danger et que dans un article trop bien inspiré, hélas !, Rilbon concluait : « Le Bolchevisme en mourra. »
« Se solidariser plus longtemps avec les hommes qui, quels que soient leur nom et leur passé, se mettaient au banc de l’humanité, eût été un crime ; Nous ne voulûmes pas nous y associer. Nous ne voulûmes pas nous rendre complices du meurtre de milliers de travailleurs russes. Nous élevâmes notre voix, pour que retentisse le grand cri de douleur et de détresse de tous ceux qui, sans arrière-pensée, loyalement, avaient tout donné pour la Révolution et voyaient celle-ci sombrer, à la grande satisfaction de la bourgeoisie, un instant apeurée. » (J. Chazoff, Le Mensonge bolcheviste).
Par les lignes qui précèdent, on comprendra que les Anarchistes ne se sont jamais désolidarisés de l’action révolutionnaire de leurs frères slaves, qu’au contraire ils ont fait tout ce qu’il leur était possible de faire pour les soutenir et pour les défendre, mais qu’ils se refusèrent à s’associer à l’action politique qui réduisit à sa plus simple expression le superbe mouvement d’octobre 1917.
On a également coutume de prétendre que les anarchistes se désolidarisent de la classe ouvrière parce qu’ils se refusent à se joindre à eux lors des foires électorales. C’est bien au contraire parce qu’ils ont souci des intérêts des classes opprimées et asservies que les libertaires ne veulent pas participer à ces comédies périodiques qui n’ont d’autres raisons que de donner aux travailleurs l’illusion de sa souveraineté. Malgré les affinités qui l’attachent, qui le lient au prolétaire, l’anarchiste ne peut se solidariser avec les erreurs du prolétariat, et le parlementarisme est une des erreurs les plus nuisibles dont ne se sont pas encore libérées les classes travailleuses. Se solidariser avec tous les politiciens menteurs et véreux qui spéculent sur l’ignorance populaire, ce serait là se désolidariser, d’avec la classe ouvrière ; et si parfois le verbe de l’Anarchiste est cinglant et brutal, c’est parce qu’il souffre de voir que, malgré tous les exemples, tous les enseignements du passé, le producteur se laisse toujours prendre au piège que lui tendent les candidats de différentes couleurs.
« Notre monde civilisé n’est, en réalité, qu’une grande mascarade. On y trouve des chevaliers, des soldats, des docteurs, des avocats, des prêtres, des philosophes, et tout le reste ; ils ne sont que des masques sous lesquels, en règle générale, se cachent des spéculateurs. » (Schopenhauer) Eh bien !, c’est de tous ces hommes masqués que les Anarchistes se désolidarisent. Ils pensent que le mensonge a assez duré et que l’homme est assez grand pour comprendre la vérité.
Se désolidariser est un devoir pour tout être sincère, loyal et clairvoyant, lorsque sa solidarité est dangereuse au bien-être de l’humanité. Il faut avoir le courage, l’énergie, la volonté, de briser des sympathies, de s’aliéner des amitiés, de détruire des liaisons lorsque l’idée que l’on croit juste en dépend. Il en coûte parfois. Qu’importe ! Ce sont les nécessités de la lutte, les sacrifices indispensables au triomphe de la cause que l’on défend et rien ne doit arrêter l’anarchiste même si son attitude doit soulever l’indignation des ignorants et des imbéciles.
Conscients du rôle qu’ils ont à jouer dans la lutte des classes, malgré les clameurs intéressées des profiteurs et des parasites sociaux, les anarchistes poursuivront leur route, se désolidarisant de tous les corrupteurs et soutenant toujours avec une inébranlable abnégation, les véritables lutteurs qui, en détruisant le présent, préparent l’avenir.
DÉSORDRE. n. m. Défaut d’ordre, dérèglement dans le fonctionnement d’un corps constitué ; manque d’organisation. Confusion, dérangement. Mettre tout en désordre. Des cheveux en désordre. Le désordre du bureau. « Mes papiers et mes livres sont restés dans un désordre épouvantable » (J.-J. Rousseau). Le désordre des finances ; le désordre politique ; le désordre administratif ; le désordre parlementaire.
Avec un cynisme déconcertant, la bourgeoisie, inspirée sans doute de ce même esprit qui fait que le coquin crie « au voleur » pour se débarrasser des poursuivants qui le menacent, a fait du mot « Anarchie » le synonyme de désordre et pourtant il ne peut exister un organisme qui symbolise plus parfaitement le désordre que l’État social bourgeois. On se demande comment les peuples peuvent être assez aveugles pour ne pas apercevoir le dérèglement de la chose publique, dérèglement qui s’accentue de jour en jour et se terminera par la déchéance et la ruine, s’ils ne se décident pas à mettre un frein à l’incohérence les dirigeants.
C’est dans tous les domaines de l’activité : politique, économique et sociale que se manifeste le désordre inhérent à la Société capitaliste, et il faut toute la naïveté, toute l’inconscience des masses populaires pour considérer comme ordonnée une société qui évolue dans un fouillis et une confusion perpétuels. Les anarchistes qui ne se nourrissent pas d’illusion ont une conception plus nette des réalités, et pensent que te mot désordre est plus conforme à la vérité et s’applique admirablement pour qualifier ce que l’on appelle « l’ordre bourgeois ».
La démonstration de ce que nous avançons nous paraît facile. Le Larousse nous enseigne que l’ordre est « La disposition des choses d’une manière utile et harmonieuse, le fonctionnement régulier ; la qualité de ceux qui aiment l’arrangement, la méthode : la règle établie par la nature, etc., etc… »
Acceptant cette définition de l’ordre il est alors bien simple de démontrer que l’organisation bourgeoise s’oppose dans ses moindres rouages à l’harmonie, à l’arrangement et à la méthode. En effet, peut-on sincèrement qualifier d’ordonnée, une Société, qui, si nous prenons la France en exemple, est obligée de se dépenser presque uniquement à chercher des remèdes aux troubles continuels qui agitent sa population ? En France, sur une population de 40 millions d’habitants, près de deux millions d’hommes : soldats, policiers, magistrats, gendarmes, gardiens de prison, douaniers, etc., etc., sont arrachés, d’un bout de l’année à l’autre, à tout travail utile et productif, afin que « l’ordre » soit maintenu au sein de la nation. Une telle conception de l’ordre est inimaginable et il faut pour s’y soumettre avoir eu le cerveau atrophié dès l’enfance par l’éducation bourgeoise. Si l’ordre existait réellement, il ne serait pas nécessaire qu’une telle armée soit mise à son service. La réalité c’est que face au désordre qu’elle engendre, la bourgeoisie est obligée de prendre des mesures si elle ne veut pas être engloutie dans le chaos.
Chaque jour un nouveau conflit divise les diverses classes de la population et la cause initiale de ces conflits est : l’erreur dans laquelle évolue la société basée sur le capitalisme. Un tel désordre règne en maître dans tous les rouages de l’État social, que les hommes les plus avertis, les politiciens les plus retors, les financiers les plus roués se perdent dans la confusion et sont incapables de remettre un peu d’ordre et de méthode dans les affaires publiques. Au désordre national, vient s’ajouter le désordre international, et nous en connaissons les conséquences tragiques. La guerre n’est que la résultante de ce que les défenseurs des sociétés modernes osent qualifier de « l’ordre ».
Examinons donc brièvement ce que cet ordre a coûté au monde. D’après les statistiques officielles, depuis la déclaration de la guerre jusqu’au 11 novembre 1918, sur une population de 39.600.000 habitants, la France a mobilisé 8.340.000 hommes. C’est-à-dire que pendant plus de quatre ans elle a arraché à la terre, à l’usine, toute la population mâle valide du pays.
Le total de ses pertes a été de 1.350.000 tués pour l’armée de terre ; 10.735 pour la marine et 30.000 morts dans la population civile.
Sur ces derniers chiffres, 669.000 hommes étaient employés dans l’agriculture, 235.000 dans l’industrie et 159.000 dans le commerce.
Ce n’est pas qu’en France que se manifestèrent les ravages du désordre bourgeois. Durant cette période tragique, les pertes des différentes nations se chiffrèrent comme suit :
1 mort sur 28 habitants en France
1 mort sur 35 habitants en Allemagne
1 mort sur 50 habitants en Autriche-Hongrie
1 mort sur 66 habitants en Grande Bretagne
1 mort sur 79 habitants en Italie
1 mort sur 107 habitants en Russie
N’est-ce pas terrible, et comment peut-on prétendre qu’un tel état de choses est normal, conforme aux nécessités des peuples et être assez fermé à toute raison pour ne pas comprendre que la cause de tout ce mal est l’autorité abusive des gouvernants qui, loin d’assurer l’ordre, perpétuent un désordre qui détermine des cataclysmes ?
Si l’on considère une nation comme une vaste entreprise commerciale ou industrielle, on peut, sans crainte de se tromper, affirmer que cette entreprise est gérée de façon incohérente et que ses administrateurs seraient bien vite remerciés s’ils dirigeaient une affaire privée. Les commanditaires forcés de l’État sont les habitants, contraints de subvenir à tous les besoins de la nation, et qui, en échange de leurs subsides, sont en droit de réclamer que leurs intérêts soient défendus et leur quiétude assurée ; en un mot ils sont en droit d’exiger « le fonctionnement régulier et productif des affaires ». Est-ce que l’État répond à ce besoin de la population ? Nous ne le croyons pas. Au contraire, si l’on envisage les bilans, on constate que le désordre des chefs d’État est nuisible aux intérêts de la collectivité, et que cette dernière souffre perpétuellement du chaos déterminé par la mauvaise gérance de la chose publique. Nous avons donné plus haut les pertes humaines occasionnées par la guerre qui est elle-même une conséquence du désordre social, voyons maintenant quelles furent les pertes matérielles qui vinrent s’ajouter à ce criminel sacrifice.
Pour la France seulement, on comptait 893.000 maisons détruites, 3 millions d’hectares du territoire complètement dévastés, 2 millions d’hectares de sol cultivé complètement ravagés, 120.000 kilomètres de routes rendus impraticables, 1.100 kilomètres de ponts et de barrages inutilisables, 119 millions de mètres cubes de mines à dénoyer et près de 10.000 entreprises industrielles employant au moins 16 ouvriers, complètement détruites.
Si on se place au point de vue financier, l’étendue de la catastrophe consécutive au désordre bourgeois n’est pas moindre, et personne n’ignore les difficultés rencontrées par les gouvernements pour boucler annuellement des budgets qui engloutissent la plus grosse partie de l’épargne nationale. En conséquence, il semble que les anarchistes sont dans la vérité lorsqu’ils déclarent que l’ordre ne peut être établi dans une organisation sociale qui est à source d’un nombre incalculable de conflits et que le désordre n’ira qu’en s’amplifiant jusqu’au jour où les individus sauront se décider à combattre le désordre en employant des mesures radicales.
De toutes les écoles sociologiques qui se sont attachées et qui s’attachent encore à combattre la forme capitaliste des sociétés modernes, et qui entendent assurer l’harmonie entre tous les hommes, seul, l’Anarchisme n’a pas eu l’occasion de se livrer à des expériences matérielles. Ce que nous savons cependant, c’est que toutes les organisations politiques ou sociales qui ont tenté de mettre un frein au désordre économique du monde ont échoué.
La démocratie s’est montrée incapable de résoudre le problème de l’ordre, et plus récemment encore nous avons assisté à la tentative communiste, qui, elle non plus, n’a pas été couronnée de succès.
La raison en est bien simple. Tous les révolutionnaires politiques veulent « s’emparer de l’autorité et la fortifier pour la faire servir à leurs projets de rénovation sociale » alors que l’autorité est la cause initiale de tout désordre. C’est ce que les Anarchistes ont compris et c’est pourquoi ils sont les adversaires irréductibles de l’autorité. Les accuser d’être des agents de désordre est une diffamation intéressée, propagée par une minorité d’oisifs et de profiteurs, car si le désordre est nuisible à la collectivité, il permet à certains de « pêcher » en eau trouble et de vivre grassement au détriment de la grande masse des travailleurs,
Est-il même besoin d’insister sur les méfaits de l’autorité ? Est-ce que tout ce qui nous entoure n’est pas là pour démontrer que ses effets sont déplorables et que, depuis des siècles qu’elle dirige les destinées de l’humanité, elle n’est pas arrivée à écarter les conflits entre lez humains ?
Les Anarchistes sont des partisans de l’ordre, et l’ordre ne peut prendre naissance que dans la liberté. La liberté et l’autorité sont des contraires, et s’il est vrai que l’autorité n’a su engendrer que le désordre, la liberté engendrera l’harmonie. Abolissons donc l’autorité et nous aurons du même coup supprimé le désordre et toutes les misères qui en découlent.
DÉSORGANISATION. n. f. (du latin : desorganisatio). Altération profonde dans la structure d’un organisme, à la suite de laquelle toutes les fonctions initiales de cet organisme sont abolies. Dissociation des éléments constituant une chose physique ou morale. La désorganisation d’un corps, la désorganisation administrative, la désorganisation politique.
Physiologiquement, la désorganisation d’un corps a des causes multiples : elle est une conséquence de la maladie, de la vieillesse, du climat, etc., etc. Dans de nombreux pays, sous l’influence de l’air et de la chaleur, le foie se désorganise et tout le corps humain en est affaibli ; par l’action du temps, le corps de tous les individus se désorganise, mais ces désorganisations doivent être attribuées à des causes naturelles.
Il en est différemment lorsque l’on considère l’histoire à travers les âges et que l’on constate la lenteur avec laquelle l’humanité évolue ; c’est dans la désorganisation politique et morale des États, des Sociétés, qu’il faut chercher la source de cette nonchalance sociale entravant la marche de la civilisation et éloignant toujours l’être de la fraternité humaine.
C’est souvent au moment où une civilisation, ou lorsqu’un État semblait être arrivé à son apogée, que la désorganisation apparaissait et ruinait tout un passé de travail et de lutte. Et depuis les temps les plus reculés, l’histoire se répète invariablement ; car de tout temps le monde fut organisé sur une erreur, et cette erreur se perpétue encore de nos jours. La cause qui préside à la désorganisation économique et sociale des sociétés, est le manque de liberté et il ne peut exister d’organisation stable sans liberté. Durant une période plus ou moins longue, l’autorité peut paraître un facteur d’organisation, mais ce n’est qu’une illusion qui disparaît avec le temps.
La Rome antique qui semblait assise sur des bases inébranlables, après une période de prospérité, où les arts et les lettres se mêlaient à l’éloquence, sombra dans le plus pitoyable des désordres sous l’autorité de ses Césars, et sa décadence date précisément de cette époque de magnificence où la folie criminelle d’un Néron faisait brûler une ville ayant une population considérable, pour satisfaire sa soif sadique de jouissances et de plaisirs. Rendre les empereurs romains uniquement responsables de la déchéance romaine serait une faute grave. La désorganisation du Grand Empire doit être attribuée également à la veulerie du peuple, se contentant du pain et du cirque, se laissant mener à la ruine par ses dirigeants et ne trouvant pas en lui la force de se révolter contre les abus de ses maîtres.
A la désorganisation politique d’un État il n’y a qu’un remède : la Révolution, et les exemples abondent de peuples qui se soulevèrent devant la carence d’un monarque à assurer la vitalité d’une nation.
Bien avant le peuple français, le peuple anglais se révolta contre ses tyrans qui désorganisaient le pays et plus de cent ans avant Louis XVI, Charles Ier d’Angleterre, monta sur l’échafaud. La désorganisation politique d’un État peut être attribuée généralement à des causes financières. C’est parce que le Parlement anglais refusa de voter les subsides réclamés par la Couronne, que Charles Ier le déclara dissous, se mettant par cet acte en guerre ouverte avec son peuple. Le mécontentement provoqué par l’arbitraire et le despotisme de Buckingham, favori du roi, engloutissant des fortunes pour son luxe, ses plaisirs et ses aventures guerrières, devait ouvrir la route à Cromwell et à la République.
On peut ne pas aimer Cromwell ; nous plaçant purement et simplement au point de vue Anarchiste, que de faits ne peut-on pas lui reprocher ! Mais il faut cependant reconnaître qu’il sut mettre un frein à la désorganisation de l’Angleterre et qu’il fit la grandeur de son pays. De son temps l’idée Anarchiste n’avait pas encore vu le jour, et lutter contre l’autorité royale, prendre position en faveur du Parlement, c’était porter un coup terrible au despotisme monarchiste, et préparer les luttes futures pour une liberté plus large.
Nous disons plus haut, que, historiquement, le règne de l’autorité est un facteur de désorganisation et que politiquement ce sont presque uniquement les questions financières qui désagrègent les États. On s’en rend compte assez facilement en étudiant le grand siècle de Louis XIV précédé par la dictature de Richelieu et de Mazarin.
Le grand Cardinal crut faire œuvre utile en détruisant la puissance politique du protestantisme, en abaissant l’orgueil de la noblesse et en préparant la royauté absolue de Louis XIV. En réalité, socialement, son activité fut inutile, et la rapacité d’un Mazarin qui réalisa une fortune de 200 millions de francs en pressurant le peuple, les dépenses fantastiques du roi Soleil, furent des facteurs de désorganisation aussi néfastes que les abus de la noblesse. On prétend que Richelieu fut un grand organisateur parce qu’il sut agrandir la France en lui adjoignant l’Alsace, la Lorraine et le Roussillon, alors que l’Alsace et la Lorraine sont des foyers d’incendie, de guerre, de désorganisation pour les pays qui se les disputent. Déjà à la fin du règne de Louis XIII et durant la régence d’Anne d’Autriche et de son amant Mazarin, on sentait bien que l’organisation de la France de Richelieu, reposait sur des sables mouvants. Si la Fronde fut une émeute d’ambitieux, il n’en est pas moins vrai que, au plus profond des couches populaires, elle fut une manifestation de liberté et le signe avant-coureur de la grande Révolution.
Le long règne de Louis XIV ne fit que précipiter la désorganisation de l’État ; les finances du pays, jetées en pâture à ses maîtresses et à ses bâtards, l’argent du peuple dilapidé, la révocation de l’Édit de Nantes et les dragonnades, qui eurent pour conséquence la ruine du commerce et de l’industrie, voilà l’œuvre de la monarchie absolue, préparée par Richelieu, et mise en action par le roi Soleil.
Le règne de Louis XV ne fut pas moins répugnant que celui de son aïeul, et le Gouvernement occulte de Mme de Pompadour marque l’apogée de la monarchie.
Louis XV souriait aux trésors de l’État engloutis par les largesses du « Parc aux Cerfs ». Elles montèrent à des sommes fabuleuses, disent les écrivains modérés. Trop connus, ces désordres répandirent la corruption et l’encouragèrent. Telle se montrait au dedans la royauté de Louis XV, et son rôle, au dehors, fut au niveau de tant d’opprobre. »
« Notre diplomatie devint la risée de l’Europe. La défaite de Rossbach, 80 millions de subsides payés bénévolement à l’Autriche, des armées entières englouties dans des expéditions folles, 37 vaisseaux de ligne et 50 frégates pris ou détruits par les Anglais, le Canada par nous sacrifié définitivement à leur dictature avide, ainsi que la Martinique, la Guadeloupe, Tobago, Saint-Vincent, Sainte-Lucie, nos comptoirs de l’Afrique et de l’Inde… Voilà, ce que produisit la guerre de Sept Ans, voilà ce que valut à la France le titre de ma bonne amie, donné par Marie-Thérèse à la maîtresse d’un roi absolu. » (Louis Blanc).
Ce spectacle de désorganisation n’est pas particulier à la France ; le principe d’autorité produisit partout les mêmes effets et nous ne croyons donc pas nous tromper en affirmant que l’autorité peut temporairement donner aux masses ignorantes l’illusion de l’ordre et de l’organisation, mais qu’en fin de compte il n’engendre que le désordre et la désorganisation.
Bismarck passa pour un grand organisateur parce qu’il sut habilement et avec diplomatie reconstituer l’Empire d’Allemagne en groupant autour de la Prusse tous les petits États d’ordre secondaire. Son œuvre fut couronnée à Versailles à la fin de la guerre de 1870-1871, mais ouvrait la voie à d’autres conflagrations et la reprise de l’Alsace et de la Lorraine conquises par Richelieu allait être le prétexte à de nouvelles tragédies, à des tueries grandioses, à la désorganisation économique et sociale du monde. Il peut sembler à certains que les sociétés modernes sont le symbole de l’ordre, mais pour nous, Anarchistes, qui étudions les faits, en recherchons les causes, nous ne pouvons qualifier d’organisée, une Société qui ne se maintient qu’en sacrifiant dans des guerres fratricides des populations entières, et qui périodiquement est obligée de se reconstituer géographiquement, sans que soit respectés les intérêts les plus élémentaires de la grande masse des individus.
La bourgeoisie et le capital n’ont rien à reprocher à la seigneurie et à la féodalité. La désorganisation préside de nos jours aux destinées humaines, comme elle y présidait dans le passé. Ni l’expérience, ni l’exemple de siècles et de siècles d’erreurs, de mensonges, de crimes n’ont assagi les hommes. Ils ont encore confiance et espèrent encore trouver la quiétude et le bonheur dans un ordre périmé, qui est le désordre, et dans une organisation absurde et dangereuse qui désagrège l’humanité.
Déjà avant la guerre de 1914-1918 qui sema tant de deuils, fertilisa la terre de larmes et de sang, et détruisit toute une génération on pouvait prévoir le chaos déterminé par la folie et l’ambition d’une minorité incapable de refréner ses bas instincts de jouissance, et d’une majorité impuissante à manifester son désir de paix et à imposer une forme d’organisation plus conforme aux nécessités d’un siècle de science et de progrès.
La chute se précipite. Sur la pente glissante de la désorganisation, la Société mourante qui marque la fin de ce vingtième siècle, si riche en découvertes de toute sorte, attend des événements, ou sa rénovation ou sa mort. Les finances de tous les grands États européens ont été dilapidées dans des aventures ridicules et meurtrières ; la diplomatie, dans un dernier spasme, cherche à sauver les apparences et à donner une certaine vitalité au capitalisme moribond qu’elle représente, mais cela ne peut durer. A mesure que nous avançons dans le temps, la désorganisation se poursuit sans qu’il soit possible aux hommes d’Etat d’en arrêter les effets qui mènent fatalement au désastre.
La grande guerre a passé par là. L’Allemagne de Bismarck — de Bismarck qui avait, comme Napoléon, rêvé de suprématie universelle — amoindrie par le traité de Versailles imposé par Clémenceau, se relève péniblement de la douloureuse équipée de son César déchu. La rançon que réclame d’elle les nations victorieuses accule à la misère toute la population travailleuse de ce grand Empire, qui est contrainte de peiner et de souffrir pour payer les crimes de ses maîtres.
L’Autriche, démembrée, divisée, traîne lamentablement derrière elle le boulet qui lui fut légué par François-Joseph, vieillard arriéré, perdu dans la tradition et dont le règne de 68 ans fut un long calvaire pour son peuple qui eut à subir tout le poids des guerres malheureuses déclenchées par ce prince impuissant.
L’Angleterre, dont la puissance reposait sur son vaste empire colonial, voit ce dernier lui échapper. Déjà elle a été obligée de faire des concessions et d’accorder une liberté relative à certaines de ses possessions. Le Canada, l’Australie, se sont dans une certaine mesure, libérés du joug britannique ; mais les Indes, l’Égypte, l’Irlande, sont agités par la soif de liberté, qui est un ferment de révolte. La puissante « organisation » de la perfide Albion apparaît menacée, et ne pourra résister bien longtemps à l’assaut coordonné des populations qu’elle opprime. L’Angleterre se désorganise, et même intérieurement elle souffre du malaise engendré par son impérialisme séculaire, qui lui valut une fortune temporaire, mais s’écroulera fatalement, comme tout ce qui est bâti sur l’autorité et son soutien : la violence.
L’Espagne, qui n’a pas comme la France, l’Angleterre et l’Allemagne, payé son tribut au Moloch durant les années pénibles de 1914 à 1918, ne se trouve pas dans une position plus heureuse. Le peuple maintenu dans l’ignorance et l’obscurantisme clérical, ouvre les yeux à la vérité et réclame son droit à l’existence. Le despotisme d’un dictateur ne peut rien pour équilibrer une situation qui a ses origines dans un passé noirci par les méfaits de la religion, et le général Primo de Rivera qui, de complicité avec le roi Alphonse XIII, cherche à rafistoler une monarchie branlante, apparaîtra dans l’histoire comme un fantoche malfaisant n’ayant d’autres soucis que celui de sauver de la ruine, non pas son pays et son peuple, mais la classe de parasites qui perpétue la misère collective de la nation.
Et il en est de même en Italie, où un Mussolini semble triompher, alors que son autorité criminelle ne peut engendrer que la chute un peu plus rapide du régime d’arbitraire qu’il dirige. Partout où sévit l’autorité règne la désorganisation. La France qui sortit victorieuse de la grande guerre n’est pas dans une situation plus brillante que les autres puissances européennes et sa débâcle financière l’entraîne au fond d’un gouffre duquel elle ne pourra s’évader. Des milliards de dettes contractées entre 1914 et 1925 auxquelles viennent s’ajouter celles antérieures à la guerre « du droit et de la liberté » lui interdisent l’espérance de réajuster la vie sociale, d’améliorer les conditions de vie du populaire et cet état déplorable ne peut aller qu’en empirant à moins que, dans un sursaut d’énergie, le peuple ne se réveille de sa torpeur et ne brise les liens qui le tiennent attachés à un passé de boue et de sang.
Seule, dans toute la vieille Europe désemparée, la Russie, sortant d’un sommeil de plusieurs années, sembla un moment éclairer l’avenir de son flambeau révolutionnaire. Mais, hélas !, les hommes nouveaux ne furent pas à la hauteur de leur lourde tâche, et leurs erreurs accumulées, jointes à la coalition extérieure des forces de réaction, devaient avoir raison de l’insurrection libératrice.
Dans ces conditions, est-ce trop dire, que la désorganisation politique de l’Europe de 1925 menace de déclencher de terribles cataclysmes et que l’avenir se dessine sombre et misérable pour les générations futures ?
Il y a pourtant un remède efficace à cet état de chose, mais il est curieux de considérer que le peuple s’éloigne de toute solution simple et se complaît dans la difficulté.
Un fait est indéniable : c’est que le capitalisme est une forme d’économie sociale et politique qui ne répond plus aux exigences de l’humanité. Le capitalisme se décompose, tout son organisme embrouillé, rongé par le parasitisme administratif de ses institutions se désagrège et toute la compétence des économistes bourgeois est inopérante à rétablir de l’ordre dans un monde qui s’écroule sous le poids de son passé.
On peut opposer aux contempteurs de l’ordre capitaliste, l’exemple de l’Amérique, forte et puissante, sortie agrandie de la guerre de 1914. La force de l’Amérique n’est qu’une illusion. Son tour viendra. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’Amérique aura son jour, son heure, et elle subira les mêmes tourments que la vieille Europe. Le fait même qu’elle ne peut satisfaire à ses besoins d’expansion commerciale et industrielle qu’en asservissant économiquement les nations européennes, marque bien que l’avenir n’épargnera pas les jeunes républiques américaines. Elles se suicideront dans leur course aux dollars ; c’est fatal, c’est inévitable.
Comment faire face alors à cette corruption politique qui détermine tant de conflits et qui a inscrit à son actif tant de ruines ? Détruire l’ordre bourgeois, abolir la puissance capitaliste n’est pas suffisant. C’est un travail utile, certainement, mais qui serait négatif en soi, si le peuple n’était pas capable de remplacer immédiatement l’ancien organisme par un organisme nouveau présentant un caractère de stabilité inébranlable.
Il faut opposer à ce que nous appelons le désordre et la désorganisation capitaliste, l’ordre et l’organisation sociale du peuple, mais encore faut-il ne pas commettre à notre tour les erreurs inhérentes à tout être humain et ne pas compromettre le futur par une politique pleine d’inconséquence.
Les Anarchistes ont critiqué et critiqueront encore toutes les formes d’organisation sociale qui reposent sur l’autorité et qui sont impuissantes à réaliser le bonheur de l’humanité. Le terrain que nous ensemençons a admirablement été défriché par nos aînés, et la période d’après-guerre, dans laquelle se débattent les gouvernants du monde entier, démontre que ceux qui nous ont précédés dans la lutte ne s’étaient pas trompés. Tous les partis politiques ont fait faillite et le bolchevisme qui fut un moment l’espérance du monde du travail s’est définitivement discrédité. L’Anarchisme est donc la seule conception sociale susceptible de réussir là où échouèrent toutes les autres économies politiques, puisqu’il est incontestable que le socialisme qui a usé ses moyens en Angleterre et en Allemagne —voire même en France — n’a remédié à rien et que le communisme autoritaire n’a pas été — si nous considérons la fin — plus heureux en Russie.
Il faut, hélas !, reconnaître que l’influence exercée par l’Anarchisme sur les masses populaires est relativement faible et que la classe ouvrière sur laquelle reposent toutes les espérances d’avenir est elle-même désorganisée. Nous disons plus haut que détruire n’est pas suffisant, et pour reconstruire il est indispensable d’obtenir le concours du travailleur uni dans la bataille contre ses exploiteurs, et prêt à concourir à l’élaboration d’un monde meilleur. Or, le spectacle qu’offre la division du prolétariat mondial est pitoyable. Déchiré par les luttes politiques, le travailleur se livre sur lui-même à une opération désorganisatrice qui lui enlève toute sa force et, en se laissant diriger par des politiciens incapables, il abandonne toute sa puissance et en même temps toutes ses chances de libération économique et sociale.
La désorganisation ouvrière permit au capitalisme de retomber sur ses pieds au lendemain de la guerre de 1914 et, depuis 1920, par la trahison des chefs, par l’ambition de certains meneurs, la division n’a fait que s’accentuer. En France, le prolétariat est sectionné en trois tronçons qui se combattent sans s’apercevoir que ce manque d’unité permet aux classes dirigeantes de replâtrer le vieil édifice qui n’attend pour s’écrouler que la poussée du travailleur réconcilié.
Le travailleur, toujours confiant en la politique, se laisse aveuglément diriger vers des destinées inconnues et, malgré les déboires, continue à se laisser leurrer par cette politique qui est le principal facteur de désorganisation. Les Anarchistes ne sont pas sans avoir également une part de responsabilité dans la désorganisation du mouvement ouvrier et l’erreur de certains d’entre eux fut de vouloir prêter au syndicalisme une philosophie qu’il n’a pas et un but révolutionnaire qui n’est pas le sien. S’il est vrai que l’unique puissance capable d’être opposée au capitalisme est le prolétariat, ce dernier ne peut produire un effort qu’à l’unique condition de n’être pas divisé, et l’unité ne peut être obtenue que si ce syndicalisme, considéré comme un moyen, groupe en son sein les travailleurs de toutes tendances ; et si nous disons plus haut que les Anarchistes ont également une part de responsabilité dans la désorganisation ouvrière, c’est qu’à une époque donnée, eux aussi, animés par un sentiment sincère, confondirent le Syndicalisme et l’Anarchie.
Nous ne pouvons faire mieux, pour situer, à notre point de vue, la position de l’Anarchiste que de reproduire les paroles pleines de sagesse et de clairvoyance prononcées par Malatesta, au Congrès Anarchiste d’Amsterdam, en 1907.
« Je veux, aujourd’hui comme hier, que les Anarchistes entrent dans le mouvement ouvrier. Je suis, aujourd’hui comme hier, un syndicaliste, en ce sens que je suis partisan des syndicats. Je ne demande pas de syndicats anarchistes qui légitimeraient, tout aussitôt des syndicats socialistes, démocratiques, républicains, royalistes ou autres, et seraient, tout au plus, bons à diviser plus que jamais la classe ouvrière contre elle-même. Je ne veux pas même de syndicats dits rouges, parce que je ne veux pas de syndicats dits jaunes. Je veux au contraire des syndicats largement ouverts à tous les travailleurs sans distinction d’opinions, des syndicats absolument neutres ».
Malatesta voyait clair, et vingt ans après son discours d’Amsterdam, sa prophétie se réalisait. La classe ouvrière est désorganisée parce que les communistes ayant voulu donner au syndicalisme un but politique, « la dictature du prolétariat », une large fraction de travailleurs se sépara de l’organisation pour en fonder une autre. Et il n’y a pas de raison pour que s’arrête sur cette pente la division ouvrière.
« Donc je suis pour la participation la plus active au mouvement ouvrier. Mais je le suis avant tout dans l’intérêt de notre propagande dont le champ se trouverait ainsi sensiblement élargi. Seulement cette participation ne peut équivaloir en rien à une renonciation à nos plus chères idées. Au syndicat nous devons rester des Anarchistes dans toute la force et toute l’ampleur de ce terme. Le mouvement ouvrier n’est pour moi qu’un moyen — le meilleur évidemment de tous les moyens qui nous sont offerts. Ce moyen, je me refuse à le prendre pour un but, et même je n’en voudrais plus, s’il devait nous faire perdre de vue l’ensemble de nos conceptions anarchistes, ou plus simplement nos autres moyens de propagande et d’agitation.
« Les syndicalistes, au rebours, tendent à faire du moyen une fin, à prendre la partie pour le tout. Et c’est ainsi que, dans l’esprit de quelques-uns de nos camarades, le syndicalisme est en train de devenir une doctrine nouvelle et de menacer l’anarchisme dans son existence même.
« Je déplorais jadis que les compagnons s’isolassent du mouvement ouvrier. Aujourd’hui, je déplore que beaucoup d’entre nous, tombant dans l’excès contraire, se laissent absorber par ce même mouvement. Encore une fois, l’organisation ouvrière, la grève, la grève générale, l’action directe, le boycottage, le sabotage et l’insurrection armée elle-même, ce ne sont là que des moyens. L’Anarchie est le but. La révolution anarchique que nous voulons dépasse de beaucoup les intérêts d’une classe ; elle se propose la libération complète de l’humanité actuellement asservie, au triple point de vue économique, politique et moral. Gardons-nous de tout moyen d’action unilatéral et simpliste. Le syndicalisme, moyen d’action excellent à raison des forces ouvrières qu’il met à notre disposition, ne peut pas être notre unique moyen. Encore moins doit-il nous faire perdre de vue le seul but qui vaille un effort : l’Anarchie. » (Errico Malatesta)
Si nous avons cru devoir introduire dans cette brève étude sur la désorganisation, ce passage du discours du vieux camarade Malatesta, c’est que, si le syndicalisme de secte, de parti, n’a pas entièrement détruit le mouvement Anarchiste, s’il ne l’a pas désorganisé — l’organisation des Anarchistes étant toute récente — il est une menace constante contre notre mouvement, et la jeune organisation anarchiste périra ou restera embryonnaire, si elle subordonne son activité à celle d’un mouvement corporatif, syndical, sujet à changement, à modifications, à transformations, en vertu même des lois de la majorité qui déterminent l’action syndicaliste.
L’Anarchie doit rester elle-même. Elle ne peut être subordonnée, ni à la remorque d’un mouvement quelconque aussi important, aussi imposant soit-il. Les Anarchistes doivent s’unir, ils doivent s’organiser et envisager tous les problèmes d’avenir, afin de ne pas être surpris par les événements qui, souvent, n’attendent pas les décisions humaines, et précipitent les individus désemparés dans le chaos.
La société bourgeoise se meurt, sa désorganisation est totale, elle ne peut remonter le courant qui l’entraîne à la dérive. C’est une question de temps, de jours peut-être, et il faut être prêts.
Les Anarchistes seront-ils capables de mettre fin à la gabegie capitaliste et de résister à tous leurs adversaires politiques qui entendent élaborer le monde nouveau sur une autorité qu’ils qualifient de socialiste ? Qui sait ? Quoi qu’il en soit, le désordre et la désorganisation ne disparaîtront qu’avec l’autorité, et l’organisation sociale n’assurera le bonheur de l’humanité que lorsque les hommes pourront jouir pleinement de leur liberté économique et morale. — J. Chazoff.