Encore un mot sur la Fresque de S. Onofrio
J’hésite à soumettre au lecteur les pages qui vont suivre. C’est une polémique du genre le plus technique et le moins attrayant, une vraie discussion d’état civil sur la paternité d’une œuvre de peinture. L’œuvre n’est guère connue que de quelques voyageurs; ni la gravure ni la photographie ne l’ont encore dignement reproduite. En parler, c’est donc, pour le public, faire de l’algèbre, ou peu s’en faut. Et cependant, si quelqu’un se rappelle qu’il y a douze ans, la Revue raconta qu’une grande et admirable fresque, oubliée depuis plus de trois siècles et comme enterrée sous la suie, venait d’être trouvée à Florence, dans l’ancien réfectoire d’un couvent[1], si l’exposé fidèle de cette découverte, des beautés de cette Sainte Cène, de la noble origine qui lui fut attribuée dès son apparition et des conflits qui s’ensuivirent n’est pas effacé déjà de toutes les mémoires, peut-être voudra-t-on savoir le complément de ce récit. Ce sont des notes de voyage. Depuis ces douze années, j’ai revu l’Italie et la fresque de S. Onofrio, je l’ai revue plus à mon aise et plus à fond; j’ai donc à ajouter quelques mots à ce qu’en a dit la Revue, ne fût-ce que pour signaler et l’état actuel de ce mystérieux chef-d’œuvre, et les controverses nouvelles dont il est devenu l’objet.
Ce n’était pas sans curiosité et presque sans émotion qu’à peine de retour à Florence j’étais allé, rue Faenza, frapper à la porte du vieux couvent. En quel état allais-je retrouver notre Cenacolo ? Quel effet, à la seconde vue, produirait-il sur moi? Le nom de Raphaël serait-il encore le seul qui s’offrirait à ma pensée? — Tout d’abord j’aperçus un changement notable. La porte et la façade de l’ex-monastère avaient pris un nouvel aspect. Ce n’était plus le délabrement d’une fabrique abandonnée, c’était un certain air de propreté et d’entretien. Le gouvernement du grand-duc avait exaucé le vœu dont, en 1850, je m’étais fait l’écho. Une destination publique avait été donnée aux bâtimens des dames de Fuligno : on venait d’y transporter la collection Rosellini, on en faisait un musée d’antiquités égyptiennes, et au centre de ce musée on avait réservé, à titre de sanctuaire, le réfectoire et sa fresque. En entrant dans ce grand vaisseau, rendu à ses proportions premières, ma surprise fut grande : plus de cloison, plus d’obstacle à la vue; je me croyais dans un lieu tout nouveau, et la fresque elle-même, ainsi vue à distance et d’un regard d’ensemble, prenait une harmonie et même une souplesse dont je n’avais nul souvenir. C’était bien la même candeur de composition, la même simplicité naïve et archaïque; mais la vie de tous ces personnages et leur action commune semblaient se révéler plus clairement, plus librement.
J’étais donc rassuré, au moins quant au premier coup d’œil. En m’approchant, je reconnus, non sans chagrin, qu’une main peut-être habile, mais trop sûre d’elle-même, s’était récemment permis quelques restaurations tout au moins inutiles. On se souvient en quel excellent état cette fresque avait été trouvée sous sa couche de suie : les têtes, les pieds, les mains n’avaient pas une égratignure. Tout au plus fallait-il reboucher çà et là, dans les draperies et dans les fonds d’architecture, quelques légers accidens. Qu’avait-on donc besoin de raviver, soit sur les vêtemens des apôtres, soit sur la bordure de la nappe, l’or de tous ces galons capricieux et délicats? Cette dorure rafraîchie sort du ton général et fait tache. Je n’oserais même pas répondre qu’on ait partout exactement suivi les dessins primitifs et qu’en plus d’un endroit où l’or était usé on n’ait pas demandé à l’imagination ce que l’œil ne pouvait plus lire. Il ne s’agit, j’en conviens, que d’accessoires sans importance; mais ce n’en est pas moins une témérité grande que de les avoir traités d’une si leste façon.
À ce détail près, il n’y a dans cette salle que des éloges à donner. L’installation en est parfaitement entendue, sans luxe et sans mesquinerie. Quelques bons sièges, bien placés, où l’on peut admirer à son aise, composent tout l’ameublement; ajoutez-y pourtant un buste de Raphaël placé au milieu de la salle et les dessins de l’ancienne collection Michellozzi, exposés sous verre comme pièces du procès. Le meilleur de tous les dossiers, c’est la fresque elle-même, ainsi mise à son jour. Quand on a passé là quelques instans, toute intention de controverse expire; on sent dans cette salle, devant cette muraille, comme un parfum raphaélesque qui dissipe le doute. Cette impression, depuis quelques années, s’est peu à peu répandue par la ville, parmi les guides, parmi les étrangers, dans le gros de la population, si bien qu’à l’heure qu’il est toute contestation semble d’abord absolument éteinte. Il n’en est rien pourtant, et même on pourrait dire que plus le simple public, revenu de sa première surprise et de sa crainte d’être dupe, accepte maintenant avec confiance et sans réserve l’hypothèse qui répond le mieux au caractère de ce chef-d’œuvre, plus certains érudits, pour se distinguer du vulgaire, affectent de persévérer dans un doute expectant ou même de hasarder de périlleuses conjectures.
C’est la conséquence obligée d’un certain genre de critique dont l’Allemagne est idolâtre et qu’elle a depuis un quart de siècle transplanté et fait fleurir en Italie, en Toscane surtout. On lui doit, j’en conviens, d’estimables travaux. Le Carteggio de Gave a rendu des services qu’on ne peut méconnaître; mais ni Gaye, ni ses imitateurs, ni les fouilleurs d’archives en général, n’ont qualité pour prononcer sur l’authenticité d’une œuvre d’art. Ils donnent des pièces à l’appui, ils éclaircissent certaines circonstances de la vie d’un artiste et fournissent par là des données sur ses œuvres, données biographiques où les problèmes de l’art lui-même sont prudemment mis de côté. Pour distinguer l’œuvre d’un maître, l’érudition pure et simple est un guide à la fois insuffisant et dangereux. Je n’en veux d’autre preuve que les pages qui concernent la fresque de S. Onofrio dans deux récentes publications, pleines d’informations savantes et de curieux documens : l’édition de Vasari imprimée à Florence, chez Felipe Lemonier, par les soins et sous li direction de MM. Milanesi et Pini, et l’édition française du grand travail de M. Passavant sur la vie et les œuvres de Raphaël.
Pour ne parler d’abord que des éditeurs de Vasari, c’est presqu’à leur corps défendant qu’ils prennent part à cette controverse. J’en juge par un avant-propos placé en tête de la vie de Raphaël, où ils se déclarent résolus à ne pas dire un mot des peintures de ce divin maître dont l’authenticité n’est pas incontestable, et même à ne parler, parmi ses œuvres authentiques, que de celles dont parle Vasari. Une seule exception leur paraît nécessaire : cette fresque de S. Onofrio, retrouvée par si grand hasard et déjà en si grand renom à Florence et dans l’Europe entière, comment la passer sous silence? Il faut, bon gré, mal gré, qu’ils se hasardent à en parler. Tout d’abord, affectant une sorte de neutralité, ils reconnaissent hautement l’excellence de l’œuvre, voire la compétence et le juste crédit de ceux qui du premier coup l’ont attribuée à Raphaël; mais leur penchant, bientôt ils en conviennent, les porte à l’opinion contraire. Et pourquoi? Les raisons qu’ils en donnent n’ont pas grande portée, comme tout à l’heure nous le verrons. La vraie cause de leur hésitation, c’est l’absence de documens écrits. Pour eux, ce genre de preuve ayant seul quelque poids, tant qu’on ne produira pas un texte pertinent, ils resteront dans leur incertitude. Toutes les conjectures seront pour eux comme non avenues, ou plutôt elles leur sembleront toutes également respectables, sauf une seule cependant: M. Gargani Garganetti, bien qu’il s’appuie sur une pièce écrite, ne parvient pas à les convaincre que Neri di Bicci soit l’auteur du Cenacolo. Donner pour père à ce chef-d’œuvre un pauvre hère comme Neri di Bicci, cela les révolte tout aussi bien que nous, et ils ont le courage de le dire nettement; mais de Neri di Bicci à Raphaël, la distance est si grande, il y a tant de degrés! Pourquoi ne pas rester à moitié route? Cela pourrait tout accommoder! Si vous leur proposiez Pinturrichio par exemple, ils n’en seraient pas troublés comme de Raphaël; cette attribution terne et modeste les laisserait en sécurité. Aussi prononcent-ils ce nom sans toutefois oser le soutenir. Ils s’abritent derrière le témoignage du docteur Burckhardt, qui, dans ses notes sur l’histoire de Kugler[2], remarque avec raison, et comme nous l’avions fait nous-même, que cette fresque semble avoir une double origine, à la fois florentine et péruginesque, et que l’auteur par conséquent ne peut être ni un Florentin pur, ni un élève du Pérugin resté docilement fidèle à ses leçons. Cette définition, j’en conviens, s’applique à Pinturrichio, mais encore mieux à Raphaël, lui qui porte au souverain degré ce double caractère d’enfant de Florence et de Pérouse. Le peintre de la librairie de Sienne a trop bien donné sa mesure, son œuvre est trop connue, il a trop laissé voir, malgré tout son talent, jusqu’à quelle hauteur il pouvait s’élever, pour qu’il y ait lieu d’admettre une sérieuse identité entre lui et le peintre inconnu da la fresque de S. Onofrio.
Mais alors pourquoi pas Raphaël? où est la difficulté? quelles sont ces objections que tout à l’heure nous annoncions? Les voici :
D’abord les têtes dans cette fresque sont, nous dit-on, trop fortes pour les corps, sorte de disproportion assurément peu familière à Raphaël; en second lieu, ces têtes n’ont pas d’analogie avec les types qu’on retrouve et dans le Couronnement de la Vierge, maintenant au Vatican, et dans le Spozalizio de Milan, et dans la fresque de San-Severo; troisièmement, l’exécution technique est trop franche, trop sûre, et par là trop en désaccord avec le faire timide et incertain des premières fresques du maître et notamment de celle de San-Severo. Enfin, dernier grief, peu conciliable avec celui-ci, l’archaïsme de la composition est trop complet, trop accusé, pour être sans invraisemblance imputé à ce jeune homme qui ne venait à Florence que pour se pénétrer et se nourrir des grandes nouveautés qu’alors on y voyait éclore, et en particulier des exemples de Léonard et de Michel-Ange.
Examinons ces objections, et d’abord, quant à la dernière, notre réponse est déjà faite : nous avons surabondamment constaté[3] quelle était la disposition d’esprit de Raphaël pendant son premier séjour à Florence et combien, si avide qu’il pût être d’étudier ces séduisantes nouveautés, il se montrait encore profondément fidèle, ses œuvres en font foi, aux traditions de son pays. Dès lors que signifie cette prétendue invraisemblance? Le jeune adepte de l’Ombrie devait accepter, nous l’affirmons, et accepter avec bonheur, l’obligation de maintenir dans cette sainte cène l’ordonnance et les attitudes consacrées par les anciens maîtres, sauf à traduire ces vieilles formes dans son jeune langage et à les ranimer du feu de son talent. N’est-ce pas en effet ce qui distingue cette fresque? L’archaïsme n’y règne que dans certains détails de la composition; il est exclu de tout le reste, et vous le reconnaissez vous-même, puisque l’exécution vous en paraît trop sûre, trop parfaite, trop magistrale pour provenir de ce jeune homme si novice alors, selon vous, dans l’art de peindre à fresque. Ceci, je dois le dire, est un point sur lequel nous différons encore. Je cherche vainement entre la fresque de San-Severo et celle de la rue Faenza ce notable contraste que vous nous signalez. L’exécution technique est, sur les deux murailles, la même, ou à peu près, ainsi que l’avait reconnu M. Della Porta dès 1845; s’il existe des différences, elles sont insensibles, et jamais on n’en pourrait conclure que les deux œuvres ne sont pas du même temps et du même pinceau; tout au plus serait-il permis de dire que l’une a dû précéder l’autre dans le cours de la même année. D’où il suit que pour nous deux points sont établis, et hors de contestation, savoir : que Raphaël, à vingt-deux ans, était déjà bien assez passé maître, même dans l’art de peindre à fresque, pour que le Cenacolo soit son œuvre, quelque perfection technique qu’on signale à bon droit dans le travail de cette fresque, et d’autre part que, même à vingt-deux ans et dans les premiers temps de sa vie florentine, il conservait encore assez de foi, de candeur et de docilité pour s’être soumis de bonne grâce à placer son Judas, à poser son saint Jean selon le vieil usa<o, sans tenir aucun compte ni des progrès du temps ni même de l’exemple du puissant Léonard. Admettre le contraire, c’est ne pas voir, selon nous, un des traits caractéristiques, un des plus délicieux contrastes de ce charmant génie, c’est omettre à plaisir toute une phase de son histoire.
Et maintenant est-il vrai que dans cette fresque les têtes soient trop grosses et d’un tout autre type que dans certains tableaux de Raphaël peints vers la même époque et d’origine incontestée ? À ces questions la réponse est facile ; il ne faut que des yeux et un compas. Mesurez ces têtes et ces corps, non-seulement les proportions sont justes, elles sont plutôt sveltes que ramassées. Vous en pouvez juger surtout par ces deux apôtres placés aux deux bouts de la table, le saint Jacques et le saint Thaddée. Bien qu’assis comme les autres, ils ne sont pas comme eux cachés en partie par la nappe ; on peut les voir tout entiers. Développez-les, supposez-les debout, et mesurez. Ils ont près de huit fois la hauteur de leurs têtes, ce qui donne à la tête, relativement au corps, la plus petite dimension possible. Je ne sais donc, en vérité, ce qu’on a voulu dire en parlant de la grosseur de ces têtes, et quant aux types des figures, la querelle sur ce point ne me semble pas moins étrange. Si quelque chose est évident, c’est que tous ces personnages sont plus ou moins parens, et quelques-uns très proches, de ceux que Raphaël a maintes fois reproduits dans les œuvres de sa jeunesse. Nous avons déjà dit à quel point cette figure du Christ rappelle celle de la fresque de San-Severo, combien la ressemblance est grande entre ce saint André et le David de la Dispute du Saint-Sacrement comment ce saint Jacques Mineur n’est autre que Raphaël lui-même, car c’est bien ce gracieux visage si souvent répété dans les tableaux du jeune maître, et qui passe à bon droit pour sa propre figure. Nous pourrions ajouter que le saint Pierre est ici exactement le même que dans la Déposition au tombeau de la galerie Borghèse. Et à propos de chacun de ces apôtres rien ne serait plus facile que d’indiquer d’autres analogies non moins incontestables. C’est donc nier l’évidence que de proclamer cette soi-disant différence de types : la similitude au contraire est un fait manifeste; nous acceptons pour juge quiconque se donnera la peine de faire la moindre comparaison.
Même dans le Couronnement de la Vierge, si les apôtres ne rappellent pas, traits pour traits, ceux de la fresque florentine, il n’y en a pas moins entre eux un grand air de famille. Et puisqu’on parle de ce tableau, autrefois à Pérouse et maintenant au Vatican, qu’on me permette aussi d’en dire quelques mots : il est très mutilé, grâce aux restaurations, et cependant bien précieux encore par la coexistence de deux styles tout différens, la pure et simple imitation, la reproduction servile du Pérugin, et un commencement très marqué d’inspiration personnelle. En l’étudiant avec grande attention, très peu de jours après avoir quitté Florence, et la mémoire fraîchement éveillée sur les moindres particularités de la Cène de S. Onofrio, je fus frappé de voir que dans ces deux peintures les draperies étaient traitées presque de la même façon, c’est-à-dire avec un peu de maladresse et de lourdeur, mêlées d’ampleur et de noblesse. Ce ne sont plus les plis cassés et tortillés du Pérugin, c’est quelque chose de plus large et qui aspire au grand style, sans l’avoir complètement atteint, quelque chose d’analogue aux draperies de Masaccio dans les compartimens de la chapelle du Carmine qui sont vraiment de lui, et devant lesquels Raphaël passe pour avoir si souvent médité. Cette conformité de style et d’exécution technique entre les draperies de notre fresque et celles de l’authentique tableau du Vatican n’est pas un médiocre argument, surtout après tant d’autres, pour soutenir que les deux œuvres ont eu le même auteur. Il est clair seulement que le tableau a dû précéder la fresque (et il la précède en effet de deux ans), puisque dans le tableau, à côté de ces draperies dont je parle, il y en a d’autres d’un caractère tout différent, draperies plus ou moins contournées, qu’on dirait peintes de la main du Pérugin lui-même, tandis que dans la fresque on ne trouve plus ce mélange de style, et le mode de draper est à peu près le même pour toutes les figures.
Encore un mot sur un détail de ce Couronnement de la Vierge : en regardant de près les draperies des apôtres, vous remarquerez sur les bordures des manteaux un certain nombre de lettres entrelacées dans des ornemens d’or. Ces lettres sont exactement du même genre et disposées de la même manière que celles qui bordent la tunique du saint Thomas dans la fresque de S. Onofrio. Il y a notamment sur le premier manteau, de couleur verte, à droits, un R et un F très lisibles. Voilà donc un nouvel exemple de ces signatures furtivement glissées dans les méandres d’un passement, exemple tiré d’une œuvre contemporaine de notre fresque à un ou deux ans près. Nous avons déjà dit que nous n’attachions pas à cet ordre de preuves une importance exagérée, mais n’est-ce pas aussi en faire trop bon marché que de se borner à dire, comme les éditeurs de Vasari, que l’inscription tracée sur la tunique du saint Thomas è una prova incerta?
Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que cette inscription qu’ils traitent si cavalièrement quand il s’agit d’y voir une induction favorable à l’authenticité de la fresque, ils la tiennent pour bonne, ou du moins ils acceptent la date qu’elle indique, l’année 1505, comme une date officielle, et cela, parce qu’ils se croient en mesure d’établir qu’en cette année le temps a dû manquer au jeune peintre pour mener à fin un aussi grand travail. Voici leur argumentation : Raphaël, arrivé à Florence en octobre 1504, ne put d’abord faire autre chose que visiter et admirer tant de chefs-d’œuvre, nouveaux pour lui, dont il était entouré. Les premiers mois de son séjour se passèrent donc en études et en recherches qui ne lui permettaient d’entreprendre aucune œuvre de longue haleine ; puis, dans l’année 1505, nous savons, disent-ils, qu’il dut se rendre à Pérouse pour exécuter au moins deux grandes compositions, la fresque de San-Severo et le tableau d’autel pour la chapelle Ansidei dans l’église de San-Fiorenzo. Enfin le 29 décembre de cette même année il s’engageait à peindre un autre tableau d’autel pour les religieuses de Monte-Luce, près Pérouse. Tels sont les faits qui, à en croire les éditeurs de Vasari, démontrent que dans l’année 1505 Raphaël ne peut pas avoir peint la fresque de S. Onofrio. Cette façon de raisonner aurait peut-être quelque valeur, s’il s’agissait d’un bon étudiant fraîchement descendu de Bâle, d’Augsbourg ou de Bamberg, encore mal dégrossi, et se débrouillant à grand’peine dans la contemplation de l’Italie. Nos savans éditeurs oublient de qui ils parlent, et ce qu’était à vingt-deux ans, même au milieu des trésors de Florence, ce merveilleux jeune homme, ardent à étudier sans doute, mais non moins ardent à produire; ils oublient que dans sa courte vie tout est prodige et que l’emploi du temps n’en est pas le moindre miracle, que quelque chose de plus extraordinaire que la perfection même de son œuvre, c’est qu’un seul homme en soit l’auteur. Songez qu’il nous reste de lui, d’origine authentique, près de trois cents tableaux. Et s’il y a dans ce nombre des portraits, des peintures de petite dimension, combien n’y a-t-il pas aussi de fresques et de grandes toiles, sans compter l’innombrable série de ses études et de ses dessins ! Et c’est sur trente-sept ans, que dis-je, sur vingt ans seulement, que tout cela se répartit! Quelle production moyenne! quel contingent pour chaque année! Et qu’on est loin de compte lorsqu’on croit faire la part à l’an 1505 avec la fresque de San-Severo, plus un tableau de maître-autel! Ce voyage à Pérouse, qu’aura-t-il pris de cette année? Deux ou trois mois tout au plus. Pourquoi dès lors ne pas admettre que le reste appartienne, et au Cenacolo, et même aussi à quelques petites toiles bien connues, que dans cette même année il a dû peindre en se jouant? pourquoi ne pas vouloir que dès la fin de 1504, après le premier feu de sa curiosité et de ses admirations, il ait commencé son travail chez les dames de S. Onofrio? Si l’on se bornait à prétendre qu’il n’a pas, à lui seul et de sa propre main, couvert tout ce grand mur, qu’il aura dû se faire aider, nous pourrions bien ne pas dire non ; peut-être même trouverions-nous dans l’exécution de la fresque certaines inégalités qui pourraient au besoin justifier cette conjecture; mais soutenir que dans toute une année cette ardente et féconde nature n’aura pas su trouver le temps de concevoir et même d’exécuter, moitié par soi, moitié par d’autres, une page de peinture si grande qu’elle soit, c’est méconnaître la puissance, le privilège du génie. À ce compte, on pourrait démontrer que Raphaël n’est l’auteur ni de l’Ecole d’Athènes, ni du Parnasse, ni des douze autres fresques, grandes et petites, dont il a tapissé la chambre de la Signature, attendu que ces trois années, pendant lesquelles il passe pour les avoir peintes, sont pleines aussi d’autres travaux de date incontestable, qui largement suffisent à l’emploi de son temps.
On le voit donc, les objections des éditeurs de Vasari ne sont pas formidables. Ce sont des ombres qui s’évanouissent dès qu’on les voit de près. Les raisons que nous donnions, il y a douze ans, non pas pour affirmer, mais pour admettre comme sérieuse et plausible l’hypothèse de MM. Della Porta et Zotti, restent entières, et ne sont même pas discutées. Maintenant, si le lecteur n’est pas trop fatigué de ces arides détails, nous passerons aux objections de M. Passavant.
Ce n’est pas sans surprise, je dois le dire d’abord, que je rencontre ici comme contradicteur ce critique éminent dont le monde savant déplore la perte encore récente. Lorsque je vis pour la première fois la fresque de S. Onofrio en octobre 1847, M. Passavant venait de quitter Florence, et aucun de ceux qui durant son passage l’avaient vu le plus assidûment, et qui l’avaient suivi dans toutes ses recherches, ne m’avait dit qu’il eût exprimé même un doute sur l’origine de cette peinture. On m’avait au contraire rapporté son jugement comme plus décidé et plus affirmatif encore que celui de M. Cornélius. Il va sans dire qu’il n’en transpirait rien dans son savant ouvrage, publié à Leipzig en 1839, puisque l’œuvre mise en question n’avait vu le jour qu’en 1845 ; mais l’édition française, revue et complétée par l’auteur il y a deux ans, ne pouvait pas manquer de s’expliquer à ce sujet. Aussi, lorsque parurent ces deux volumes, je les ouvris en toute confiance, et, après avoir reconnu que M. Passavant, sans changer expressément d’avis sur le mérite de l’œuvre, paraissait incertain sur le nom de l’auteur, et repoussait la conjecture que d’abord il avait soutenue, je demeurai convaincu ou qu’un nouveau voyage, un examen sur place plus complet et plus approfondi, ou bien quelque heureuse trouvaille d’un document inattendu avait chez lui produit cette métamorphose. J’eus beau consulter pourtant, et écrire à Florence, personne, depuis 1847, n’avait revu dans cette ville le savant inspecteur du musée de Francfort, et quant à la découverte d’un document quelconque, comme il n’en disait rien lui-même, évidemment elle n’avait pas eu lieu. C’était donc à distance, et sur la loi d’autrui, que la conversion s’était faite. C’était par correspondance que l’historien de Raphaël avait pris le parti d’enlever à l’œuvre du maître une page de cette importance, contrairement au témoignage de ses yeux et de son propre esprit. Bien qu’en lisant ces deux volumes, si pleins d’ailleurs d’excellentes recherches, il me fût survenu plus d’un doute sur la parfaite exactitude de certaines affirmations, jamais je n’aurais supposé que M. Passavant, sans plus de précautions, fit ainsi bon marché de ses jugemens personnels pour se soumettre à ceux de ses amis. C’est cependant lui qui nous le fait savoir. La clé de sa transformation est dans le passage que voici. Il s’agit de l’inscription tracée sur la bordure supérieure de l’habit du saint Thomas. « Cette inscription, ainsi conçue, dit-il : RAP. VR. ANNO MDV, donna lieu de supposer que Raphaël avait au moins participé à cette peinture… On nous a assuré que plus tard l’inscription s’effaça au premier nettoyage, et que dès lors on put douter de son authenticité. »
Comprend-on qu’on avance un tel fait, qu’on le publie, et qu’on lui donne une part de cette autorité si justement acquise par de longs et solides travaux, sans avoir pris la peine, sinon de le vérifier soi-même, du moins de l’avoir fait contradictoirement constater ? Que la légèreté française prenne de ces licences, on le conçoit encore ; mais la gravité germanique ! Rien n’était pourtant plus facile que d’avoir là-dessus le cœur net. Le premier Florentin venu aurait pu rendre ce service. Tout le monde aurait répondu que telle était l’inscription le jour où elle fut découverte, telle elle est encore aujourd’hui. Ce sont les mêmes lettres et les mêmes méandres ; elle n’est ni plus lisible, ni mieux formée, ni plus pâle, ni plus effacée qu’elle ne l’était alors. Ceux qui ont assuré le contraire au docte historien, ou se sont amusés de lui, ou sont tombés eux-mêmes dans quelque étrange erreur. Peu importe après tout : cette inscription, nous l’avons dit, n’est ici qu’une preuve surabondante et secondaire. Il est moins nécessaire de constater qu’elle existe qu’il ne l’est d’établir qu’elle n’a pas disparu, car on pourrait conclure de sa disparition qu’elle était née d’une supercherie. Or c’est là l’impression que M. Passavant, à son insu ou volontairement, communique au lecteur en accueillant cet on-dit. Un peu de réflexion aurait suffi pour le convaincre que l’inscription n’avait pas dû s’effacer au premier nettoyage, puisqu’au contraire c’était le premier nettoyage qui l’avait mise au jour. Pour que sa clairvoyance ait ainsi pris le change, il faut qu’il eût quelques raisons d’être infidèle à Raphaël. Et en effet nous voyons au paragraphe suivant qu’une autre idée lui tient au cœur, et qu’il propose un autre candidat à l’honneur d’avoir peint notre Cenacolo. Il a vu au British Museum une tête de saint Joseph dessinée, dit-on, par le Spagna, cet élève du Pérugin dont Vasari dit quelques mots sans lui donner une bien haute place, et qui n’est guère connu qu’en Italie, notamment à Assise et à Spoleto, où sont encore quelques tableaux de lui. Dans ce dessin, M. Passavant croit reconnaître le même faire que dans les fragmens d’études provenant du palais Michellozzi, et maintenant exposés en face de la fresque dans le réfectoire de S. Onofrio, d’où il conclut que ces études sont de la main du Spagna et non de celle de Raphaël, quoi qu’en dise la tradition. Or, puisque les études sont incontestablement les préparations de la fresque, qui a fait les unes a dû faire l’autre, et c’est ainsi que M. Passavant est logiquement conduit à nous dire que l’auteur du Cenacolo n’est autre que le Spagna. Ainsi, grâce à ce dessin du British Museum, d’une attribution plus ou moins incertaine, voilà un grand peintre de plus! voilà le Spagna subitement élevé à l’honneur d’avoir fait un chef-d’œuvre!
Notez que, quand bien même la tradition qui attribue à Raphaël les études trouvées chez les Michellozzi ne serait pas tout à fait exacte, ce qui est très loin d’être prouvé, quand bien même ces détails préparatoires ne seraient pas de sa propre main, il ne s’ensuivrait nullement que la fresque ne fût pas de lui. Jamais Raphaël, dites-vous, dans ses dessins à la pointe rehaussés de blanc, n’a fait usage du lavis, jamais surtout il ne s’est permis cette légère coloration que vous remarquez sur un de ces fragmens : l’assertion est tout au moins douteuse et voudrait être vérifiée; mais tenons-la pour bonne. J’admets, puisqu’on le veut, que ces dessins ne sont pas l’œuvre du jeune maître d’Urbin, qu’ils proviennent d’un de ses condisciples, d’un auxiliaire, d’un Ombrien quelconque, et qui sait? du Spagna lui-même, à supposer qu’il ait jamais mis les pieds à Florence, ce que Vasari n’a pas l’air d’admettre, puisqu’il ne le fait quitter Pérouse que pour venir droit à Spoleto, s’y établir et y mourir. N’importe, je suppose qu’il se soit trouvé là tout exprès, que ces dessins soient de sa main; vous n’en avez pas moins un abîme à franchir pour nous faire accepter qu’il ait conçu, composé, dessiné cet admirable ensemble avec ce style, cette pureté, ce calme, cette grandeur, cette simplicité.
M. Passavant ne se dissimule pas ce que sa gageure a de téméraire. Il avoue qu’au premier aspect cette fresque reproduit les principaux caractères du style de Raphaël. Lui-même, en la décrivant, il retrouve son admiration première, reconnaît et professe ce qu’il avait si bien reconnu et professé avant que sa visite au British Museum et je ne sais quel désir de ne pas trop déplaire à ses compatriotes de Florence lui eussent suggéré l’idée de bâtir un roman. « Judas Iscariote, dit-il, assis en face du Seigneur, détourne la tête avec une expression d’effroi et d’inquiétude. Son air de fausseté contraste avec l’air candide de Jacques le Mineur, qui, les mains croisées l’une sur l’autre, semble demander s’il est possible que quelqu’un puisse trahir son divin maître. La tête du Seigneur, qui est d’une grande; beauté, exprime une douleur calme et résignée. Saint Pierre, indigné, semble menacer de son couteau le traître qu’il ne connaît pas encore. Le peintre a caractérisé de la manière la plus frappante la personnalité de chaque apôtre... Il est à remarquer que la forme de la tête de saint Pierre est tout à fait semblable à celle que Raphaël lui a donnée dans son Couronnement de la Vierge qui est au Vatican. »
Après de telles paroles, vous pensez qu’il renonce au Spagna’? vous le croyez rendu ? Pas du tout. Il persiste à soutenir sa thèse. Cette fresque, dit-il, a l’air raphaélesque; rien de moins étonnant. Ne sait-on pas que le Spagna excellait à imiter son ancien condisciple? Cette apparence qui vous trompe ne vient que de son savoir-faire. — À ce compte, il n’y aurait pas dans les galeries d’Europe un seul tableau de maître qui ne fût mis en question, car presque tous les grands peintres ont eu des imitateurs; mais. Dieu merci, ces singeries sont plus visibles qu’on ne pense. Au lieu de raisonner, ouvrez les yeux : y a-t-il ici la moindre trace d’imitation, de parti-pris, de procédé systématique? Sentez-vous la contrefaçon? Tout ne semble-t-il pas naïf, spontané, naturel? Comment confondre deux choses aussi distinctes que l’effort d’un artiste qui cherche à en imiter un autre et l’œuvre libre d’un esprit en travail qui ne sait pas encore où il va, qui s’étudie et se cherche lui-même?
Un seul mot suffisait pour trancher la question. Le Spagna a imité Raphaël, soit, avec bonheur, je l’admets, bien qu’on pût contester; mais quand l’a-t-il imité? Lorsqu’il y avait honneur et profit à le faire, lorsque le grand artiste était déjà glorieux et puissant, lorsque Rome était à ses pieds. Quant au Raphaël de Florence, à peine arrivé de la veille, à peine connu dans la ville, encore presque écolier, vouloir qu’il y eût quelqu’un qui s’étudiât dès lors à se faire son imitateur, c’est de l’anachronisme tout pur. On ne copie pas les gens avant qu’ils soient célèbres, avant qu’ils aient au moins une physionomie à eux. Or en 1505 telle chose n’existait pas que le style de Raphaël : il y avait un jeune homme plein d’avenir qui s’essayait à devenir original; mais ce jeune homme, sur presque tous les points, n’était encore qu’imitateur lui-même.
Aussi M. Passavant se hâte-t-il d’appeler à son aide un autre peintre dont Raphaël, aussi bien que le Spagna, avait reçu les leçons. Dans cette fresque, selon lui, il ne faut faire honneur de la composition pas plus au Spagna qu’à Raphaël; elle n’est ni de l’un ni de l’autre, « elle appartient incontestablement au Pérugin. On ne la retrouve pas seulement dans son école, mais encore deux planches gravées qui se trouvent à Gotha semblent être faites d’après l’œuvre originale du Pérugin. Elles sont absolument conformes, du moins dans la partie principale du sujet, à la fresque; mais l’architecture est plus riche dans la gravure, et l’on n’y trouve pas la scène du mont des Oliviers. »
Ainsi voilà le Pérugin directement mis en scène. Ce n’est pas seulement sa lointaine influence, le souvenir de son école, un certain reflet général de sa manière et de son style, qu’on prétend retrouver ici ; — tout le monde en tomberait d’accord : — il s’agit d’autre chose. Cette fresque est son œuvre, ou du moins l’œuvre de sa pensée; la composition est de lui, incontestablement de lui. M. Passavant insiste sur ce point, et son opinion se résume dans cette triple conclusion : « L’œuvre est du Spagna, d’après une composition du Pérugin, dans la manière de Raphaël. »
Je ne sais pas, quant à moi, de plus grosse hérésie que cette cote mal taillée. Si quelque chose est plus impossible encore que d’attribuer au Spagna l’exécution de cette fresque, c’est d’admettre que le Pérugin soit l’auteur de la composition. Qu’a-t-il fait d’analogue? qu’a-t-il conçu dans cet esprit? Où l’avez-vous vu donner à ses personnages ces attitudes simples et naturelles, ce franc langage, ces regards sans manière et sans affectation? Où sont les draperies qu’il a traitées avec ce calme, cette largeur et cette fermeté? Est-ce à Pérouse, au Cambio, ou à San-Severo? est-ce même au Vatican ou sur les toiles du musée de Lyon? Dans ses meilleurs tableaux, quand il nous ravit par sa grâce, ou même quand il s’élève au sérieux, au pathétique, comme dans l’Ensevelissement du Christ au palais Pitti, ne sent-on pas toujours certaines traces de subtilité, d’afféterie scolastique ou conventionnelle? Ici, pas l’ombre de ces faux brillans. D’où vient donc que M. Passavant affirme avec tant d’assurance, comme s’il en avait la preuve, que cette composition est l’œuvre du Pérugin? Et d’abord quel sens attache-t-il au mot composition? Si ce n’est qu’une certaine distribution hiérarchique de ces treize personnages et la pose convenue de quelques-uns d’entre eux, tout est dit : ne parlons ni du Pérugin, ni de son école, ni d’aucune autre. Cette composition appartient au moyen âge tout entier; on la retrouve, depuis le XIIe siècle, chez tous les maîtres peintres et sculpteurs. Nous l’avions rencontrée à Tours, sur une verrière de la cathédrale; depuis, nous l’avons vue à Pistoïa, sculptée sur le linteau d’une porte d’église[4]. C’est un motif traditionnel dont personne n’a le droit de revendiquer l’invention. Si au contraire on entend par composition l’attitude, le geste, l’individualité de chaque personnage, et la combinaison, l’arrangement de l’ensemble, la création pittoresque en un mot, alors je ne crains pas d’être aussi décidé, aussi affirmatif que M. Passavant, et je dis que jamais le Pérugin n’a mis au monde et n’a transmis à ses élèves le prototype de cette fresque. Il y a là des qualités de dessinateur et de peintre que jamais il n’a possédées. C’est infiniment plus fort, et, comme dit le docteur Burkhardt, plus florentin que tout ce qu’il a fait. Michel-Ange ne s’y serait pas trompé, et devant ce cénacle jamais il ne se fût permis les plaisanteries peu charitables dont il aimait à poursuivre le vieux peintre de Pérouse. Au lieu de la rondeur banale qu’il reprochait à ses compositions, il eût trouvé dans celle-ci un accent ferme et varié, une jeune et puissante sève, une étude délicate et profonde de la vie et du caractère. Cette personnalité de chaque apôtre, que M. Passavant, avec toute raison, trouve exprimée ici d’une manière si frappante, n’est-ce pas un infaillible indice contre la thèse qu’il soutient? Aussi, je le répète, si quelque chose est pour moi hors de doute dans toutes ces questions obscures, c’est que le maître de Raphaël et du Spagna n’a jamais mis la main pas plus à la composition qu’à l’exécution de la fresque de S. Onofrio.
Qu’est-ce donc alors que cette gravure de Gotha dont M. Passavant invoque le témoignage, et qui, selon lui, semble faite d’après l’œuvre originale du Pérugin? Il faut qu’en terminant je dise un mot de cette énigme.
Il s’agit d’une planche en deux feuilles, qui peut avoir un mètre de longueur sur près d’un demi-mètre de haut, ancienne gravure allemande d’un assez gros travail. Il en existe un exemplaire dans la collection de Gotha; un calque de cet exemplaire est au dépôt des archives de Florence. C’est une sainte cène, et la disposition générale des personnages est en effet conforme à celle de notre fresque. On peut même dire qu’il y a complète ressemblance dans les mouvemens et les gestes principaux; mais là s’arrête l’analogie : sur tout le reste, complète différence. Le fond d’architecture, la table, le couvert, les ornemens, les vêtemens, les draperies, en un mot tous les accessoires sont totalement changés. Il n’y a pas jusqu’aux noms des apôtres, écrits, comme on sait, sur la fresque, en patois du duché d’Urbin et des montagnes de l’Ombrie, qui ne soient ici traduits en latin et inscrits à une autre place. Tout cela n’a pas grande importance, mais, ce qui est plus grave, les physionomies elles-mêmes sont entièrement dénaturées; les expressions sont aussi lourdes, aussi plates, aussi communes qu’elles sont dans la fresque nobles et distinguées. Les chevelures surtout affectent une ampleur et un défaut de style tout à fait teutoniques. Ainsi le saint Jean, couché sur son divin maître, semble affublé d’une énorme perruque ; le saint Jacques n’a guère moins de cheveux, et ils sont encore plus bouclés. Quant à la tête du Sauveur, elle est sénile et débonnaire, et le saint Pierre est larmoyant. N’est-ce pas assez dire que si cette gravure reproduit les données principales du cénacle de S. Onofrio, elle n’en est, à bien prendre, que la caricature ?
Qu’y a-t-il donc là qui permette de dire, comme le fait M. Passavant, que le graveur a travaillé d’après une œuvre originale du Pérugin ? Quoi de commun entre le Pérugin, même dans ses moins bons jours, et ces lourdes figures, ces gros visages, ce désordre de draperies, ces plis cassés à l’allemande ? La méprise n’est-elle pas étrange ? Ce qu’il y a de péruginesque dans la fresque de S. Onofrio est précisément ce qui, dans la gravure, a complètement disparu, si bien qu’à prendre cette planche telle qu’elle est, et à juger de l’original par la copie, ce serait de quelque Allobroge, de quelque peintre italo-germanique, que le graveur aurait dû s’inspirer. Or de deux choses l’une : si vous supposez que la gravure est antérieure à la fresque et qu’elle en est le germe, l’idée première, vous devez convenir que, pour transfigurer un si grossier modèle et en tirer tant de nobles et suaves créations, ce n’était pas trop d’un Raphaël ; si au contraire vous admettez que c’est la fresque qui est antérieure, alors à quel propos citez-vous la gravure, et quelle argumentation en pouvez-vous tirer ? Or l’antériorité de la fresque ne peut pas faire question : elle est du commencement du XVIe siècle ; la gravure est du milieu, peut-être même de la fin. Le style de l’architecture ne permet pas de s’y tromper. Au lieu des motifs délicats dans le goût du Bramante qui décorent le portique de la fresque, vous ne trouvez dans la gravure que de lourdes moulures, des pilastres contournés en forme de candélabres, des chapiteaux composites, épais et écrasés, en un mot tous les caractères de la décadence italienne doublée de lourdeur germanique. Évidemment cette gravure est l’œuvre de quelque artiste, enfant de l’Allemagne, qui avait entrevu la fresque de S. Onofrio ou en avait connu soit le carton, soit l’ébauche, et qui, ne gardant dans sa mémoire que les principaux linéamens, avait suppléé de lui-même aux détails qui lui faisaient défaut. On voit, dans tous les cas, que ce document n’est d’aucune conséquence pour la question qui nous occupe, et qu’on ne peut comprendre le bruit qu’on en a fait.
En somme, toutes les objections, toutes les conjectures, aussi bien de M. Passavant que des éditeurs de Vasari, sont de nature si légère que nous aurions bien pu les traiter moins sérieusement. Si d’autres hommes les avaient présentées, notre réfutation aurait été sommaire. En insistant, nous avons tenu compte de la valeur des personnes, non de la force des argumens. Et puis, quand l’occasion s’en trouve, n’est-il pas bon de rappeler combien, en matière d’art, la critique a parfois d’étranges partis-pris, combien on s’évertue pour établir des choses cent fois plus difficiles à croire que celles qu’on repousse comme trop incroyables? Par peur de l’extraordinaire et du surnaturel, on se lance dans l’impossible. Ainsi c’est un fait bizarre à coup sûr qu’un grand peintre, même dans sa jeunesse, ait pu peindre dans une grande ville une œuvre considérable sans que nulle part il en soit fait mention; mais ce qui deviendrait un tout autre prodige, ce serait qu’une grande œuvre sortît d’un petit pinceau. Voilà pourtant ce qu’on veut établir comme une solution plus simple et plus naturelle! Que de gens qui n’osent pas croire à l’Évangile, et qui sans hésiter croient aux esprits frappeurs!
Le vrai moyen, nous ne saurions trop le redire, de ne pouvoir douter qu’un maître incomparable a mis la main à cette fresque, c’est de la voir, c’est de sentir au lieu de disserter. Comparez-la aux autres saintes cènes que de grands artistes aussi ont peintes sur mur à Florence, depuis Giotto jusqu’à Andréa del Sarto. Voyez même aux Offices comment Bonifazio, ce Vénitien trop peu connu et si digne de l’être, a traité sur toile ce sujet. Voyez surtout à Ogni-Santi et à San-Marco les deux saintes cènes de Ghirlandaïo. Ce sont des œuvres d’un grand prix, vous y trouvez de vraies beautés, des têtes expressives, sérieuses, recueillies, un certain aspect de grandeur et d’onction; mais que de parties communes, que de faiblesses et d’incohérences! quel dessin hésitant! comme ces mains sont lourdes et à peine indiquées! avec quel soin le peintre évite de faire paraître les pieds nus de ses apôtres! La nappe tombe assez bas pour que le bout des doigts seulement soit visible, tandis que rue Faenza tous les pieds sont à découvert et jusqu’au bas des jambes. Le maître joue franc jeu, et la difficulté est abordée de front. Quelle merveille que ces pieds! Les poses les plus diverses, les raccourcis les plus scabreux, sont exprimés avec un art, un bonheur, une audace vraiment incomparables. Ces pieds, ces mains, ces pieds surtout, ce sont autant de signatures d’une invincible autorité.
Le malheur, c’est que bien peu de gens s’en vont jusqu’à Florence. Les heureux qui voyagent, qui librement laissent là leurs foyers pendant un mois ou deux, sont en si petit nombre! Comment donner aux autres, à ceux qui restent, c’est-à-dire au public, l’idée de ces perfections de dessin et de forme, de ces trois figures juvéniles, si attrayantes et si simples, mêlées avec tant d’art à ces nobles vieillards, de ce beau regard du Christ si tendrement voilé, de ce geste charmant du saint Thomas, qui, tout en se versant à boire, prête l’oreille aux paroles du maître et devient pensif et rêveur, de l’adorable tête du saint Jean, de ce bouillant et indigné saint Pierre, et du Judas enfin, chef-d’œuvre de bassesse sans grossière exagération? Ce n’est pas comme dans la Cène de Giotto une sorte de hideux Kalmouk; il y a de la beauté dans ses traits, mais le regard est trouble et l’expression est basse. Comment faire voir, faire sentir tout cela seulement par des mots? La photographie n’en a donné jusqu’ici et n’en donnera jamais qu’une imparfaite image, la clarté n’étant pas assez vive sous une voûte aussi épaisse. Il n’y aurait donc que la gravure qui pourrait divulguer ce trésor, et encore la gravure telle que la pratiquait Jesi, fidèle aux grandes traditions, interprète exacte et vivante. La mort n’a pas permis à ce vaillant artiste de terminer sa tâche; elle l’a surpris lorsqu’il venait d’achever son dessin, lorsque déjà il commençait à attaquer le cuivre. Ce beau dessin est encore à Florence; je voudrais qu’il fût à Paris. L’acquérir, le placer au Louvre, ne serait-ce pas une heureuse conquête? Qui sait même si, à la vue de ce dessin complet et terminé, de ces contours exquis, de cette composition si chastement poétique et d’un effet si neuf dans son ancienneté, l’idée de conduire à fin l’entreprise de Jesi, d’exécuter sa planche, ne naîtrait pas au cœur de quelque graveur français?
Nous ne saurions mieux terminer ce complément d’étude sur la fresque de S. Onofrio qu’en rendant un public hommage à l’homme qui la connaissait le mieux. Personne n’a jamais aimé Raphaël comme l’aimait Jesi; personne ne l’a si bien compris et étudié d’aussi près. Il avait voué sa vie à cette fresque du premier jour qu’il l’avait vue; il en sentait les beautés avec un amour que l’étude rendait plus ardent tous les jours. Je n’ai pas besoin de dire que la question d’origine n’existait pas à ses yeux. Il avait cent raisons techniques que je n’ai pas même indiquées, et qui pour lui équivalaient au plus clair des documens écrits. Parmi les œuvres de Raphaël, il n’en connaissait pas de plus incontestables que cette fresque. On l’aurait mis à la torture sans lui faire confesser qu’elle n’était pas de lui.
L. VITET.