Encyclopédie anarchiste/Anarchie
ANARCHIE n. f. (du grec : a privatif et archè, commandement, pouvoir, autorité).
Observation préalable. Cette Encyclopédie anarchiste ayant pour objet de faire connaître l’ensemble des conceptions : politiques, économiques, philosophiques, morales, etc., qui partent de l’idée anarchiste ou y conduisent, c’est au cours de cet ouvrage et à la place même que doit logiquement occuper chacune d’elles, que seront exposées les thèses multiples qu’embrasse l’étude exacte et complète de ce sujet. Ce n’est donc qu’en l’approchant, en soudant, avec méthode et continuité, les diverses parties de cette Encyclopédie qu’il sera possible au lecteur de parvenir à la compréhension totale de l’Anarchie, de l’Anarchisme et des Anarchistes.
En conséquence, je n’exposerai ici que dans ses grandes lignes, d’une façon resserrée et synthétique, ce qui constitue l’essence même de l’Anarchie et de l’Anarchisme. Pour les détails — et il sied d’observer que d’aucuns ont une grande importance — le lecteur voudra bien consulter les mots divers auxquels ce texte les priera de se reporter.
Étymologiquement, le mot « Anarchie » (qui devrait s’orthographier An-Archie) signifie : état d’un peuple et, plus exactement encore, d’un milieu social sans gouvernement.
Comme idéal social et comme réalisation effective, l’Anarchie répond à un modus vivendi dans lequel, débarrassé de toute contrainte légale et collective ayant à son service la force publique, l’Individu n’aura d’obligations que celles que lui imposera sa propre conscience. Il possèdera la faculté de se livrer aux inspirations réfléchies de son initiative personnelle ; il jouira du droit de tenter toutes les expériences que lui apparaîtront désirables ou fécondes ; il s’engagera librement dans les contrats de tous genres qui, toujours temporaires et révocables ou révisibles, le lieront à ses semblables et, ne voulant faire subir à personne son autorité, il se refusera à subir l’autorité de qui que ce soit. Ainsi, souverain maître de lui-même, de la direction qu’il lui plaira de donner à sa vie, de l’utilisation qu’il fera de ses facultés, de ses connaissances, de son activité productrice, de ses relations de sympathie, d’amitié et d’amour, l’Individu organisera son existence comme bon lui semblera : rayonnant en tous sens, s’épanouissant à sa guise, jouissant, en toutes choses, de sa pleine et entière liberté, sans autre limite que celles qui lui seront assignées par la liberté — pleine et entière aussi — des autres Individus.
Ce modus vivendi implique un régime social d’où sera bannie, en droit et en fait, toute idée de salariant et de salarié, de capitaliste et de prolétaire, de maître et de serviteur, de gouvernant et de gouverné.
On conçoit que, ainsi défini, le mot « Anarchie » ait été insidieusement et à la longue détourné de sa signification exacte, qu’il ait été pris, peu à peu, dans le sens de « désordre » et que, dans la plupart des dictionnaires et encyclopédies, il ne soit fait mention que de cette acceptation : chaos, bouleversement, confusion, gâchis, désarroi, désordre.
Hormis les Anarchistes, tous les philosophes, tous les moralistes, tous les sociologues — y compris les théoriciens démocrates et les doctrinaires socialistes — affirment que, en l’absence d’un Gouvernement, d’une législation et d’une répression qui assure le respect de la loi et sévit contre toute infraction à celle-ci, il n’y a et ne peut y avoir que désordre et criminalité.
Et pourtant !… Moralistes et philosophes, hommes d’État et sociologues n’aperçoivent-ils pas l’effroyable désordre qui, en dépit de l’Autorité qui gouverne, et de la Loi qui réprime, règne dans tous les domaines ? Sont-ils à ce point dénués de sens critique et d’esprit d’observation, qu’ils méconnaissent que : plus augmente la réglementation, plus se resserre le réseau de la législation, plus s’étend le champ de la répression, et plus se multiplient l’immoralité, l’abjection, les délits et les crimes ?
Il est impossible que ces théoriciens de « l’Ordre » et ces professeurs de « Morale » songent, sérieusement et honnêtement, à confondre avec ce qu’ils appellent « l’Ordre » les atrocités, les horreurs, les monstruosités dont l’observation place sous nos yeux le révoltant spectacle.
Et — s’il y a des degrés dans l’impossibilité — il est plus impossible encore que, pour atténuer et a fortiori faire disparaître ces infamies, ces savants docteurs escomptent la vertu de l’Autorité et la force de la Loi.
Cette prétention serait pure démence.
La loi n’a qu’un seul but : justifier d’abord et sanctionner ensuite toutes les usurpations et iniquités sur lesquelles repose ce que les profiteurs de ces iniquités et usurpations appellent « l’Ordre social ». Les détenteurs de la richesse ont cristallisé dans la Loi la légitimité originelle de leur fortune ; les détenteurs du Pouvoir ont élevé à la hauteur d’un principe immuable et sacré le respect dû par les foules aux privilèges, à la puissance et à la majesté dont ils s’auréolent. On peut fouiller, jusqu’au fonds et au tréfonds, l’ensemble de ces monuments d’hypocrisie et de violence que sont les Codes, tous les Codes ; on n’y trouvera pas une disposition qui ne soit en faveur de ces deux faits d’ordre historique et circonstanciel qu’on tente de convertir en faits d’ordre naturel et fatal : la Propriété et l’Autorité. J’abandonne aux tartufes officiels et aux professionnels du charlatanisme bourgeois tout ce qui, dans la Législation, a trait à la « Morale », celle-ci n’étant et ne pouvant être, dans un état social fondé sur l’Autorité et la Propriété, que l’humble servante et l’éhontée complice de celle-ci et de celle-là.
On trouvera au mot « Loi » (voir ce mot) une étude approfondie du mécanisme législatif et judiciaire. Ici, il est séant et suffisant, à propos du mot « Anarchie » pris dans le sens de « désordre » de citer ces magnifiques paroles de Pierre Kropotkine :
« De quel ordre s’agit-il ? Est-ce de l’harmonie que nous rêvons, nous, les anarchistes ? De l’harmonie qui s’établira librement dans les relations humaines, lorsque l’humanité cessera d’être divisée en deux classes, dont l’une est sacrifiée au profit de l’autre ? De l’harmonie qui surgira spontanément de la solidarité des intérêts, lorsque tous les hommes formeront une seule et même famille, lorsque chacun travaillera pour le bien-être de tous et tous pour le bien-être de chacun ? Évidemment, non ! Ceux qui reprochent à l’Anarchie d’être la négation de l’Ordre, ne parlent pas de cette harmonie de l’avenir ; ils parlent de l’ordre tel qu’on le conçoit dans notre société actuelle. Voyons donc ce qu’est cet « Ordre » que l’Anarchie veut détruire.
« L’Ordre, aujourd’hui, — ce qu’ils entendent par « l’Ordre », c’est les neuf dixièmes de l’humanité travaillant pour procurer le luxe, les jouissances, la satisfaction des passions les plus exécrables à une poignée de fainéants. L’Ordre, c’est la privation, pour ces neuf dixièmes, de tout ce qui est la condition nécessaire d’une vie hygiénique, d’un développement rationnel des qualités intellectuelles. Réduire les neuf dixièmes de l’humanité à l’état de bêtes de somme vivant au jour le jour, sans jamais oser penser aux jouissances procurées à l’homme par l’étude des sciences, par la création artistique, voilà « l’Ordre ! ».
« L’Ordre » c’est la misère, la famine devenue l’état normal de la société. C’est le paysan irlandais mourant de faim ; c’est le peuple d’Italie réduit à abandonner sa campagne luxuriante, pour rôder à travers l’Europe en cherchant un tunnel quelconque à creuser, où il risquera de se faire écraser, après avoir subsisté quelques mois de plus. C’est la terre enlevée au paysan pour l’élève du bétail ou du gibier qui servira à nourrir les riches, c’est la terre laissée en friche plutôt que d’être restituée à celui qui ne demande pas mieux que de la cultiver.
« L’Ordre, c’est la femme qui se vend pour nourrir ses enfants ; c’est l’enfant réduit à être enfermé dans une fabrique ou à mourir d’inanition. C’est le fantôme de l’ouvrier insurgé aux portes du riche, le fantôme du peuple insurgé aux portes des gouvernants.
« L’Ordre, c’est une minorité infime élevée dans les chaires gouvernementales, qui s’impose pour cette raison à la majorité et qui dresse ses enfants pour occuper plus tard les mêmes fonctions, afin de maintenir les mêmes privilèges par la ruse, la corruption, la force, le massacre.
« L’Ordre, c’est la Guerre continuelle d’homme à homme, de métier à métier, de classe à classe, de nation à nation. C’est le canon qui ne cesse de gronder, c’est la dévastation des campagnes, le sacrifice des générations entières sur les champs de bataille, la destruction en une année des richesses accumulées par des siècles de dur labeur.
« L’Ordre, c’est la servitude, l’enchaînement de la Pensée, l’avilissement de la race humaine, maintenue par le fer et par le fouet. C’est la mort soudaine par le grisou, la mort lente par l’enfouissement de milliers de mineurs déchirés ou enterrés chaque année par la cupidité des patrons et pourchassés à la baïonnette, dès qu’ils osent se plaindre. Voilà « l’Ordre ! »
Et Kropotkine, pour donner plus de force à sa pensée, continue dans ces termes : « Et le désordre, ce qu’ils appellent le désordre : C’est le soulèvement du peuple contre cet ordre ignoble, brisant ses fers, détruisant ses entraves et marchant vers un avenir meilleur. C’est ce que l’humanité a de plus glorieux dans son histoire : c’est la révolte de la pensée à la veille des révolutions ; c’est le renversement des hypothèses sanctionnées par l’immobilité des siècles précédents ; c’est l’éclosion de tout un flot d’idées nouvelles, d’inventions audacieuses, c’est la solution des problèmes de la science.
« Le désordre, c’est l’abolition de l’esclavage antique, c’est l’insurrection des communes, l’abolition du servage féodal, les tentatives d’abolition du servage économique.
« Le désordre, c’est l’insurrection des paysans soulevés contre les prêtres et les seigneurs, brûlant les châteaux pour faire place aux chaumières, sortant de leurs tanières pour prendre leur place au soleil.
« Le désordre — ce qu’ils nomment le désordre — ce sont les époques pendant lesquelles des générations entières supportent une lutte incessante et se sacrifient pour préparer à l’humanité une meilleure existence, en la débarrassant des servitudes du passé. Ce sont les époques pendant lesquelles le génie populaire prend son libre essor et fait, en quelques années, des pas gigantesques, sans lesquels l’homme serait resté à l’état d’esclave antique, d’être rampant, de brute avilie dans la misère.
« Le désordre, c’est l’éclosion des plus belles passions et des plus grands dévouements, c’est l’épopée du suprême amour de l’humanité ! »
Jean-Guillaume Colins, le fondateur du socialisme rationnel, expose, dans ses multiples ouvrages, que l’Ordre est incontestablement nécessaire à la vie des hommes groupés en société. Or, dit-il, — je résume ici l’essentiel de sa doctrine — l’Ordre ne peut reposer que sur la Force ou la Raison. S’il repose sur la force, il ne se peut maintenir que par la violence systématiquement et gouvernementalement organisée. S’il repose sur la raison, il trouve son point d’appui dans l’acquiescement volontaire et réfléchi de tous. Dans le premier cas, l’Ordre, synonyme d’injustice et d’inégalité, est instable, fragile, éphémère ; il est constamment exposé à être troublé par le mécontentement et l’insurrection de la foule à laquelle il prétend s’imposer ; et, alors, l’Ordre ne se conçoit que sous la forme du gendarme et du bourreau. Mais, s’il est basé sur le granit de la Raison, mère de la Justice et de l’Égalité, l’Ordre devient d’une étonnante stabilité : les changements, les transformations apportés au régime social ne font que fortifier sa puissance, puisque ces progrès et améliorations sont le résultat d’un effort nouveau vers un rayonnement plus fécond de la Raison elle-même.
Les Anarchistes tiennent un langage à peu près identique. Ils disent que l’ordre social ne peut reposer que sur la contrainte ou l’entente. S’il repose sur la contrainte, il est évident qu’il découle — quel qu’il soit dans le détail — du principe d’Autorité et qu’il s’incarne dans l’institution gouvernementale proclamée nécessaire. Si, au contraire, il repose sur l’Entente, il va de soi qu’il procède — quel qu’il soit dans le détail — du principe de Liberté et que l’organisation de l’Ordre social ainsi conçu et réalisé repousse impitoyablement tout organisme central : Pouvoir, Gouvernement, État, qui engendre et implique fatalement la contrainte.
En science, lorsque, après avoir parcouru avec persévérance le cycle des expériences tentées sur l’application d’un même principe, il est démontré et reconnu que ces expériences n’ont pas amené les résultats qu’on en attendait ; lorsque, par l’accumulation de ces échecs réitérés, il est établi que principe, méthode et résultats cherchés s’excluent ; en science, dis-je, il est d’usage et de règle de condamner, dans ces conditions, la méthode appliquée et le principe dont celle-ci n’est que la mise en pratique. Or, voilà des siècles et des siècles que, pour organiser et assurer l’harmonie sociale, les penseurs, théoriciens et doctrinaires attachés au principe d’Autorité appliquent, dans le domaine social, toutes les méthodes de gouvernement possibles et imaginables. Il est permis d’avancer qu’ils n’en ont négligé aucune. Aristocratie, démocratie, oligarchie, ploutocratie, pouvoir absolu, pouvoir constitutionnel, monarchie, république, dictature, césarisme, l’Histoire atteste que toutes les formes gouvernementales ont été expérimentées. Le résultat constant de ces expériences a été le gâchis, le désordre, les antagonismes, les guerres, les crimes de toute nature, en tous temps et en tous lieux.
Eh bien ! Loin de condamner le principe d’Autorité et de renoncer aux méthodes d’application qui en découlent, nos Maîtres — il n’est que trop aisé de comprendre pourquoi — s’obstinent à affirmer que nécessaire est ce principe, et que excellentes sont ces méthodes.
C’est tout simplement de l’aberration. Seuls, les Anarchistes s’élèvent contre cette incurable folie. Seuls ils affirment que le Gouvernement, l’État, l’Autorité, n’ayant engendré, depuis qu’ils existent, dans tous les pays du monde, en dépit des changements de formes et d’étiquettes, du remaniement des constitutions et des régimes, que confusion, souffrance, misère, guerres et désordres, la plus élémentaire sagesse exige qu’on renonce à espérer de l’Autorité, de l’État, du Gouvernement ce qu’ils ne peuvent produire et qu’on tente loyalement l’essai d’une organisation sociale, sans Gouvernement, sans État, sans Autorité, c’est-à-dire d’une société anarchiste.
On le voit : le concept anarchiste n’est pas le fruit d’une génération spontanée. Il n’est pas né, subitement et comme par miracle, d’une hypothèse surgissant, sans que rien ne l’ait suscitée, d’une inspiration soudaine : enfantine ou géniale. Ce concept plonge ses racines dans le sol profond de l’histoire, de l’expérience et de la raison. Ces racines sont désormais indestructibles : il est encore possible aux Maîtres de les couper au fur et à mesure qu’elles déchirent la croûte des préjugés qui les recouvrent et les empêchent d’apparaître aux yeux de tous ; mais elles n’en persistent pas moins à se développer, en robustesse et en étendue dans les entrailles du vieux monde d’oppression : d’ignorance, de misère, de haine et de laideur.
L’Anarchie n’est pas une religion ; elle n’a pour point de départ aucune « révélation » ; elle ne connaît pas l’affirmation dogmatique ; elle répudie l’apriorisme ; elle n’admet pas l’idée sans preuve.
C’est à la fois une Doctrine et une Vie : doctrine qui s’inspire de l’évolution constante des arrangements individuels et collectifs qui constituent la Vie elle-même des personnes et des collectivités ; Vie qui tient compte de ce transformisme incessant et se reflète dans la Doctrine.
C’est une Doctrine, parce que l’Histoire, l’Expérience et la Raison nous ont enseigné certaines vérités dont l’exactitude, toujours confirmée par l’observation et l’examen scrupuleusement impartial des faits, n’est plus contestable. Ces vérités elles-mêmes sont concordantes ; non seulement elles ne se combattent pas, mais encore elles s’unissent, elles s’épaulent mutuellement, elles s’enchaînent. Déjà forte et résistante par elle-même, chacune de ces vérités emprunte aux autres — voisines ou éloignées — une recrudescence de force et de résistance. C’est cet ensemble de certitudes qui forme et cimente la Doctrine, sur le fonds même de laquelle toutes les tendances anarchistes — encore qu’elles soient nombreuses — sont unanimes et inséparables.
De cette doctrine se dégagent un certain nombre de principes directeurs qui, appliqués à la Vie, déterminent le milieu social que veulent instaurer les Anarchistes.
Ainsi : d’une part, c’est l’étude, l’observation de la Vie individuelle et sociale qui nous apporte les vérités et certitudes sur lesquelles s’édifie notre doctrine anarchiste et, d’autre part, ce sont les principes directeurs qui, procédant de cette doctrine, doivent présider à l’organisation de la Vie individuelle et sociale que nous appelons « l’Anarchie ».
La Doctrine part de l’Individu vivant en Société : c’est l’aspect théorique de l’Anarchie. Ensuite, comme règle de vie, l’Anarchie part de la Doctrine et détermine le milieu social et ses innombrables arrangements : c’est l’aspect pratique de l’Anarchie.
Du point de vue social, l’Anarchie se résume en deux mots : Entente libre. Si cette formule semble trop brève, si on la désire plus explicite, je dirai, afin qu’elle gagne en clarté et en précision : « Liberté par l’Entente » ou mieux encore : « Liberté de chacun, par l’Entente entre tous. » Liberté, c’est l’alpha et l’oméga, c’est-à-dire le point initial et le point terminus de la théorie ; Entente libre, c’est le commencement et la fin de la pratique. Ou encore : « Liberté, c’est la Doctrine ; Entente, c’est la Vie. »
Mais cela demande à être quelque peu développé. Voici donc la démonstration qui s’impose :
Tous les philosophes et sociologues qui ont sérieusement et impartialement étudié la nature humaine ont constaté que toutes les aspirations, tous les désirs, tous les mouvements, toutes les activités de l’individu ont pour but la satisfaction d’un ou plusieurs besoins. Il n’est, du reste, pas nécessaire de s’être livré à de profondes études philosophiques, biologiques ou sociologiques, pour arriver à cette constatation. Chacun de nous y parvient.
À cette première constatation il faut ajouter la suivante : c’est que la satisfaction d’un besoin procure à celui qui le ressent une sensation de plaisir, tandis que la non-satisfaction dudit besoin lui cause une sensation de peine.
Cette seconde constatation est encore de celles que chacun de nous peut faire et qui ne font aucun doute.
De cette double constatation — dont la seconde n’est que la suite logique de la première — nous concluons que l’individu, en recherchant la satisfaction de ses besoins, a en vue le plaisir qu’il y trouve et nous affirmons en conséquence que l’homme recherche le bonheur.
La recherche du bonheur, devient, ainsi, le but précis auquel tend l’être vivant.
Nous voilà parvenus à un point important et que nous considérons comme fondamental de l’Anarchie.
Mais l’être humain ne vit pas dans l’isolement, il se groupe avec les êtres de son espèce, il vit en société.
Nous sommes donc conduits à passer de l’individuel au social.
Si l’individu se groupe, c’est d’abord parce que c’est dans sa nature et qu’il en éprouve le besoin ; c’est ensuite, parce qu’il recherche instinctivement à accroître son bonheur par l’appui et la protection qu’il espère trouver dans ses semblables.
D’où, cette conclusion : le groupement en société a pour but d’accroître le bonheur de ceux qui le constituent. En d’autres termes, le social doit contribuer à rapprocher l’individu de son but : le bonheur. Donc, la raison d’être de ce qu’on appelle la société, c’est d’assurer le bonheur de ses membres.
Nous voilà, maintenant, en possession d’un second point important, fondamental, de l’Anarchie.
Jetons un rapide coup d’œil en arrière, tant pour voir le chemin parcouru par notre raisonnement que pour souder ensemble fortement les deux constatations que nous avons faites.
Première constatation : l’individu recherche le bonheur par la satisfaction de ses besoins ; seconde constatation : la société a pour but d’assurer et d’accroître le bonheur de tous ses membres. Donc, le bonheur de l’individu, tel est le but de la vie individuelle ; le bonheur de tous les individus vivant en société, tel est le but de la vie sociale.
J’en arrive maintenant à la troisième des constatations qui, reliées entre elles, aboutissent à la première des certitudes sur lesquelles repose la Doctrine anarchiste.
De toutes les formes de société, la pire est nécessairement celle qui s’éloigne le plus du but à atteindre : le bonheur des individus qui la composent ; de toutes les formes de société, la meilleure est nécessairement celle qui se rapproche le plus de ce but. La société la plus criminelle est celle dans laquelle la proportion des malheureux est la plus élevée et la société idéale est celle dans laquelle seront heureux tous ceux qui la composent. Le Progrès social, le Progrès véritable, positif, indiscutable n’est pas, ne peut pas être autre chose que l’ascension graduelle vers cette société idéale.
Telle est notre troisième constatation.
Comme il y a un instant, revenons sur nos pas, ou plutôt arrêtons-nous et formons un faisceau des trois constatations acquises :
1o L’individu recherche le bonheur ;
2o La société a pour but de le lui procurer ;
3o La meilleure forme de société est celle qui se rapproche le plus de ce but.
Nous tenons, à présent, la première de nos certitudes.
Cherchons la seconde.
Posons-nous cette question : jusqu’à ce jour, les formes multiples de société qui se sont succédées ont-elles répondu au but que doit s’assigner le groupement social : le bonheur de tous ses membres ?
Ici l’Histoire entre en scène : l’Histoire qui nous apporte les enseignements du passé.
Il nous faut donc consulter l’Histoire.
Celle-ci nous fournit, en l’appuyant sur la documentation la plus abondante et la plus authentique, la preuve que l’immense majorité des individus a été, est malheureuse.
Je pense que, sur ce point, je n’ai pas à insister.
Alors, je poursuis, et je pose deux pourquoi qui s’enchaînent :
a) Pourquoi les individus étaient-ils malheureux ? — Parce que l’immense majorité de ces hommes étaient privés de la faculté de satisfaire leurs besoins.
b) Pourquoi étaient-ils privés de cette faculté ? — Parce que, depuis des siècles et des siècles, un certain nombre d’hommes s’étaient emparés de toutes les richesses et de toutes les sources de celles-ci, au détriment des autres hommes.
— Parce que ces possédants avaient édicté des Lois tendant à légitimer, à consolider leurs spoliations.
— Parce qu’ils avaient organisé un Pouvoir et des forces dont le rôle était de soumettre les spoliés, de les empêcher de se révolter et, en cas de révolte, de les châtier.
— Parce que ces possédants et ces maîtres avaient imaginé des Religions dont le but était d’imposer aux dépossédés et aux asservis la soumission aux lois, le respect des Maîtres et la résignation à leur propre infortune.
— Parce que cet accaparement de la Richesse, cette Législation, ce Pouvoir et cette Religion s’étaient ligués puissamment contre la multitude des exploités et des opprimés ainsi privés de la faculté de manger à leur faim, de parler, d’écrire, de se grouper à leur gré, de penser et d’agir librement.
— Parce que la Propriété, c’était l’Autorité d’une classe sur les choses ; l’État, l’Autorité sur les corps ; la Loi, l’Autorité sur les consciences et la Religion l’Autorité sur les esprits et les cœurs.
— Parce que tous ceux qui n’appartenaient pas à la classe dominante, entre les mains de laquelle étaient réunis le Capital, l’État, la Loi et la Religion, formaient une classe innombrable de pauvres, de sujets, de justiciables et de résignés.
— Parce que, physiquement, intellectuellement et moralement, cette multitude était réduite à l’esclavage.
— Parce que, pour tout dire en un seul mot, elle n’était pas libre.
Cette classe ne possédait pas hier, elle ne possède pas aujourd’hui la liberté de satisfaire les besoins de son corps, de son esprit et de son cœur ; c’est pourquoi elle était et elle est malheureuse.
Voilà ce que, consultées loyalement, attentivement, impartialement, répondent et l’Histoire et l’Expérience.
Elles constatent que, au sein des sociétés passées et présentes, la classe de beaucoup la plus nombreuse, était malheureuse parce qu’elle n’était pas libre et qu’il en est de même de nos jours.
La cause de tout le mal était donc, elle est toujours, l’Autorité sous toutes les formes que j’ai tout à l’heure énumérées.
Le remède consiste donc à briser tous les ressorts de cette Autorité : Capital, État, Loi, Religion, et à fonder une société entièrement nouvelle basée sur la Liberté.
Voilà notre seconde certitude.
Je la lie à la première et nous allons avoir toute la Doctrine.
Première certitude : L’homme recherche le bonheur ; la Société a pour but de le lui assurer ; la meilleure forme de société est celle qui se rapproche le plus de ce but.
Seconde certitude : L’homme est heureux dans la mesure où il est libre de satisfaire ses besoins ; la pire des sociétés est donc celle où il est le moins libre ; la meilleure est en conséquence, celle où il est le plus libre. L’idéale sera celle où il le sera complètement.
Conclusion : la Doctrine anarchiste, se résume en un seul mot : Liberté.
Mais j’ai dit que l’Anarchie est : 1o une Doctrine ; 2o une Vie. Nous allons, à présent, passer de la première à la seconde, de la théorie à la pratique, du principe à sa réalisation, de la Doctrine qui inspire et impulse, à la Vie qui réalise.
Il coule de source que la naissance de l’Anarchie (état social sans Gouvernement, sans État, sans Autorité, sans contrainte), ne peut être que consécutive à la mort de l’état social actuel.
Ici commence la seconde partie de ma démonstration.
L’Histoire, l’Expérience et le Raisonnement, ces trois abondantes sources auxquelles l’homme puise toutes les vérités utiles, nous ont d’abord conduits à la condamnation sans appel de toutes les Sociétés pratiquant le régime de l’Autorité et à la nécessité d’instituer sur la Liberté le milieu social.
J’imagine donc la Révolution accomplie : l’Autorité est réduite en poussière ; il s’agit maintenant de vivre en liberté. Nous avons détruit ; il nous faut reconstruire. Qu’allons-nous faire ?
Des demi-fous (je ne puis, s’ils sont sincères, les qualifier autrement) songent encore à un accouplement bizarre des deux principes contradictoires de Liberté et d’Autorité. Ils rêvent encore d’asseoir la liberté de tous sur l’Autorité de quelques-uns, comme s’il était possible que l’Autorité donnât naissance à la Liberté et favorisât le développement de celle-ci ! Avec une logique implacable et une farouche énergie, les Anarchistes combattent cette absurdité. Ils se dressent contre toute tentative de restauration autoritaire ; ils s’opposent à tout essai de résurrection du Pouvoir, sous quelque forme que ce soit. Ils finissent par l’emporter sur leurs adversaires et brisent leurs dernières résistances. C’est la période, plus ou moins longue, durant laquelle le devoir le plus pressant et la nécessité la plus impérieuse sont de défendre la Révolution libertaire victorieuse contre les retours offensifs des tenants de l’Autorité, y compris celle qui leur apparaît comme la plus intolérable, la plus absurde et la plus dangereuse : la Dictature du Prolétariat.
Les défenseurs de la Révolution conçoivent — enfin — que deux choses contradictoires ne peuvent pas mutuellement s’engendrer puisqu’elles s’excluent ; que, conséquemment, l’Autorité sociale ne peut pas plus aboutir à la liberté individuelle que de la liberté individuelle ne peut sortir de l’Autorité sociale.
La faillite et l’abolition du principe d’Autorité se trouvent bien et définitivement établies. Il ne s’agit plus que de donner au principe de Liberté une réalité vivante et féconde.
Serrons de près le problème à résoudre et ne perdons pas de vue que nous supposons l’Autorité Gouvernementale brisée par la Révolution triomphante : voilà l’Individu débarrassé de ses chaînes ; il est devenu un être libre, c’est-à-dire en possession de la faculté de satisfaire ses besoins et, par conséquent, d’être heureux.
Mais, être sociable, vivant au milieu de ses semblables, participant à la vie commune, il s’agit de préciser ce qu’il aura à donner à ses pairs et ce qu’il aura à en recevoir, dans quelles conditions et dans quelle mesure, il collaborera à la satisfaction des besoins ressentis par tous et participera, en échange, à la satisfaction de ses propre besoins.
Le problème se pose impérieux et urgent.
Comment le résoudre ? Il ne faut pas songer à recourir à la force, à la violence, à la contrainte, formes diverses de l’Autorité, mais à la douceur, à la persuasion, à la Raison, formes multiples de la Liberté.
On s’arrête donc à la Raison.
Mais encore faut-il que la Raison s’impose d’elle-même, en vertu de sa propre force, par l’unique ascendant de son prestige et non par des menaces ou des sanctions.
Alors, on cherche, on expérimente, on compulse, on interroge les résultats des diverses méthodes d’application. L’Entente apparaît, se présente, se recommande par ses résultats et emporte les suffrages.
L’exemple de la nature est là : éloquent et démonstratif. Tout y est entente par accord libre et spontané, par affinités et caractères communs entre individus ou unités de la même espèce : les infiniment petits, sorte de poussière, se recherchent, s’attirent, s’agglomèrent et forment des noyaux ; ces noyaux, à leur tour, se recherchent, s’attirent, s’agglomèrent et forment des organismes ; ces organismes se recherchent, s’attirent, s’agglomèrent et forment des organismes de plus en plus vastes.
On fait l’essai de cette méthode empruntée à l’ordre naturel, un essai loyal et loyalement conditionné. Cet essai est répété ; les résultats appliqués à l’ordre social sont satisfaisants ; l’essai est étendu, appliqué à des masses croissantes ; il sort vainqueur de cette épreuve, il triomphe, et il est finalement adopté.
C’est la méthode de l’Entente libre et spontanée. La plus petite unité : l’individu recherche, attire les autres, s’agglomère avec celles-ci à un premier noyau et forment la Commune. Les Communes, à leur tour, se cherchent, s’attirent, s’agglomèrent et forment un organisme plus étendu : la Région. Les Régions, à leur tour, se cherchent, s’attirent, s’agglomèrent et forment une organisation plus vaste encore et plus complexe : la Nation.
Entente entre les individus et les familles qui constituent le noyau Communal, entente entre les Communes qui constituent l’organisme régional ; entente entre les Régions qui constituent l’organisation nationale ; entente de bas en haut, à tous les degrés ; entente partout.
Les peuples qui vivent en Communisme libertaire se recherchent, ils s’attirent, s’agglomèrent et forment une organisation plus vaste encore que la Nation.
Le jour où toutes les Nations vivront en Communisme-libertaire, elles se rechercheront nécessairement, fatalement s’attireront, s’agglutineront et formeront un immense organisme international les réunissant toutes.
Ce sera la réalisation mondiale de la Liberté de chacun, par l’Entente entre tous !
Car, ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que ce n’est plus, comme autrefois, l’organisme le plus vaste : l’organisation centrale qui, par voie d’absorption ou d’annexion, de contrainte ou de guerre, amène la compression des organismes intermédiaires et des noyaux pour aboutir à l’écrasement des molécules individuelles. C’est, tout à l’opposé, la molécule individuelle qui, par voie d’entente, et d’extension ou de développement, se joint aux molécules les plus proches, et forme noyau avec celles-ci, puis, passant par des organismes de plus en plus vastes, le cercle de l’Entente s’élargissant toujours, réunit, en une vie de plus en plus intense, féconde et heureuse, la totalité des molécules individuelles.
Voilà l’image de la vie communiste-libertaire, de l’Anarchie, de la Liberté de chacun par l’Entente de tous.
(Voir Autorité, Centralisme, Entente, Fédéralisme, Liberté, Révolution.)
L’Anarchie est à base individualiste. Les Gouvernements, les Religions, les Patries, les Morales, ont ce trait commun que, au nom et dans l’intérêt — « dit » supérieur — de ces institutions, les intérêts véritables de l’Individu ont toujours été et demeurent méconnus, violentés, immolés. Les Gouvernements compriment, oppriment et pressurent l’individu ; les Religions le privent de la faculté de penser librement et de raisonner judicieusement ; les Patries le précipitent, de gré ou de force, dans les carnages guerriers ; les Morales font peser sur lui les obligations les plus ineptes et les devoirs les plus opposés à son expansion naturelle et à la vie normale. Par l’ignorance et la lâcheté, par la contrainte et la répression, toutes ces Institutions autoritaires créent dans la foule les mentalités d’esclaves et les habitudes grégaires dont les classes dominantes ont besoin pour perpétuer le régime dont elles sont les exclusifs et insolents bénéficiaires. L’Anarchie entend soustraire tous les êtres humains à cette multitude de contraintes physiques, intellectuelles et morales dont ils sont victimes. Elle dénie à la Société le droit de disposer souverainement de ceux qui la composent. Elle déclare que ce terme vague « la Société » ne répond à rien en dehors des Individus qui, seuls, lui donnent une réalité vivante et concrète. Elle certifie que sans cette unité tangible, palpable : l’Individu, la Société serait un total inexistant et une expression dénuée de toute signification positive. Ce sont là des assertions d’une exactitude si manifeste, qu’on éprouve quelque honte à les formuler, dans l’appréhension d’être accusé d’enfoncer des portes ouvertes.
Mais il faut se bien garder de croire que, si l’Anarchie est à base individualiste, il s’en suit qu’elle condamne l’Individu à l’isolement et brise les liens de toutes sortes qui l’unissent à ses semblables. (Voir Solidarité.)
C’est exactement le contraire, et il n’est pas possible de concevoir un milieu social dans lequel seraient plus nombreux et plus solides qu’en Anarchie les rapports reliant entre eux tous les représentants de l’espèce. Seulement — et cette opposition est fondamentale — tandis que, emprisonné dans le réseau des obligations et contraintes qui, au nom de l’État, de la Propriété, de la Religion, de la Morale, de la Famille, de la Patrie et autres… balançoires, font de lui un esclave, l’Individu se voit contraint aujourd’hui à des promiscuités, des associations, des complicités et des contrats sur lesquels, n’ayant pas été consulté, il ne lui a pas été loisible de se prononcer, ce même Individu, devenu libre, aura, dans une société anarchiste, la latitude de disposer de lui-même en tout et pour tout, sans autre obligation que celle qu’il aura délibérément et consciencieusement contractée. Sous régime autoritaire, les liens qui enchaînent les hommes entre eux sont rigides, artificiels et obligatoires ; en Anarchie, seuls seront valables les contrats librement contractés qui les uniront, et ces contrats seront toujours souples, naturels, librement acceptés et librement rompus.
Dans la Douleur Universelle, je précise en ces termes le but auquel tend l’Anarchie : « instaurer un milieu social qui assure à chaque individu toute la somme de bonheur adéquate, à toute époque, au développement progressif de l’humanité. »
À plus de trente ans de distance, je ne vois aucun changement à apporter à cette proposition. Mais celle-ci appelle quelques développements et j’en reprends un à un les termes : a) Instaurer. Je ne dis pas « créer » ; je dis « instaurer ». Voici pourquoi : Tout, dans la nature, évolue sans cesse (voir Évolution-Transformisme). Rien n’est fixe, rien n’est immobile. L’individu, comme le reste, se transforme continuellement ; il ne demeure jamais identique à lui-même ; son aujourd’hui est fait nécessairement de tous ses hier et contient, à l’état potentiel, tous ses demain. L’agrégat humain n’est donc qu’une forme passagère de la matière, et cet agrégat lui-même subit incessamment les modifications les plus diverses.
Or, dit Spencer (l’Individu contre l’État) : « la nature des agrégats est nécessairement fixée par la nature des unités composantes. »
D’où il résulte que, pour être moins visibles, les perpétuels changements de l’agrégat collectif ou social n’en sont pas moins tout aussi réels que les modifications de l’agrégat individuel. Composé d’unités en état constant de modifications, le corps social se transforme sans aucun repos. Son présent est fait de tous les matériaux de son passé et contient en germes tous les matériaux de son avenir.
Auguste Comte (Introduction à la métaphysique) écrit : « chaque individu, chaque peuple, chaque science et l’humanité même, passent par toutes les phases. Les idées qui caractérisent une période naissent des idées de périodes précédentes, se développent et grandissent au dépens de ces idées et puis, à leur tour, décroissent insensiblement, après avoir donné naissance aux idées de la période suivante. »
« La vie sociale, dit Guillaume de Greef (Introduction à la Sociologie, Tome I) c’est-à-dire la correspondance toujours complète et parfaite de ses organes et de ses fonctions à des conditions de plus en plus nombreuses et particulières, est un éternel devenir ; en cela, elle ne fait que se conformer aux lois universelles de la matière et de la force. »
Et encore : « La société est un organisme dont l’équilibre, toujours instable, comporte des organes et des fonctions qui la rattachent au passé et d’autres qui la relieront à l’avenir. »
Étrangeté remarquable de l’optique humaine ! Deux phénomènes qui, rapprochés, font naître tout d’abord dans l’intellect une sorte de contradiction par leur allure antithétique, voilent à nos yeux l’indissoluble enchaînement des faits qui relie toutes les pages de l’histoire humaine : c’est l’immensité du chemin parcouru, comparée à la lenteur de l’évolution sociale.
Si brève est la vie de chacun de nous et si faible est notre vue, que nous n’apercevons pas les éléments innombrables qui se meuvent autour de nous, tuant ceci et donnant naissance à cela. Nous croyons avoir sous les yeux le spectacle de l’immobilité. C’est cette sensation inconsidérée de la stagnation sociale ou tout au moins de la lenteur évolutionnelle qui, par un effet en quelque sorte réflexe, contribue à cette lenteur même.
« Cela ne changera jamais ; en tout cas, si ça change, nous ne le verrons pas. » Voilà ce que disent une foule de gens. Et les déshérités se résignent, prennent leur mal en patience, acceptent ce qu’ils regardent comme un sorte de fatalité : « il n’y a rien à faire ! » et les privilégiés se rassurent, s’aveuglent et se cuirassent d’indifférence : « après nous le déluge ! »
Et pourtant, quelle incalculable série de transformations, depuis les ébauches grossières des premières agglomérations humaines jusqu’à l’organisation si complexe, si méthodiquement agencée des sociétés modernes !
L’esprit reste stupéfait et les yeux éblouis devant le spectacle grandiose d’un développement aussi extraordinaire.
Un des hommes qui, à notre époque, ont le plus contribué à la vulgarisation de l’idée matérialiste, L. Büchner, s’exprime ainsi :
« Il viendra un temps où la distance entre le point de départ et le point d’arrivée s’élargira tellement que les savants de l’avenir eux-mêmes se refuseraient à admettre la possibilité d’un lien entre eux, si les écrits et les vestiges du passé ne leur fournissaient les matériaux nécessaires pour les guider dans leur jugement. » (Lumière et Vie, p. 326).
Il m’a paru nécessaire d’insister sur les considérations qui m’ont amené à me servir de l’expression « instaurer » de préférence à celle de créer par exemple, et ce, non seulement parce que le terme est infiniment plus exact, mais encore et surtout parce que nous nous proposons d’indiquer, au cours de cet ouvrage, les phénomènes qui poussent triomphalement les présentes générations vers cette instauration et les moyens qu’il convient d’employer pour hâter celle-ci. On verra par là, aussi, toute la distance qui sépare l’Anarchie des « utopies » construites le plus souvent par des hommes de bonne foi et qui pressentaient remarquablement l’avenir, mais ne tenaient aucun compte, dans leurs conceptions respectables, des matériaux que l’époque mettait à leur disposition.
b) Un milieu social. Ces mots demandent à peine une explication, tellement ils sont clairs par eux-mêmes.
Le milieu social est comme la synthèse des innombrables rapports des individus, des sexes, des groupes entre eux. Il est la résultante de toutes les organisations, institutions et coutumes. C’est une sorte d’être impersonnel — comme la société elle-même — constitué par les relations de toute nature : physiques, intellectuelles, morales, qu’engendre la pratique de la sociabilité.
S’il est une théorie aujourd’hui hors de conteste et splendidement mise en lumière par les naturalistes, c’est assurément celle de « l’adaptation de l’être au milieu ».
Il est constant que dans le monde physique, le milieu exerce sur tout et sur tous une influence décisive ; qui oserait prétendre que dans le monde psychique, il n’en est pas de même ?
D’aucuns affirment que si le milieu social agit sur l’individu, celui-ci est capable de réagir. Cette opinion est juste dans une certaine mesure. Soutenir le contraire, ce serait reconnaître à la fois, d’une façon implicite, que le milieu social est en quelque sorte indépendant des personnalités qui le composent, ce qui serait une absurdité, et que, l’individu ne pouvant rien sur le milieu, tout effort étant vain, il n’a qu’à se croiser les bras.
Nulle doctrine ne serait plus dangereuse, et il convient de la combattre avec la dernière énergie, non point tant parce qu’elle est dangereuse que parce qu’elle est contraire à la vérité, à l’observation.
Mais, il n’en est pas moins vrai que, tout comme la faune et la flore empruntent à l’ambiance cosmique les éléments de leur vie, et qu’un observateur attentif et clairvoyant pourrait, en examinant un animal ou une plante, en déterminer les conditions d’époque, de climat, d’atmosphère et de topographie, de même l’individu emprunte à la structure sociale ses idées, ses sentiments, ses aspirations, ses coutumes.
On comprend par là de quelle importance est ce milieu social dont il est question d’amener l’établissement, puisqu’il devra pour ainsi dire poser sa griffe sur toutes les manifestations de la vie sociale et privée ; puisque tant vaut le milieu, tant vaut l’homme ; puisque l’un est l’arbre et l’autre le fruit ; puisqu’enfin il serait aussi illogique de songer à transformer l’individu sans toucher au milieu qu’il est rationnel de prévoir avec certitude, sans qu’il soit besoin d’être prophète, que, modifié le milieu, modifiés aussi seront les hommes qui le composeront.
c) Qui assure à chaque individu. Les formes sociales qui se sont succédées jusqu’à ce jour, ont eu pour invariable conséquence, en hiérarchisant les fonctions et les êtres, d’assurer tous les avantages à un nombre plus ou moins restreint de ceux-ci, au détriment de tous les autres.
Or, convient-il de chercher à renverser l’ordre des facteurs dans le but de favoriser le plus grand nombre ? La question sociale s’applique-t-elle à quelques-uns, à la majorité ou à l’universalité des êtres humains ?
Il suffit de poser la question : chacun peut répondre.
J’aurais pu, à la place de ces trois mots : « à chaque individu » écrire ceux-ci : « au peuple » ; ou encore ceux-là : « à l’humanité » ; ou encore ceux-là : « au prolétariat » ; ou même ces derniers : « à tous ». Mais je me méfie de ces expressions par trop générales. L’expérience m’a enseigné qu’elles cachent presque toujours un piège, qu’elles en sont tout au moins capables.
Pauvre « peuple », pauvre « humanité », pauvre « tout le monde », a-t-on assez usé et abusé de vous, pour mieux dissimuler les honteuses combinaisons des gouvernements et des classes !
Il existe d’ores et déjà une foule de fictions qui, par un jeu de glaces savamment disposées, donnent l’illusion de la réalité : telle, par exemple, l’égalité de tous devant la loi. Il suffit de passer derrière les glaces pour découvrir le « truc ».
L’expression « chaque individu » a l’avantage de couper court à toute interprétation ambigüe et de bien établir que le problème social n’a pas seulement pour but cette formule tant soit peu vague : « le bonheur commun », mais celle-ci bien autrement significative et exacte : « le bonheur de chaque individu. »
Oui, que pas un enfant, pas un adulte, pas un vieillard, pas un homme, pas une femme, pas un être humain, pas un seul ne puisse être frustré de la plus minime part de jouissance que comporte le droit à l’existence dans son intégralité. Tel est le problème que scrute et doit résoudre le penseur tourmenté par la question sociale.
Pas un, dis-je, parce qu’il suffirait que le droit d’un seul fût méconnu, pour que le droit de tous les autres fût menacé ; parce que, en dépit des apparences, pour que soient réalisés et maintenus dans le corps social l’équilibre et la bonne santé, il est nécessaire qu’entre toutes les parties de celui-ci il existe une telle solidarité que, si un organe, un seul, ne reçoit pas sa part de vie, le mal gagne de proche en proche et l’organisme tout entier lentement s’en ressent, s’affaisse, et dépérit.
Résolu pour tous, excepté pour un seul, le problème social se réfugierait en ce dernier, lequel, protestation vivante, se dresserait contre tous les autres et sa voix, ne tardant pas à être entendue, s’élèverait, discordante, au sein de l’harmonieux concert que doit former une société composée d’êtres heureux, libres et fraternels.
d) Toute la somme de bonheur. — C’est toujours le spectacle des infortunes plus ou moins imméritées, des misères plus ou moins injustifiées qui a incité les philosophes, les penseurs et les moralistes à rechercher les causes de ces souffrances pour en combattre les effets.
Abaisser le taux des douleurs humaines, atténuer les inégalités choquantes, améliorer les conditions de la vie, en d’autres termes rechercher le bonheur universel, tel a été, de tout temps, le but de tous les plans, de tous les systèmes de rénovation sociale.
Sur ce point, tous ceux qui se sont occupés de la question se montrent unanimes. Je pourrais en citer des centaines, je me bornerai à quelques-uns.
Je laisse de côté tous les auteurs anciens, pour faire aux modernes une place plus grande dans ces citations que je ne veux pas multiplier afin de ne pas fatiguer le lecteur :
« Le but de la Société est le bien de ses membres » (Grotius). — « La Société est tenue de rendre la vie commode à tous » (Bossuet). — « Le vrai but de la Société est le bonheur durable de tous ses membres » (Mably). — « Quel est l’objet de la Science de la morale ? Ce ne peut-être que le bonheur général. Si l’on exige des vertus dans les particuliers, c’est que les vertus des membres font la félicité du Tout » (Helvétius. De l’Homme. Son Éducation). — « Rechercher le bonheur en faisant le bien, en s’exerçant à la connaissance du vrai, en ayant toujours devant les yeux qu’il n’y a qu’une seule vertu : la Justice, un seul devoir : se rendre heureux » (Diderot). — « Le but de la Société est le bonheur commun » (Déclaration des Droits de l’Homme, article 1er). — « Le but de la Révolution est de détruire l’inégalité et d’établir le bonheur commun » (Conspiration Babouviste. Base de la République des Égaux. Article 10). — « Que la variété infinie de désirs, de sentiments et d’inclinations se réunisse en une seule volonté ; qu’elle ne meuve les hommes que vers un unique but : le bonheur commun ! » (Morelly. La Basiliade). — « Le plaisir sans égal serait de fonder la félicité publique. Je ne sais si je me trompe dans mes vœux ; mais je pense qu’on pourra un jour extraire de tous les corps un principe nutritif et, alors, il sera aussi facile à l’homme de se nourrir que de se désaltérer à l’eau d’un fleuve. Que deviendront, alors, les combats de l’orgueil, de l’ambition, de l’avarice, toutes les cruelles institutions des grands Empires ? Un aliment facile, abondant, à la disposition de l’homme, sera le gage de sa tranquillité et de sa vertu » (Mercier. Le tableau de Paris). — « Si la première voix de la nature, c’est de désirer notre propre bonheur, les voix réunies de la prudence et de la bienveillance se font entendre et nous disent : cherchez votre bonheur dans le bonheur d’autrui. Si chaque homme, agissant avec connaissance de cause dans son intérêt individuel, obtenait la plus grande somme de bonheur possible, alors l’humanité arriverait à la suprême félicité et le but de toute morale, le bonheur universel serait atteint » (Bentham). — « Le principe général auquel toutes les règles de la pratique devraient être conformes, n’est autre que le bonheur du genre humain et de tous les êtres sensibles » (J.-S. Mill). « La Société doit être organisée de telle sorte (et ce n’est pas souvent le cas d’aujourd’hui, malheureusement) que le bonheur des uns ne prenne pas sa source dans la ruine des autres, mais que chaque individu trouve son bien dans celui de la collectivité, le bien de la collectivité résumant uniquement, vice versa, de l’individu » (L. Buchner. Force et Matière, p. 514). — « Le problème du bonheur universel, par l’effet de la solidarité toujours plus grande, est dominé plus que jamais aujourd’hui par le problème du bonheur social. Ce ne sont plus seulement nos douleurs présentes et personnelles, mais celles de l’humanité à venir qui deviennent pour nous un sujet de troubles » (Marc Guyau. L’irréligion de l’Avenir, p. 411). — « Le pur idéal, ce serait que la totalité universelle des êtres devînt une Société consciente, unie, heureuse » (Alfred Fouillée. Critique des Systèmes de morale contemporaine). — « Le plus grand bonheur du plus grand nombre, par la science, la justice, la bonté, le perfectionnement moral : on ne saurait trouver plus vaste et plus humain motif éthique » (Benoît Malon. Socialisme intégral. Tome Ier, page 245).
Assez de citations. J’y pourrais ajouter l’avis autorisé de tous les sociologues contemporains, même bourgeois ; mais à quoi bon ? La cause est entendue : tous, absolument tous, proclament, conformément à la Déclaration des Droits de l’Homme, que « le but » de la « Société est le bonheur commun ». C’est, peut-être, le seul point sur lequel existe l’unanimité ; mais on reconnaîtra qu’il est d’importance et je veux en tirer immédiatement deux conclusions sur lesquelles j’attire particulièrement l’attention. La première, c’est la condamnation implicite de l’organisation sociale qui nous régit : puisque cette organisation accumule entre les mains d’une minorité privilégiée pouvoir, richesses, savoir, jouissances, et condamne l’immense majorité à la servitude, aux privations, à l’ignorance et à la douleur, il est évident que cette Société tourne le dos au but vers lequel est tenue de tendre toute Société équitable et rationnelle et qu’elle doit succomber. La seconde, c’est que, de toutes les doctrines sociales qui se disputent la succession de celle qui doit disparaître, la seule qui se dirige résolument et sans détour vers ce but, c’est celle que préconisent les théories anarchistes, puisque, faisant, seule, cesser les inégalités, les guerres et les contraintes et assurant, seule, à chaque individu toute la somme de liberté et de bien-être que comporte le développement progressif de l’humanité, elle est la seule qui réalise le vœu nettement et unanimement exprimé : le bonheur commun.
e) Adéquate, à toute époque, au développement progressif de l’humanité. — Une seule barrière est là, limitant la somme des satisfactions que les Individus sont en mesure de goûter. Cette barrière, c’est celle des possibilités, c’est-à-dire celle qui sépare les biens acquis de ceux qui sont encore à acquérir, les jouissances vivables par les générations actuelles de celles auxquelles nos descendants aspirent et qu’ils ne manqueront pas, tôt ou tard, de réaliser. Mais cette barrière n’est pas pour contenir ou réfréner les appétits ; elle est, au contraire, pour les exciter. Sous le puissant coup d’aile du désir insatiable qui nous élève toujours plus haut et nous pousse toujours plus loin, elle s’éloigne et s’abaisse insensiblement, nous découvrant des perspectives de plus en plus éblouissantes.
Cette limite, c’est celle qui marque le point auquel, à une époque déterminée, en sont arrivées les phalanges humaines en marche vers les régions toujours plus fertiles et plus vastes de la félicité.
Tel est le sens précis de ces mots : « adéquate, à toute époque, au développement progressif de l’humanité. »
Il est dans la nature des individus et des Sociétés, sortis, depuis des milliers d’années, des organismes les plus rudimentaires, de s’acheminer vers des formes de plus en plus perfectionnées. Longtemps, bien longtemps enténébrés, hommes et sociétés se dessinent sur un fond dont les teintes passent petit à petit du sombre au clair, de l’obscur au lumineux. L’obscurité c’est le passé : l’ignorance, la haine, la misère ; la lumière, c’est l’avenir : le savoir, la fraternité, l’abondance. On ne retourne pas au passé ; on marche, irrésistible, vers l’avenir. Fou serait celui qui prétendrait assigner une borne à cet avenir aux espaces incommensurables. L’âge d’or n’est pas derrière nous ; il est devant : radieux et accessible.
L’Anarchie, c’est l’homme brisant les portes du cachot où l’Autorité le tient enfermé ; c’est la voie libre ; c’est la marche vers la joie de vivre, tout obstacle écarté, toutes chaînes rompues ; c’est l’enfer fermé, et le paradis ouvert ; c’est l’espèce humaine cessant de s’entre-déchirer et s’entr’aidant dans la bataille millénaire qu’elle livre à la nature et à l’ignorance, pour se libérer des dangers et des maux qui l’accablent encore.
On a longtemps, sinon confondu du moins rapproché les tendances et les aspirations du socialisme collectiviste ou communiste et celles de l’Anarchie. Ce rapprochement a eu diverses causes. En voici quelques-unes :
1o Socialisme et Anarchie se dressaient contre la Société bourgeoise. Ici et là, le mot d’ordre était qu’il fallait, avant tout, se débarrasser de celle-ci ; on verrait ensuite. Et, durant des années, socialistes et anarchistes attaquèrent avec une égale ardeur et une virulence égale les institutions : gouvernement, propriété, patrie, religion, morale bourgeoise dont les uns et les autres poursuivaient âprement la ruine ;
2o Les privilégiés ayant intérêt à susciter et à entretenir cette confusion entre le Socialisme et l’Anarchie, ne manquaient pas de dénaturer sans scrupule les théories, de calomnier sans retenue les théoriciens et de persécuter indistinctement les agitateurs socialistes et anarchistes. Se tournaient-ils vers les privilégiés ? Ils accusaient les socialistes de vouloir substituer à l’ordre établi une société dans laquelle, n’étant retenus ni par un frein moral ni par une autorité matérielle, les appétits déchaînés se donneraient libre cours dans le vol, le gaspillage, le viol et l’assassinat. S’adressaient-ils aux déshérités ? Ils affirmaient que anarchistes et socialistes, ceux-là ouvertement et ceux-ci par des voies détournées, ne travaillaient à la Révolution sociale que pour déposséder Gouvernants et Riches, s’emparer du Pouvoir et de l’Argent et en jouir à leur tour.
3o Les Socialistes eux-mêmes, tout en se défendant d’être assimilés aux anarchistes, laissaient entendre volontiers — surtout en période électorale et quand ils mendiaient les suffrages ouvriers — que, somme toute, entre le Socialisme et l’Anarchie, il n’y avait pas opposition irréductible, mais, au contraire, des points de contact nombreux et de sérieuses affinités ; que les divergences résidaient « surtout » (certains disaient même « uniquement » ) dans les problèmes de la tactique à employer ; mais que, malgré tout et bien que les voies et moyens fussent différents, le but était le même : la suppression des classes antagoniques, l’État politique remplacé par un organisme d’enregistrement plutôt que de répression, destiné à assumer l’administration des choses, le bien-être assuré à chacun, la liberté garantie à tous. Incalculable fut la masse des travailleurs qui, ainsi endoctrinés, tombèrent dans le panneau et se laissèrent embrigader comme électeurs et comme affiliés aux partis collectiviste et communiste !
4o Pour tout dire et me conformer à la règle d’impartialité que nous nous imposons ici, il sied d’ajouter que bon nombre de socialistes, en s’exprimant de la sorte, parlaient avec sincérité. Ils étaient, alors et longtemps ils furent peu nombreux. Les faveurs du suffrage « dit » universel allaient aux partis — monarchistes ou républicains — de conservatisme social et les militants socialistes, à l’exception de quelques chefs plus clairvoyants et plus ambitieux, n’envisageaient la lutte électorale et l’action parlementaire que comme des moyens de propagande et d’agitation. Depuis, oh ! depuis !… (Voir Parlementarisme, Élections, Suffrage universel, Collectivisme, Communisme autoritaire.)
Ces diverses circonstances expliquent assez clairement la confusion que je signale. Peu à peu, les faits eux-mêmes se sont chargés de dissiper celle-ci et, aujourd’hui, la rupture s’est produite, éclatante et profonde, entre l’Anarchie ou Communisme libertaire et le Socialisme autoritaire (S. F. I. O. ou S. F. I. C.).
Ces doctrines sont sorties, les unes et les autres, de la période de tâtonnement que traversent fatalement toutes les Idées sociales auxquelles les conditions historiques donnent successivement naissance. Actuellement, Socialisme et Anarchie forment deux mouvements tout à fait distincts et même opposés comme base, méthode, action et but.
Ils sont séparés par un abîme : les socialistes et communistes voulant conquérir l’État et le faire servir à leurs fins, les anarchistes voulant anéantir l’État. (Voir Antiétatisme, État.)
Entrons dans quelques détails : le Socialisme s’appuie sur le principe d’Autorité et, dans la pratique, aboutit logiquement au renforcement de ce principe, puisque l’État, au pouvoir des Socialistes, a pour mandat de centraliser et de monopoliser le Pouvoir politique et économique.
Les partis socialistes et communistes de tous les pays affirment d’abord qu’une société ne peut vivre sans le principe d’Autorité qu’ils déclarent indispensable à l’organisation et à l’entente. La liberté de chacun, disent-ils, doit s’arrêter où commence la liberté des autres. Mais en l’absence de lois, de règles qui fixent cette limite entre la liberté de chacun et celle des autres, chacun sera naturellement porté à étendre sa propre liberté aux dépens des autres. Ces empiètements seront autant d’abus, d’injustices, d’inégalités qui provoqueront des conflits incessants et, à défaut d’une autorité ayant qualité pour résoudre ces conflits, c’est la force seule, c’est la violence qui les résoudra.
Les plus forts abuseront de leur force contre les plus faibles et les plus rusés, les plus coquins abuseront de leur astuce contre les plus sincères et les plus loyaux.
Cela posé, les socialistes autoritaires ajoutent qu’il est insensé de concevoir une organisation sociale sans lois, sans règlements.
Ils s’appuient surtout sur les nécessités de la vie économique. Si chacun est libre de choisir son genre de travail et de travailler ou de ne rien faire, les uns travailleront beaucoup, les autres moins et d’autres pas du tout ; les paresseux seront donc avantagés au détriment des laborieux. Si chacun est libre de consommer à son gré, sans contrôle, sans vérification, il y en a qui s’installeront dans les beaux appartements, prendront les plus jolis meubles, les plus beaux habits et les meilleurs morceaux, et les autres seront obligés de se contenter de ce que les premiers leur laisseront. Ça n’ira pas, ça ne peut pas aller comme ça. Il faut des lois, des règlements qui fixent la production que chacun doit faire, en tous cas le nombre d’heures qu’il doit accomplir et la part de produits qui lui revient. Sinon, ce sera le gâchis, la discorde et la disette.
Les socialistes autoritaires ajoutent : « Si chacun est libre de faire ce qui lui plaît, tout ce qu’il veut et rien que ce qui lui convient, ce sera le débordement des passions sans frein, le triomphe de tous les vices et l’impunité de tous les crimes ». Et ils concluent que l’Autorité est nécessaire, qu’un Gouvernement est indispensable, qu’il faut, de toute rigueur, des lois et des règlements et, par voie de conséquence, une force publique (soldats et policiers) pour réprimer l’émeute et arrêter les coupables, des tribunaux pour les juger et des châtiments pour les punir.
Toutefois, Socialistes et Communistes, même les plus férus de la notion de l’État, déclarent qu’un jour viendra certainement où, s’étant graduellement transformés, les hommes deviendront conscients, auront le sens éclairé de la responsabilité, se feront raisonnables et fraternels et que, à ce moment-là, l’Autorité disparaîtra pour faire place à l’Anarchie qui est, ils le confessent, l’Idéal le plus élevé et le plus juste et qu’ils considèrent comme le terme de l’évolution sociale.
Pour conclure, ils disent : « Commençons par culbuter le régime capitaliste. Exproprions d’abord la bourgeoisie possédante et socialisons les moyens de production, de transport de d’échange. Organisons le Travail sur des données nouvelles. Nous verrons ensuite. »
Les Anarchistes répliquent : « La société capitaliste repose sur la Propriété individuelle et l’État. La propriété serait sans force et sans valeur si l’État n’était pas là pour la défendre. C’est une grave erreur que de croire que le Capital est le seul agent de discorde entre les hommes vivant en société ; le Pouvoir les divise tout autant. Le Capital les sépare en deux classes : les possédants et les non possédants. L’État les sépare aussi en deux classes : les gouvernants et les gouvernés. Les détenteurs du Capital abusent de leur richesse pour exploiter les prolétaires : les détenteurs du Pouvoir abusent de leur autorité pour asservir le peuple.
« Supprimer le régime capitaliste et maintenir l’État c’est faire la Révolution à moitié et c’est même ne pas la faire du tout. Car le Communisme autoritaire nécessitera une armée formidable de fonctionnaires dans l’ordre législatif, judiciaire et exécutif. L’organisation que préconise le Communisme autoritaire entraînera des dépenses incalculables. Elle n’abolira ni les classes ni les privilèges.
« La Révolution Française a cru supprimer les privilèges de la noblesse ; elle n’a fait que les transmettre à la Bourgeoisie. C’est ce que ferait le Communisme autoritaire : il arracherait aux bourgeois leurs privilèges et les transmettrait aux dirigeants du nouveau régime. Ceux-ci formeraient une nouvelle classe de privilégiés. Chargée de faire les lois, d’élaborer les règlements, d’en punir la violation, la foule des fonctionnaires dont ce serait l’occupation, formerait une caste à part ; elle ne produirait rien et vivrait aux crochets de ceux qui assureraient la production. Ce serait une ruée d’insatiables appétits et de convoitises se disputant le Pouvoir, les meilleures places et les plus grasses sinécures. Ce serait la curée.
« Quelques années après la Révolution, ce seraient les mêmes discordes, les mêmes inégalités, les mêmes compétitions et finalement, sous prétexte d’ordre, le même désordre et le même gâchis. Il n’y aurait rien de fait et tout serait à recommencer, avec cette différence que le Régime capitaliste est disqualifié, pourri et à la veille de la banqueroute, ce qui fait qu’on peut le renverser sans trop de peine, tandis que le communisme autoritaire qui le remplacerait aurait pour lui la jeunesse et devant lui l’avenir.
« Toute l’Histoire est là pour prononcer la condamnation du principe d’Autorité. Sous des formes, des appellations et des étiquettes différentes, l’Autorité a toujours été synonyme de tyrannie et de persécution. Non seulement, elle n’a jamais protégé ni garanti la Liberté, mais elle l’a toujours violée, méconnue et outragée.
« Confier à l’Autorité la charge d’assurer la liberté de chacun et de la contenir dans les limites de la Justice, c’est une pure folie. »
Et, pour en terminer, les Anarchistes disent aux Socialistes et Communistes :
« Vous voulez tout imposer par la Force, nous voulons tout asseoir sur la Raison. Vous ne croyez qu’à la violence, nous n’avons confiance qu’en la persuasion. Vous concevez l’Ordre par en haut, nous le concevons par en bas. Vous entendez que tout soit centralisé : nous entendons que tout soit fédéralisé. Vous allez du composé au simple, du général au particulier, du nombre à l’unité, c’est-à-dire de la Société à l’Individu. Nous allons, nous, du simple au composé, du particulier au général, de l’unité au nombre, c’est-à-dire de l’Individu, seule réalité tangible, vivante, palpable, à la Société, total des Individus. Vous fondez la liberté commune sur l’asservissement de chacun ; nous fondons la liberté de tous sur l’indépendance de chacun.
« Quand nous serons en mesure de renverser la Société bourgeoise, nous détruirons du même coup le Capital et l’État. Ce ne sera pas besogne plus difficile que de culbuter l’un et pas l’autre, puisqu’ils se tiennent et ne forment présentement qu’un seul et même tout.
« Et puisque vous reconnaissez que la Liberté est désirable, que le Communisme libertaire est l’Idéal le plus noble et le plus équitable, le meilleur et le plus sûr moyen de réaliser cet Idéal, c’est de combattre et non d’affermir le principe d’Autorité qui en est la négation.
« L’État, c’est cet ensemble d’institutions politiques, législatives, judiciaires, militaires, financières, etc., par lesquelles on soustrait au peuple la gestion de ses propres affaires, la direction de sa propre conduite, le soin de sa propre sécurité, pour les confier à quelques-uns qui, usurpation ou délégation, se trouvent investis du droit de faire des lois sur tout et pour tous, de contraindre le peuple à s’y conformer et se servent à cet effet de la force de tous. (Malatesta. L’Anarchie, page 8, édition du Libertaire.) Voir État.
« Et c’est cette machine lourde, cet appareil compresseur, cette meule massive destinée à broyer toutes les résistances et à réduire en poussière toutes les indisciplines : l’État, que vous avez la prétention de transformer en instrument d’affranchissement et en appareil de libération ?
« Vous avez la naïveté de croire qu’il suffira de changer le mécanicien et de modifier quelques rouages pour qu’elle fonctionne autrement que par le passé ?… Socialistes et Communistes, réfléchissez. N’écoutez plus vos chefs qui ont intérêt à vous mentir et apprenez que si vous voulez préparer une Révolution qui ne soit ni un avortement ni une mystification, il faut mettre tout en œuvre, et sans plus attendre, pour que cette Révolution ne tue pas seulement le régime capitaliste mais aussi l’État. »
Plus violemment et plus perfidement que toute autre conception sociale, l’Anarchie a été discutée et combattue. Elle a subi l’assaut concerté des socialistes et des bourgeois. Tous les essais de réfutation qu’ont tentés ses adversaires peuvent être — si on néglige les détails — ramenés à deux objections que leurs auteurs qualifient prétentieusement de fondamentales. Il est d’autant plus utile d’examiner ces deux objections que de récents événements, notamment la guerre de 1914-1918, la Révolution Russe, l’installation de la Dictature en Italie et en Espagne, paraissent leur avoir conféré une force plus grande.
Étudions donc rapidement ces deux objections.
Première objection. — « L’Anarchie est, de toute évidence, un Idéal superbe ; mais il est et toujours demeurera un Idéal chimérique, parce que sa réalisation présuppose et nécessite un être humain sain, cultivé, actif, digne, fraternel, en un mot inexistant et parce que, biologiquement, la structure physique, intellectuelle et morale de l’homme ne saurait s’adapter à un milieu social libertaire. » — Je réponds tout d’abord qu’il n’est pas permis d’avancer que l’Anarchie exige un être inexistant. Qu’il y ait, à notre époque, très peu d’individus en état de s’adapter aux conditions de vie qu’implique la réalisation de l’Idéal anarchiste, je le concède volontiers à nos adversaires. Mais il suffit qu’il y en ait un seul pour que s’écroule leur assertion. Or, il n’est pas douteux que, si tous les Anarchistes, qui, disséminés un peu partout, se chiffrent présentement par plusieurs centaines de milliers, n’en sont point encore arrivés à ce niveau de culture et de perfectionnement physique, intellectuel et moral que comporte la Vie inhérente à un milieu social libertaire, on peut, néanmoins, affirmer que bon nombre d’entre eux y sont pourtant parvenus. Pour ma part, j’en connais, et beaucoup, qui, bravant les obstacles, les difficultés, les périls, les persécutions dont leur route est semée, vivent d’ores et déjà d’une existence aussi conforme que possible à leur Idéal anarchiste et n’aspirent, ne travaillent qu’à l’instauration d’un milieu social qui leur permettra de s’y conformer tout à fait. Il est vrai que les Anarchistes ne constituent, à l’heure actuelle, qu’une infime minorité. Pour donner plus de force à mon raisonnement, j’admets que, au sein de cette minorité infime, rares sont ceux qui, dès à présent, vivent, autant que faire se peut, en anarchistes. Mais il n’en reste pas moins que ce petit nombre suffit à démontrer que l’espèce dont il s’agit n’est pas inexistante. Il suffit qu’elle soit pour que, par voie de reproduction et de sélection, elle parvienne à se maintenir et à se développer. Les nombres les plus élevés ont commencé par « un », et ce n’est qu’en s’additionnant que les unités forment des totaux considérables. Donc, il est faux de dire que l’Anarchie présuppose et exige un être inexistant.
Il est non moins erroné de soutenir que la structure physique, intellectuelle et morale de l’être humain ne saurait s’adapter à un milieu social libertaire. Au mot biologie (voir ce mot), nous établirons indiscutablement les bases biologiques sur lesquelles repose l’Anarchie et le lecteur sera frappé de la solidité des rapports qui unissent la conception d’un milieu social anarchiste à la structure non pas truquée, artificielle et de commande de l’homme, mais à sa structure normale, réelle et spontanée.
Pour ne pas dépasser le cadre que je veux assigner à cette réponse aux détracteurs mal renseignés de l’Anarchie, je me bornerai à dire, ici, que de tous les milieux sociaux qu’on puisse concevoir, le milieu social anarchiste est certainement celui auquel s’adaptent le mieux et le plus heureusement les besoins et les aspirations de l’homme vivant en société.
Dans la pratique, toute la solidité de l’édifice anarchiste est conditionnée par ces quatre besoins indissolublement liés à la nature humaine et qu’on retrouve à toute époque et en tout lieu : liberté, sociabilité, activité, adaptation au milieu. Le bon fonctionnement d’un milieu anarchiste, tel qu’il a été défini au commencement de cette étude, qu’exige-t-il ? — Il exige un individu libre, sociable, actif et capable de s’adapter plus ou moins rapidement à ce milieu.
a). Libre. — L’Individu est impulsé par un instinct aussi profond que tenace vers la liberté. Il est extraordinaire — et cela est cependant — que cet instinct ait résisté à des siècles d’asservissement et la persistance de cette poussée vers la liberté est la preuve la plus éclatante de son irrésistible puissance. Esclaves dans l’antiquité, serfs au moyen-âge, salariés de nos jours, des milliards d’hommes et de femmes ont subi, du berceau à la tombe, la servitude que faisaient inexorablement peser sur eux la pauvreté et l’abaissement dans lesquels, par les lois, par les religions, par la fortune et par la force, les Maîtres de l’heure les maintenaient. Si le besoin de liberté avait pu être tué, il serait mort depuis longtemps. Et, pourtant, non seulement il a survécu, mais il est plus vivace et plus impérieux que jamais.
Il existe chez tous, à des degrés variables et sous des formes et manifestations très diverses ; mais il n’est pas un être, pas un seul qui ne le possède et dans tous il est prêt à s’affirmer dès qu’il leur sera possible de le faire, c’est-à-dire aussitôt que la Révolution Sociale ayant mis fin à leur asservissement séculaire, ils seront appelés à vivre en êtres libres. (Au mot Révolution, nous indiquerons les raisons théoriques et pratiques qui font de la Révolution une nécessité douloureuse mais inévitable.)
b). Sociable. — L’homme est un animal sociable. Il fuit, d’instinct, l’isolement ; il souffre de la solitude ; il recherche ses semblables. Il fait partie de ces espèces, de beaucoup les plus nombreuses, qui vivent groupées et solidaires. L’homme insociable est une exception rarissime ; il est, à sa manière, une sorte d’infirme, à qui manquerait un sens. Cette tendance à la sociabilité qui conduit l’homme au groupement, à l’association et s’épanouit en solidarité (voir ce mot) est contrariée et jusqu’à un certain point paralysée dans un milieu social comme le nôtre qui, sans consulter l’Individu, sans tenir compte de son tempérament, de ses goûts, de ses sympathies, de ses aspirations, l’astreint à des contacts, des groupements et assemblages qui, le plus souvent, répugnent à ses affinités (voir ce mot). Mais il suffira de placer l’Individu dans un milieu social libertaire pour que, guidé par son instinct de sociabilité dûment renforcé par la satisfaction de ses multiples besoins, il s’associe librement avec ses semblables pour la production et la consommation, pour le plaisir et le sport, pour la culture des arts et des sciences, pour les jouissances sexuelles et les joies affectives.
c). Actif. — La meute capitaliste porte le plus gros de son effort sur le problème économique et sur l’organisation du travail « en anarchie ». Tous les valets de plume qui vivent aux crochets du patronat agricole et industriel, s’évertuent à démontrer que si, dans la vie politique de l’humanité, il serait, à la rigueur, possible de faire confiance au principe de Liberté, il est radicalement impossible de faire confiance à ce principe dès qu’il est question des nécessités économiques auxquelles commandent les exigences de la consommation. Voici, résumé aussi fidèlement que possible, leur argument : « La production nécessite un effort pénible auquel le travailleur ne s’astreint que dans la mesure où il y est forcé. L’homme est naturellement paresseux et, s’il ne se trouve pas, par l’agencement du milieu social dans lequel il vit, dans l’obligation de travailler, il se laisse, par une prédisposition instinctive, aller à l’oisiveté ou à l’effort récréatif mais improductif. Qu’il s’agisse de la production agricole ou industrielle, il ne travaille qu’autant qu’il lui est interdit, sous peine de crever d’inanition, de ne rien faire. En conséquence, un milieu social dans lequel les individus seront libres de travailler ou de fainéanter, de choisir leur genre de travail ou d’en changer à volonté, aboutira à la famine, à la disette générale et aux abominations qu’entraîne l’indigence générale. »
Voici ma réponse :
« L’homme est un être actif, naturellement, instinctivement, essentiellement actif. Il fait partie de l’univers ; il y vit ; son existence participe de la vie universelle et la vie universelle conditionne l’existence humaine. Tout dans la nature se meut, s’agite, fonctionne, est mouvementé. Quel que soit l’état de la matière, qu’il soit solide, liquide ou gazeux, la matière est constamment en mouvement ; on ne l’a jamais observée à l’état de repos ; l’inertie n’a jamais été constatée ; l’immobilité n’existe pas. Plus on se rapproche du règne animal, plus la vie apparaît active et mouvementée ; le végétal s’agite plus que le minéral ; l’animal est plus actif que le végétal.
« Tous les animaux — et un grand nombre d’espèces avec une surprenante rapidité — naissent, se développent et meurent. Dans chacune de ces phases, ils déploient une activité plus ou moins vive ; mais à aucun moment, dans aucune de ces trois phases, ils ne se reposent. Les animaux que nous sommes ne font pas exception à cette règle constante et universelle. Je n’insiste pas.
« Penser que le minéral, le végétal et l’animal se meuvent, s’agitent, fonctionnent sans but et par pur hasard, serait une grossière erreur. Tous leurs mouvements ont pour but d’entretenir, de développer, de fortifier, d’enrichir la vie. Tous les naturalistes ont constaté ce fait et ils l’ont prouvé, avec un luxe de détails étonnant, en s’appuyant sur des milliers et des milliers d’observations.
« Dire que l’espèce humaine se meut, s’agite, se déplace, fait effort en un mot est active sans que cette activité ait une fin, dire que cette activité se dépense d’une façon désordonnée, incohérente et qu’elle est le fait de la pure fortuité, serait une stupidité. Ce qui est exact, c’est que l’activité de l’espèce humaine, comme celle de tous les organismes vivants, a un but et que ce but, c’est la vie.
« Or, vivre c’est consommer ; consommer c’est produire ; produire, c’est travailler. En conséquence, il est dans la nature de l’homme de travailler.
« Les philosophes qui ont avancé le contraire n’ont aperçu que les apparences et ils se sont mépris ; et les ignorants qui les ont écoutés ont été induits en erreur.
« En soi, le travail n’est pas une peine ; comme tous les mouvements, tous les exercices auxquels l’homme se livre en vue de dépenser les énergies dont son corps est un accumulateur, le travail est plutôt un plaisir, ou, plus exactement, un besoin.
« Mais si l’homme ressent le besoin de travailler et s’il éprouve du plaisir à satisfaire ce besoin, il lui devient pénible d’excéder les limites du besoin ressenti.
« Si l’un de nous était privé de nourriture, il en éprouverait une grande souffrance ; mais si, ayant mangé à sa faim, il était mis dans l’obligation de manger encore il ressentirait à trop manger autant de déplaisir qu’à ne pas manger assez. Il en est de même du besoin de travailler ; lorsque, ayant dépassé sa réserve de forces, l’homme est condamné à prolonger son effort, il en souffre. Travailler quelques heures par jour n’est pas un châtiment : mais c’en est un que de travailler dix, douze et quatorze heures. Les courtes journées de travail sont agréables ; les longues journées sont douloureuses. Il y a aussi les conditions mêmes dans lesquelles le travail s’accomplit et il convient d’en tenir compte.
« Dans les pays où sévit le régime capitaliste, le travail est une véritable condamnation, parce que le sort du travailleur est lamentable. Quand le travail est imposé, sale, dangereux, excessif, humiliant et mal rétribué, il est rebutant et il ne faut pas être surpris qu’on y trouve si peu de goût. Mais quand le travail est libre, quand il est honoré, respecté, considéré, quand il n’est pas excessif, quand il assure à l’ouvrier une vie large et confortable, il cesse d’être une peine et il devient une joie.
« Que les ateliers soient vastes, aérés, lumineux et sains, que la journée de travail corresponde aux forces que l’ouvrier peut, sans fatigue, dépenser chaque jour, que chacun travaille du métier qu’il connaît, et qu’il choisira librement, que le travailleur ait l’assurance que sa famille et lui ne manqueront de rien, qu’il se sente libre à l’usine et non sous la férule d’un patron ou d’un contre-maître, qu’il soit appelé à fixer lui-même, avec ses camarades, le règlement d’atelier et les conditions générales du travail et il est certain que personne ne rechignera à la besogne. Je vais plus loin. Je dis que, si dans une société anarchiste, je pouvais concevoir un châtiment, le pire de tous consisterait à condamner un homme bien portant, vigoureux, apte à produire, de le condamner, dis-je, à se tourner les pouces au milieu de l’activité universelle.
« Cette vérité n’est pas encore comprise par ces pseudo-révolutionnaires, dictateurs de demain, qui tout en dénonçant dans le régime capitaliste qu’ils combattent, l’opulence oisive des uns et la productivité miséreuse des autres, repoussent l’idée de faire appel au travail non imposé et basent tout leur système économique sur le travail obligatoire et réglementé. Sont-ils seulement gens à courte vue ? Sont-ils plutôt vulgaires arrivistes désireux de gouverner à leur tour ? Peu importe. Fussent-ils animés des meilleures intentions, il y a lieu de considérer les conséquences et répercussions du régime économique dont ils sont les champions. J’imagine donc que nous commettions la faute de décréter que le travail est obligatoire pour tous. C’est fait. Et après ?
« La première chose à faire, ce sera de dresser la liste des dérogations que comportera fatalement l’application de ce décret. Il faudra fixer l’âge auquel les adolescents seront dans l’obligation de travailler et l’âge auquel les personnes âgées cesseront d’être astreintes au travail.
« Cette question d’âge soulève mille problèmes délicats touchant le sexe des personnes, le métier à exercer, l’apprentissage à faire, le stage à subir, que sais-je encore ?
« Il va de soi que les malades et les infirmes échapperont au travail obligatoire. Mais encore faudra-t-il soumettre à un examen médical les infirmités et les maladies en question.
« Nous serons vraisemblablement entraînés à dresser la liste des travaux — les travaux d’art et d’inspiration par exemple — dont il est impossible de fixer la durée quotidienne.
« Je vois d’ici, un règlement d’administration très précis, très minutieux, procédant d’une sorte de législation pointilleuse et subtile, source de discussions intarissables, de chicanes et de contestations sans fin.
« Mais il ne suffira pas de rédiger le Code du travail ; il faudra veiller à ce que personne ne puisse se soustraire aux prescriptions de ce Code. Il faudra que les délinquants soient frappés ; il faudra donc, d’une part, préciser les sanctions dont ces délinquants seront passibles et, d’autre part, assurer l’application des peines prononcées.
« Et nous voilà ramenés au rétablissement indispensable de tout ce fatras de législation, de tribunaux, de police et de répression que nous voulons abolir !
« C’est le phénix qui renaîtra de ses cendres et quel phénix !
« Il faudra entourer d’une surveillance étroite ces malfaiteurs, ces insoumis, ces déserteurs d’un nouveau genre : les paresseux ; il faudra veiller à ce qu’ils ne s’introduisent pas dans les domiciles à l’heure où les ateliers étant pleins, ceux-ci seront vides ; il faudra pourvoir tout le monde d’un carnet de travail, tenir une comptabilité régulière des heures réellement faites, ouvrir dans chaque atelier un registre de présence, proportionner la part de chacun dans la répartition des produits à l’exacte mesure du travail qu’il aura réellement effectué ; il faudra faire la chasse aux réfractaires, instruire et juger leur cas ; il faudra… mais, que ne faudra-t-il pas ?
« Il saute aux yeux que, pour remplir ces multiples fonctions de législateurs, de vérificateurs, d’enregistreurs, etc., il sera nécessaire de prélever une partie de la population appelée, par l’âge et la validité, à contribuer au travail productif. Affectée à ces fonctions spéciales, cette partie de la population sera dérobée à la production utile. Et le plus clair résultat de toutes ces mesures destinées à traquer les fainéants, ce sera d’ajouter à ceux-ci un nombre appréciable de fonctionnaires improductifs. Ce sera le triomphe du Gribouillisme.
d). Capable de s’adapter. — L’adaptation domine toutes les théories évolutionnistes. Quand on songe à l’incalculable influence que le milieu exerce sur les êtres vivants qui lui sont soumis ; quand on observe la prodigieuse facilité avec laquelle ceux-ci s’adaptent aux conditions mêmes de ce milieu ; quand on constate que le milieu est comme un bain dans lequel trempe l’individu et par lequel il est peu à peu pénétré ; quand on sait, enfin, que la pression exercée par le milieu social sur l’individu équivaut à une saturation constante et quasi irrésistible (car ceux qui résistent à cette saturation sont des êtres exceptionnellement doués) on n’hésite pas à admettre que l’homme de demain, transporté dans un milieu libertaire, s’y adaptera aussi bien et même mieux, aussi vite et même plus promptement que l’homme d’aujourd’hui s’adapte au milieu actuel. Aussi bien, l’adaptation au milieu possède actuellement la valeur d’une thèse scientifique dont personne ne s’avise de nier l’exactitude.
Je résume cette longue réponse à la première objection : l’Anarchie ne présuppose pas, n’exige point un être inexistant ; cet être existe. Le milieu social que les Anarchistes veulent instaurer n’est pas opposé à la structure physique, intellectuelle et morale de l’homme ; il lui est, au contraire, strictement conforme puisqu’il répond scrupuleusement à ces quatre besoins qui caractérisent l’espèce humaine : la liberté, la sociabilité, l’activité, l’adaptation au milieu.
Seconde objection. — Celle-ci est empruntée à la marche des événements. Elle s’inspire du renforcement du principe d’Autorité dans divers pays et de la vague de Dictature qui, dans ces dernières années, a submergé, notamment en Italie, en Espagne et en Russie, les récentes conquêtes du principe de Liberté. Les tenants de l’Autorité, adversaires déterminés de l’Anarchie, tirent argument de ces faits contemporains pour ériger en certitude historique le développement progressif des forces autoritaires et l’affaiblissement graduel des aspirations libertaires. Ils disent : « Dans les plans et systèmes de transformation sociale, il n’y a de consistant que ce qui est conforme au développement historique des civilisations. Tous les grands bouleversements enregistrés par l’histoire ont été annoncés par des signes précurseurs d’un caractère si précis que l’observateur consciencieux, clairvoyant et impartial pouvait en prévoir l’avènement. Si le principe d’Autorité, qui jusqu’à notre époque a présidé à l’organisation des sociétés, humaines en était arrivé à l’heure où il doit être culbuté par le principe de Liberté et lui faire place, cet écroulement du monde autoritaire serait annoncé par des signes avant-coureurs certains. Le cours des événements ferait apparaître l’affaiblissement des Institutions Autoritaires au bénéfice des institutions s’inspirant de la Liberté. Or, il n’en est rien. Notablement affaiblie par les mouvements révolutionnaires qui ont marqué la marche ascendante des Régimes parlementaires à base démocratique, l’Autorité a récemment reconquis le terrain qu’elle avait perdu au cours des xviiie et xixe siècles ; elle a retrouvé toute sa force ; dans de grands pays comme l’Espagne, l’Italie et la Russie, pour ne citer que ceux-là, elle est plus forte qu’elle ne le fut jamais et il est à prévoir que, déjà profondément travaillés par l’exemple de ces grandes nations et à la faveur du malaise et du déséquilibre consécutifs à la grande guerre, d’autres pays, et non des moindres, vont consolider leur appareil d’Autorité, fortifier l’armature de résistance de celle-ci et élever des digues de plus en plus hautes et résistantes destinées à contenir le flot de libertarisme qui les menace. Donc, l’évolution ne se produit pas dans un sens favorable mais contraire à l’avènement d’un monde libertaire. »
Cette objection ne peut pas être prise au sérieux ; elle repose sur des observations superficielles et prend pour une évolution historique régulière et à longue portée ce qui n’est qu’accidents et circonstances éphémères. La guerre maudite qui, durant plus de quatre années, a ensanglanté le globe, a produit un ébranlement fantastique ; elle a accumulé des ruines prodigieuses ; elle a tué des millions d’hommes en pleine force ; elle a détruit le labeur de plusieurs générations ; elle a formidablement et pour longtemps encore hypothéqué l’avenir ; elle a disloqué de vastes empires et remanié la carte du monde ; elle a amené l’écroulement de plusieurs monarchies et la naissance de plusieurs républiques ; elle a démesurément favorisé et enrichi certaines industries et elle en a ébranlé et appauvri d’autres ; elle a détraqué toutes les valeurs monétaires sur lesquelles reposent toutes les transactions ; elle a conduit au triomphe du régime bancaire, dont toutes les puissances de production, de transport et d’échange sont devenues outrageusement tributaires ; elle a placé les États eux-mêmes sous la dépendance étroite de la finance internationale ; elle a, pour tout dire, renversé la table des valeurs. Cette catastrophe sans précédent date d’hier ; l’humanité tout entière en est encore bouleversée et on prétendrait assimiler cinq ou dix ans d’un effondrement aussi indescriptible à une évolution reflétant fidèlement tout un processus historique ? Ce serait prendre l’inondation pour le cours régulier d’un cours d’eau, l’ouragan pour le souffle accoutumé des vents, la tempête pour le régime ordinaire des océans. Emprisonner l’évolution dans quelques années et, pour dégager le sens évolutif de cette minute historique, choisir les années les plus exceptionnellement troubles et l’époque des secousses les plus violentes, voilà à quels procédés inqualifiables nos adversaires ont recours pour formuler contre l’anarchie une objection qu’ils imaginent décisive !…
Tous ces régimes de dictature qu’on nous jette à la face comme des soufflets sont essentiellement transitoires. Les Dictateurs eux-mêmes le proclament :
« La Dictature ne saurait être considérée comme un régime de longue durée. Elle a été instaurée par suite de circonstances exceptionnelles et dans un but précis et limité. Elle s’est imposée par la nécessité de mettre fin au désordre et au déséquilibre créés par la guerre ; dès que l’ordre et l’équilibre seront rétablis, aussitôt que la situation sera redevenue normale, la Dictature cessera. » Tel est le langage de Mussolini, de Primo de Rivera, de Lénine et de ses successeurs. Tous confessent que la Dictature est un régime indésirable, qu’elle ne peut avoir, à notre époque, un caractère stable, qu’elle n’est, en réalité, qu’un pis-aller. En conséquence, l’objection qui se fonde sur l’instauration de ces quelques dictatures ne tient pas et cet événement ne peut être interprété dans le sens d’un mouvement évolutif propice au principe d’autorité.
Mais je veux faire abstraction des considérations qui précèdent et supposer — hypothèse gratuite — que ces régimes de Dictature dont on invoque l’existence dans l’intention de justifier l’objection que je réfute, aient été non pas l’accident dû à des circonstances extraordinaires et imprévisibles mais l’aboutissant d’une évolution véritable. Serait-il judicieux d’en conclure que l’Humanité renonce à briser ses chaînes et s’apprête à les faire plus resserrées et plus lourdes ? Serait-il même raisonnable de soutenir que la Dictature, prise dans le sens d’un accroissement de l’Autorité, est appelée à se stabiliser et à devenir le Régime vers lequel tendent les générations présentes et futures ? Évidemment non et, durât-elle encore un demi-siècle — j’exagère à dessein — dans les pays où elle existe, cela, au point de vue qui nous occupe dans ce débat, ne signifierait rien.
Jamais, en France, la Monarchie ne parut plus fortement, plus solidement assise qu’au temps où Louis , ayant centralisé tous les pouvoirs, grâce à l’œuvre de Richelieu et de Mazarin, pouvait dire : « L’État c’est moi ! » Cependant, un siècle après — et que sont cent ans dans l’histoire ? — l’héritier et le successeur du Roi-Soleil portait sa tête sur l’échafaud. Il y a dix ans à peine, l’Empereur d’Allemagne, Guillaume II et le Tzar de Russie, Nicolas II jouissaient d’un prestige et disposaient d’une puissance qu’on pouvait croire invulnérable ou, pour le moins, à l’abri pour longtemps des attaques dirigées contre elle. Quelques années après, ces deux formidables Empires s’écroulaient.
La vérité est que le monde capitaliste est effrayé du développement que prennent chaque jour les idées d’affranchissement par la Révolution et de la sympathie et de l’enthousiasme avec lesquels ces idées sont accueillies par les victimes de l’ordre social. Ces progrès indéniables des Idées que, tenant compte du visage qu’elles ont ou qu’elles se donnent, j’appellerai « d’avant-garde » angoissent à tel point la classe bourgeoise que celle-ci, pour être protégée, défendue et même simplement rassurée, est prête à se jeter dans les bras de n’importe quel aventurier qui se posera en sauveur, en défenseur de l’Autorité chancelante, en restaurateur de l’Ordre ébranlé. Il se peut que les partisans d’un Gouvernement absolu et d’un Régime de fer l’emportent momentanément, et par surprise : ce sera un triomphe sans lendemain. Car le régime capitaliste a atteint son apogée. Comme ceux qui l’ont précédé et dont il n’est que la continuation, il a traversé les deux premières des trois phases que traverse toute période historique : naissance, développement, disparition. Il a atteint le point culminant de son développement. Il en est au déclin qui précède et annonce la disparition.
Qui prête une oreille attentive aux Craquements sinistres de l’édifice social peut hardiment en prédire le prochain écroulement. La crise que subit le monde actuel, crise aussi étendue que profonde, est d’une gravité qui ne trompe les gens avisés d’aucun parti, d’aucune classe, d’aucun continent. À l’Orient et à l’Occident, au Nord et au Midi, le malaise s’accroît, le mécontentement augmente, l’anxiété grandit. Les vieilles puissances européennes qui, par leur agencement économique et militaire, ont conquis dans les autres parties du monde un empire colonial immense, assistent, angoissées, au soulèvement des populations qu’elles croyaient avoir à jamais colonisées, c’est-à-dire asservies. L’heure approche où ces populations résolues à prendre en mains la direction de leurs propres destinées, arracheront aux conquérants les territoires qu’elles occupent et proclameront leur indépendance.
Les vieilles croyances, répandues par les imposteurs de toutes les religions voient leur prestige constamment diminuer et, longtemps prisonnière de l’ignorance, de la superstition et de la peur, la conscience humaine se soustrait graduellement à la captivité dont elle a eu tant à souffrir. L’impuissance des partis politiques s’avère jusqu’à l’évidence ; la pourriture des États crève les yeux ; le monde du Travail prend conscience de l’iniquité intolérable d’une organisation sociale dans laquelle, bien que produisant tout, il ne possède rien. De la chaumière des paysans et du taudis des ouvriers écrasés par des charges fiscales sans cesse accrues, s’élève une protestation timide aujourd’hui mais demain furieuse. Partout, partout, l’Esprit de Révolte se substitue à l’Esprit de Soumission : le souffle vivifiant et pur de la Liberté s’est levé ; il est en marche ; rien ne l’arrêtera ; l’heure approche où, violent, impétueux, terrible, il soufflera en ouragan et emportera, comme fétus de paille, toutes les Institutions Autoritaires.
C’est dans ce sens que se fait l’Évolution. C’est vers l’Anarchie qu’elle guide l’Humanité. — Sébastien Faure.