Encyclopédie anarchiste/Compagnon - Conduite

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 1p. 378-388).


COMPAGNON. n. m. (Du latin Cum avec et panis pain). Étymologiquement le mot « compagnon » veut donc dire qui mange du même pain ou qui partage son pain avec un autre. Mais la valeur du mot s’est sensiblement étendue et à présent il sert à designer une personne avec laquelle on est en relation assez fréquente sans, pour cela, être liés par l’amitié. « Un compagnon de travail, un compagnon de chantier ou de bureau ». On dit aussi un bon compagnon et un mauvais compagnon. Dans certaines corporations et plus particulièrement dans l’industrie du bâtiment, le mot compagnon, sert à désigner un ouvrier accompli ; l’apprenti prend le nom de « aide ». On dit un ouvrier tourneur et un compagnon maçon. Depuis le xiiie siècle jusqu’à là révolution française, le compagnon était un ouvrier qui avait accompli un stage de plusieurs années chez un maître en tant qu’apprenti et qui avait justifié ses capacités par la production d’un chef-d’œuvre. C’était parfois cinq et même dix ans qu’il fallait travailler gratuitement pour obtenir le droit de se dire « compagnon ».

La révolution française a aboli le compagnonnage et a donné au travail une certaine liberté ; chacun aujourd’hui peut exercer un métier manuel sans être muni de brevets ou de diplômes attestant ses connaissances. Il n’y a que dans certains métiers d’ordre intellectuel que subsiste une certaine forme de compagnonnage. En exemple on pourrait donner la médecine, la pharmacie, le droit, etc. Tous ces métiers sont considérés comme étant exercés par une élite, appartenant naturellement à la bourgeoisie, et ces corporations sont pour ainsi dire fermées à la classe ouvrière.

Le mot compagnon s’emploie aussi comme synonyme de mari, d’époux. Ces deux derniers mots ont un caractère trop officiel et symbolise tellement l’autorité qu’en vertu de la loi l’homme a le droit d’exercer sur la femme, que dans certains groupements et par un grand nombre d’individus ils ont été totalement abandonnés. On ne dit plus ma femme ou mon épouse, mais ma compagne et mon compagnon. Il est évident qu’il ne suffit pas de changer le mot pour changer la chose et le véritable compagnon ne doit pas l’être seulement dans la lettre, mais aussi dans l’esprit. Il doit considérer sa compagne comme un individu qui a droit aux mêmes libertés que lui, qui est sensible aux mêmes émotions, et qui possède une personnalité propre qui ne doit pas être subordonnée à celle d’autrui. Un véritable compagnon doit être jaloux de sa liberté, mais il doit savoir respecter celle des autres.


COMPARAISON. n. f. Action de marquer la ressemblance ou la différence qui existe entre deux choses. Qu’est-ce que comparer ? « C’est observer, dit Pierre Leroux, alternativement et avec attention l’Impression différente que font sur moi deux objets présents ou absents ». Cette observation faite, je juge, c’est-à-dire je rapporte exactement l’impression que j’aie reçue. Toute assertion sur le rapport des objets entre eux suppose comparaison de ces objets. La comparaison ne consiste pas essentiellement dans l’attention donnée à deux idées, ni dans la perception de l’idée de rapport qui la suit ; elle consiste dans le rapprochement des idées avec l’intention de saisir un rapport… Sans comparaison, pas de jugement. C’est donc une des facultés plus importantes de l’esprit humain, un des objets les plus intéressants que doive étudier la psychologie ».

Savoir comparer est donc une grande qualité. La comparaison nous permet d’acquérir une quantité de connaissances, et de nous éclairer sur le vif à la lumière des faits. C’est en comparant la richesse des uns et la misère des autres que l’on arrive à cette conclusion qu’il y a un vice de forme dans les sociétés modernes. C’est en la comparant à la tyrannie que l’on aime la liberté, et c’est en rapprochant chaque chose et en établissant la différence, bonne ou mauvaise, qui existent entre elles que l’on arrive à se faire une conception.

Celui qui n’a jamais étudié, qui n’a jamais cherché à connaître et à savoir, qui accepte comme des paroles d’évangile tout ce que lui raconte un personnage qu’il considère comme supérieur ; celui qui ne veut pas se donner la peine de regarder par lui-même et de comparer, est un être borné et étroit sur lequel on ne peut compter en aucune occasion. Ce qui singularise l’individu, ce qui lui donne une personnalité, c’est sa faculté de comparaison, et celui qui en est dénué ne sera jamais qu’un mouton qui légitimera le berger. Ils sont nombreux, hélas ! ceux qui, ne veulent pas comparer, et sans doute ne comprennent-ils pas qu’ils sont les meilleurs piliers de la société capitaliste. C’est un long travail qu’ont entrepris les Anarchistes d’ouvrir les yeux aux aveugles pour leur montrer ce qu’ils veulent pas voir ; mais chaque jour, un peu plus, la lumière pénètre dans les cerveaux et plus profonde aura été l’obscurité, plus violente sera la révolte lorsque le peuple enfin éveillé comparera son sort à celui de ses maîtres.


COMPARSE. n. m. Individu participant à une action, mais n’y figurant qu’au second plan. Autrefois, on donnait ce nom aux personnages qui figuraient dans les quadrilles ou dans les représentations théâtrales sans avoir à chanter ou à parler. Aujourd’hui, on désigne ces personnages par le mot « figurants », et l’on prête au mot « comparse » un sens plutôt péjoratif. « Cet escroc a des comparses. Ce criminel n’a pas agi tout seul, il fut aidé par des comparses. »


COMPATIR. v. n. (de cum, avec et pati, souffrir). Avoir pitié des douleurs d’un autre ; être touché par les misères et les malheurs d’autrui sans y être directement intéressé. « S’il est vrai que la pitié ou la compassion soit un retour vers nous-mêmes qui nous met en la place des malheureux, pourquoi tirent-ils de nous si peu de soulagement dans leurs misère ? » (La Bruyère). La compassion est peut-être un sentiment qui honore celui qui en est animé ; mais elle ne peut en rien soulager la misère collective, la misère en soi, qui a d’autres causes que la méchanceté des hommes. On peut la mettre, la classer dans le même ordre d’idées que la philanthropie et la charité qui, du reste, prennent leur source dans la compassion.

Compatir aux misères d’autrui est donc inutile ; ce qu’il faut, c’est en rechercher les causes et les détruire.

Il y a quantité de gens qui compatissent à la souffrance du peuple et qui se montrent affligés de la situation précaire qui lui est faite. Les cœurs compatissants soulagent quelques malheureux auxquels ils s’intéressent plus particulièrement ; cela change-t-il quelque chose ? Non, absolument rien. À une misère succèdent d’autres misères et aux malheureux d’autres malheureux. On est compatissant par instinct et non par raison, et on se laisse guider par ses sentiments sans se rendre compte que notre sentimentalité nous entraîne à commettre des gestes et des actes qui perpétuent un état de choses qui aurait dû disparaître depuis longtemps.


COMPÈRE. n. m. (du latin cum, avec et pater, père). Se dit d’un individu qui, d’intelligence avec un autre, le seconde pour commettre une mauvaise action ou pour tromper. Dans le langage populaire on appelle ainsi celui qui, « jouant » le client empressé, entraîne le public à acheter la marchandise présentée sur la place ou sur le marché par un camelot. Ces compères là ne sont pas dangereux, leur « tromperie » est bien inoffensive. Il n’en est pas de même des compères qui opèrent dans les rangs de la diplomatie et de la politique, et leurs arrangements déchaînent parfois des catastrophes. C’est à Poincaré, aide dans sa sinistre besogne par Iswolsky, son compère, qu’incombe une grande part de responsabilité dans la guerre de 1914. Ces deux « compères », secondés dans leur crime par un troisième filou du nom de Delcassé, ont sur la conscience la mort de millions d’innocentes victimes. « En fait de gouvernement, il faut des compères ; sans cela la pièce ne s’achèverait pas. » Napoléon Ier, l’empereur tragique devait en savoir quelque chose.

Grammaticalement « compère » fait au féminin « commère » ; mais ce mot n’est pas employé dans le même sens et a une tout autre signification.


COMPÉTENCE. n. f. Au sens juridique, la compétence est la mesure du pouvoir de juger un délit ou un crime. « Ce tribunal n’est pas « compétent » pour cette affaire », c’est-à-dire qu’il n’est pas qualifié pour entendre la cause qui lui est soumise. Au sens général, la compétence est la connaissance, le savoir qui donne à un individu le droit de traiter certaines matières. « Cet homme a une compétence remarquable en astronomie ; mais il n’est pas « compétent » pour traiter des questions sociales. »

Il y a quantité de gens qui parlent de choses et d’autres, qui traitent de sujets dont ils ignorent totalement la valeur et la portée. C’est le désir de paraître qui les fait agir ainsi. Aux yeux des ignorants, ils peuvent exercer une certaine influence pendant quelque temps ; mais leur « incompétence » éclate bien vite, et ils se dégonflent comme des baudruches lorsque l’on soumet leurs démonstrations à l’analyse. Il est donc utile d’être « compétent » en une matière quand on veut en causer sans paraître ridicule.


COMPÉTITION. n. f. Concurrence de plusieurs individus qui désirent le même objet ou qui poursuivent le même emploi ou la même charge. La compétition crée la rivalité entre individus, et cela se comprend. Lorsqu’il n’y a qu’une place à prendre et qu’il se trouve dix personnes sur les rangs pour l’obtenir, lorsque l’on aspire aux honneurs, aux dignités et que l’on constate que d’autres aussi prétendent aux mêmes avantages, on les considère comme des adversaires, et de là à employer des procédés d’une moralité douteuse pour arriver à ses fins, il n’y a qu’un pas.

La compétition est une des conséquences de l’inégalité sociale ; dans une société, où tous les individus seront libres et égaux et où les privilèges de toute sorte auront disparu, il n’y aura pas de compétition, et la haine et la jalousie, ainsi que la rivalité entre les humains, auront vécu.


COMPILATION. n. f. Action de rechercher dans les ouvrages de divers auteurs, les parties que l’on juge intéressantes à une démonstration et en former un recueil. La compilation est une science ingrate, qui fut attaquée par bon nombre de grands penseurs ou écrivains. Montesquieu, par exemple, fut loin d’être tendre pour les compilateurs ; voilà ce qu’il en pensait : « De tous les auteurs, il n’en est pas que je méprise plus que les compilateurs, qui vont de tous côtés chercher des lambeaux des ouvrages des autres, qu’ils plaquent dans les leurs comme des pièces de gazon dans un parterre ; ils ne sont point au-dessus de ces ouvriers d’imprimerie qui rangent des caractères, qui, combinés ensemble, font un livre, où ils n’ont fourni que la main. » Montesquieu est injuste, et il semblerait que le mot « plagiaire » n’existait pas de son époque.

Ne commettons pas la même erreur, et ne confondons pas le plagiaire et le compilateur ; le premier est méprisable, car il cherche à profiter personnellement du labeur d’autrui ; tandis que le compilateur est utile, puisque, modestement, il recherche ce qui peut être intéressant dans les ouvrages des autres pour en faire profiter la collectivité.

À mesure que nous avançons dans le temps, le bagage des civilisations s’augmente, et il arrivera fatalement un jour où il sera impossible à l’intelligence humaine d’englober dans son ensemble tout l’héritage du passé. Il est donc indispensable de retrancher de la bibliothèque humaine tout ce qui ne présente qu’un intérêt secondaire et de ne conserver que ce qui représente un intérêt général. C’est en cela que consiste le travail de compilation intéressante et féconde. Évidemment, il faut que la compilation se fasse consciencieusement, et que le compilateur ne s’arrête pas à des fadaises. Sans la compilation, bien des auteurs, des philosophes et des scientistes n’auraient pu ériger leurs œuvres, et c’est avec raison que Lachatre fait remarquer que Montesquieu lui-même n’aurait pu traiter de l’Esprit des Lois sans la « compilation » des vieux codes.


COMPLAISANCE. n. f. Qualité qui consiste à rendre service et à sacrifier un peu de soi même au bénéfice d’autrui. La complaisance ne doit jamais être intéressée, et il ne faut pas attendre en retour de la reconnaissance. On doit trouver dans la complaisance la satisfaction de son geste ou de son acte, et il est préférable qu’il en soit ainsi, car il est certaines personnes qui abusent de la « complaisance » d’autrui. Quoi qu’il en soit, une personne complaisante est ordinairement d’un commerce facile, et si cette vertu était un peu plus répandue nous assisterions un peu moins aux déchirements des individus.


COMPLEXITÉ. n. f. Se dit de ce qui est « complexe », en opposition à ce qui est « simple ». Un nombre complexe est un nombre composé d’unités de diverses valeur ; exemple : 8 mètres 7 décimètres 5 centimètres. Ce n’est pas seulement dans ce sens arithmétique que ce mot est employé, et l’on s’en sert couramment pour qualifier un individu, un objet ou une idée. Dans ce sens, il a une signification différente et est presque synonyme de « compliqué ». La complexité d’une idée, c’est-à-dire son état, consécutif à la combinaison d’autres idées, est une source de malentendus. Il faut, pour être comprise par tous, qu’une idée soit claire, simple et non pas complexe. On dit aussi qu’un individu a un caractère complexe, c’est-à-dire incompréhensible.


COMPLICITÉ. n. f. Action de participer à un acte commis par un autre. Au sens légal, la complicité implique la participation à un crime ou à un délit défendu, et puni par la police ; ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de complicité et de crimes en dehors de ceux prévus par la loi. Les déchaîneurs de guerre sont honorés et glorifiés, cependant que, de complicité avec les représentants de la ploutocratie, ils commettent les plus horribles crimes à enregistrer par l’histoire ; les policiers et les soldats qui chargent le peuple sont les complices inconscients de la bourgeoisie, et les magistrats qui jugent et condamnent tous ceux qui se révoltent contre l’ordre établi, agissent de complicité avec les représentants les plus autorisés du Capitalisme.

Il est aussi des complicités morales plus difficiles à déterminer au point de vue social comme au point de vue légal. Pourtant nous avons vu que des révolutionnaires furent condamnés pour « complicité morale », et il y a quelques années, afin d’écraser un mouvement de grève, la justice française, au Havre, n’hésita pas à condamner à mort un secrétaire de syndicat auquel on reprochait sa responsabilité morale à propos d’un incident de grève dans lequel on ne pouvait pas l’impliquer de « complicité effective ». Grâce à la protestation énergique de la classe ouvrière, le malheureux ne fut pas exécuté, mais il devint fou, et on peut dire que toute la bourgeoisie est « complice » de ce crime.

Si dans le grand crime social qui se commet chaque jour, les maîtres ne trouvaient pas de complicités dans la classe des esclaves et des exploités, il y a longtemps que les hommes auraient brisé leurs chaînes et vivraient en liberté.


COMPLOT. n. m. S’entendre en secret avec une ou plusieurs personnes, dans le but de transformer l’organisation sociale ou politique d’un État, de changer brutalement de gouvernement en employant d’autres moyens que ceux autorisés par les lois constitutionnelles, de nuire ou d’attenter à la vie d’un monarque, d’un chef de gouvernement, etc., etc…

D’après Lachatre, le complot est « l’ensemble des voies illégales radicalement suivies pour renverser un gouvernement » ; et Lachatre ajoute : « Quand les conspirateurs réussissent dans leur projet, le crime change de nom, le “complot” devient une révolution ; quand ils ne réussissent pas, ils sont punis de mort. Telle est la moralité humaine ».

Le « complot » est un délit condamné dans tous les États ; car, quelles que soient les raisons politiques ou sociales qui animent les comploteurs, c’est généralement contre ceux qui détiennent les pouvoirs ou contre des membres influents et représentatifs qu’il est organisé.

Ce serait une erreur de penser que, du fait que les conspirateurs luttent et complotent contre une forme de gouvernement, ils soient déterminés dans leurs actes par un désir de bien-être collectif. La plupart des complots sont d’essence politique, et ceux qui les organisent ne sont conduits que par l’ambition de prendre le gouvernail de la chose publique et de remplacer au Pouvoir ceux qu’ils en auront chassés par la violence. Tel est le cas pour les complots organisés dans certains pays par les monarchistes pour renverser la République, et vice versa. Il est bien entendu que ces gestes de violence politique ne peuvent en rien intéresser les classes opprimées, sinon que dans la mesure où les troubles occasionnés par le Coup d’État consécutif au complot lui permettent, à la faveur des désordres, de créer un courant d’opinions déterminant non pas un changement de gouvernement, mais une transformation totale de l’ordre social établi.

S’il est des complots qui apeurent particulièrement la bourgeoisie, ce sont ceux que l’on prête, à tort ou à raison, aux organisations d’avant-garde. Cela. se conçoit, car si les détenteurs de la richesse sociale savent qu’ils n’ont rien à craindre du changement éventuel de certaines personnalités, dans la direction d’un État, par contre ils sont convaincus qu’une révolution sociale triomphante les dépossédera des privilèges qu’ils détiennent arbitrairement au détriment de la collectivité.

Nous avons vu, et nous voyons encore chaque jour, qu’en Italie, en Espagne, en Pologne, en Bulgarie, etc., etc… pays continuellement en effervescence, ou les politiciens de toutes couleurs se font une guerre acharnée et complotent à tour de rôle, les uns contre les autres, pour la conquête de l’assiette-au-beurre ; la bourgeoisie s’adapte avec une facilité remarquable et accepte d’être gouvernée par n’importe quel aventurier, à condition, cependant, que celui-ci respecte la propriété privée et ne s’attaque pas à la fortune particulière ; et, malgré les petits ennuis provoqués par sa quiétude momentanément troublée, elle ne proteste jamais avec vigueur contre les coups d’État et les complots organisés par les hommes issus de sa classe.

Mais, sitôt que l’on signale un « complot » contre le Capitalisme, ou simplement contre un monarque assassin ayant à son actif des centaines et des centaines de crimes, alors une frayeur sans pareille s’empare de tous les petits boutiquiers, des commerçants, des fonctionnaires, des petits rentiers, de toute cette organisation occulte et bassement égoïste, qui est la puissance formidable sur laquelle spécule l’association de malfaiteurs que l’on nomme « Gouvernement ». Il n’est pas de châtiments assez cruels que l’on ne réclame pour se venger de la terreur que l’on a éprouvée, et ce n’est que lorsque les comploteurs ont été mis dans l’impossibilité de « nuire » que la petite bourgeoisie, conservatrice et réactionnaire, reprend le cours normal de sa vie.

Pourtant, dans les pays où la liberté la plus élémentaires est férocement brimée, où il est impossible aux travailleurs de s’exprimer par l’organe de la presse, où le droit de réunion est interdit, où la dictature règne en maîtresse ; partout où tous les autres moyens se sont manifestés inopérants et où il est indispensable que la Révolution vienne, de son souffle énergique et puissant, balayer l’air pour en chasser les miasmes du despotisme, on ne voit pas quels autres procédés que le « complot », signe avant-courreur des révoltes fécondes, peuvent être employés.

La lutte en plein jour, face à face avec l’adversaire, peut encore se concevoir lorsque l’un d’eux use mais n’abuse pas de sa force, et n’écrase pas l’autre par la violence de son autorité. Et puis, la loyauté n’a jamais été le péché du capitalisme ; nous savons trop ses mensonges pour nous laisser prendre à son cruel sentimentalisme et réprouver le complot comme n’étant pas digne d’hommes sincères et courageux. Lorsque, poussée dans ses retranchements, tremblante de payer pour les crimes accumulés depuis des siècles et des siècles, la bourgeoisie terrifiée dépasse les bornes, étouffe et réprime outrageusement toute protestation émanant des classes opprimées, seule l’organisation secrète peut être efficace, seul le complot peut réveiller le peuple asservi et lui montrer la route de la libération.

Et c’est ce qui explique que les complots s’organisent surtout dans les pays où d’autres formes de lutte sont absolument impossibles.

D’autre part le complot est une arme dont savent à merveille se servir la bourgeoisie et les classes dirigeantes pour écarter de leur route les hommes trop gênants, et longtemps on se souviendra du complot ourdi par le dictateur italien Mussolini, et dont fut victime le député socialiste Matteotti, qui paya de sa vie sa sincérité et son courage. C’est la loi du Talion, brutale et féroce dans sa simplicité ; la bourgeoisie s’est la première servie du « complot », elle en sera victime à son tour. De quoi se plaint-elle ?

La France n’est pas le pays du complot, et les actes commis à diverses époques de l’histoire révolutionnaire moderne sont l’œuvre d’individualités courageuses qui surent se sacrifier pour une cause ou pour une idée qu’ils considéraient noble et belle ; mais les divers gouvernements qui se sont succédés depuis une trentaine d’années ont toujours, lorsque leur prestige était menacé ou que les difficultés quotidiennes de la vie faisaient gronder la voie du populaire, cherché à se débarrasser des dirigeants du mouvement révolutionnaire, en les impliquant dans d’imaginaires «  « complots contre la sûreté de l’État ».

On se rendra compte des intentions bienveillantes des gouvernants, lorsque l’on saura que les complots politiques, en France, peuvent être punis de la déportation à vie dans une enceinte fortifiée.

Malheureusement.pour nos maîtres, ces genres de délit sont de la compétence de la Cour d’assises, où il faut quand même dans une certaine mesure compter avec les jurés qui ne sont pas des magistrats professionnels au service du gouvernement et qui ne sont pas aveuglés et corrompus par leurs fonctions. Les gouvernants ne furent donc jamais bien heureux dans leurs tentatives. D’autre part, comme ces complots n’ont jamais existé que dans les cerveaux atrophiés de ministres en mal de répression, il faut leur donner un semblant de vie, et c’est la police secrète qui est chargée de fournir les premiers documents indispensables à l’action judiciaire. Or, personne n’ignore l’intelligence et la sagacité de la police ; celle-ci ne s’embarrasse pas de préjugés et d’honnêteté sentimentale. Il faut des preuves, des documents. Elle les trouvera, et si elle ne les trouve pas, elle les fabrique ; mais elle les fabrique avec une telle grossièreté, qu’à la première analyse, le juge le plus obtus et le plus attaché par ses fonctions à rechercher les sympathies gouvernementales, est obligé d’avouer le faux et de classer l’affaire. C’est ainsi qu’en France se terminent certains complots contre la sûreté de l’État.

Ces supposés complots offrent pourtant certaines satisfactions aux maîtres de l’heure ; c’est de tenir emprisonnés pendant des mois et des mois les militants les plus actifs de la classe ouvrière ; c’est un résultat appréciable dont se contentent probablement nos gouvernants.

À côté de cette comédie — qui serait plutôt une tragédie — il y a la réaction toujours plus arrogante, il y a les monarchistes qui complotent ouvertement contre l’État républicain. Et la République se tait, ce qui démontre suffisamment que République, Réaction, Monarchie, sont trois têtes sous le même bonnet, et que ces trois têtes n’ont qu’un corps : le Capitalisme. Et pour détruire cet animal tricéphale, lorsqu’il deviendra trop dangereux et qu’il voudra encore rogner sur les libertés acquises par des siècles de privations et de lutte, il n’y aura qu’un moyen pour déchaîner et organiser la révolte des opprimés : « Le complot ». — J. Chazoff.


COMPRÉHENSION. n. f. Faculté de comprendre, de concevoir. Cette faculté n’est pas donnée à tout le monde, et il est quantité d’idées pourtant bien simples qui restent incomprises de ceux à qui elles s’adressent, parce que ceux-ci n’ont pas la « compréhension » aisée, facile. La faculté de comprendre rapidement n’est pas seulement une qualité qui offre à celui qui la possède une source de satisfactions et de joies, mais au point de vue social, c’est une arme sérieuse. Si les hommes avaient la compréhension de ce qu’est leur force, ils ne resteraient pas courbés sous le joug de l’exploitation et se refuseraient plus longtemps à être des esclaves.


COMPRESSION. n. f. Physiquement : action de comprimer, de réduire un corps et d’amoindrir son volume sans lui enlever de sa force, de sa valeur ou de sa qualité. Les corps gazeux sont les plus compressibles. « Toute compression dégage du calorique. On remarqua qu’une masse d’air comprimé douze fois par un coup violent développe une chaleur capable d’allumer toute matière combustible. »

La compression offre un intérêt remarquable au point de vue scientifique, et des progrès énormes ont été appliqués, particulièrement en mécanique, grâce aux découvertes des savants.

La « compression », au sens politique, produit des effets diamétralement opposés. Elle encercle dans des limites étroites les libertés chèrement acquises ; elle interdit de se réunir, d’écrire, de parler ; en un mot, elle comprime tout ce qui fait de l’individu autre chose qu’un animal ou une plante. Si en physique la compression provoque l’explosion, il en est de même au sens moral et politique, et le despotisme, c’est-à-dire la compression poussée à son maximum, provoque la révolte et les révolutions. Mais ce sont là des lois que la bourgeoisie veut ignorer. Elle n’y échappera pourtant pas.


COMPROMISSION. n. f. Se compromettre, c’est à dire entrer dans une affaire, dans une organisation, dans un parti ; participer à une action et s’y mêler de manière à se créer des embarras susceptibles de menacer sa réputation.

La compromission est donc l’action de se compromettre. Les compromissions sont nombreuses, surtout dans le monde politique étroitement lié au monde financier et industriel, qui trouve dans les « représentants » du peuple des agents qualifiés pour soutenir, moyennant salaires, ses intérêts dans les parlements.

Les compromissions de certains ministres ou hommes d’État, dans certaines affaires véreuses, ont parfois soulevé des scandales, et nous ont dévoilé les dessous de la politique. Il est peu de parlementaires, quelle que soit leur situation de fortune, qui se refusent à certaines compromissions pour toucher les scandaleux « pots-de-vin » que leur offrent les gros spéculateurs et les gros industriels à la recherche de contrats avantageux et de commandes importantes.

Mais les scandales n’ont pas arrêté les exploits de toute cette canaille qui ne cherche qu’à s’enrichir, pour qui le mandat politique arraché à la naïveté populaire n’est qu’une source de revenus et qui considère que la compromission n’est indélicate que dans la mesure où elle est dévoilée, puisque la fin justifié les moyens.


CONCEPT. n. m. (du latin : conceptus, conçu.). Si physiologiquement la « conception » est l’action de donner la vie à un être ; philosophiquement, le « concept » est la résultante de la « conception » intellectuelle. Pris dans son sens absolu, le « concept » est une abstraction, c’est-à-dire qu’il se détache de tout ce qui peut être substantiel, pour n’être qu’une opération de l’esprit (voir abstraction). Ce mot est peu employé dans le langage courant du peuple ; toutefois, dans les milieux d’avant-garde, on s’en sert parfois au pluriel « les concepts », en en faisant le synonyme de « conception ». Le terme a cependant une toute autre signification, et il serait préférable de s’abstenir d’en user, à moins de lui donner sa valeur propre et de le ranger à sa place dans le domaine de la philosophie.


CONCESSION. n. f. (du latin : concedere.). Accorder un privilège ; faire don à quelqu’un de propriétés, de territoires, etc, etc…

Commercialement, administrativement, gouvernementalement, la « concession », est le pouvoir accordé à une personne ou à une société d’exploiter, durant un temps déterminé ou indéterminé, un domaine qui ne lui appartient pas. Naturellement, ce sont toujours les mêmes qui profitent des concessions.

Les domaines d’État, les grandes administrations, les exploitations coloniales, sont d’ordinaire cédés à des concessionnaires qui en tirent d’énormes bénéfices, et bien souvent sans avoir même risqué le moindre capital dans l’entreprise qui leur a été concédée. Les chemins de fer, les mines ne sont que des concessions accordées par l’État à certains syndicats de financiers et d’industriels. Le public ne tire aucun profit de toutes ces concessions. Une seule et unique concession est accordée au peuple par les gouvernants : c’est celle de pouvoir pourrir et se décomposer après sa mort dans un domaine de l’État, le cimetière. C’est ce que l’on appelle une « concession gratuite ».

En rhétorique, la concession consiste à abandonner à un adversaire une partie de la discussion et reconnaître la valeur de certains de ses arguments. « Je vous fais cette concession que la République fut, à ses origines, acclamée par le peuple ; c’est qu’il en ignorait les rouages. » Faire des concessions à un adversaire politique, c’est dans une certaine mesure abandonner le terrain, mais lorsque ces concessions sont loyales et sincères, elles n’entachent pas l’honorabilité et la moralité de celui qui les fait. Il en est autrement lorsqu’un individu se désiste de ses opinions dans un but intéressé. Dans ce cas, la « concession » est blâmable, et l’on ne peut que mépriser celui qui l’accorde.


CONCEVOIR. v. a. (du latin : concipere). Donner naissance à un être ; se dit en parlant des femmes et des animaux. « Concevoir dans la douleur ; à partir d’un certain âge, la femme ne peut plus concevoir. »

Dans un autre sens : comprendre facilement ; imaginer. « Concevoir un projet ; concevoir du mépris, de l’amour. » Une condition essentielle pour bien concevoir, c’est de se présenter toujours les choses sous les rapports qui leur sont propres (Condillac).


CONCILE. n. m. (du latin : concilium, assemblée.). Assemblée régulière d’évêques et de docteurs en théologie pour décider des questions de dogme et de discipline. Il y a trois catégories de conciles : les œcuméniques, qui sont présidés par le pape ou par les légats, et auxquels prennent part les évêques catholiques de toutes les nations ; les nationaux et les provinciaux, qui ne réunissent que les représentants ecclésiastiques d’une nation ou d’une province.

Les décisions des évêques, réunis en concile, sont considérées comme émanant de l’Esprit Saint, et c’est ce qui explique cette formule : « Il a semblé bon au Saint Esprit et à nous… » (Actes des Apôtres, XV, 28).

Les plus importants des conciles se sont tenus entre le ive et le xvie siècle et l’influence qu’ils exercèrent fut considérable. C’est en 325 au Concile de Nicée que fut définitivement proclamée la divinité de Jésus Christ. À cette assemblée, Arius, Prêtre d’Alexandrie soutenait contre les théologiens les plus réputés de son époque que le Christ n’était pas Dieu et qu’il n’avait pas toujours existé ; son principal adversaire Saint Athanase soutint la thèse contraire et sortit victorieux. Arius fut solennellement excommunié et c’est sur la dispute de quelques philosophes que, depuis seize siècles, repose la divinité du Christ. Depuis 1549 il ne s’est pas tenu de concile international et il semble que cette attitude de l’Église soit due aux progrès constants de la science auxquels il est difficile d’opposer les lois ridicules et obscures du fanatisme religieux.

L’absence de conciles est un signe des temps et marque un recul de l’Église ; de toute évidence la foi disparait et si les peuples acceptent encore de se courber devant les lois civiles, ils se refusent à la discipline ecclésiastique et ne respectent nullement les règles du droit canon.

Les conciles n’ont donc plus aucune utilité puisque dans le passé on pouvait les considérer comme les États Généraux de l’Église ; et qu’aujourd’hui celle-ci aime mieux s’abstenir de les convoquer que d’avouer ouvertement son impuissance à faire respecter leurs décisions.


CONCILIATION. n. f. Action de rapprocher des personnes séparées par des opinions ou des intérêts différents. « On fait toujours une sottise en rejetant les moyens de conciliation » déclare Rivarol ; cette affirmation est un peu osée. S’il ne faut pas s’obstiner à repousser, lorsque cela est possible, les tentatives d’accord, il est des cas où la conciliation est une concession qui amoindrit l’une des parties.

Lorsque l’on a raison et qu’un adversaire est de mauvaise foi, il est ridicule de vouloir concilier le vice avec la vertu. Nous serions plutôt d’accord avec Massillon qui dit : « que vouloir tout concilier, c’est tout perdre ».

Il est des intérêts qui sont inconciliables ; et du point de vue Anarchiste nous considérons que c’est un crime de vouloir concilier ceux de la bourgeoisie avec ceux de la classe ouvrière. Les hommes qui tentent la conciliation de ces deux contraires commettent une profonde erreur et il est regrettable que la classe ouvrière, ou plutôt une fraction de la classe ouvrière consente à collaborer avec ses exploiteurs dans l’espoir de concilier leurs intérêts communs. Espérons que l’expérience répétée de ces tentatives, et que les échecs successifs qui en résultent ouvriront les yeux de la classe ouvrière et que dans un avenir proche elle saura se libérer des conciliateurs, qui, ne sont trop souvent que des agents conscients ou inconscients du Capital.


CONCLAVE. n. m. Réunion des Cardinaux pour l’élection d’un pape. C’est dans un concile tenu à Rome en 1059, et réunissant cent treize évêques que le privilège d’élire le pape fut déféré aux cardinaux. En 1274 au second concile général de Lyon il fut décidé que : « Le dixième jour qui suit la mort du Pape, et le lendemain de la célébration des obsèques, les cardinaux présents à Rome, après avoir entendu en corps la messe du Saint Esprit, se rendront processionnellement dans le conclave. »

C’est toujours au Vatican que se réunit le conclave et les cardinaux sont, durant toute sa durée, enfermés dans une cellule de laquelle ils ne sortent que lorsqu’un des candidats à la papauté, ayant réuni les deux tiers des voix, est déclaré élu. Avant de voter, chaque cardinal prête ce serment ; je prends à témoin Notre Seigneur Jésus Christ, qui me jugera, que j’élirai celui que je crois devoir élire devant Dieu. » Ce qui n’empêche pas que l’élection d’un pape est plutôt une bataille politique que se livrent les diverses tendances de l’église catholique, et que les intérêts particuliers ne sont pas sans jouer un rôle dans ces élections. Selon les règlements primitifs, à mesure que se prolonge le conclave, la nourriture des cardinaux doit diminuer, ce qui fait qu’au huitième jour elle ne devrait se composer que de pain et de vin ; comme bien on pense ces règlements ne sont pas appliqués.

Tant qu’un candidat n’a pas réuni le nombre de voix exigé, le vote recommence et les bulletins du vote précédent sont brûlés avec une poignée de paille humide produisant une fumée guettée du dehors par le peuple, qui connaît ainsi les résultats du conclave.

Il arrive que les cardinaux soient longs à se mettre d’accord sur le nom d’un candidat ; lorsqu’il fallut nommer un successeur au pape Clément XIV, les cardinaux se disputèrent pendant près de trois ans.

De nos jours bien qu’entouré du même cérémonial, le conclave n’est qu’un événement d’ordre secondaire et ne présente pas le même intérêt que dans le passé. C’est une comédie qui se perpétue mais la papauté perd chaque jour de son prestige et elle s’éteindra bientôt, ne laissant derrière elle que le souvenir de ses crimes monstrueux et la stupéfaction d’avoir durant des siècles dominé l’Europe.


CONCLUSION. n. f. Fin d’une affaire, d’un livre, d’un exposé, etc., etc… La conclusion de la Paix est l’acte qui met fin aux délibérations entre les belligérants. La conclusion d’un discours.

La conclusion d’un livre, d’un exposé, d’un discours, pour être persuasive doit être une conséquence logique et directe de ce livre, de cet exposé ou de ce discours. Elle doit être une récapitulation du travail présenté, et suffisamment claire, brève et précise, pour laisser à l’auteur ou au lecteur une impression favorable.

Dans le livre comme dans le discours, on doit s’attacher à la conclusion. Un discours sans conclusion est un corps sans âme, une maison sans toit. Certains littérateurs laissent au lecteur le soin de conclure personnellement ; en réalité dans un ouvrage sérieux la conclusion s’impose d’elle-même. C’est différent lorsque au point de vue social on présente au public un sujet quelconque ; il faut conclure sinon on ne produit qu’un travail inachevé et on laisse son auditoire dans l’indécision ; c’est ce qu’il ne faut jamais faire. C’est la faiblesse de quantité de militants de ne savoir terminer un exposé ; cela dénote une lacune car tout homme convaincu et sincère doit pouvoir en tenant compte de ses facultés oratoires ou intellectuelles donner une conclusion aux idées et aux conceptions politiques ou sociales qu’il défend. Si les idées sont claires la conclusion doit être facile ; si elles sont troubles la conclusion présente d’énormes difficultés. Tâchons en conséquence d’avoir toujours des idées claires.


CONCRET. adj. (du latin : concretus, condensé.). Ce qui est « concret » par opposition « abstrait » (Voir abstraction). En chimie les substances « concrètes » sont celles qui sont solides en opposition à celles qui sont fluides. On pourrait donner cette même définition du mot concret lorsqu’il se rapporte aux idées. Une idée concrète est une idée solide qui se rapporte à des substances existant dans la nature, avec les qualités qui leur sont propres.


CONCURRENCE. n. f. Le terme « concurrence » étant employé à la fois par les économistes bourgeois et les individualistes anarchistes, il est de toute nécessité de bien définir ce que ces derniers entendent par « concurrence » ― d’autant plus qu’ils considèrent la liberté de l’exercer comme l’un des principaux facteurs de la sculpture de la personnalité, du développement de l’être individuel.

Pour les bourgeois, pas de doute, ce qu’ils entendent par « concurrence », c’est une course effrénée vers la richesse, c’est l’écrasement, l’annihilation de tout ce qui fait ombrage aux situations acquises ou volées par les gros privilégiés de l’ordre social, par les monopoleurs ou accapareurs d’envergure, dans tous les domaines de l’activité productrice. Il ne s’agit pas, pour eux, d’affirmation de la valeur éthique ou créatrice de l’unité individuelle, d’amélioration de l’aspect ou de la qualité du produit, ― mais bien d’un combat, le plus souvent déloyal, entre détenteurs de capitaux-espèces ou outils, entre capitaines d’industrie, combats où vainqueurs et vaincus se servent de l’exploitation des travailleurs pour se livrer bataille. C’est une lutte brutale, farouche, une curée, aucunement un moyen de sélection des plus aptes.

Au point de vue où se situent les individualistes anarchistes, ils font de la concurrence un synonyme d’émulation, de stimulant. Se basant sur la connaissance de la nature humaine en général, de l’être humain, en particulier ― l’être humain tel qu’il est et non pas une créature de rêve ou une chimère livresque ― ils considèrent la concurrence comme un aiguillon destiné à maintenir en éveil constant la pensée et l’activité individuelles, trop ordinairement portées vers l’indolence ou le sommeil.

Mais leur thèse de la concurrence se conçoit, bien entendu, étant inconnues ou abolies la domination de l’homme par l’homme, ou vice-versa.

Par l’expression « liberté de concurrence », les individualistes anarchistes entendent donc la possibilité absolue d’affirmation ou de manifestation de l’individu, dans tous les domaines et dans toutes les circonstances ; autrement dit, la faculté pleine et entière pour tout être humain, associé ou isolé, de présentation, de diffusion, d’expérimentation, de mise en pratique de toutes conceptions, méthodes ― de tous procédés visant ou poursuivant un but analogue ou différent ; ceci, sans avoir a redouter une réglementation ou intervention restrictive ou limitative quelconque s’exerçant au profit d’un État, d’un gouvernement, d’une administration, d’une unité humaine quelconque.

Dans la sphère économique, les individualistes entendent spécialement par « liberté de concurrence » la faculté pleine et entière pour le producteur, associé ou isolé, de déterminer, à son gré, son effort individuel ; c’est-à-dire de mettre en œuvre toutes ses ressources d’ingéniosité et de savoir-faire, de faire appel à toutes ses capacités de création ou d’initiative personnelle ― sans avoir à se heurter à une réglementation qui limite ou restreigne la confection ou les conditions de sa production.

Les individualistes anarchistes revendiquent, pour le consommateur associé ou isolé, la faculté pleine et entière de comparaison, de choix, de refus, aussi bien en ce qui concerne les utilités de première nécessité qui lui sont offertes ou proposées, que les produits de qualité supérieure ou de confection raffinée. Tout cela sans être exposé à être limité, restreint par une réglementation ou une intervention d’aucun ordre, s’exerçant en faveur de qui que ce soit, institution ou personne.

Les individualistes soutiennent cette thèse que toute entrave à cette faculté ou « liberté » a pour résultat d’accroître l’uniformité. Qui dit uniformité, dit stagnation, soit recul, régression, rétrogradation. Dans tout milieu d’où est exclue la concurrence : d’artisan en évolution vers l’artiste, le producteur rétrograde vers le manœuvre, en involution lui-même vers l’automate ― d’appréciateur en évolution vers l’artiste, lui aussi, ou l’amateur, le consommateur involue vers l’absorbeur, le gobeur, le bâffreur.

Dans toutes les sphères de la pensée ou de l’activité humaine, l’absence de concurrence produit l’involution de l’œuvre d’art ou du distinct vers le grossier ou le grégaire, du différencié vers l’aggloméré, du conscient vers l’inconscient.

La preuve évidente de la vérité de la thèse énoncée ci-dessus ne nous est-elle pas fournie par les résultats de la période que nous traversons, où la concurrence est restreinte à quelques monopoleurs et privilégiés, étatistes ou particuliers. Le stade actuel de l’évolution historique est remarquable. En effet, par l’existence d’une espèce humaine en voie de se vêtir, de se nourrir de la même façon d’un bout du monde à l’autre, de se loger en des habitations construites en tous lieux sur un modèle identique, le phénomène caractéristique du moment actuel, c’est une humanité en voie de penser d’une même manière sur tous les sujets, d’accepter une même solution pour tous les problèmes de la vie. Si on ne réagit pas vigoureusement, les personnalités tranchées, les tempéraments originaux, les esprits inventifs, les créateurs et les initiateurs deviendront une exception, une anormalité.

La concentration de la production manufacturée entre les mains d’un petit nombre de détenteurs, le travail en grandes masses dans les usines immenses et les fabriques-casernes, la fabrication en série, la conscription et les armées permanentes font rétrograder l’unité humaine vers la bête de troupeau : chair à bergers, chair à dictature.

Plus se réalisera la mainmise des accapareurs, des administrations sociales ou des États sur la gestion de la production ― et plus s’accélérera l’involution de l’ouvrier vers l’homme machine, de plus en plus incapable d’un travail autre que la conduite ou la surveillance d’un mécanisme automatique, produisant toujours la même pièce, la même parcelle d’objet.

Il n’y a aucune similitude entre la « concurrence », au sens où l’entendent les individualistes, et la « guerre ». La guerre est une lutte que se livrent dirigeants, monopoleurs, privilégiés, accapareurs politiques ou industriels dont les intérêts n’ont rien de commun avec le développement ou la sculpture de l’individualité humaine. L’ « état de guerre » abaisse l’humain au degré de sous hommes, d’objet animé réquisitionnable à merci dans son être et dans son avoir, ne lui laissant aucune possibilité de résistance ou de protestation contre la situation qui lui est imposée. C’est, comme on voit, tout le contraire de « l’état de concurrence ».

L’exercice de la concurrence, au point de vue individualiste, est consécutif à la rationalisation de la production. Là où il y a surpopulation, l’émulation est illusoire. Ce qui se passe actuellement le démontre surabondamment : pas de concurrence possible, une lutte âpre entre appétits et besoins à assouvir, un combat aveugle où la valeur éthique de l’individu et la perfection du produit passent à l’arrière-plan. Et ce sont fréquemment les mieux doués cérébralement, les plus originaux, les plus aptes moralement qui succombent, écrasés, noyés, dans le trop plein d’une médiocratie surabondante.

Ici encore, le dessein de l’individualiste anarchiste ressort avec toute clarté : le développement de l’unité humaine ― associée, ou isolée ― porté à son maximum, de l’unité humaine et non d’une élite de privilégiés d’une espèce ou d’une autre.

Voilà, pourquoi les individualistes ne séparent pas l’exercice de la concurrence de la faculté pleine et entière, pour chaque isolé ou associé, producteur ou consommateur, de profiter, sans aucune réserve, des occasions d’apprendre, de connaître, de se perfectionner, de disposer du moyen de production, des facilités de déplacement, de publicité. Une fois pour toutes, pas de concurrence possible entre le cultivateur, qui possède de primitifs outils de culture, et le fermier propriétaire d’instruments aratoires perfectionnés. Celui-ci est toujours un privilégié par rapport à celui-là.

Tout état de choses, tout milieu individualiste qui ne garantit pas au moins à l’être individuel l’égalité au point de départ (et, dans certaines circonstances, le rétablissement de cette égalité en cours de route) est impropre au jeu de la concurrence.

Sans la faculté de concurrence entre eux des associations, des groupes à effectifs restreints, des isolés, tendant à une production toujours plus améliorée, perfectionnée, raffinée, différenciée, originale, on ne voit pas bien comment on peut éviter la « dictature » avouée ou dissimulée, qui tend, elle, et naturellement, vers l’uniformité, la stagnation, le conformisme. ― E. Armand.

CONCURRENCE. Le Larousse nous donne une définition plutôt brève de ce qu’est la « concurrence » ; qu’on en juge : Rivalité entre commerçants, marchands, etc., etc., et c’est tout. En réalité, la concurrence est autre chose qu’une rivalité entre commerçants ; si elle n’était que cela, et si ses conséquences n’exerçaient pas une influence dans tous les milieux, nous laisserions purement et simplement les rivaux se déchirer entre eux, assistant en spectateurs à la lutte, en nous gardant de prendre part au conflit. Mais puisqu’elle est une branche de l’arbre capitaliste et qu’elle marque une période d’évolution du commerce et de l’industrie, elle mérite une étude assez sérieuse et peut-être n’est-il pas inutile de la suivre dans ses diverses manifestations pour essayer, par son présent, de déterminer son avenir.

La concurrence est née en Europe à l’époque de l’affranchissement des communes, mais ce n’est réellement que depuis un siècle que, favorisée par intensification de la grosse industrie, due aux applications de la science, elle a envahi le domaine commercial et s’est, avec une rapidité inouïe, introduite sur tous les marchés nationaux et internationaux.

Les facilités avec lesquelles on se déplace, l’utilisation du téléphone et du télégraphe, et, plus récemment encore, les progrès de la T. S. F., qui permettent de transmettre, en quelques minutes, un ordre à l’autre bout du monde, ont transformé le commerce du tout au tout et, de nos jours, la concurrence n’est pas une lutte entre petits boutiquiers qui cherchent à vendre à un prix faiblement inférieur un produit de même nature, mais une guerre entre diverses fractions de puissants capitalistes, dont le but est de monopoliser à leur profit tout le commerce et l’industrie mondiaux.

Durant une période assez longue, on a accepté comme un axiome que la concurrence était un avantage pour le consommateur, en provoquant une baisse de prix sur les marchés ; nous verrons, par la suite, que cette affirmation ne reposait sur aucune base solide, et qu’au contraire, elle détermine une hausse constante du prix de la vie.

Le commerce est un vol autorisé puisqu’il consiste simplement à acheter un produit au plus bas prix pour le revendre au plus haut. Un bon commerçant doit donc posséder l’art d’acheter 10 francs ce qui en vaut 20 et de revendre 20 francs ce qui en vaut 10. Nous laissons aux économistes bourgeois le soin de démontrer la moralité d’une telle pratique ; mais, quels que soient les arguments invoqués, ils seront obligés de reconnaître que c’est là le principe élémentaire qui sert de base au commerce.

Dans le domaine de l’industrie, le problème se complique, car il entre en jeu un autre facteur : la fabrication, et le manufacturier est obligé non seulement de se procurer au plus bas prix les matières premières nécessaires au fonctionnement de son entreprise, mais encore de déterminer le prix du produit manufacturé en tenant compte de la main-d’œuvre utilisée pour la fabrication de ce produit.

Bien que le commerce et l’industrie soient étroitement liés, la lutte sur le terrain industriel, est donc plus ardue que celle menée sur le terrain purement commercial. D’autre part, le commerce n’est qu’une dérivation de l’industrie et de la manufacture, et c’est particulièrement à la base que se livre la grande bataille de la concurrence. C’est donc la concurrence industrielle que nous allons étudier tout d’abord.

La concurrence, nous dit Lachatre, est « l’acte par lequel plusieurs personnes cherchent à participer aux profits résultant de l’exploitation d’une même industrie ». Nous avons dit, plus haut, que c’est en raison directe des possibilités et des facultés du commerçant ou de l’industriel à se procurer à bas prix les produits indispensables à son entreprise, qu’il pourra concurrencer avantageusement un adversaire. Or, si la définition de Lachatre est exacte, la concurrence repose, à son origine, sur une inégalité, car les chances sont loin d’être égales pour tous les concurrents et, de toute évidence, celui qui possède une grosse fortune est sensiblement avantagé. La loi défend, nous dit-on, la concurrence déloyale ; il est pourtant difficile de concevoir la loyauté d’un commerçant ou d’un industriel qui oppose à son concurrent ne possédant que dix mille francs une fortune de un million. Sa loyauté nous paraît semblable à celle d’une troupe de guerriers qui, armée de fusils et de mitrailleuses, s’attaquerait à une autre troupe, armée simplement des lance-pierres préhistoriques utilisés par David contre Goliath. En conséquence, nous nous trouvons, en raison même de l’évolution de la concurrence, en présence de quelques groupes ou syndicats qui détiennent toute la richesse sociale et qui se combattent pour écouler leurs produits, rester les maîtres du marché et imposer leurs prix.

Étudions, premièrement, les résultats de la concurrence nationale et nous envisagerons plus loin ceux consécutifs à la concurrence internationale.

« La guerre de la concurrence se fait à coups de bas prix », nous dit Karl Marx ; cela ne veut pas dire que la concurrence détermine les prix les plus bas. Évidemment, c’est celui qui vendra le meilleur marché qui aura le plus de chance d’attirer la clientèle ; mais les procédés employés pour obtenir ce résultat sont tels que, loin d’abaisser les prix possibles de vente, la concurrence les augmente. Du reste, s’il en était autrement, la vie diminuerait chaque jour, le phénomène qui se produit est tout à fait contraire.

Pour plus de clarté dans la démonstration qui va suivre, nous simplifierons le problème, en ne présentant le marché que concurrencé par deux adversaires.

Supposons deux industriels possédant une fortune d’égale valeur, disposant du même outillage et fabriquant le même produit. En se procurant les matières premières aux mêmes conditions, le prix de revient du produit manufacturé sera inévitablement le même. L’industriel n’a donc d’autres moyens à sa portée, s’il veut lutter contre son concurrent, que de spéculer sur la main-d’œuvre de ses ouvriers en abaissant leurs salaires ; ou d’exiger d’eux une production supérieure durant un même nombre d’heures de travail. L’abaissement des salaires a une limite, car il faut que le producteur ait, tout de même, la possibilité de satisfaire ses besoins les plus élémentaires et ceux de sa famille. C’est donc sur la production intensive que le manufacturier peut espérer obtenir des résultats. Cette production intensive est le premier inconvénient de la concurrence, et la première victime en est le travailleur. Si la surproduction réduit le prix de revient d’un produit manufacturé, par contre, lorsque le capitaliste considère que son accumulation de marchandises est momentanément suffisante, il arrête sa production. Marx nous enseigne que : « Le système tout entier de la production capitaliste repose sur le fait que l’ouvrier vend sa force de travail comme marchandise et que, comme du papiermonnaie n’ayant plus cours, l’ouvrier devient invendable sitôt que la surproduction permet au capitaliste de se passer de ses services. L’inondation du marché par la main-d’œuvre inoccupée provoque donc fatalement une offre supérieure à celle de la demande et fait baisser le prix des salaires. »

La main-d’œuvre est peut-être la seule marchandise sur laquelle peuvent jouer l’offre et la demande. Dans le commerce, le capitalisme provoque la demande lorsqu’il veut faire hausser les prix ; sur le terrain du travail, cette possibilité n’est pas permise au prolétaire puisque ce dernier, s’il veut vivre, est obligé de vendre sa marchandise travail au jour le jour.

Nous voyons donc que la surproduction est nuisible à tous les points de vue, et, cependant, elle n’est que la première des conséquences de la concurrence.

Il arrive que les circonstances ne se prêtent pas aux exigences de la concurrence et que les travailleurs se refusent ou de surproduire ou d’accepter une diminution de salaires, et l’industriel doit avoir recours à un autre procédé : la fraude, qui consiste à employer dans la fabrication d’un objet des matières premières de qualité inférieure ; si, dans le premier cas que nous signalons, l’industriel vole le producteur, dans le second, il vole le consommateur.

Nous avons dit plus haut que le commerce était le vol autorisé. Le commerçant n’a donc aucune raison de se gêner et les divers moyens précités sont employés par tous ceux qui pratiquent le commerce ou l’industrie. Aucun scrupule ne peut animer celui qui accepte de vendre le plus cher possible une marchandise et qui ne consent à baisser ses prix que dans la mesure où il y est contraint par la concurrence.

Lorsque l’on a usé du vol, on peut user du mensonge, et c’est en vertu de cette logique toute commerciale que, dans le jeu de la concurrence, entre la publicité. Si, dans sa simplicité, la rivalité entre deux commerçants ou industriels peut amener une baisse dans le prix de vente d’une marchandise, la publicité agit dans un sens inverse et fait hausser, dans une proportion plus grande le prix des marchandises. On se demande avec stupeur, en lisant son journal et en constatant la place qui y est réservée à la publicité, en contemplant les murs des villes et des villages recouverts d’affiches multicolores vantant la qualité d’objets les plus divers ; on se demande, disons-nous, de combien le commerçant ou l’industriel est obligé de majorer les prix d’origine, pour arriver à récupérer les sommes fantastiques englouties par les contrats de toutes sortes et le battage organisé en faveur des produits offerts au consommateur.

Il est donc démontré que la concurrence sur le terrain national produit des effets contraires à ceux que le consommateur pouvait en espérer, puisqu’elle provoque le chômage, la baisse des salaires, la cherté de la vie, et la mauvaise qualité des marchandises.

Ainsi, dit Sébastien Faure : « La concurrence jette les uns contre les autres les capitalistes de toute taille, de toutes nations, de toutes races. Dans se choc violent sans cesse répété et qui, chaque jour, devient plus violent, les vaincus sont de plus en plus nombreux et ce n’est qu’en piétinant sur des cadavres s’amoncelant sans trêve ni merci, que les « FivesLille » et les « Creusot », pour l’industrie en France, et les « Louvre » et les « Bon Marché » pour le commerce parisien et même français, peuvent donner à leurs propriétaires ou actionnaires les bénéfices qu’ils attendent.

« Le champ de bataille jonché de morts et de mourants reste donc à ceux qui disposent des bataillons les plus nombreux, des engins les plus terribles, des moyens de transport les plus expéditifs, des munitions les plus abondantes ; or, sur le champ de bataille de la concurrence, les munitions, les moyens de transport, les engins destructeurs et les bataillons, c’est l’agglomération ouvrière, c’est la condensation industrielle et commerciale, c’est enfin la concentration des capitaux de toutes natures.

« Et, maintenant, est-il besoin de se demander quels seront fatalement les vaincus de cette lutte à outrance ». (Sébastien Faure, La Douleur Universelle, page 178.)

Certains esprits naïfs s’imaginent, malgré tout, que la concurrence pourrait être une source de profits et d’avantages pour le consommateur si des mesures étaient prises pour éviter la spéculation et soutenir le commerçant « honnête ». On a préconisé l’intervention de l’État, l’imposition de certains prix pour des matières de première nécessité, etc. Toutes les tentatives ont échoué lors de leur application et il n’y a pas lieu de s’en étonner. L’erreur consiste à vouloir considérer la concurrence comme une cause, alors qu’elle n’est qu’un effet.

Quant au commerçant « honnête », si, toutefois, nous voulons accepter cet euphémisme, nous allons étudier sur le vif quelle peut être son influence, en signalant un fait caractéristique qui s’est produit en Angleterre ― mais qui aurait tout aussi bien pu se produire ailleurs ― vers la fin de 1918.

Le gouvernement anglais avait fait une commande de plusieurs centaines de milliers de mètres de toile, à divers tisseurs de la Grande-Bretagne. L’ordre avait été passé, mais le travail n’avait pas été commencé lorsque la guerre prit fin. Cette toile, destinée à l’aviation de guerre, devenait inutilisable pour le gouvernement, et ce dernier demanda aux tisseurs de bien vouloir annuler la commande ; les tisseurs refusèrent, déclarant que l’ordre avait été régulièrement passé et accepté et qu’en conséquence, il serait exécuté. En passant, quoique ce soit hors de la question, soulignons le patriotisme de ces gros industriels.

Le travail fut donc exécuté et, quelques mois plus tard, les tisseurs proposèrent au gouvernement de lui vendre, avant sa livraison, la toile qu’ils venaient de fabriquer, au huitième de sa valeur. C’était une opération fructueuse de racheter un franc ce que l’on venait de vendre huit, alors que les marchandises n’étaient même pas sorties des magasins. Le gouvernement refusa et les toiles furent livrées.

Un an environ s’écoula, et, un matin, la presse annonça à ses lecteurs qu’un richissime Anglais, récemment débarqué d’Amérique, venait d’acheter comptant, au gouvernement, près d’un million de mètres de toile provenant des stocks de guerre, et que cette toile allait être offerte au public à moitié prix de sa valeur marchande.

Cette toile, qui souleva de l’autre côté de la Manche, un flot d’indignation lorsqu’on apprit sa provenance et le marché odieux qui avait été précédemment proposé au gouvernement par les fabricants, ne fut jamais mise en vente aux conditions indiquées ci-dessus. Elle fut vendue au prix du cours et en voici les raisons :

Tous les tisseurs anglais s’associèrent contre la « brebis galeuse » qui voulait ignorer les lois de la solidarité commerciale, et la menacèrent, « dussent-ils perdre tous les bénéfices réalisés durant la guerre, et qui s’élevaient à plusieurs centaines de milliers de livres », de jeter sur le marché de la toile de qualité supérieure et à un prix plus avantageux, toile qui aurait été vendue à perte par les fabricants, mais qui aurait empêché l’écoulement de celle fournie par le gouvernement. Et devant cette menace que les gros industriels britanniques n’auraient certainement pas hésité à mettre à exécution, le commerçant « honnête » se courba pour ne pas être écrasé. Tels sont les effets de la concurrence. Et aucune force politique ne peut empêcher ces faits de se produire. La concurrence est une force économique et c’est sur le terrain économique qu’il faut la combattre.

Nous avons dit, en traitant du « capital » que l’unité du capitalisme n’était qu’apparente (Voir Capitalisme), et que la division régnait au sein de cette classe. En effet, lorsque tous les terrains nationaux ont été explorés par les capitalistes, ceux-ci vont chercher à l’étranger d’autres filons à exploiter. Il se crée alors de nouvelles compétitions et de nouvelles concurrences.

Nous savons que pour se garantir de la concurrence étrangère, le capitalisme national exige des gouvernants qui ne sont au pouvoir que pour défendre ses intérêts, l’imposition de droits de douane sur les marchandises ou objets manufacturés qu’ils ne peuvent pas fournir à prix égal ou inférieur. D’autre part, il est indispensable à certaines nations d’exporter leurs produits en surabondance, si elles ne veulent pas être acculées à la misère et à la faillite. Or, les deux actions ne s’accordent pas et lorsque des droits de douane prohibitifs viennent protéger des marchandises de source nationale, ces marchandises ne peuvent pas être concurrencées par les produits de provenance étrangère et l’on peut dire que le marché national est fermé aux articles frappés par la douane.

Exemple ; Supposons que la fabrication d’une paire de chaussures revienne, en France, à 50 francs ; et que l’Angleterre, en raison de divers facteurs, puisse fabriquer ces chaussures pour 30 francs. Immédiatement, elle inonde le marché et l’industrie française de la chaussure n’arrive plus à écouler ses produits. Pour empêcher ce fait de se produire et assurer au capitalisme national les bénéfices qu’il réclame, les chaussures de provenance anglaise seront donc imposées d’un droit de douane d’au moins 20 francs, et si le capitalisme est satisfait de cette mesure, le plus clair de l’histoire c’est que les chaussures seront vendues au moins 20 francs de plus qu’elles devraient l’être en réalité.

Cela ne se passe pas cependant aussi simplement qu’on pourrait le croire, et il est des pays pour qui l’exportation est l’unique source de vie et qui n’accepte pas de se courber devant les exigences d’un capitalisme national. Chaque fraction du capitalisme en lutte, se défend par l’intermédiaire de son gouvernement et la concurrence de nation à nation est l’unique cause des négociations interminables qui se poursuivent depuis des années et des années. Le Capitalisme international cherche un terrain d’entente, et lorsque les intérêts particuliers n’ont pu se concilier autour du tapis vert de la diplomatie, alors on donne la parole au canon et c’est la guerre fratricide, criminelle, monstrueuse qui est chargé de régler le différend.

Voilà à quoi aboutit la concurrence. Les guerres coloniales n’ont également pas d’autres origines, et de l’étude de la Société capitaliste nous avons la ferme conviction qu’il ne peut en être autrement, tant que tous les rouages n’en auront pas été détruits et que les richesses sociales resteront détenues par une poignée de privilégiés.

Qui donc, aujourd’hui, en dehors de celui qui en profite, est assez fou pour trouver dans la concurrence, un phénomène utile à l’intérêt, au bien-être collectif ? Personne. Le commerce, la concurrence, le militarisme, le Capital en un mot, doivent disparaître et ils disparaîtront « crevant d’obésité ».

Par quel facteur nous remplacerons la concurrence ? Par la solidarité. Le Dantec peut dire que : « La biologie ne nous apprend que la nécessité de la lutte, et la noble utopie de justice, pour être ancrée dans la mentalité de l’homme, n’a pas de fondement scientifique » ; nous pensons que si la justice est en effet une utopie dans une société reposant sur l’autorité, que si l’égalité est un rêve lorsque, seule, dispose de la richesse sociale une minorité de parasites, la justice et l’égalité peuvent devenir une réalité lorsque les hommes enfin libérés du joug économique qui les écrase, n’auront plus à craindre la misère et la famine engendrés par le commerce et la concurrence.

Pour terminer, empruntons la conclusion de Pierre Kropotkine à son livre la Conquête du Pain :

« Pouvant désormais concevoir la solidarité, cette puissance immense qui centuple l’énergie et les forces créatrices de l’homme, ― la société nouvelle marchera à la conquête de l’avenir avec toute la vigueur de la jeunesse.

« Cessant de produire pour des acheteurs inconnus, et cherchant dans son sein même des besoins et des goûts à satisfaire, la société assurera largement la vie et l’aisance à chacun de ses membres en même temps que la satisfaction morale que donne le travail librement choisi et librement accompli, et la joie de pouvoir vivre sans empiéter sur la vie des autres. Inspirés d’une nouvelle audace, nourris par le sentiment de solidarité, tous marcheront ensemble à la conquête des hautes jouissances du savoir et de la création artistique.

« Une société ainsi inspirée n’aura à craindre ni les dissensions de l’intérieur, ni les ennemis du dehors. Aux coalitions du passé elle opposera son amour pour l’ordre nouveau, l’initiative de chacun et de tous, sa force devenue herculéenne par le réveil de son génie.

« Devant cette force irrésistible, les « rois conjurés » ne pourront rien. Ils n’auront qu’à s’incliner devant elle, s’atteler au char de l’humanité, rouler vers des horizons nouveaux, entr’ouverts par la Révolution sociale ». ― J. Chazoff.


CONCUSSION. n. f. (du latin : concussio.). Exaction commise par un fonctionnaire profitant de sa position pour percevoir des droits supérieurs à ceux prescrits par la loi.

Bien que cet acte indélicat soit considéré comme un crime et puni comme tel par la justice bourgeoise, on peut dire que ce ne sont pas les rigueurs de la loi qui effraient les concussionnaires. Chaque administration a les siens, et ce n’est pas dans la classe inférieure des fonctionnaires qu’il faut les chercher, mais parmi ceux qui occupent une place plus ou moins élevée sur l’échelle de la hiérarchie. Du reste, cela s’explique assez facilement, car lorsque par hasard les concussionnaires de haut grade sont pris entre les griffes de la justice, ils bénéficient toujours de l’indulgence des tribunaux ; et comment en serait-il autrement, puisque la magistrature n’échappe pas à la règle générale de la concussion et que certains magistrats pour augmenter leurs revenus, n’hésitent pas à spéculer sur leurs fonctions ?

Un conseiller municipal déclarait que celui de ses confrères parisiens qui ne gagnait pas cent mille francs par an était un imbécile.

Peut-on avouer plus cyniquement que l’on vend son mandat et qu’il y a toujours quelqu’un de prêt à l’acheter ?

Il n’y a pas grand chose à faire contre la concussion en particulier. Tant qu’il y aura des fonctionnaires qui auront, de par la forme de société à laquelle ils sont attachés, la possibilité de se servir au détriment des autres, la concussion existera. C’est l’arbre qu’il nous faut abattre si nous voulons que la sève ne monte pas pour nourrir les branches ; et c’est une rude besogne à laquelle doivent s’atteler tous les hommes de cœur.


CONDAMNATION. n. f. Décision judiciaire par laquelle un tribunal contraint un individu à se soumettre et à subir une peine qui lui est infligée, en vertu de l’application de la loi.

Une condamnation est toujours arbitraire et ridicule. Arbitraire, parce qu’il n’appartient à personne, le droit de juger son prochain ; et ridicule, car il est impossible de déterminer la somme de souffrance et de peine qui peuvent réprimer un crime ou un délit.

Il est vrai que la loi bourgeoise prétend ne pas s’inspirer du talion, et que son désir n’est pas d’infliger au coupable une douleur égale à celle subie par sa victime, mais de rappeler à celui qui enfreint la loi, l’observation de ses devoirs sociaux ; elle ajoute que l’isolement du reste du monde est salutaire au coupable et que la réflexion et la méditation le guérissent de l’envie de fouler à nouveau les lois de la « Justice ».

Or, il a été maintes et maintes fois démontré que les condamnations à une détention plus ou moins longue, ne guérissaient pas un coupable et que, bien au contraire, une fois subie, la première peine était suivie d’autres délits et d’autres peines, et que par conséquent les bienfaits de la condamnation ne se manifestaient jamais.

Il y a diverses catégories de condamnations ; d’abord celles de droit commun et celles d’ordre politique. Les unes comme les autres sont infligées en vertu d’infractions à la loi bourgeoise, et c’est ce qui explique que les prisons ne sont peuplées en majorité que par de pauvres bougres, car ceux qui détiennent, ne serait-ce qu’une parcelle du Capital, ne subissent jamais de condamnations criminelles ; il leur arrive parfois d’encourir des condamnations civiles, qui ne sont jamais bien pénibles.

Dans le domaine du droit commun, la condamnation recrute ses victimes parmi les « voleurs », les « meurtriers » et encore parmi les ouvriers en révolte, qui, en vertu des libertés républicaines, se permettent de descendre dans la rue pour réclamer leur « droit à la vie ».

Dans sa brochure « Pourquoi j’ai cambriolé », Jacob souligne que celui qui possède la fortune n’a jamais besoin d’user de procédés illégaux pour arriver à vivre, et que par conséquent il ne peut jamais être condamné comme voleur. En effet, on ne s’explique pas pour quelles raisons M. de Rotschild ou M. Loucheur iraient cambrioler. Il en est de même pour le meurtre, qui, deux fois sur dix, a le vol pour mobile ; quant aux meurtres passionnels, qui ont quelquefois pour théâtre le terrain de la bourgeoisie, on connaît l’indulgence des tribunaux vis-à-vis des inculpés. Pour les grèves, ce sont encore les ouvriers qui en sont les victimes, et c’est sur eux que retombent toutes les responsabilités. On peut donc conclure en disant que ce n’est jamais la classe privilégiée qui subit les condamnations, mais les hommes issus de la classe opprimée.

Quant aux condamnations politiques, il arrive de temps en temps un accident aux représentants de la bourgeoisie, mais c’est excessivement rare, et en général ce ne sont que les révolutionnaires de gauche qui peuplent les prisons.

La condamnation est donc une arme bourgeoise, inutile en soi, car elle ne change absolument rien et ne maintient même pas l’ordre bourgeois, et son unique utilité serait peut-être de nourrir une armée de parasites qui ne sauraient que faire si on leur retirait le pouvoir de condamner.


CONDUITE. (ligne de), n. f. L’homme est un animal complexe et, jeté dans la vie, il se perd parfois dans le tourbillon social ; arraché de droite et de gauche, il cherche sa voie et il lui arrive de traverser son existence sans la trouver. Incapable de prendre une décision, s’attachant à des niaiseries sans apercevoir les faits importants qui illustrent chaque jour l’histoire des sociétés, il est perdu dans le monde et dans les idées, subit l’influence des uns et des autres sans prendre de décisions propres et particulières ; en un mot, il est égaré et ne sait pas ce qu’il veut et ce qu’il peut. C’est un homme faible qui n’a pas de « ligne de conduite ».

Un homme fort doit se tracer un chemin. La ligne droite est le chemin le plus court d’un point à un autre. Il faut prendre la ligne droite si l’on ne veut pas se perdre dans les broussailles de la vie, et c’est ce que peu d’individus font en réalité. Il faut évidemment chercher sa voie, ne pas partir aveuglément ; mais une fois trouvée, une fois que l’on a la conviction d’être sur la bonne route, l’hésitation est un mal qui détruit tous les effets d’une inspiration heureuse et rend inutile toute l’énergie que l’on est à même de dépenser.

L’individu vient au monde chargé des vices et des tares de l’hérédité ; sitôt que sa raison est susceptible d’absorber quelque nourriture, il est accaparé par une société qu’il n’a pas conçue, qui lui applique ses lois, bonnes ou mauvaises, qui lui enseigne sa morale et qui cherche à en faire sa chose ; s’il est d’esprit assez éveillé, il regarde, il observe, il analyse et cherche à se détacher de ce milieu qui veut le comprimer ; mais dans une certaine mesure, il lui est impossible de ne pas subir l’influence du milieu.

S’il se laisse attacher et accaparer par ce milieu, c’est un homme perdu qui ira grossir le rang du troupeau, incapable de penser et juger par lui-même ; il deviendra une chose qui, associée à d’autres choses semblables, lui fermeront « la chose publique » qui se laisse gouverner par les coquins et les voleurs.

Renan nous dit : « La moindre action moléculaire retentissant dans le tout, et l’homme étant cause au moins occasionnelle d’une foule d’actions moléculaires, on peut dire que l’homme agit dans le tout d’une quantité qui équivaut à la petite différentielle qu’il y a entre ce qu’est le monde avec la terre habitée et ce que serait le monde avec la terre inhabitée. »

Et Renan a raison. Bien que l’homme soit déterminé, et en conséquence irresponsable, il lui incombe cependant, et aussi faible soit elle, une part de responsabilité dans tous les événements qui se déroulent, et si nous nous plaçons au point de vue social, c’est de sa ligne de conduite que dépend la transformation continuelle de la société.

Certes, il est bien difficile de définir ce que devrait être la ligne de conduite de chaque individu, surtout si nous nous plaçons sur le terrain philosophique, où nous sommes obligés de reconnaître que le bien et le mal n’existent pas. Pourtant, si nous nous plaçons sur le terrain de la sociologie, nous pouvons nous permettre de faire une petite entorse à l’absolu philosophique pour discerner — sans pour cela légitimer la répression quelle qu’elle soit — le bien du mal.

Considérons donc comme bien tout ce qui est utile à la collectivité et à l’individu, et mal tout ce qui est néfaste à l’une et à l’autre. Peu-être, de cette façon, sera-t-il possible de rechercher quelle doit être la ligne de conduite de l’individu.

Les Anarchistes veulent transformer le milieu social actuel, qu’ils considèrent comme mauvais. Plus que tous les autres, il est donc indispensable qu’ils aient une ligne de conduite conforme à leurs aspirations. On ne peut concevoir, par exemple, un individu luttant ou plutôt critiquant la forme d’exploitation actuelle, et qui lui-même se rendrait complice de cette exploitation ; on ne peut pas plus concevoir un ivrogne s’élevant contre l’alcoolisme et absorbant lui-même plus de liquide qu’il n’en peut contenir.

Nous n’ignorons pas que le milieu nous étreint et que nous sommes à tous moments obligés de lui faire des concessions ; celui qui se refuserait à toute concession envers le milieu n’aurait plus qu’à mourir. Mais cependant, chaque individu doit se tracer cette « ligne de conduite », minimum pourrait-on dire et, en la suivant, consentir le moins possible à la société moderne pour donner le plus qu’il peut à la société qu’il veut réaliser. La « ligne de conduite » de l’individu sain et sincère doit l’orienter vers le but qu’il poursuit, et il ne doit s’en détourner que lorsqu’il considère qu’il fait fausse route, et que l’expérience lui a démontré l’erreur de ses espérances.

Si chacun voulait adopter comme « ligne de conduite » : de ne jamais être nuisible à autrui, l’humanité serait bien vite réformée et les individus pourraient être libres et heureux. Hélas, les hommes en lutte constante les uns contre les autres se dévorent, et chacun ne recherche que son bonheur particulier sans se préoccuper de son prochain. C’est l’égoïsme qui domine en, notre siècle de luxe et de misère ; cependant, tous ceux qui peinent et qui souffrent, qui sont toujours les victimes d’une société marâtre seront bien obligés un jour de se tendre la main pour combattre l’ennemi commun. Et ce jour-là, la conduite des opprimés sera assez énergique pour que disparaissent à jamais de la surface du globe : l’exploitation qui abaisse et l’autorité qui tue.