Encyclopédie anarchiste/Babel - Beauté

Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 1p. 209-222).


BABEL (tour de). La tour de Babel est une immense tour que, d’après la Bible, les fils de Noé voulurent élever pour atteindre le ciel. Dieu aurait alors anéanti par la confusion des langues, cette entreprise insensée. Le mot Babel ou Tour de Babel est entré dans la langue pour désigner soit une construction gigantesque, soit un amas d’objets confus, soit une conception ou une entreprise téméraire, soit un lieu où l’on parle beaucoup de langues, etc… ― On a cherché à identifier la tour de Babel avec différentes ruines, comme celle de Babil, au nord de Babylone, ou celle de Borsippa, au sud de Hillah, mais rien n’est venu confirmer ces conjectures. ― Telle qu’elle nous est parvenue, la légende de la Tour de Babel peut nous être un enseignement. Elle nous montre qu’il est nécessaire, avant toute chose, que les peuples se comprennent fraternellement. Et c’est moins leurs langues différentes qui font obstacle à cela, que les diplomaties sournoises de leurs dirigeants. Il faut que les peuples apprennent à communier en un idéal commun, qu’ils s’efforcent de se comprendre et qu’ils éloignent ou châtient tous ceux qui voudraient allumer des discordes nationales. C’est pour cela qu’une langue internationale serait utile et servirait à supprimer beaucoup de malentendus entre les peuples. (Voir Espéranto, Ido, Langue internationale.)


BACCHANALES. n. f. pl. Les bacchanales, fêtes païennes en l’honneur de Bacchus, analogues aux dionysies de Grèce, étaient pratiquées surtout en Étrurie et à Rome. Elle devinrent rapidement prétexte à débauches et à crimes. À la suite d’un procès monstre, dans lequel plus de sept mille personnes furent impliquées et un grand nombre furent condamnées à mort ou à la prison (an 186 av. J.-C.), les bacchanales furent interdites par un sénatus-consulte dont on a conservé le texte. ― Au singulier et en langage familier, on désigne sous le nom de bacchanales, une débauche bruyante.


BADERNE. n. f. Se dit, par mépris, d’une personne que sa vieillesse, sa santé ou son inintelligence mettent hors d’état de rendre des services. On trouve de vieilles badernes partout, dans l’armée, dans les administrations, dans les arts, etc… Non seulement les badernes ne peuvent rendre aucun service, mais encore elles sont malfaisantes de par leur prétentieuse nullité, leur continuelle incompréhension, leur amour de la routine, etc… Partout où il y a des badernes, il ne faut pas compter voir s’installer le progrès, et partout où il y a des badernes, il ne faut pas espérer voir triompher les idées humanitaires. C’est justement à cause de cela que les badernes sont utiles aux dirigeants : ce sont de bons outils sans conscience ni personnalité qui obéissent au doigt et à l’œil aux ordres les plus arbitraires.


BAGNE. n. m. (de l’italien bagno : bain). Lieu où étaient enfermés les forçats, dans un port. Lieu où, aujourd’hui, des condamnés subissent encore la peine des travaux forcés : Guyane, Nouvelle-Calédonie. — Notons ici quelques détails principaux sur l’historique des bagnes. Au xviie siècle et pendant la première partie du xviiie, une des peines criminelles était celle des galères, qui consistait à ramer sur les galères de l’État. Mais les progrès de la marine à voile firent abandonner les bâtiments à rames, et les galériens furent internés dans certains ports. Il y avait des bagnes à Toulon, Brest, Rochefort et Lorient, celui-ci réservé aux soldats et marins. Le forçat était marqué au fer rouge sur l’épaule, et vêtu d’une livrée spéciale : casquette rouge, pantalon jaune foncé, bonnet rouge ou vert, suivant qu’il était condamné à temps ou à perpétuité. De plus, on lui mettait au pied une manille ou anneau de fer, munie d’une chaîne. Ces bagnes furent supprimés de 1830 (Lorient) à 1873 (Toulon). Et on transporta les forçats dans les colonies. Tous les esprits généreux se sont maintes fois élevés contre l’infamie des bagnes. Les anciens ont été décrits et dénoncés par Victor Hugo en des pages qui resteront. Les nouveaux ont indigné tous ceux qui ont pu être témoins des atrocités qui s’y déroulaient. Il n’est, en effet, pas de supplices que les gardes-chiourme n’aient inventés pour exercer leur cruauté sadique sur des malheureux qu’on abandonnait à leur bestialité. L’arbitraire le plus ignominieux s’est donné libre cours dans les bagnes coloniaux.

Deux journalistes, dans des campagnes de presse retentissantes : Jacques Dhur, avant la tuerie mondiale 1914-1918, Albert Londres ensuite, se sont efforcés d’émouvoir l’opinion publique. Devant cette attitude, le gouvernement a dû céder, et il a supprimé les bagnes coloniaux. Désormais, les forçats purgeront leur peine en France, dans les maisons centrales. Certes, ils ne seront plus, de cette façon, livrés à l’arbitraire odieux des gardes-chiourme, et c’est déjà un résultat. Mais c’est loin d’être suffisant, et les anarchistes n’auront de répit, que lorsque les portes des prisons — de toutes les prisons — s’ouvriront toutes grandes.


BAGUETTE (magique). Baguette vient de l’italien bacchetta, qui est un diminutif de baculus (bâton). Ce mot veut donc dire « petit bâton ».

La baguette a, de tout temps, été employée comme insigne, comme marque extérieure d’une dignité. Dans les mythes, dans les légendes, la baguette désigne souvent les héros. Les puissants, civils ou religieux, ont ensuite employé ce commode signe de supériorité ; c’est avec une baguette que Moïse faisait jaillir l’eau des rochers ! De nos jours encore, dans certains pays, les magistrats portent un bâton quand ils sont en fonction, et les officiers de service se munissent d’une baguette. De là, sans doute, vient l’expression : « Mener à la baguette », c’est-à-dire rudement, militairement. « Les baguettes » se dit d’une punition militaire. Le soldat, les épaules nues, est obligé de passer entre deux haies de « frères d’armes » qui le frappent tour à tour d’une baguette flexible. Dans son « Candide », Voltaire décrit magistralement ce supplice.

Il est compréhensible que la baguette ait acquis un certain sens d’autorité que les charlatans ne pouvaient manquer d’exploiter. C’est avec une baguette (magique) que les sorciers prétendaient accomplir des choses surnaturelles. Dans le langage du théâtre, un « rôle à la baguette » signifie un rôle de fée ou de magicien. Au Moyen-Âge, apparaît la « baguette divinatoire », brindille d’arbre à laquelle nos crédules paysans attribuaient toutes sortes de propriétés (découverte de sources, de trésors, de bandits fugitifs, etc…) Cette croyance, dans certaines contrées, subsiste encore de nos jours.

Que des croyances aussi ridicules persistent pendant des millénaires, cela doit nous porter à réfléchir. Leur cause ne nous sera pas bien difficile à découvrir. C’est à l’ignorance, et surtout à la paresse intellectuelle, qu’il faut imputer la fortune de la baguette magique. Étudier, observer, comprendre, demandent trop de volonté et de labeur. Le paresseux préfère avoir recours au surnaturel, à la foi ; il se contente de faire des vœux pour que son choix soit le bon ― cela coûte si peu ! ― La foi, en des dieux ou en des humains, n’est qu’une sorte de baguette magique ; religion, parti, dogme, sont des murs derrière lesquels l’ignorance, fermant les yeux, se bouchant les oreilles, s’efforce de s’endormir.

On manque trop souvent du courage de chercher ses propres vérités ; on s’en remet trop souvent à un autre ― prêtre, orateur, écrivain ― du soin de résoudre le problème de notre existence. D’aucuns semblent même attendre, que, au hasard d’un suffrage ou d’un bouleversement social, une société parfaite surgisse des ruines du capitalisme. Tout ceci est aussi peu rationnel que d’aller, guidé par un rameau de pommier, à la découverte de quelque trésor enfoui dans la terre.

Wastiaux.


BÂILLON. n. m. Tampon ou objet quelconque que l’on met dans ou sur la bouche de quelqu’un, pour l’empêcher de crier. Le mot bâillon est également employé au figuré, pour désigner les raisons qui ont imposé silence à quelqu’un. Exemple : Les politiciens menacent les puissants du jour avec l’espoir qu’on leur mettra un bâillon d’or sur la bouche. Il existe autant de bâillons moraux que de bâillons matériels. La crainte de se trouver sans travail est, pour l’ouvrier prêt à la révolte, un bâillon : pour ne pas plonger sa famille dans la misère, l’homme se tait. Et il est beaucoup de ces bâillons dont les patrons et les gouvernants usent et abusent : notamment la prison, qui se charge d’étouffer les cris du révolté, si sa menace n’a pas suffi à lui imposer silence. Les anarchistes ont eu le courage de mépriser tous les bâillons et n’ont pas craint de payer de leur liberté ou de leur vie, une franchise indéfectible. Sur eux, le bâillon d’or n’a pas plus de prise que le bâillon de fer. C’est pour cela que les gouvernements, quels qu’ils soient, depuis les gouvernements monarchistes jusqu’aux gouvernements bolchevistes, ont essayé, par tous les moyens, de se débarrasser de ces adversaires tenaces que sont les anarchistes.


BALLOTTAGE. n. m. Résultat négatif obtenu dans une élection où aucun des candidats n’a réuni la majorité absolue : scrutin de ballottage. ― Les élections législatives donnent lieu à ballottage, si le nombre des votants est inférieur à la moitié des inscrits où si aucune liste n’obtient le quotient électoral. Le scrutin de ballottage a lieu quinze jours après le premier tour de scrutin ; si aucune liste n’atteint le quotient, les sièges sont attribués aux candidats ayant obtenu le plus de suffrages. ― Dans les élections départementales et municipales, il y a ballottage lorsqu’au premier tour de scrutin, aucun des candidats n’a réuni la majorité absolue des suffrages exprimés et un nombre de suffrages égal au quart de celui des électeurs inscrits.

Le scrutin de ballottage a lieu le dimanche qui suit celui du premier tour de scrutin. Au second tour, l’élection a lieu à la majorité relative et, en cas d’égalité du nombre de suffrages entre plusieurs candidats, elle est acquise au plus âgé.

Les anarchistes ne prennent pas part à cette lutte stérile des urnes, si ce n’est pour donner les raisons de leur abstention et inviter les électeurs à ne pas voter. (Voir Abstentionnisme.)


BAN. n. m. Anciennement, on désignait sous l’appellation de ban, un ordre notifié ou proclamé publiquement ou bien l’ensemble des vassaux immédiats du roi ou bien la convocation de ces vassaux. Aujourd’hui, le mot ban a encore plusieurs sens : 1o proclamations, publications. Exemple : ban de mariage, promesse de mariage faite à l’église pendant trois dimanches consécutifs et qu’il ne faut pas confondre avec les publications imposées par la loi civile ; 2o jugement qui interdit ou assigne certaines résidences à un condamné après sa libération. Exemple : rompre son ban ; 3o roulement de tambour et sonnerie de clairon ou de trompette précédant ou suivant une proclamation aux troupes. Exemple : ouvrir, fermer le ban ; 4o applaudissements rythmés d’une façon particulière. Exemple : On a fait un ban pour l’orateur. L’usage des applaudissements sous forme de ban est très fréquent.


BANALITÉ. n. f. Le mot a eu un sens ancien qui diffère beaucoup du sens figuré moderne. ― Voyons d’abord le sens ancien. Au temps de la féodalité, on entendait par banalité, le droit, pour le suzerain, d’obliger le vassal à se servir exclusivement, moyennant redevance, d’une chose (four, moulin, etc…) dont il était propriétaire. Les banalités, dont l’origine remonte au xie siècle et qui furent d’abord une prérogative des seigneurs justiciers, furent considérées plus tard par les feudistes, comme un droit exorbitant ne découlant pas du droit de justice. Au xvie siècle, l’on n’admit plus, comme obligatoires, que les banalités fondées sur les titres, et non sur la possession « de long temps ». Ces iniquités furent définitivement supprimées par la Convention (Décret-loi du 17 juillet 1793). ― Aujourd’hui, le mot banalité sert à définir le caractère de ce qui est commun, vulgaire, trivial ou sans originalité. On dit, par exemple, qu’un écrivain publie des banalités, quand il se contente de répéter ce que tout le monde sait sans se distinguer ni par le fond, ni par la forme. On dit qu’un politicien dit des banalités lorsque, comme tous les politiciens qui l’ont précédé, il promet la lune à des électeurs trop confiants ou trop naïfs. Il faut combattre les banalités qui sont toujours inutiles et souvent néfastes. La banalité est une sœur de la routine. Il faut s’ingénier à faire jaillir de la pensée humaine, des concerts nouveaux et ne pas se complaire en une impuissance surannée. Le progrès se nourrit d’originalité et de nouveauté ; les banalités l’étouffent et le paralysent. Il appartient aux anarchistes de montrer l’inanité des discours, des écrits banaux et de faire aimer par le peuple les penseurs neufs et les entreprises hardies.


BANDIT. n. m. (de l’italien bandito). Selon la définition bourgeoise du mot, un bandit est un individu en révolte ouverte contre les lois et qui vit d’attaques à main armée. La bourgeoisie ne manque d’ailleurs pas de cataloguer sous l’épithète de bandit tous les réfractaires, tous ceux qui ne veulent pas plier leur échine sous son joug. Cela pour attirer sur ces réfractaires la réprobation publique et les discréditer aux yeux d’une masse inconsciente. Parmi les individus que l’on désigne sous le nom de bandits, il faut faire une distinction. Il en est qui s’attaquent à la propriété bourgeoise dans le seul but de s’approprier cette propriété sans effort et qui sont animés des mêmes vices et des mêmes égoïsmes que la classe possédante. Ces bandits-là ne sauraient pas nous intéresser énormément. Seuls les moyens employés pour jouir des richesses changent, mais la mentalité reste la même. Mais il est une autre catégorie de « bandits » dont nous sommes prêts à prendre la défense envers et contre tous : ce sont les malheureux qui, pour manger à leur faim ou pour se soustraire à une tyrannie intolérable, entrent en guerre contre la société. Ceux-là sont des victimes de l’état actuel des choses et on ne saurait les blâmer à la légère d’avoir recours à des solutions extrêmes.

Pour les anarchistes ce ne sont plus des « bandits », mais des infortunés qui défendent leur droit à la vie, leur part de soleil et de lumière. Ce sont des victimes qui se révoltent et ne veulent plus accepter leur fardeau de misère. Ils sont à plaindre, à aider, et non à condamner comme des bêtes féroces. ― Est-ce à dire qu’il n’existe, somme toute, pas de « bandits » sur notre planète, de véritables bandits ? Non, loin de là. La société est malheureusement infestée de vautours sans scrupules qui sèment la misère et le deuil : ce sont les exploiteurs de tout acabit, bandits légaux qui détroussent leurs contemporains sous l’œil complice des gendarmes. Bandit : le directeur d’usine qui s’enrichit sur le dos d’ouvriers qui trimeront pendant toute leur existence et qu’on laissera crever comme des chiens le jour où, vieillis et usés, ils ne pourront plus résister à la fatigue de l’atelier. Bandit : le banquier qui berne de pauvres diables, leur arrache des économies durement acquises et les ruine dans des spéculations de bourse. Bandit : l’homme d’état qui déclenche une guerre où seront massacrés de naïfs travailleurs. Voilà les véritables bandits, ceux qu’il ne faut pas cesser de démasquer.


BANNISSEMENT. n. m. Le bannissement est une peine qui consiste à interdire à un national le séjour de son pays. Le bannissement ne peut durer moins de cinq ans et plus de dix ans. Il emporte la « dégradation civique ». Les lois bourgeoises frappent du bannissement : les « crimes » contre la patrie ; les attentats des ministres contre la liberté individuelle ; les coalitions de fonctionnaires pour résister à l’exécution des lois ; les « crimes » commis par ceux qui, condamnés à une peine « afflictive et infâmante », ont commis un second « crime » emportant comme peine principale la dégradation civique. Le bannissement emporte défense de rentrer sur le territoire (la contravention à cette défense s’appelle infraction ou rupture de ban), puis interdiction de résider dans les lieux désignés par le gouvernement pendant un temps égal à la durée de la peine subie, à moins qu’il n’en ait été disposé autrement par l’arrêt ou le jugement de condamnation. La loi du 22 juin 1886 bannit les chefs des familles ayant régné en France, ainsi que leurs héritiers directs dans l’ordre de primogéniture, autorise le gouvernement à expulser, par décret en conseil des ministres, les autres membres des mêmes familles et leur interdit l’exercice tant des emplois civils et militaires que des mandats électifs.


BANQUE. Établissement public ou privé où s’effectuent les opérations d’argent nécessitées par les transactions commerciales. Il y a diverses sortes de banques : banques de dépôt et de virement, banques d’escompte, banque de circulation, banques d’émission, banques territoriales ou hypothécaires, banques agricoles, banques populaires ou d’avances et banques coopératives, banques de spéculation ou d’affaires.

Il y a enfin, dans chaque pays, une banque Nationale placée sous le contrôle de l’État, dont la direction est nommée par lui. C’est l’Institut d’émission des billets et monnaies dont le chiffre de circulation est fixé par la loi.

Les banques ne sont apparues que vers la fin du xviiie siècle. Elles ne prirent vraiment pied qu’au commencement du xixe siècle. Elles découlent de la conception que Saint Simon avait du crédit des changes. Les premières firent faillite et ce n’est qu’après un temps qu’elles s’imposèrent définitivement et conquirent la faveur des commerçants et industriels.

De nos jours, chaque ville, si petite soit-elle, possède une et parfois plusieurs banques. Peu à peu, les banques ont augmenté leur sphère d’action et d’influence. Aujourd’hui, réunies en Cartels nationaux ou internationaux, elles dominent le monde. Ce sont les plus formidables puissances que nous ayons connues jusqu’à ce jour.

Leurs opérations sont multiples, le chiffre en est énorme.

Les banques sont administrées par un Régent ou gouverneur s’il s’agit d’une banque d’État, et par un Conseil d’administration s’il s’agit d’une banque privée.

Elles occupent un personnel nombreux : Directeur, sous-Directeurs, Fondés de pouvoir, Chefs de service, Employés de toutes sortes, encaisseurs, garçons, etc…, qui dirigent ou effectuent les opérations spéciales qui découlent de leurs attributions particulières.

Banque de dépôt et de virement. ― Une banque de cette nature borne son rôle à accepter des dépôts des particuliers, à exécuter sous forme de virement de compte, les ordres donnés par ses clients. Cette opération évite aux clients d’une même banque de se verser des fonds.

Banques d’escompte. ― Les banques d’escompte font des prêts aux particuliers : commerçants et industriels lorsque ceux-ci peuvent garantir le prêt par le dépôt d’un titre ou d’un effet représentant une opération de commerce : traite, billets à ordre, etc… La banque déduit du montant total d’une traite qui lui est présentée en dépôt l’escompte ou intérêt du capital jusqu’à échéance. Elle perçoit en outre un droit de commission et, s’il y a lieu, un droit de change si le titre est payable sur une autre place ou à l’étranger.

En général, on n’admet à l’escompte que les titres et effets dont les tirés sont connus solvables. Les banques d’escompte exigent en outre deux signatures, dont une de garantie.

La Banque de France, qui escompte aux autres banques et aussi aux particuliers, exige trois signatures, dont deux garanties. Si l’effet revient impayé, le tireur est tenu d’en rembourser le montant, ou, à son défaut, son ou ses garants. Les garants s’appellent en général : cautions.

Banques de circulation. ― Les banques de circulation sont des Établissements dont les effets sont payables à vue et remis, moyennant un intérêt, aux commerçants contre les effets de commerce garantis par la solvabilité ou une caution.

Banques d’émission. ― Les banques d’émission sont des Établissements qui, en vertu d’un privilège légal ou d’un droit commun reconnu, émettent des billets de banque. Elles font en général l’escompte et le dépôt.

En outre, on donne le nom de banques d’émission aux banques qui émettent des titres : actions ou obligations pour le compte de Sociétés ou Entreprises privées, après inscription à la cote de la Bourse aux valeurs. Ces banques sont, aussi appelées, banques de lancement. Elles touchent une commission ou prime pour placer ces actions ou obligations dans le public.

Banques territoriales ou hypothécaires. ― Ces banques font des avances sur biens-fonds ou sur hypothèques. Elles avancent généralement jusqu’au ⅓ ou la ½ de la valeur du gage.

Ces avances peuvent être remboursées par le prêté avec un intérêt minime en principe. Leurs réserves sont constituées soit par des immeubles ou des terrains provenant de leurs opérations.

Banques agricoles. ― Ces Établissements, dont le nombre est assez restreint, font des prêts ou avances aux agriculteurs suivant intérêt et sur garantie pour l’achat de matériel ou d’engrais, etc. Leur rôle est peu important.

Banques de spéculation et d’affaires. ― La principale opération de ces banques consiste à acheter ou à vendre des actions et obligations soit dans l’intérieur du pays, soit à l’extérieur. Elles sont de plus en plus nombreuses et puissantes. Elles s’intéressent surtout au lancement des grandes affaires, finançant les grandes entreprises industrielles. Elles portent aussi le nom de banques d’affaires. On rencontre leurs membres du Conseil dans une foule d’affaires dont ces banques possèdent une partie ou la majorité des actions. Cela s’appelle exercer, à une ou plusieurs banques, le contrôle, c’est-à-dire, diriger, être maître d’une affaire.

Les banques d’affaires sont les vrais maîtres des entreprises métallurgiques, des mines de charbon, des exploitations pétrolifères. Elles exercent leur hégémonie sur le monde, font battre les peuples pour assurer le triomphe de leurs intérêts. Elles constituent, associées, la féodalité de l’argent.

Banques populaires ou d’avances. ― Banques fondées par les Sociétés coopératives en vue d’ouvrir des crédits à découvert aux membres de cette société. Les banques coopératives font les mêmes opérations que les autres banques en ce qui concerne les coopératives qui les ont constituées et dont elles sont l’agent de transaction avec les autres banques ou les particuliers.

Opérations. ― Les opérations des banques sont extrêmement complexes. Parmi les plus connues, relevons : l’ouverture de crédit, le crédit en blanc, le crédit documentaire, la lettre de crédit ou de change ; l’émission, l’achat, la vente et l’échange des actions et obligations ; les prêts sur titres : obligations, actions, hypothèques, l’achat de devises pour le commerce extérieur, le change, le service des marchandises, les lancements d’emprunts, les virements et dépôts.

Crédit. ― Le crédit préside aux transactions commerciales ou industrielles. Les instruments de crédit sont le billet à ordre, la lettre de change ou le billet de banque. Le dépôt en banque de ces divers titres par un particulier lui donne la faculté de retirer de l’argent par chèque ou virement jusqu’à concurrence du montant de son dépôt. Si on a confiance en lui, si son affaire est solide, on peut lui consentir un crédit supérieur à sa garantie. C’est d’ailleurs très rare. On ouvre aussi un crédit en blanc à quelqu’un qui n’a ni titre, ni dépôt, mais dont les affaires en cours s’annoncent prospères ou sont susceptibles de le devenir. On ouvre encore, surtout depuis la guerre, une autre sorte de crédit : le crédit documentaire qui consiste à avancer à un commerçant ou un industriel tout ou partie de la valeur d’une marchandise expédiée, contre remise du récépissé d’expédition ou du connaissement. Dans ce cas, c’est la Banque qui se charge directement ou par l’intermédiaire de ses correspondants, d’encaisser, auprès du destinataire, le montant de la valeur des marchandises. Elle ne remet récépissé de destination que contre paiement de cette valeur. Elle prend naturellement commission et intérêt.

Lettre de crédit et de change. ― La lettre de crédit est délivrée à commerçant ou industriel qui se rend généralement à l’étranger et qui possède un dépôt ou une garantie dans la Banque qui l’émet. Cette lettre permet à celui qui la reçoit de retirer une somme d’argent, dont le montant est fixé, dans les Établissements étrangers, auprès desquels la Banque qui délivre la lettre lui ouvre un crédit. ― La lettre de change n’est autre chose qu’une traite payable à vue, à la personne qui la possède, soit par banque, soit directement.

Émission, achat, vente, échange de titres : actions ou obligations. ― Les banques d’émission et de spéculation se chargent de ces diverses opérations, soit pour leur propre compte, soit pour le compte de leurs clients. Elles perçoivent pour cela des commissions. Ces opérations se font en Bourse par l’intermédiaire des agents de change, coulissiers et remisiers.

C’est dans ces opérations que les banques réalisent les plus gros bénéfices. Elles donnent lieu à de nombreuses combinaisons plus ou moins honnêtes. Il n’est pas rare de vendre des titres qu’on ne possède pas et de les revendre aussitôt avec bénéfices.

Ces opérations ne sont pas pour le profane. Il ne doit pas chercher à s’y aventurer ou, s’il le fait, il risque de s’y ruiner.

Achat, vente de devises. ― Les banques se chargent aussi des devises, effets, chèques ou monnaies, etc…, sur les transactions avec l’étranger, soit pour l’importation, soit après exportation et réalisation de la valeur en monnaie du pays d’origine ou de destination.

Là encore, la spéculation sur les changes et sur les cours de bourse est une opération fructueuse.

Service marchandises. ― Depuis la guerre et pendant la guerre, certaines banques, les plus fortes, ont installé des services marchandises. Elles se chargent de garantir aux expéditeurs le paiement de leur marchandise par le destinataire auprès duquel la Banque encaisse la valeur de cette marchandise.

Les banques consentent aux expéditeurs des crédits partiels ou totaux sur cette valeur avant l’encaissement et contre remise des titres d’expédition.

Ce service prend, dans les banques, une extension de plus en plus grande. Bientôt, toutes les transactions internationales s’opèreront de cette façon.

Lancements d’emprunts. ― De la même façon que les Banques lancent des actions ou obligations pour le compte des sociétés privées, elles lancent aussi des emprunts pour les gouvernements.

Pour ce faire, elles touchent une commission. Elles se chargent de la publicité, recueillent la souscription publique et délivrent les titres aux acheteurs.

Ce sont, pour elles, des opérations fructueuses, quel que soit le succès de l’emprunt.

Portefeuille. ― On donne le nom de Portefeuille à l’ensemble des effets publics ou de commerce que possède un Établissement bancaire. Le Portefeuille occupe une place particulière dans le bilan.

Dépôt, Virement. ― Voir banques de dépôt ou de virement.

Chèque. ― Le chèque n’est autre chose qu’un mandat délivré par quelqu’un qui possède un dépôt dans une Banque. Il permet d’effectuer un paiement sans manipulation de fonds. Il suffit à la personne à qui le chèque est délivré de se présenter à cette Banque pour obtenir le paiement de la valeur qui est inscrite sur le chèque, après vérification du compte de l’émetteur.

Il y a plusieurs catégories de chèques : le chèque à vue, le chèque barré, le chèque postal, le chèque-contribution.

Le chèque à vue est payable sur simple présentation, après vérification de compte.

Le chèque barré n’est encaissable que par quelqu’un qui possède un compte en banque. Il peut être présenté à n’importe quelle banque à condition que le preneur ait un compte dans cette banque. C’est cette dernière qui se charge de l’encaissement et le porte au compte de son client après encaissement.

Le chèque postal. ― Toute personne peut faire ouvrir à son nom un compte à la Poste. Celle-ci se charge alors des paiements ou encaissements pour le titulaire de ce compte, à condition, toutefois, que le dépôt garantisse les opérations. Il y a le chèque nominatif qui permet de prélever de l’argent pour soi-même. Le chèque d’assignation qui permet les paiements aux tiers. Le chèque de virement qui est utilisé quand le débiteur et le créancier ont chacun un compte postal. Le dépôt de garantie est de 5 francs.

Le chèque-contribution. ― Est utilisé pour le paiement des impôts et par avance. Il permet aux contribuables qui utilisent ce mode de paiement de bénéficier d’une certaine exonération dans certaines conditions.

Chèque sans provision. ― Il y a, enfin, le chèque sans provision. Il est de plus en plus utilisé par les débiteurs pressés par les créanciers ; les fils de famille, dont le disponible est englouti, n’hésitent pas non plus à utiliser le chèque sans provision. L’émission du chèque sans provision est sanctionnée par la loi bourgeoise. Comme toujours, le fils de famille s’en tire à bon compte, et le pauvre diable est fortement condamné.



Les banques se classent en trois catégories : les grandes, les petites, les moyennes.

Toutes sont unies entre elles nationalement, les petites et les moyennes sont généralement des banques régionales qui, réunies en Cartels, accaparent toutes les opérations dans des régions déterminées, tout en laissant aux grandes banques leur rôle particulier.

Les grandes banques, elles, en raison même du caractère de leurs transactions, de l’étendue et de la diversité de leurs intérêts, sont unies entre elles nationalement et internationalement. Elles ont des succursales ou des correspondants dans tous les pays de la terre.

Si les banques étaient restées dans leur rôle essentiel, c’est-à-dire des instruments d’échange, de transaction, elles eussent été un système qui a sa place marquée dans le cadre de la société, pour laquelle elles étaient devenues une nécessité, un organisme nécessaire.

Elles ne se sont pas enfermées, et il s’en faut, dans ce rôle. La puissance acquise rapidement par elles les poussa sur le chemin des affaires de spéculations.

Bientôt, elles devinrent, dans chaque pays et dans l’univers entier, les vrais maîtres du Pouvoir. Tenant en main tout l’appareil commercial et industriel, les mines de toutes sortes, ayant domestiqué les grands capitaux du négoce et de l’industrie, elles sont devenues de formidables puissances. Les Parlementaires, ministres, rois, empereurs, présidents de République, ne sont que les exécuteurs de leur volonté. Elles décident de la paix ou de la guerre, suivant leurs intérêts.

Les rois du pétrole, du charbon, du fer, de l’acier, de la conserve ou de l’or sont, en réalité, les banquiers. Ce sont ceux-ci qui commandent aux Consortiums, aux Trusts, aux Cartels, aux Konzern, dans tous les pays.

Les concessions pétrolifères du globe sont arrachées à prix d’or par les groupes rivaux. Et lorsqu’il y a conflit aigu entre ces groupes, les banquiers font déclarer la guerre à leurs gouvernants pour assurer la prédominance de leurs intérêts. Les banques sont les facteurs qui dirigent l’impérialisme et exacerbent les nationalismes dont elles tirent profit.

Elles tiennent les gouvernements prisonniers. Elles dominent les États. N’a-t-on pas vu, à Londres, lorsque fut établi le fameux plan Dawes, les banquiers anglais et américains imposer toutes leurs volontés aux gouvernants et ceux-ci se courber sous le joug ? Elles commandent la presse et font l’opinion.

Aux colonies, elles jouent un rôle prépondérant. Il n’est pas un conflit colonial qui ne soit l’œuvre d’un groupe bancaire ou le résultat de l’antagonisme de groupes rivaux qui ont en vue d’accaparer les richesses des pays visés, d’y bénéficier de monopoles, d’exploiter gens et choses, d’y conquérir un droit exclusif d’émission.

Le conflit actuel du Maroc met en lumière le rôle joué par les groupes français, américains et espagnols qui se disputent, avec la suprématie territoriale, la possession des richesses immenses que renferment les montagnes du Riff.

Partout, en toute occasion, on trouve à l’origine des conflits entre peuples des banques. On les trouve aussi dans chaque pays, à l’origine de tous les conflits sociaux. Elles soudoient et paient sans compter pour empêcher la réalisation des améliorations que les Pouvoirs publics sont contraints de faire sous la poussée des ouvriers, parce que l’évolution les y oblige.

Il n’est pas, non plus, un scandale où ne se trouvent une ou plusieurs banques. Entre elles, elles se font aussi une guerre sourde. Pour se débarrasser d’un groupe rival, il n’est pas de sacrifices devant lesquels reculera le groupe adverse.

Elles dominent les Bourses des Valeurs et de Commerce. Elles spéculent sur l’argent comme sur le pain. Tout pour elles est matière à profits, à combinaisons.

La finance domine le monde. Elle le domestique, l’asservit à sa loi. Ce règne marque d’ailleurs le dernier stade de l’évolution capitaliste. C’est de l’excès des Banques, des guerres qu’elles provoqueront, des misères qu’elles engendreront, que sortira la révolution sociale. ― Pierre Besnard.


BANQUEROUTE. n. f. (de l’italien banca, banc, et rotta, rompu ; allusion au vieil usage de rompre le banc ou comptoir du banqueroutier).

La banqueroute est la faillite d’un commerçant, occasionnée par sa faute et punie (de temps en temps) par la loi bourgeoise. C’est une des conséquences les plus fréquentes du fléau de la banque en particulier. Des gens qui ont profité de la naïveté ou de la confiance d’autrui pour extorquer des fonds et souvent de maigres économies, dilapident ces fonds, et laissent leurs victimes dans la misère. Pour les autres genres de commerce, il y a aussi banqueroute le jour où le commerçant ne peut plus payer ses créanciers. La loi bourgeoise reconnaît deux sortes de banqueroutes : la banqueroute simple et la banqueroute frauduleuse. Il y a banqueroute simple : 1o si le failli s’est livré à des dépenses excessives pour sa position ; 2o s’il a perdu de fortes sommes dans des opérations fictives ou fondées sur le pur hasard ; 3o si, pour continuer plus longtemps son commerce, il a fait des emprunts ruineux ou acheté des marchandises pour les revendre au-dessous du cours ; 4o si, après avoir suspendu ses payements, il a voulu favoriser un de ses créanciers au préjudice de tous les autres, etc… La banqueroute simple constitue un délit puni d’un emprisonnement de un mois à deux ans ; en cas de circonstances atténuantes, cet emprisonnement peut être réduit même au-dessous de six jours. Elle ne fait obstacle ni au concordat ni à la « réhabilitation ». Il y a banqueroute frauduleuse lorsque le failli a soustrait ses livres, détourné ou dissimulé une partie de l’actif, ou s’est reconnu débiteur de sommes qu’il ne devait pas. Le Code pénal prononce contre ce crime la peine des travaux forcés, depuis cinq jusqu’à vingt ans, ou, s’il y a des circonstances atténuantes, la réclusion ou l’emprisonnement de deux à cinq ans. La tentative de banqueroute frauduleuse est punie comme l’acte même. Le failli condamné pour banqueroute frauduleuse, ne peut obtenir un concordat et celui qu’il aurait obtenu avant sa condamnation est annulé. La « réhabilitation » ne lui est jamais ouverte. (Voir aussi Concordat, Faillite.) Mais la loi bourgeoise si elle sait bien condamner un petit boutiquier en faillite et si elle sait faire semblant de poursuivre un gros industriel banqueroutier, la loi semble oublier de se servir de ses foudres pour condamner au maximum de la peine, soit vingt ans de travaux forcés, tous les ministres des finances qui dilapident l’argent volé aux contribuables et falsifient les budgets ? Ne serait-ce pas logique, pourtant ? Mais les loups ne se mangent pas entre eux, hélas ! Magistrature et politiciens s’entendent comme larrons en foire pour gruger ce qu’ils appellent pompeusement : la nation…


BAPTÊME. n. m. (grec baptismos, de baptizein, laver). Le baptême est le premier des sept sacrements catholiques, qui s’administre aujourd’hui en répandant un peu d’eau sur le front de celui qu’on baptise et par l’invocation expresse des trois personnes de la Trinité. Le baptême a pour effet d’effacer le péché originel et de rendre chrétien. Inutile, n’est-ce pas, de souligner l’ineptie et le grotesque de ce sacrement qu’on administre à des nouveaux-nés pour les laver d’un « péché » commis par Adam et Ève ! Comme si les pauvres petits pouvaient être tenus pour responsables d’un tel « péché » et comme s’ils pouvaient en être absous alors qu’ils ne sont pas encore animés par une conscience ! Dans l’origine, on baptisait en plongeant dans l’eau. Autrefois, le baptême n’était conféré que dans un âge avancé ― ce qui était tout au moins plus logique ― et après de longues épreuves imposées aux néophytes, appelés aussi catéchumènes. Suivant la doctrine catholique, le baptême ne peut être réitéré ; il est nécessaire au salut. Nul ne peut conférer le baptême, s’il n’est au moins diacre, sauf les cas d’absolue « nécessité » où toute personne, même hérétique ou incrédule, peut conférer le baptême, pourvu qu’elle ait l’intention de faire ce que fait l’Église. En cas de danger, ou avec permission de l’évêque, et provisoirement, le baptême solennel peut être suppléé par l’ondoiement. Les calvinistes rejettent le baptême des enfants ; les luthériens l’ont conservé.


BARBARIE. n. f. Manque de civilisation, dit-on généralement, et, par extension, cruauté, férocité, inhumanité. Cette définition bourgeoise est incomplète. Il est vrai que très souvent les peuples sauvages sont barbares, leur sensibilité étant encore très grossière. Mais la « civilisation » peut très bien, au lieu de supprimer la barbarie, la perfectionner et l’adapter à tous les progrès. C’est ainsi qu’on a vu, durant la tuerie mondiale de 1914-1918, les peuples « civilisés » user d’une effroyable barbarie les uns contre les autres. Au service de cette barbarie ont été mis tous les moyens et méthodes modernes, toutes les acquisitions de la science : avions, sous-marins, balles explosives, gaz asphyxiants, etc., etc., toutes les conquêtes de la « civilisation » ont participé au massacre. Oserait-on dire après cela que les peuplades sauvages du centre de l’Afrique nous sont supérieures en barbarie ? On sait, d’autre part, comment les puissances européennes entendent « civiliser » les colonies. (Voir Colonisation.) La barbarie n’est le propre, ni d’une race ni d’une nation. Chaque homme a en lui un peu des instincts de la bête. La véritable civilisation consisterait donc, pour l’individu, à réprimer ces instincts mauvais et à cultiver les sentiments de générosité, fraternité, bonté. Malheureusement, les gouvernements ― dont le pouvoir s’appuie justement sur la faiblesse humaine ― font leur possible pour développer les mauvais instincts des citoyens en créant des sentiments artificiels qui les couvrent (exemple : l’honneur militaire), et en nourrissant une mentalité déplorable. On ne peut donc compter sur une véritable civilisation que lorsque la Révolution sociale aura balayé les gouvernements et fait place nette. Lorsque les classes dirigeantes d’aujourd’hui auront été mises hors d’état de nuire, lorsque la paix mondiale sera assurée et que le Progrès se refusera à collaborer au meurtre et à l’esclavage des populations du globe, alors nous pourrons dire aux peuples encore arriérés : « Voyez les avantages de la civilisation ; faites comme nous : libérez-vous des routines et des préjugés. » Il ne sera pas besoin, alors, de porter la guerre chez eux. L’exemple de notre vie facile et heureuse suffira aisément.


BARRICADE. n. f. (rad. barrique). Espèce de retranchement, composé de toutes les matières pouvant opposer une résistance : barriques, paniers, sacs remplis de terre, arbres, meubles, etc… Les barricades sont des fortifications improvisées, dont on se sert dans les combats de rue. La possibilité de rencontres entre soldats et émeutiers a amené les militaires à étudier et enseigner toute une science des barricades. Les manuels à l’usage des gradés, des chefs de section, etc…, que l’on se procure facilement dans le commerce sont particulièrement instructifs. La guerre de 1914-18 a permis de mettre au point l’art de disposer des petits sacs remplis de terre, de façon à établir un rempart mettant le combattant à peu près à l’abri des balles. Des matelas protègent aussi parfaitement. Mais ces ouvrages traitent surtout de la stratégie des barricades ; de la façon dont on doit disposer les armes à tir rapide : fusils mitrailleurs et mitrailleuses, afin d’avoir devant soi le champ de tir le plus étendu et de se garantir mutuellement, par des feux croisés, contre l’attaque de l’adversaire.

Destinés à l’armée, ces livres sont étudiés et commentés par les Révolutionnaires sérieux.

Les barricades furent, à l’origine, de simples chaînes qu’on tendait le soir à l’extrémité des rues, à l’heure du couvre-feu ; elles devaient préserver les citadins des voleurs. En 1358, Étienne Marcel, prévôt des marchands, transforma les chaînes des rues en un ensemble de fortifications, destinées non seulement à préserver les bourgeois des voleurs, mais aussi à sauvegarder leurs franchises. Elles leur furent enlevées en 1383 par les ducs d’Anjou, de Bourgogne et de Berri, oncles du roi Charles VI qui les fit déposer au château de Vincennes, d’où les retira Jean Sans Peur pour les restituer aux Parisiens et capter leur confiance. Ils s’en servirent d’ailleurs en 1436 contre la garnison anglaise qui occupait Paris, et la chassèrent. Nous retrouvons, désormais, dans l’histoire, le sens et le caractère actuels des barricades, à chaque mouvement. De moyen défensif au service de la police, elles deviennent un instrument nécessaire de la révolte contre le pouvoir.

En 1588, le 12 mai, Paris se couvre de barricades et chasse Henri III.

Le 26 août 1648, Anne d’Autriche ayant fait arrêter les conseillers Blancmesnil, Charton et Broussel, le peuple de Paris dressa des barricades dont quelques-unes étaient si hautes ― disent les historiens ― qu’il fallait des échelles pour les franchir, et obtint la libération des conseillers qui avaient eu le seul tort de dire ses vérités à la Régence. Ce mouvement porte dans l’histoire le nom de Première Fronde. Elle fut d’ailleurs suivie peu après de la Deuxième Fronde, qui mit le trône à deux doigts de sa perte.

La Fronde fut un mouvement intéressant en ce sens, que le peuple de Paris dressa les barricades pour des revendications politiques encore mal définies, mais qui annonçaient déjà 1789.

La Grande Révolution, elle, s’accomplit sans barricades, et ce n’est que le 13 Vendémiaire, sous le Directoire, qu’on les vit se dresser dans le quartier Saint-Honoré et de l’Église Saint-Roch. C’étaient les royalistes insurgés sous le commandement du général Darrican et qui furent foudroyés par l’artillerie républicaine que dirigeait le jeune Bonaparte.

Les 27, 28 et 29 juillet 1830, des barricades se dressent dans tout Paris ; les insurgés, après avoir battu les Suisses, pénètrent au Louvre et aux Tuileries. Le peuple y était déjà entré le 10 août 1792, il devait y entrer en février 1848 et en septembre 1870 ; chacune de ces visites fut la chute d’une monarchie. Les journées des 27, 28, 29 juillet 1830 portent dans l’histoire le nom des « Trois glorieuses ».

Sous Louis-Philippe, les barricades s’élèvent à maintes reprises pour protester contre la royauté, et le 24 février 1848, le roi abdiquait. La République fut proclamée. Les idées socialistes avaient éclos, le peuple réclamait d’autres droits que ceux fictifs de la Déclaration de 1789. La République eut aussi ses barricades et le Gouvernement Républicain fit mitrailler les ouvriers. « La République est morte », disait Lamennais au lendemain des journées de juin. ― « Je suis navrée, écrivait Georges Sand. Je ne crois plus à l’existence d’une République qui commence par tuer ses prolétaires. »

Des femmes s’étaient battues sur les barricades de juin 1848. Des femmes se battent encore en mai 1871 : 10.000, nous dit Louise Michel, qui en était. Elles avaient leur barricade, et elles moururent fièrement, sous les coups de Galliffet, de Thiers premier président de la 3e République Française.

Dernières en date, les barricades de la Commune furent les plus sanglantes : 35.000 Parisiens massacrés, et les plus belles par l’héroïsme des Communards et la valeur de leurs revendications. ― A. Lapeyre.


BASE. n. f. (du grec basis). Au sens propre du mot une base est la surface sur laquelle un corps est posé. Exemple : la base d’un édifice. Par extension, le mot base désigne également la partie inférieure d’un corps. Exemple : la base d’une montagne. Enfin, le mot base est fort employé au figuré dans le sens de principe. (Exemple : poser les bases d’une association) ou de soutien. (Exemple : le capitalisme est la base de la société actuelle.) De même que dans un édifice, dans le raisonnement la base est l’élément principal : si la base est faible, la maison croule ; si la base est faible, l’argument sera ruiné par le premier souffle contradictoire. Qu’il s’agisse donc de propagande par la parole ou par l’écrit, les militants doivent se soucier tout d’abord d’établir une base solide sur laquelle ils pourront ensuite faire reposer un raisonnement inattaquable. De même, pour attaquer l’argumentation de leurs adversaires, ils devront minutieusement dénoncer les cyniques mais fragiles mensonges sur lesquels ces adversaires appuient leurs thèses. Une fois la base ébranlée par une critique méthodique, tout le reste s’effondrera automatiquement, mais aussi que les compagnons prennent garde : leurs adversaires, pour les combattre, auront recours aux mêmes méthodes. Qu’ils méditent donc autant qu’il leur sera nécessaire et que la base de leurs raisonnements soit laborieusement étudiée et éprouvée, pour que nul n’y puisse découvrir une fissure.


BASILIQUE. n. f. du latin basilica qui, pris dans le sens de tribunal, a donné aussi naissance au mot basoche.

On a prétendu que le latin basilica avait eu lui-même son origine dans deux mots grecs désignant la maison du roi, spécialement la partie de cette maison où se tenaient les assemblées publiques et où se rendait la justice. De là, on a conclu qu’il n’y avait eu aucune différence dans ce genre de monuments chez les Grecs et chez les Romains. Mais on n’a jamais connu de basilique grecque. On a seulement cru pouvoir établir un rapport entre la basilique romaine et le portique grec, comme celui de Pœstum qui subsiste encore et qu’on a appelé improprement basilique de Pœstum, ne sachant quel nom donner à une colonnade qui n’était pas celle d’un temple.

Le portique grec a été à l’origine l’édifice attenant à l’agora d’Athènes sous lequel l’archonte-roi rendait la justice. On l’appelait portique du roi. À l’époque romaine, des écrivains traduisirent le latin basitica par les mots grecs signifiant maison du roi. Il est probable qu’il a existé en Grèce des constructions servant, comme les basiliques romaines, les loggie des républiques italiennes et les bourses d’aujourd’hui, d’abris aux gens d’affaires qui se réunissaient sur les places principales des villes. Il n’est pas resté de traces de ces constructions.

La basilique est donc essentiellement romaine. L’édifice est plus ancien que le mot. Sa forme primitive fut, dans les premiers temps de Rome, celle du lieu couvert où le Sénat se réunissait. Il y avait, au fond, une estrade sur laquelle, assis dans leurs chaises curules, les consuls rendaient la justice. Cette construction, qui était dans le voisinage du forum, en devint peu à peu le complément ; les gens d’affaires ou les promeneurs y trouvaient, contre le mauvais temps, un abri couvert, mais ouvert et sans murs, comme le portique grec. Elle s’agrandit suivant les besoins, s’élargissant par l’addition de portiques latéraux. C’est sans doute à la suite de ces agrandissements que le nom de basilique lui fut donné. Elle comporta alors, en général, une nef principale entourée de rangs de colonnes formant des allées. Les portiques de côté abritaient des boutiquiers et les gens de banque ou de commerce discutant de leurs affaires. Des places spéciales étaient réservées aux extrémités au tribunal. Au-dessus des bas-côtés, des galeries supérieures servaient de lieu de promenade pour les oisifs. Les basiliques devinrent des édifices de plus en plus somptueux par la beauté de leur architecture, leurs dimensions et leur richesse. Elles furent décorées de statues, de trophées, d’œuvres d’art diverses en bronze et en matières précieuses.

À propos de la basilique Ulpienne, Pausanias écrivait au iie siècle : « À Rome, le lieu où l’on rend la justice surprend par sa grandeur et sa magnificence ; ce qu’on y admire le plus, c’est un plafond de bronze qui règne d’un bout à l’autre. » Le plus ancien de ces monuments était la basilique Porcia construite au Nord du forum en l’an de Rome 570 (184 ans avant J.-C.). Il reste un grand nombre de basiliques romaines en Italie et en Afrique. Celle de Pompeï est la seule qui subsiste encore sans altérations.

Quand le Christianisme fut sorti des catacombes et que Constantin en eut fait la religion officielle de l’empire romain, il concéda aux évêques plusieurs basiliques, entre autres celle que le sénateur Lateranus avait fait construire au temps de Néron. Transformée en église, elle devint la première basilique de Saint-Jean-de-Latran. C’est à partir de cette époque que le nom de basilique fut donné à certaines églises, anciennes basiliques romaines transformées ou constructions nouvelles établies sur le modèle romain. Dans la basilique chrétienne, la forme antique demeura, mais l’église proprement dite fut fermée par des murs. Les galeries latérales furent arrêtées avant la nef et séparées d’elle par une ouverture transversale formant avec cette nef une croix ; une arcade en voûte placée sur des colonnes fut substituée à l’architrave. Cette substitution n’avait pas eu d’exemple dans l’antiquité et servit de type aux architectures qui suivirent : byzantine, romane, gothique.

Les chrétiens adoptèrent volontiers les basiliques romaines pour en faire leurs principales églises en raison de leurs vastes dimensions permettant de réunir de grandes assemblées de fidèles. De plus, l’usage qu’on avait fait avant eux de ces monuments ne leur était pas odieux, comme celui des temples qui avaient servi au paganisme et qu’ils s’employaient à détruire avec celui-ci. Les premières basiliques chrétiennes et les plus célèbres furent celles de Saint-Laurent, Sainte-Agnès, Saint-Paul, hors des murs de Rome. Elles furent imitées ensuite par celles plus somptueuses de Sainte-Marie Majeure et de Saint-Jean de Latran. La basilique chrétienne continua ainsi celle des Romains. À Rome, les églises dénommées basiliques restent toujours ouvertes, alors que les autres églises sont fermées à certaines heures.

Au moyen âge, on appela aussi basiliques des chapelles consacrées aux martyrs, des oratoires privés et des édicules élevés sur les tombeaux des grands.

On continue aujourd’hui à donner le nom de basiliques à de très grandes églises, et aussi, par une substitution pompeuse des termes, à des églises qui ne sont très grandes ni par leurs dimensions ni par leur beauté.

Palladio appela basiliques des constructions de la Renaissance ayant une destination semblable à celle des basiliques romaines. Le terme fut ensuite réservé de plus en plus à des édifices du culte et on donna les noms de palais de justice, hôtels de ville, bourses, etc…, aux monuments où se rendait la justice, où se traitaient les affaires publiques et celles de la banque et du commerce. ― Édouard Rothen.

Bibliographie : Dictionnaire National ou dictionnaire universel de la langue française, par Bescherelle aîné (Paris, 1856). ― Dictionnaire de l’Académie des Beaux-Arts (Paris, 1868). ― Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, par Daremberg et Saglio (Paris 1877).


BASOCHE. n. f. (du latin basilica, tribunal). On désignait jadis, sous le nom de basoche, le corps et la juridiction des clercs de procureur. Lorsque les rois de France habitaient le Palais de Justice, qu’on nommait souvent le Palais Royal, tous les clercs du parlement formaient une association, un corps connu sous le nom de basoche ; ceux qui en faisaient partie s’appelaient clercs de la basoche. Ils élisaient un roi, qui avait une cour, des armoiries et rendait la justice, deux fois par semaine, au Pré-aux-Clercs. La basoche présidait aux divertissements publics. Elle donnait des représentations théâtrales où l’on jouait des pièces appelées farces, soties, moralités. Tous les ans, le roi de la basoche passait la revue de ses sujets. Henri III supprima le titre de « roi de la basoche », Aujourd’hui, en langage familier, on désigne sous le nom de basoche l’ensemble des petits et gros parasites légaux : avoués, notaires, huissiers, etc…


BASSESSE. n. f. Au sens propre, le mot bassesse sert à désigner le manque d’élévation dans le rang, dans la position. C’est ainsi que les aristocrates reprochent aux individualités issues du peuple la bassesse de leur naissance. Mais le mot est beaucoup plus employé dans son sens figuré où il sert à désigner la petitesse d’esprit, le manque de dignité. Exemple : la bassesse de caractère des politiciens. Il faut mépriser les gens dont on devine la bassesse morale. Car ce sont ceux-là qui entravent toute action désintéressée, toute réalisation généreuse. Malheureusement, il existe beaucoup de ces individus méprisables qui ne savent que courber l’échine ou faire des platitudes, qui subordonnent tout à leur ambition, à leur soif d’argent ou encore, à leur désir de tranquillité. La lâcheté de ces individus est responsable de presque toutes les calamités car elle renforce la puissance des oppresseurs. Il n’est pas de pires ennemis pour les classes laborieuses que ces esclaves qui se font les chiens de garde des exploiteurs ou qui ne savent qu’approuver la conduite du maître. Les anarchistes doivent combattre sans répit la bassesse morale qui fait de constants ravages dans les rangs des opprimés. Pour que soit prochaine la libération de l’humanité, il faut inoculer au peuple tout entier le sérum de la générosité et de la dignité humaine.


BASTILLE. n. f. Autrefois une bastille était un ouvrage détaché de fortification. Puis le mot a servi à désigner un château fort et est enfin devenu célèbre en tant que nom de l’ancienne prison d’État de Paris. La Bastille, construite à Paris, à la porte Saint-Antoine, fut commencée sous Charles V par le prévôt Hugues Aubriot en 1370, et terminée en 1382. Elle devint bientôt une prison d’État qui reçut, entre autres détenus illustres : Jacques d’Armagnac, Bassompière, Foucquet, L’Homme au Masque de Fer, la marquise de Brinvilliers, le duc d’Orléans, Voltaire, Laly-Tollendal, Latude, etc… Cette forteresse ne tarda pas à devenir le symbole de l’absolutisme royal et du régime du bon plaisir. Aussi fut-elle prise d’assaut et détruite, le 14 juillet 1789, par le peuple de Paris en révolution. Le 14 juillet 1789 est certainement une des plus belles journées révolutionnaires du monde entier. Plus tard, en 1880, le gouvernement français, pour mieux berner le peuple dit « souverain », choisit comme fête nationale le 14 juillet, jour anniversaire de la prise de la Bastille. Ainsi a-t-il fallu que le souvenir de cette journée glorieuse soit sali chaque année par une mascarade politicienne. Par extension, le mot bastille sert aujourd’hui à désigner une prison quelconque, un moyen d’asservissement.


BASTONNADE. n. f. (du vieux français baston pour bâton). Volée de coups de bâton. La bastonnade qui ne se pratique guère aujourd’hui était fort courante jadis. Un seigneur faisait bâtonner ses sujets jusqu’à ce que mort s’ensuive si tel était son bon plaisir. Les écrivains eux-mêmes n’étaient pas à l’abri des coups. On se souvient que Voltaire ayant raillé un Grand dans une satire, cet important personnage fit cruellement bâtonner le malheureux poète par ses gens. Il est encore beaucoup d’individus qui estiment, aujourd’hui encore, que « la raison du bâton est toujours la meilleure », mais le peuple, moins passif que jadis, ne saurait plus supporter ces infâmes procédés de brutes.


BÂTARD. adj. et n. (de bât, engendré sur le bât, dans une auberge). Se dit de celui qui est né de parents non mariés ensemble. Jusqu’à nos jours ― et même à l’heure actuelle ― le bâtard a dû subir d’innombrables vexations. Il fut toujours mis en état d’infériorité et dépouillé de ses droits en faveur de l’enfant légitime. La société, cette marâtre, qui hait les indépendants, se vengeait sur des innocents du « crime » commis par ceux qui avaient trouvé bon de s’aimer et d’enfanter sans le concours des chinoiseries religieuses ou légales. Ce sont les grands révolutionnaires de 1789 qui mirent les bâtards sur le même pied que les enfants légitimes. Mais, de nouveau, le Code civil favorise les enfants légitimes pour « sauvegarder les institutions familiales », La IIIe république a quelque peu amélioré la situation en réagissant contre les tendances du Code civil. Toutefois, il n’en reste pas moins que, de nos jours encore, le bâtard est victime d’une sorte de discrédit moral ― et parfois matériel. Il importe de réagir contre cet absurde discrédit, conséquence des préjugés ancestraux.


BATELEUR. n. m. Au sens propre, on désigne sous le nom de bateleur la personne qui amuse le public, en plein vent, par des bouffonneries, des tours de force et d’adresse. Au sens figuré, le mot est employé pour désigner les politiciens et charlatans parlementaires qui s’efforcent de surprendre la bonne foi un peu naïve du peuple en lui promettant la lune ou en essayant de l’embrigader dans un parti. Ces bateleurs-là sont dangereux. Ce sont de vils commerçants dont le seul but est de duper leurs clients, en l’occurrence les électeurs. Leur échine souple leur permet toutes les volte-face. Leur manque de scrupules leur permet tous les reniements. Seule leur importe la satisfaction de leur ambition. La foule n’est pour eux qu’un tréteau qu’ils renverseront du pied quand ils se jugeront assez haut arrivés. Ils n’estiment dans le peuple qu’un instrument docile qu’ils arrivent, avec un peu de doigté, à manier au mieux de leurs intérêts. Certains, moins crédules que les autres, sourient en voyant les bateleurs développer leurs boniments. Il ne faut pas sourire, car l’arrivisme néfaste de ces intrigants est trop souvent la cause des pires catastrophes. Il faut les chasser du forum comme des malfaiteurs sociaux.


BATTAGE. n. m. Charlatanisme intéressé. Le battage est passé dans nos mœurs et s’emploie aujourd’hui en tout. Les commerçants s’en servent, dans leur publicité, pour vanter les qualités inexistantes de leurs produits et pour mieux voler les acheteurs. C’est à qui trouvera une méthode plus bruyante pour attirer l’attention du public. Mais ce n’est pas dans le commerce seulement que le battage règne en maître. C’est en politique qu’il atteint son plus parfait perfectionnement. Alors que dans le domaine commercial le battage permet d’écouler une marchandise inférieure, en politique il permet de placer une marchandise illusoire. À leurs victimes, les commerçants sans scrupules donnent toujours quelque chose, si peu que ce soit ; à leurs victimes, les politiciens ne donnent rien du tout… si ce n’est un peu de prison quand par hasard s’élèvent des protestations. Mais si, le marché conclu, les politiciens ne donnent rien, il faut reconnaître que tout d’abord ils n’ont pas été chiches de promesses. C’est là qu’intervient le battage. Pour séduire et berner leurs électeurs, ils ont recours à tous les moyens : discours pompeux faisant vibrer la corde sentimentale, diatribes enflammées contre les iniquités du jour, serments solennels, invocations des morts, promesses de paix, de sécurité, d’abondance, de liberté, de justice, etc., etc… tout y passe. C’est le battage électoral Les candidats s’injurient publiquement et se serrent la main dans les coulisses. Populo s’enthousiasme. On voit la chose dangereuse qu’est le battage, une méthode d’arrivisme et d’imposture. Tous les exploiteurs s’en servent : mercantis, politiciens, hommes d’église. Il ne faut pas en être dupe ; c’est pour cela que les anarchistes ne doivent jamais manquer, chaque fois qu’ils le peuvent, d’aller démasquer les hâbleurs malfaisants qui vivent de la crédulité populaire. ― Georges Vidal.


BEAUTÉ. Substantif féminin exprimant la qualité de ce qui est beau. On dit souvent : le beau pour la beauté. L’adjectif beau, qui viendrait du latin bellus, se disait d’abord bel. Cette première forme est encore employée dans certains cas. Son féminin, belle, est resté celui de beau. Bel a fait au moyen âge beltet qui est devenu beauté.

La beauté est « la manifestation sensible de la perfection physique ou morale qui éveille le sentiment de l’admiration ». Cette formule lapidaire du Dictionnaire Hatzfeld, Darmesteter et Thomas, est, dans sa sècheresse, la plus exacte de celles que nous offre ce genre d’ouvrages. Nous verrons de quelle façon elle doit être comprise et étendue.

Dans les applications usuelles du mot beauté, on entend plus souvent ce qui plaît par un caractère brillant et ce qui est agréable aux sens que ce qui présente une véritable perfection, surtout morale. De là des conceptions inexactes de la beauté et des emplois, si peu justifiés de son terme, qu’ils prennent parfois un air d’ironie par exemple lorsqu’on dit : le beau monde, la belle société, le bel air. La notion de la beauté est d’autant plus fausse qu’elle comporte moins de perfection morale ; elle est d’autant plus conventionnelle et peu durable qu’on prétend la placer davantage en dehors ou au-dessus de la nature.

Dans les usages courants on entend :

La beauté des êtres animés et des choses dans leurs aspects extérieurs : une belle femme, un beau cheval, une belle campagne, une belle saison.

Celle des choses qui sont en bon état, bien faites : une belle santé, un beau meuble.

Celle de l’homme qui fait bien une chose et de l’instrument dont il se sert, identifié avec lui : un beau sculpteur, ou un beau ciseau, pour dire un bon sculpteur.

Celle des productions de l’esprit : les beaux-arts, les belles-lettres.

Celle des qualités morales des individus, de la grandeur, de la noblesse, de la générosité qui sont en eux : un beau caractère, une belle âme, de beaux sentiments.

Dans des conditions qui ne comportent que très relativement l’idée de beauté, on appelle beau ce qui est simplement bienséant, convenable, honnête, heureux, avantageux, favorable. On dit : « il est beau d’être propre, ou poli, ou scrupuleux », « c’est un beau succès », « il a une belle situation », « voilà une belle occasion ».

Au propre ou au figuré, on donne la qualité de beau à ce qui est gros, considérable, précieux, important, réussi, en bien ou en mal indifféremment : un beau melon, un bel héritage, un beau collier, une belle armée, une belle maladie, un bel incendie, un beau crime, un beau coup.

Ironiquement, on applique le mot beau à ce qui est trompeur, laid, ridicule ou malfaisant : Voilà de belles promesses ! … Quel beau nez ! … C’est un beau général ! … Quel beau scélérat !

Les mots beauté et beau ont quantité d’autres usages, très souvent injustifiés, mais qui montrent combien le sentiment de l’admiration est un besoin important de l’individu et combien il l’exprime naturellement et spontanément devant les formes les plus diverses de la vie, et souvent les moins admirables, quitte à le corriger ensuite à la réflexion.

On admet généralement que beau vient du latin bellus. Le Larousse remarque, avec juste raison, que cette étymologie est insuffisante pour un mot d’une si grande importance et d’un usage si fréquent. Bellus était un diminutif de bonus et s’appliquait, en parlant des personnes et des choses, à ce qui était bon, en bon état, joli, charmant, élégant, délicat. Bonus désignait ce qui était bon et beau en général. Les termes latins qui correspondent le plus exactement aux définitions données aujourd’hui de la beauté et du beau sont : pulchritudo (beauté) et pulcher (beau), avec les dérivés pulchra et pulchrum. Mais bonus et bellus expriment plus exactement l’idée que les anciens se faisaient du beau. Les Grecs confondaient le beau avec le bien et en avaient fait un seul mot. Ils ne séparaient la morale ni de l’esthétique, ni de la politique. Socrate préférait la perfection de l’âme à celle du corps ; les vrais artistes étaient, à ses yeux, ceux qui représentaient la beauté morale. Platon développa et répandit les principes de Socrate. Pour lui, tout ce qui était bon était beau, et la source de la beauté était par excellence dans le bien dont elle était la splendeur. Il voulait faire servir le beau à l’éducation des hommes d’État, de l’élite, du peuple. « La beauté dans les choses est par essence le rayonnement de l’idéal à travers le sensible ; il était naturel que Platon la célébrât avec un enthousiasme que devaient partager un pays et un temps où le culte de l’art était comme une religion nationale ». (Henri Marion, Grande Encyclopédie.) Aristote établit la distinction entre le bon, qui réside dans les actes et peut changer, et le beau qui est dans ce qui ne supporte pas de changement. Les deux conditions de la beauté étaient pour lui la grandeur et l’ordre. Les stoïciens identifièrent plus complètement le bien et le beau. Dans la même voie, les philosophes d’Alexandrie assignèrent à la beauté des fins de plus en plus spiritualistes ; Plotin faisait servir les sentiments qu’elle inspirait à l’élévation de l’âme. L’idée de la beauté aboutit ainsi, sous des formes mystiques, à saint Augustin, qui ébaucha une théorie du beau dans ses deux traités : De la vraie Religion et De la Musique. On ne la retrouve plus ensuite que vaguement rappelée chez les philosophes du Moyen-Âge et de la Renaissance.

C’est au xviiie siècle, alors que la société moderne perdait de plus en plus le sentiment de la beauté, qu’on créa la science du beau. Baumgarten lui donna le nom d’esthétique qu’elle a gardé. La mystique et la métaphysique, qui n’avaient, au Moyen-Âge et pendant la Renaissance, que vaguement enveloppé et obscurci l’idée de la beauté épanouie alors dans le libre essor de la vie et de l’art, allaient se compliquer de philosophie, de psychologie, de physiologie et de technique. Ainsi que l’art, la beauté allait devenir, dans le sentiment des hommes, de moins en moins naturelle, spontanée, émouvante. Grâce à la chimie des « abstracteurs de quintessence » penchés sur elle « à grand renfort de bésicles », on allait la soumettre à des classifications, des formules, des règles qui la rendaient de plus en plus conventionnelle, savante, bégueule et incompréhensible à la spontanéité de ceux qui, simplement, la sentent sans souci de l’expliquer. On allait l’engager dans la voie inverse à celle que Méphistophélès fait prendre à Faust en lui disant :

Partons donc pour connaître la vie,
Et laisse le fatras de la philosophie.

Ce n’est pas que l’idée de beauté n’eût été déjà compliquée dans l’antiquité. Elle avait été claire pour Aristote. Lorsqu’on lui demandait : « Qu’est-ce que la beauté ? », il répondait : « Laissez faire cette question à des aveugles », exprimant par là que la beauté est visible et sensible pour tous ceux qui ont des yeux et des sentiments. Mais il y avait déjà des gens qui l’obscurcissaient, soit parce qu’ils étaient incapables de voir et de sentir, soit par système et de mauvaise foi. Aristote lui-même, avec la plupart des philosophes, affectait la difficulté, « pour amuser la curiosité de notre esprit », dit Montaigne. Le même Montaigne a aussi remarqué que la difficulté était recherchée par les savants pour cacher le vide de leurs idées et donner la change à « l’humaine bêtise ». Lucrèce critiquait l’obscurité du langage d’Héraclite qui valait à ce « ténébreux » l’admiration des hommes superficiels. Le poète grec Lycophron écrivait de façon énigmatique. Il déclarait qu’il se pendrait si quelqu’un pouvait entendre son poème de la Prophétie de Cassandre. Il est probable qu’il ne l’entendait pas davantage lui-même. Vingt siècles plus tard, Hegel, à qui M. Maurice Barrès devait emprunter de nos jours ce genre de mystification, allait déclarer qu’un philosophe devait être obscur, et Destouches pouvait répéter dans une de ses comédies le mot qu’on disait déjà au temps de Quintilien : « Cela doit être beau, car je n’y comprends rien ». Depuis, le nombre n’a diminué de ceux qui trouvent beau ce qu’ils ne comprennent pas. Au contraire, grâce au snobisme, on voit consacrer de plus en plus sous cette forme la souveraineté de « l’humaine bêtise ». Voltaire, qui ne s’embarrassait pas de nuées et fut un des esprits les plus clairs et les plus lucides de tous les temps, jugeait que les opinions des philosophes sur la beauté étaient du « galimatias » et refusait d’écrire un traité du beau.

C’est précisément par un Traité du Beau, du philosophe suisse de Crousaz, paru en 1712, que commencèrent les études modernes de la beauté. Hutcheson continua, en Angleterre, par ses Recherches sur l’origine de nos idées de beauté et de vertu, publiées en 1725 sous l’anonymat. Il fut suivi, en France, par le Père André (Essai sur le Beau, 1741), et par Batteux (Les Beaux-Arts réduits à un même Principe, 1746) ; en Allemagne, par Baumgarten (les Œsthetica, 1750-1758). Vinrent ensuite les travaux de Burke (Recherches philosophiques sur nos Idées du Beau et du Sublime, 1757), Diderot (article Beau, de l’Encycopédie, 1751. Histoire de la Peinture en cire, 1755 ; Salons, 1759-81) ; Rameau et J.-J. Rousseau sur la Théorie de la Musique ; Reid (Recherches sur l’Entendement humain, 1764) ; Kant (Critique du Jugement, 1790) ; Schiller (Lettres esthétiques, 1795) ; Schelling (Écrits philosophiques, 1809) ; J. Droz : (Le beau dans les arts. 1815) ; Schopenhauer : (Le Monde considéré comme représentation et volonté, 3e livre, 1819) ; et un grand nombre d’autres auteurs, surtout allemands. Après la mort d’Hegel, en 1831, on publia ses Leçons sur l’Esthétique. En Angleterre, parurent au xixe siècle, les œuvres de Bain, Spencer, James Sully, Grant Allen et particulièrement Ruskin. En France, l’étude du beau et de l’art occupa Stendhal : (Histoire de la Peinture, en Italie, 1817, et d’autres écrits de critique) ; V. Cousin : (Le Vrai, le Beau, le Bien, 1837) ; Jouffroy : (Cours d’Esthétique, 1826-1843) ; Lamennais : (Esquisse d’une Philosophie, 1840) ; Emeric David : (Vie des Artistes, 1853) ; Chaignet : (Principes de la Science du Beau, 1860) ; Ch. Lévêque : (La Science du Beau, 1861) ; Proudhon : (Du Principe de l’Art et de sa Destination sociale, 1865) ; Fromentin : (Les Maîtres d’autrefois, 1876).

Taine appliqua à l’étude du beau, ses méthodes rigoureusement scientifiques en recherchant plus particulièrement, dans ses ouvrages sur ce sujet, la formation de l’art et des artistes. Des méthodes également scientifiques furent celles de Helmholtz et Blaserna dans leurs travaux sur la musique, de Brucke : (Physiologie des Couleurs, 1860. ― Principe des Beaux-Arts, 1877) ; de Rood : (Théorie scientifique des Couleurs, 1881) ; de Sully-Prudhomme : (l’Expression dans les Beaux-Arts, 1883) ; de G. Séailles : (Essai sur le Génie dans l’Art, 1884) ; de Lechalas : (Modes d’action de la musique ; Comparaisons entre la peinture et la musique, 1884-85) ; de Guyau : (Problèmes d’Esthétique, 1884 ; l’Art au point de vue Sociologique, 1889) ; de Souriau : (Esthétique du Mouvement, 1889) ; de Griveau : (Les Éléments du Beau, 1892), etc…

Bien que Jouffroy ait constaté qu’il y a sur la question du beau beaucoup moins de travaux que sur celle de l’être ou celle du bien et du mal, on n’en finirait pas d’énumérer les auteurs qui l’ont traitée. Il serait de plus, bien difficile de tirer de leurs ouvrages un accord de principes définitifs. Comme l’a encore dit Jouffroy, il n’y a presque pas de guides à suivre ; car il est impossible de prononcer d’une façon absolue sur cette question. Elle est aussi compliquée que celle de l’art lorsqu’on veut établir sur elle des théories, et leur multiplicité ne peut que l’obscurcir au lieu de l’éclaircir. Ce qu’il y a à faire devant le beau, comme devant, toutes les manifestations de la vie, au lieu de construire des systèmes plus ou moins séduisants, c’est d’observer, de voir aussi clair que possible, et c’est surtout d’éviter toute interprétation qui pourrait fausser ou diminuer les satisfactions que ce beau peut nous procurer. Gardons-nous des fabricateurs qui voudraient interposer les nuages de leurs systèmes entre nos yeux et le soleil de la beauté.

La première observation à faire est que le sentiment de la beauté, comme celui de l’art, se trouve répandu dans toute la nature. Tous les êtres normalement constitués, animaux ou humains, y sont sensibles et recherchent le beau sous toutes ses formes, soit naturelles, soit artificielles, soit élémentaires, soit supérieures. La beauté n’est donc, pas plus que l’art, l’apanage de la seule humanité et, parmi elle, d’hommes supérieurs qui composent des élites. C’est cette sensibilité devant la beauté qui a créé le besoin de l’art pour la mettre en évidence, pour la rendre plus brillante, d’abord dans le but, primitif et commun à tous les êtres de plaire, ensuite pour des fins de plus en plus élevées. Les animaux cherchent à donner plus d’éclat à leur beauté naturelle par les soins qu’ils prennent de leur pelage, de leur plumage, et par la séduction qu’ils s’efforcent de mettre dans leurs attitudes et dans leur langage. Il n’en est pas autrement chez les humains. N’ayant ni pelage, ni plumage, ils empruntent ceux des animaux, ils usent d’artifices pour faire valoir leur beauté ou pour faire croire à celle qu’ils ne possèdent pas. C’est ainsi que dans bien des cas, le geai se pare des plumes du paon.

La deuxième observation à faire est que l’idée de beauté est d’autant plus conventionnelle qu’elle est plus fondée sur des aspects extérieurs et, en même temps, qu’elle s’écarte davantage de la nature. Ses formes varient alors à l’infini avec les espèces et les races, suivant les latitudes, le temps, la mode et les préférences personnelles. Les grâces barrissantes de l’éléphant, que nous raillons et qui épouvantent les autres animaux, le rendent irrésistible auprès de sa femelle. La beauté humaine, celle de la femme en particulier, n’a pas le même type dans toutes les contrées. Chaque race en a choisi un suivant ses propres caractéristiques. Pour les Européens, ce type est celui de la statuaire grecque antique ; il diffère sensiblement de celui des Arabes et encore plus de celui de certains nègres qui voient la beauté sous des aspects qui sont à nos yeux repoussants. Les moyens de séduction qui complètent ceux de la beauté dans les rapports amoureux, sont tout aussi différents. Le baiser, dans toutes ses variétés même les plus chastes, est un objet de dégoût pour certains peuples, et les odeurs d’une espèce ou d’une race sont insupportables aux autres.

Avec la mode, l’idée de beauté est encore plus conventionnelle et subit les déformations et les contradictions les plus invraisemblables. La nudité, qui est la forme la plus universellement reconnue de la beauté humaine, étant la plus naturelle et la plus pure lorsqu’elle n’est pas déshonorée par des malpropretés physiques et morales, prend tous les aspects de la laideur et de l’indécence grâce à la mode. Non seulement la mode rend ridicules la plupart de ceux qui la suivent, mais elle avilit la femme, qui se livre à elle et lui remet le soin de sa pudeur, n’hésitant pas, dans bien des cas et dans l’espoir de paraître plus belle, à prendre les allures de ces luronnes qui faisaient dire à Jean de Meung, dans le Roman de la Rose :

« Toutes êtes, serez ou fûtes,
De fait ou de volonté putes,
Et qui bien vous étudierait
Toutes putes vous trouverait.
 »

Des milliers d’individus se croient beaux parce qu’ils ressemblent aux gravures des catalogues de grands magasins et portent tous, dans le même temps, le même vêtement sans souci de son rapport avec leur anatomie particulière. L’engouement pour la mode va jusqu’au mépris de la santé. Suivant que l’époque est plus ou moins neurasthénique, qu’elle est « dame aux camélias » ou qu’elle marche « à l’ombre des épées », on se fait grossir ou maigrir, on se donne un teint pâle ou coloré, on se fait pousser du poil ou on s’épile au moyen de drogues qui procurent toutes sortes de malaises, mais enrichissent les malfaiteurs patentés qui les vendent. On se soumet à la torture du corset, des chaussures étroites ou à talons hauts, et la femme qui croit s’être rendue ainsi plus belle, se montre avec un visage peinturluré, congestionné et grimaçant de douleur. On ne sait pas que la première des beautés, pour l’homme et pour la femme, est dans une bonne santé qui s’entretient par l’harmonie du corps, librement épanoui dans tous ses mouvements, et qui répand la sérénité sur le visage. Combien de fois les beaux vêtements recouvrent des corps qu’on ne lave jamais ! On voit jouer dans les rues des fillettes dont les jambes nues sont recouvertes d’une épaisse crasse, mais elles ont des cheveux soigneusement taillés à la Ninon. Qui prendra l’initiative de mettre à la mode la propreté et la santé ? Personne parmi les dirigeants de l’état social actuel, car réalisées au physique, elles feraient naître infailliblement un besoin d’émancipation intellectuelle et morale qui ne s’accommoderait plus de l’esclavage et de l’avilissement où les travailleurs sont tenus par leurs maîtres. Jean Rictus a dit fort justement :

« Ouvrier mon frère, Ouvrier ;
Crois que ma parole est profonde.
Avant de dominer le monde
Commence par te laver les pieds.
 »

La beauté de la mode, c’est celle des sépulcres blanchis dont parle l’Évangile.

En art, la mode n’est pas moins capricieuse et dépourvue de toute préoccupation véritablement esthétique. Son choix, parmi les objets plus ou moins dignes d’admiration, va généralement aux plus mauvais, aux spectacles violents, aux couleurs criardes, aux musiques où le sentiment coule comme de la mélasse, à tout ce qui excite brutalement ou niaisement les sens de la foule au lieu d’exercer son goût. Si elle jette son dévolu sur du beau véritable, c’est pour le travestir, le souiller en en faisant un objet de négoce et en le mêlant aux passions qui agitent l’opinion. Elle débite le beau en série. Elle multiplie, par exemple, les femmes nues de Henner, les salles à manger hollandaises, les statuettes de Tanagra, fabriquées à des milliers d’exemplaires, jusque dans les prisons disent certains. Elle groupe les caravanes Cook, qui se répandent comme des nuées de sauterelles, des fiords de la Norvège aux pampas de l’Argentine, transportant la béate stupidité de leurs clients cossus des représentations d’Oberammergau aux courses de taureaux de Madrid ou aux fumeries d’opium de Chine. Elle fait se retrouver dans les palaces du monde entier, la même humanité interchangeable, les mêmes hommes en smoking, les mêmes femmes oxygénées, qui mangent les mêmes nouilles financières, lisent le même roman de M. Bourget, dansent le même fox-trott et écoutent par la télégraphie sans-fil, le même discours d’un farceur politicien ou la même Prière d’une Vierge.

Enfin, la mode trouve son ultime expression dans le snobisme qui lui donne, à l’usage de ce qu’on appelle « l’élite », des formes pas plus intelligentes, mais plus maniérées, moins « démocratiques ». C’est le snobisme qui fait admirer sans comprendre et manifester la satisfaction la plus vive, par des gens qui s’ennuient mortellement. Par lui, ceux qui sifflaient furieusement Wagner, il y a trente ans, sont devenus ensuite ses plus bruyants admirateurs pour se remettre à le siffler durant la « Grande Guerre ». Dans les premiers jours de cette guerre, les journaux faisaient une publicité admirative à ce mot d’un ministre des Beaux-Arts, qui montrait ainsi, qu’un ministre n’est parfois qu’un sot plus décoratif : « Enfin, je vais pouvoir dire que Wagner m’ennuie !… » L’académicien Frédéric Masson, qui a passé sa vie à chercher la beauté dans les pots de chambre napoléoniens, écrivait : « Si les wagnériens sont inconscients, qu’on les enferme ; s’ils sont sincères, qu’on les fusille. » Dans les casinos de Vichy, de Nice et autres lieux, entre une partie de roulette et un tango, Wagner était sifflé par les patriotes grassement installés dans les tripotages et dans la vadrouille de guerre. Pendant ce temps, de véritables artistes qui se battaient et qui furent tués pour défendre tout ce beau monde, se jouaient dans les tranchées la musique du même Wagner, se consolant de « l’humaine bêtise » en communiant avec la beauté universelle et éternelle si au-dessus du snobisme des patriotes de proie et de sang… Depuis, Wagner est redevenu à la mode, étant le seul capable, par l’action de son génie sur le véritable public, de procurer à l’Opéra des recettes qui le sauvent de la faillite. Et le snobisme s’affirme ainsi dans son intégrale insanité ; il insulte le génie, mais il s’incline toujours devant la recette. Ce snobisme est la confusion de Babel pour les pauvres cervelles qui n’ont pas la force de se diriger elles-mêmes, d’échapper à la tyrannie exercée au nom de « l’esprit » par les mercantis qui en vivent. Ils imposent tour à tour le conservatisme académique des bonzes pétrifiés qui défendent à l’art de se renouveler, ou les élucubrations les plus extravagantes de véritables aliénés. Ils consacrent la royauté des éditeurs et des marchands qui ont misé sur des « poulains » dont ils trustent la production, et celle des directeurs d’entreprises dites « artistiques », parfois aussi illettrés que les catins érigées par eux au rang d’artistese, qui confondent l’art avec la pornographie. Leur champ d’action s’étend de « Gaga » à « Dada », et ils font du domaine du beau, une immense foire et un vaste lupanar.

Non moins conventionnelle, et encore plus particulière à chaque individu, est la beauté vue à travers l’amour. Ce n’est pas pour la beauté qu’elle possède, qu’un homme aime une femme, et réciproquement ; c’est pour celle qu’il ou qu’elle lui voit. « Le jour où l’on prouvera que celui qui aime ne trouve pas son amante la plus belle des femmes, je croirai qu’il y a une théorie de la beauté », a dit Paul d’Ambly. Cette beauté n’est le plus souvent, qu’une illusion, et ne dure qu’un temps, celui de la passion, si elle n’est qu’extérieure. Ses attraits sont emportés par la flétrissure de la maladie ou de l’âge, quand l’illusion n’a pas été déjà détruite par la satiété du plaisir sexuel que les êtres recherchent avant toute autre chose. C’est ainsi que parfois « une belle passion à vingt ans désenchante tout le reste de la vie » (P. Limayrac). La beauté humaine, comme toute beauté, ne peut inspirer une admiration et un attachement durables que lorsqu’elle est rendue elle-même durable par des qualités morales qui ne s’effacent pas. Elle n’est plus alors l’illusion d’un être qui s’attache à des apparences, elle est une réalité sensible pour tous. Suivant le mot de Boursault : « Un homme est assez beau quand il a l’âme belle ».

Voltaire a dit : « Le beau qui ne frappe que les sens, l’imagination, et ce qu’on appelle l’esprit, est souvent incertain. Le beau qui parle au cœur ne l’est pas ». Le beau qui ne frappe que les sens et l’imagination (ou sens intérieur), est variable suivant les sensations que chacun en éprouve ; il apporte vite la satiété. Celui qui s’adresse à l’esprit, c’est-à-dire à l’intelligence, varie pour chacun suivant son mode de jugement, son goût personnel formé de son tempérament, de son éducation, du degré de ses connaissances ou de ses tendances esthétiques. De là, la multiplicité des définitions du beau comme de celles de l’art. « Le beau consiste dans l’ordre et la grandeur », a dit Aristote. Comme lui, Lacordaire ne voyait pas de beauté sans l’ordre et, pour Lamennais, « il y a beauté partout où il y a ordre ». Boileau n’était pas ennemi d’un « beau désordre » qui est « un effet de l’art ». Platon disait : « La mesure et la proportion constituent la beauté ». et Bossuet : « Juger de la beauté, c’est juger de l’ordre, de la proportion et de la justesse ». J.-B. Rousseau, Béranger, Lamennais, Vinet, Gérando, Alletz, Renan voyaient le beau dans le vrai. De même Boileau disant : « Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable », à quoi A. de Musset ripostait : « Rien n’est vrai que le beau, rien n’est vrai sans beauté ». D’après le sculpteur Rodin, « Il n’y a qu’une beauté, celle de la vérité qui se révèle ». Pour Brizeux : « Le beau est vers le bien un sentier radieux ». Enfin, tandis que pour Kant « Le beau est ce qui plait universellement sans concept », pour Hegel : « C’est l’identité de l’idée et de la forme ».

Toutes ces définitions et d’autres, plus ou moins alambiquées, qu’il serait trop long de citer, n’ont une valeur exacte que dans la mesure où elle font la part du cœur, c’est-à dire de notre sensibilité morale, dans les impressions que fait naître la beauté. Il n’y a pas de beauté vraie et durable, même dans la perfection physique, si elle n’est pas accompagnée de perfection morale. « La beauté morale est le fond de toute vraie beauté » (V. Cousin). « La beauté morale peut durer toujours » (Mme Romieu). Le nombre est infini de ceux pour qui la morale est étrangère à la beauté ou qui lui donnent un autre sens que celui qu’elle doit avoir. Aussi, ne croyons-nous pas inutile de préciser comment nous l’entendons quand nous en parlons à propos du beau moral. Nous la voyons dans la propreté des intentions et dans la pureté des sentiments. Nous refusons de la diminuer en la confondant avec les morales conventionnelles. Le beau moral est au-dessus et en-dehors d’elles, il est dans la nature où rien n’est immoral. L’immoralité, c’est la saleté des intentions, c’est l’hypocrisie des moralistes et des marchands de vertu qui ont inventé le vice et qui en vivent ; c’est la fausse pudeur des Florentins et de cet Arétin ― combien qualifié pour parler au nom de la morale ! ― qui étaient choqués de la nudité du David de Michel Ange et de l’indécence de son Jugement dernier ; c’est le geste de Tartufe, tendant son mouchoir à Dorine en lui disant : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir ».

Le beau moral ne se sépare pas du bien, du bon, du juste, du vrai et de l’utile, considérés comme valeurs morales. Ils ne sont pas à eux seuls la beauté ; ils lui donnent sa complète expression. Par eux, « le beau réside dans ce qui ne supporte pas de changement » (Aristote), « le beau est dans la forme finale » (A. Karr), « le beau est la splendeur du bien » (Platon), « la beauté est la créature de l’amour » (Lacordaire), « le goût du beau ne connait pas l’intolérance » (Renan), « le beau ne plait qu’un jour si le beau n’est utile » (Saint-Lambert). Mais tout d’abord, « le beau est toujours intelligible, ou du moins doit l’être » (Gœthe). « Le beau abstrait est la chimère des artistes paresseux qui négligent le beau visible » (Emeric David).

Dans son article, très substantiel, de la Grande Encyclopédie, sur la beauté, M. Henri Marion, professeur à la Sorbonne, a écrit entre-autres choses intéressantes : « Le beau s’adresse à l’homme tout entier, à la raison comme au cœur, à la pensée comme aux sens et à l’imagination. Il émeut toutes nos puissances à la fois, de là, la plénitude du sentiment qu’il excite… Précisément parce qu’il diffère de la sensation égoïste, le sentiment du beau est par essence désintéressé, généreux. Il tend à se communiquer ; il favorise l’épanouissement des affections sympathiques et de la sociabilité ». Parlant de la place que l’enseignement de la beauté devrait occuper dans une éducation démocratique, M. Marion dit encore : « Plus l’enfant du peuple risque d’être asservi aux dures nécessités et esclave du besoin, plus on lui doit, si on veut faire de lui un homme libre, de le faire participer autant que possible, à la culture qui élève, délivre et console. Le munir des connaissances nécessaires est peu ; il a droit à sa part de ce qui orne et rehausse la vie. Et en la lui donnant, on travaille à son éducation morale d’une façon qui, pour être indirecte, n’en est peut-être que plus efficace ». M. Marion se rencontre ici avec Edgar Quinet, exprimant ses magnifiques espoirs démocratiques : « Les démocraties modernes, ou seront condamnées à une honteuse infériorité à l’égard des pouvoirs qui les ont précédées, ou se mettront à la tête des éternelles et splendides doctrines du genre humain : justice, amour, beauté, immortalité, héroïsme, conscience, plaisirs de l’âme, tradition de toutes les intelligences qui ont éclairé et orné les temps passés ». Mais, par une sorte de contradiction, en même temps qu’il démontre ainsi l’utilité de la beauté pour l’individu tout entier, dans sa vie particulière et dans la vie sociale, M. Marion établit entre le beau et l’utile une distinction qui les sépare nettement et constitue une véritable théorie du « beau pour le beau », rappelant celle de « l’art pour l’art ». Il dit entre-autres : « Qu’est-ce que l’utile, sinon ce qui sert à quelque chose ? Or, à quoi sert une Sainte Famille de Raphaël, la Vénus de Milo, une symphonie ? Le beau est sa fin à lui-même ; il se suffit. Il ne sert à rien, qu’à enchanter ceux qui le goûtent. C’est un luxe, un surcroît, un heureux superflu… L’objet beau, comme tel, se suffit à lui-même, se justifie par sa beauté même et n’est pas moyen pour autre chose. À quoi sert un bel enfant ? a fort bien demandé un humoriste ». Sauf le respect que nous devons à un professeur de Sorbonne, il nous semble que nous voici plongés en plein « galimatias », comme aurait dit Voltaire. La boutade de l’humoriste ne prouve qu’une chose : la bêtise de l’humoriste. De la même façon, on pourrait demander : « À quoi sert un humoriste ? » et poser la question pour tout ce qui existe et pour la vie elle-même. « À quoi sert la vie ? » Nous défions bien M. Marion, et tous les humoristes du monde, de faire une réponse à cette question, s’ils ne peuvent dire à quoi sert un bel enfant. Ce qui nous intéresse, nous tous, simples hommes qui ne sommes pas des métaphysiciens et qui vivons dans cette réalité quotidienne qui désolait Jules Laforgue, ce n’est pas « la nature du beau » ; c’est « le moyen pour autre chose » qui se trouve en lui comme dans tout ce qui existe même le plus spirituellement, comme en Dieu lui-même qui est, dit-on, la suprême beauté, mais qui est utile aux hommes, puisqu’ils ont éprouvé le besoin de l’inventer. C’est ce « moyen pour autre chose » que M. Marion a lui-même constaté en parlant de son rôle social. Que le beau soit, par sa nature, une « finalité », soit, nous ne le contestons pas puisque nous voyons en lui la perfection. Mais qu’il soit « une finalité sans fin », c’est-à-dire une finalité qui n’est pas « un moyen pour autre chose », nous ne le reconnaissons pas, même si M. Marion appelle Kant à la rescousse. Car l’utilité de la beauté est éclatante autour de nous et en nous ; elle s’impose à tous les êtres. N’est-elle pas utile à l’animal qui s’efforce de paraître plus beau que ses rivaux pour l’emporter auprès de la femelle ? La même utilité de la beauté n’est-elle pas, pour la même raison, à la base des rapports entre les sexes humains ? Et, à mesure qu’on s’élève vers des formes de vie supérieures, l’effort de l’homme n’est-il pas de plus en plus stimulé par la recherche de la beauté qui « émeut toutes ses puissances à la fois » et excite « la plénitude du sentiment » ? M. Marion lui-même nous l’a démontré.

La beauté est comme l’art dont elle est l’inspiratrice ; elle est la vie dans sa perfection, c’est-à-dire dans le bien-être, dans la joie, dans le bonheur, dans l’épanouissement complet de la nature et de l’individu. La beauté est le pain de l’âme ; elle est aussi indispensable à l’homme que le pain du corps. Il a un tel besoin de ce pain spirituel, que les réalités merveilleuses répandues dans son environnement et dans son propre fond ne lui suffisent pas : il demande à l’art de les faire encore plus belles et il va chercher de la beauté dans les cieux, auprès de divinités qu’il imagine plus parfaites que ce qui est autour de lui et en lui. Mais alors, voulant faire l’ange, il fait la bête. Voulant dépasser l’art, il fait la bondieuserie et toutes les formes de la laideur ; voulant atteindre une morale plus haute que la morale naturelle, il tombe dans tous les pièges de l’immoralité.

La beauté, c’est la vie, non dans des paradis fallacieux que promettent des charlatans pour le temps où nous serons morts, mais dans le présent, autour de nous et en nous. Elle est née avec la première palpitation de la nature, comme la Vénus antique est née de l’écume de la mer. Dès que l’enfant ouvre les yeux à la vie, elle s’offre à lui dans les yeux de cette mère qui épie sur son visage son premier sourire. Elle le sollicite dès ses premiers jeux. Devenu homme, elle lui apporte la joie du travail, la douceur des affections, la consolation de ses peines. Elle pétrit, elle forme, elle possède l’homme durant toute son existence, dans tout ce que, même inconsciemment, il accomplit dans les voies de la vraie morale. Et lorsqu’arrive l’heure, chantée par Tristan, du « retour à l’éternel oubli originel », si, repassant sa vie dans sa mémoire, il peut se dire : « J’ai vécu en faisant mon devoir envers moi-même et envers les autres », c’est encore elle qui, chassant les vaines terreurs de son cœur apaisé, met sur ses lèvres le dernier sourire, comme elle y mit le premier.

Évidemment, une multitude d’hommes, presque tous les hommes, vivent dans l’ignorance de la vraie beauté. L’organisation sociale est telle que seuls quelques-uns, privilégiés, peuvent jouir de ses bienfaits. Mais parce que les hommes ne connaissent pas les joies du travail libre et de l’art véritable, des affections sincères et des plaisirs moraux, est-ce dire que ces joies ne leur soient pas utiles, nécessaires, et qu’elles soient pour eux « un luxe, un surcroît, un heureux superflu » ? Ce serait dire, alors, que les animaux n’ont pas besoin de la liberté des champs, puisque certains sont enfermés dans des étables, que l’enfant n’a pas besoin de soins maternels puisqu’il en est qui sont sans mère et que l’Assistance Publique livre à des trafiquants de chair humaine, que l’être humain n’a pas besoin de soleil, de lumière, d’air, de bonne nourriture et de gaieté, puisqu’il est des hommes qui travaillent sous la terre, qui habitent dans des taudis, qui ne mangent jamais à leur faim et qui sont plongés dans un perpétuel désespoir. Ce serait livrer définitivement l’humanité à l’esclavage et à la haine, à l’imposture et au crime, à la laideur et à l’immoralité.

M. Marion a conclu son article en disant : « La beauté éclate partout dans l’univers. Elle est l’ordre ; l’harmonie, la proportion, c’est-à-dire tout ce qui enchante l’intelligence et d’autre part, vie, liberté, grâce, bonté, tout ce qui remplit d’amour le cœur ». Oui, la beauté est tout cela. C’est pourquoi elle est utile à l’homme. Elle est pour lui la souveraine utilité, parce qu’elle lui apporte, dans ce « consensus d’éléments divers » qui fait les disputes des théoriciens, les seules certitudes de bonheur en quoi il peut avoir foi. Ce bonheur, il le possèdera lorsqu’il mettra à bas la prison du mensonge et de la laideur dans laquelle il est enfermé. ― Édouard Rothen.