Encore le Baccalauréat

Encore le Baccalauréat
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 177-194).
ENCORE LE BACCALAURÉAT


I

« Pour un savant contemporain, les langues anciennes sont, pour ainsi dire, un objet de luxe. Qui oserait soutenir que ce ne soit pas un luxe inutile, et que nos médecins contemporains, au milieu des progrès incessans qui sollicitent leur attention et absorbent leurs loisirs, aient le temps de savourer une Ode d’Horace ou une Idylle de Théocrite ?... «Ainsi s’exprime un sénateur, l’honorable M. Pozzi, dans un Rapport qu’il vient de faire « au nom de la Commission chargée d’examiner la proposition de loi de M. Combes sur la réforme des sanctions de l’Enseignement secondaire ; » — et, tout de suite, une question s’élève, qui est de savoir où et quand M. Pozzi, chirurgien contemporain et illustre, « au milieu des progrès incessans qui sollicitaient son attention et absorbaient ses loisirs, » a eu le temps d’étudier le problème des sanctions de l’enseignement secondaire ? Car cela est un peu plus long que de « savourer une Ode d’Horace ou une Idylle de Théocrite. » Mais il y a des grâces d’état ! Plus puissant que n’était autrefois l’onction sainte, le suffrage populaire investit ses élus d’une compétence illimitée. Ou plutôt, que parlons-nous ici de compétence ? et qui donc demande à nos sénateurs ou à nos députés de connaître les questions qu’ils traitent ? A vrai dire, nous n’exigeons d’eux que de satisfaire au pouvoir leurs passions de parti ou les passions de leur parti ; et pourquoi nos chirurgiens n’y réussiraient-ils pas aussi bien que des avocats ?

Il est donc tout naturel que le Rapport de M. Pozzi sur la réforme du baccalauréat. — car, ai-je dit que la « réforme des sanctions de l’Enseignement secondaire » se réduisait tout simplement à la réforme du baccalauréat ? — ne soit qu’une espèce de réquisitoire, et de réquisitoire assez partial. C’est ce que suffiront à montrer deux ou trois citations. « Peut-on nier qu’il ne soit possible, s’écrie M. Pozzi, de devenir bachelier par la simple étude de Manuels, par un séjour de quelques mois dans des boîtes à bachot ? » et, dans un autre endroit : « Le candidat est jugé en quelques minutes, sur un petit nombre de réponses, par des examinateurs pressés. » Mais, sans compter que, si MM. les examinateurs sont pressés, ils n’ont donc qu’à prendre leur temps, M. Pozzi a-t-il oublié que le baccalauréat ne consistait pas uniquement ni même principalement dans l’examen oral ? et, s’il ne l’a pas oublié, je lui serais obligé de vouloir bien me dire dans quels Manuels on apprend l’art de disserter par écrit, sans savoir un peu de français, sur une tragédie de Racine ou sur une Maxime de La Rochefoucauld, comme aussi dans quelles « boîtes à bachot » on se rend capable, sans un peu de latin, de traduire vingt-cinq vers de Virgile ou une lettre de Cicéron. M. Pozzi, dans un autre endroit de son Rapport, répond à ceux qui craignent, ou qui affectent de craindre que, si le baccalauréat était remplacé par un certificat d’études, les professeurs de l’Université ne fussent tentés d’user de quelque indulgence ou de quelque complaisance envers leurs propres élèves ; et il dit : « Il faut poser en principe que nos professeurs de l’Université sont gens de conscience et de savoir, même dans les petits établissemens. » Et, nous, ce qu’il pose en principe, nous ne le posons pas seulement en principe, mais en fait. Oui, nos professeurs de l’Université sont « gens de conscience ; » et, chargés de juger leurs élèves, M. Pozzi a raison de le dire, je craindrais plutôt qu’ils n’y missent — « par conscience » — quelque excès de sévérité. Mais, un peu plus loin, quand M. Pozzi en arrive à parler de l’enseignement libre, il n’hésite pas à écrire que, s’il ne s’agit que de commettre quelque fraude « pour attirer à eux les élèves, » les établissemens libres y sont dès à présent tout prêts. « Et ainsi, ajoute-t-il, on aura fourni des armes pour la lutte parfois déloyale qui est faite à l’Université, et qui a déjà amené une inquiétante diminution dans le recrutement de ses lycées et de ses collèges. » M. Pozzi connaît-il de ces « fraudes ? » a-t-il des preuves de la « déloyauté » qu’il reproche à nos concurrens ? Car ce sont là de bien gros mots ! Et d’insinuer ainsi sans prouver, ni même essayer de prouver, pense-t-il que ce soit de l’impartialité ?

Eh bien ! il le penserait que je n’en serais pas étonné ! M. Pozzi n’a peut-être pas calculé la portée de ses mots ; et, en tout cas, sa phrase trahit un « état d’âme » qui est, malheureusement, dans ces questions d’enseignement, celui de la plupart de nos politiciens. Les intérêts de l’enseignement se confondent pour eux avec les intérêts de l’Université de France, et d’ailleurs, ils ne se soucient, en prenant les intérêts de l’Université, que de fortifier ou d’étendre, en matière d’enseignement, le droit de l’État. Ce qui les « inquiète » au fond, ce n’est pas de savoir quelles sont les vertus éducatrices du latin ou du grec, de l’histoire naturelle ou de la géométrie, c’est « la diminution du recrutement des lycées et collèges de l’État. » Ils voient, non des concurrens, mais des adversaires dans les partisans de l’enseignement libre, pour ne pas dire des ennemis. Les questions d’enseignement ne sont pas du tout à leurs yeux des questions pédagogiques, mais d’abord des questions politiques. Ils ne parlent que de « former des hommes ; » et notons en passant qu’ils ne nous expliquent jamais ce qu’ils entendent par cette expression, — car en quoi la chimie, par exemple, ou la biologie sont-elles plus propres à former des hommes que le latin, ou même le sanscrit ? — mais ils ne songent, en réalité, qu’à se conserver ou à se préparer des « électeurs. » Et le vrai problème, enfin, n’est pas du tout pour eux de réformer ou de perfectionner l’enseignement, dont ils n’ont cure, mais d’organiser l’école primaire, l’enseignement secondaire, — et, s’ils le pouvaient, l’enseignement supérieur, — de façon à s’en faire un « instrument de règne. »

Nous ne leur reprocherons que de ne pas le déclarer plus franchement. Si l’on veut, en effet, que l’État soit et demeure le maître de l’enseignement public à tous ses degrés, nous ne le voudrions point pour notre part, et nous nous formons une autre idée de l’enseignement, moins jacobine, plus moderne, très voisine de celle que l’on s’en forme en Angleterre, ou plutôt encore en-Amérique, aux États-Unis, mais c’est une thèse, nous en convenons, qui peut se soutenir. Condorcet y inclinait, dans ces fameux Mémoires sur l’instruction publique, lesquels sont encore, — et non pas du tout « le décret impérial de 1808, » — la vraie base de notre système général d’enseignement. Il y inclinait, et il en donnait de plausibles raisons. Ces raisons ont touché jadis, et même convaincu, les Guizot, les Villemain, les Cousin. On peut, si l’on le veut, les reprendre, les développer, les fortifier ; — et, pour notre part, nous les combattrons. Nous les combattrons au nom des droits de l’homme et du citoyen ! Nous n’admettrons pas que « le droit d’enseigner » fasse en quelque manière partie de la définition du droit de l’État, ni surtout qu’il soit une attribution essentielle du pouvoir ou de la souveraineté. Le droit de l’Etat, à notre avis, ne va pas ici plus loin que son devoir, qui est, partout, et surtout en démocratie, « de fixer l’objet de l’instruction, et de s’assurer qu’il est bien rempli. » La formule est de Condorcet, qui ajoutait, quoique Jacobin : « La puissance publique ne peut pas établir un corps de doctrine qui doive être enseigné exclusivement. » Mais, quelque opinion très nette et très arrêtée que nous professions sur tous ces points, nous reconnaissons qu’on en peut avoir une contraire ; que, pour soutenir cette opinion contraire, les argumens ne feraient point défaut ; que les meilleurs d’entre eux ne manqueraient ni de force en soi, ni d’à-propos ou d’opportunité. Tout ce que nous demandons, c’est que ceux qui sont de cette opinion le disent ; c’est qu’ils la soutiennent à découvert et de face, pectore advorso, comme disaient les anciens ; c’est enfin qu’ils ne masquent point des desseins politiques sous une vaine apparence de prendre aux questions d’enseignement un intérêt qu’ils n’y prennent point. Cet effort de franchise sera-t-il donc toujours au-dessus du pouvoir de nos hommes politiques ?

Un autre effort qu’on voudrait leur voir faire, non moins utile et non moins urgent, ce serait alors de distinguer et de séparer, dans leur esprit, comme dans leurs Rapports et leurs propositions de lois, les intérêts de l’enseignement d’avec ceux de l’Université. « Créez des corps enseignans, disait encore Condorcet.et vous serez sûrs d’avoir créé ou des tyrans ou des instrumens de la tyrannie. » Sans doute, il voulait dire que les intérêts propres et particuliers des grands corps ne se rencontrent pas toujours, ne coïncident pas toujours parfaitement avec les justes exigences des services dont ils sont chargés. Mais combien cela n’cst-il pas plus vrai d’un corps qui, comme l’Université de France, n’a pas en fait le monopole du service qu’il rend ; qui a des concurrences, partant des luttes à soutenir ; et dont la crainte, — je passe la parole à M. Pozzi, — « est de voir s’accroître la prospérité des établissemens rivaux des siens ? » Le même M. Pozzi dit encore assez naïvement : « L’Université a le droit et le devoir de penser d’abord à elle, avant de songer à ses concurrens. » Ne dirait-on pas aussi bien le contraire ? ou même mieux, avec un sentiment plus juste, à notre avis, des « devoirs » et des « droits » de l’Université ? En vérité, le devoir de l’Université, c’est de « penser d’abord » non à elle, ni à ses concurrens, — qu’elle n’a le « droit » en aucun cas, de considérer ou de traiter comme des adversaires, — mais aux intérêts généraux de l’enseignement. Que nous importe, en effet, à nous autres simples citoyens, par qui l’enseignement soit donné, pourvu qu’on nous le donne, et qu’on nous le donne tel que nous le croyons utile aux intérêts de l’esprit français ? Mais ce qui nous importe beaucoup, c’est que, de l’un des plus grands objets qui puissent attirer la sollicitude des pouvoirs publics, on ne fasse pas une affaire de corps, — un plus irrévérencieux dirait peut-être de boutique ; — et que l’on prenne résolument son parti de considérer les questions d’enseignement, y compris la question particulière du baccalauréat, non plus comme des questions politiques, ni pédagogiques, mais comme des questions sociales.


II

Le premier grief de M. Pozzi contre le baccalauréat, c’est, dit-il, » que l’attribution des fonctions d’examinateurs aux professeurs de Facultés constitue pour eux un fardeau écrasant, qui dénature leurs fonctions, et qui porte un préjudice considérable à leurs recherches et à leurs travaux. » Voilà un étrange argument ! Car, comment l’obligation de faire passer les examens du baccalauréat pourrait-elle « dénaturer les fonctions » de nos professeurs, puisqu’ils sont nommés, — et en partie appointés, — précisément pour remplir cette obligation ? Ils le savent bien, quand ils briguent une chaire ! et, puisqu’ils ont eux-mêmes sollicité l’honneur de porter le fardeau que l’on trouve pour eux « écrasant, » seraient-ils bien venus à demander qu’on les en décharge ? J’en connais plus d’un, en province, qui serait très fâché qu’on le lui enlevât, ce fardeau ! Et si le baccalauréat était ce qu’il devrait être, — je veux dire un examen régulateur du niveau moyen de l’enseignement secondaire, — à qui pensera-t-on qu’il appartînt de le faire passer ? Ce ne saurait être à ceux dont il aurait en partie pour objet de contrôler l’enseignement. Que nos professeurs de Facultés s’y résignent donc une bonne fois. Nous ne sommes pas au monde pour nous y amuser, ni même pour nous y livrer paisiblement aux occupations de notre choix ; ce n’est pas du tout pour cela qu’on nous donne des chaires ; et ceux-là sont déjà trop heureux dont les obligations professionnelles et les corvées de métier ne sont pas absolument étrangères à l’objet favori de leurs « recherches » et de leurs « travaux. »

« Un des défauts les plus incontestables du baccalauréat, nous dit en second lieu M. Pozzi, c’est d’être un examen où le hasard et la chance ont une part énorme. » Et, assurément, il a raison : la chance et le hasard ont leur part dans l’examen du baccalauréat. Ne l’ont-ils pas aussi, sans parler des concours, dans les examens qu’on passe à l’Ecole de droit, ou à l’Ecole de médecine ? Que cela soit d’ailleurs une « cause funeste de démoralisation pour les jeunes esprits, » je l’accorde sans peine à M. Pozzi. Mais a-t-il bien fait attention qu’il s’attaquait, dans sa critique, au système des concours ou des examens en général ? et comment donc ou par quoi prétend-il le remplacer ? Par le choix ou par la faveur ? C’est ce qu’il aurait bien dû nous dire. Oui, nous passons trop d’examens en France, et dans tous ces examens, il est vrai, « le hasard et la chance ont une part énorme. » Mais le moyen de les éliminer ? et, quand dix, quinze, vingt concurrens se disputent une place ou un diplôme, quel autre moyen que le concours ou l’examen nous proposera-t-on pour décider entre eux ? Et, remarquez, tout au contraire de ce qui a lieu dans beaucoup d’autres examens, que rien ne s’oppose, absolument rien, à ce que l’on fasse autant de bacheliers, s’ils en sont dignes, qu’il y a de candidats au diplôme.

Autre grief : « A partir de la troisième ou de la seconde, l’écolier est hypnotisé par la perspective de l’examen final et de l’énorme effort de mémoire qu’il va solliciter. Il ne s’occupe plus de s’instruire réellement, mais seulement d’emmagasiner les élémens d’un programme démesuré. » Dirai-je ici que je serais curieux de savoir combien, hélas ! il y a aujourd’hui de jeunes gens qui s’occupent de « s’instruire réellement, » même parmi ceux qui se préparent dans nos Facultés aux examens des licences ou des agrégations ? A plus forte raison, dans nos classes de « mathématiques spéciales, » ou de « mathématiques élémentaires, » parmi ceux qui se préparent aux Écoles : Polytechnique ou Centrale, Militaire ou Navale. Que voulez-vous ? C’est la vie, la vie moderne ; c’est la vie telle que la science et le progrès nous l’ont faite ! Nos jeunes gens veulent un savoir qui « se monnoye, » comme disaient nos pères ; ils ne travaillent à s’assimiler que les connaissances, à se rendre maître que des métiers qui payent, ainsi que disent les Américains ; et. répétons-le donc, il n’y a rien de plus fâcheux, mais, pour les en détourner, sommes-nous d’humeur, nous, à leur faire des rentes ? Quant aux « programmes démesurés » dont on parle, et à « l’énorme effort de mémoire qu’ils sollicitent, » je me suis souvent demandé si l’on ne voulait pas plaisanter. Une version latine, c’est-à-dire un exercice dont nos élèves ont depuis cinq ou six ans l’habitude hebdomadaire ; une composition française, de la force moyenne de la classe de rhétorique, ou souvent de seconde ; voilà pour l’examen écrit, et, voici pour l’oral : un peu de grec, très peu de grec, un peu de latin, un peu de français, un peu d’histoire et de géographie, un peu de géométrie ; — en vérité, de qui nous moquons-nous, et que voit-on là de « démesuré, » d’« énorme, » d’« encyclopédique ? » J’en dis autant du second examen, celui qu’on passe au sortir de la classe de philosophie. Si seulement les examinateurs ne posaient pas quelquefois des questions saugrenues, il n’y a rien dans tout cela qui passe la capacité d’une mémoire ou d’une intelligence moyenne de seize à dix-huit ans. Il faut renoncer à cette critique, ou du moins il en faut rabattre ; et, en admettant qu’elle soit fondée en quelque mesure, nous indiquerons tout à l’heure un moyen bien simple de la mettre à néant.

Voici cependant, nous dit M. Pozzi, « le plus grand méfait du baccalauréat : » beaucoup de jeunes gens, — et beaucoup de familles aussi, — le considèrent comme « un premier degré dans le mandarinat social ; » croient que l’Etat qui leur a décerné leur diplôme se doit et leur doit de faire honneur à l’espèce d’« engagement » qu’il a pris ; et comme l’État ne l’entend pas ainsi, ces milliers de bacheliers deviennent autant de « déclassés, » de « mécontens, » ou de « révoltés. » Mais si le mal n’est que trop certain, et que trop profond, la faute en est-elle au baccalauréat ? Il ne faut pas ainsi rejeter sur les institutions des « méfaits » qui ne sont point du tout leur œuvre, mais celle de notre imprudence ou de notre maladresse ; et il ne faut pas surtout vouloir nous faire croire qu’en remplaçant le baccalauréat par un certificat d’études, on va modifier la structure de la société. Si les politiciens qui nous gouvernent depuis vingt ans ont éveillé plus d’ambitions et d’appétits qu’ils n’ont le moyen d’en satisfaire, la faute n’en est pas au baccalauréat, ni même au grec ou au latin, mais à l’impéritie desdits politiciens. C’est au surplus un sujet trop vaste pour que je puisse aujourd’hui faire autre chose que de l’indiquer en passant. Mais, si j’avais besoin d’un exemple pour montrer que les questions pédagogiques sont bien des questions sociales, celui-ci suffirait. Le baccalauréat n’est de rien ou de presque rien dans ce que l’on a justement appelé le progrès du « prolétariat intellectuel, » mais c’est l’organisation tout entière de notre enseignement universitaire qui en est responsable ; — et nous essaierons de le montrer quelque jour.

Est-ce à dire, après cela, que nous proposions de maintenir le baccalauréat tel qu’il est ? Non, sans doute ! Et il est vrai, — nous venons de dire pourquoi, — que les critiques de M. Pozzi et de M. Combes n’ont pas grande importance à nos yeux. Mais ce que nous reprochons au baccalauréat, c’est, pour ainsi parler, d’être à la fois et de ne pas être. On ne saurait le définir ou le caractériser. Le baccalauréat n’est, à proprement parler, ni un certificat d’études, ni un examen de capacité, ni un examen d’État, et, quoique n’étant rien de tout cela. il est à la fois tout cela. On le passe sans gloire ; et il ne confère, à vrai dire, aucun droit, mais il n’en est pas moins une espèce de titre. Un bachelier n’est rien, et son diplôme est pourtant quelque chose ; il a une sorte de valeur sociale. Il ne mène lui-même à rien, mais il ouvre beaucoup de carrières. Et personne enfin n’en fait moins d’estime que ceux qui le décernent ; qui n’ont rien épargné pour le discréditer ; mais ils tiennent pourtant à le décerner ; et ceux à qui on le décerne considèrent qu’en le leur décernant la puissance publique les élève elle-même d’un degré dans l’échelle sociale au-dessus de tous ceux qui ne l’ont pas obtenu.


III

Si l’on se place à ce point de vue pour étudier la proposition de M. Combes, on s’apercevra promptement que l’adoption n’en changera rien au fond des choses. « Il est institué, dit le premier article de la Proposition comme épreuve terminale des études secondaires, un certificat d’études »... et, ajoute le second article : « Ce certificat ne peut être obtenu qu’après deux examens passés avec succès, l’un à la fin de l’avant-dernière année scolaire, l’autre à la fin de la dernière année. » Le seul avantage de cette disposition, si c’en est un, serait de ruiner en apparence, — mais seulement en apparence, — l’industrie des boîtes à bachot. Mais le moyen de l’appliquer sans toucher à ce qu’il y a de plus essentiel dans la liberté de l’enseignement, je veux dire le droit, qu’on ne saurait me disputer, d’élever moi-même mon fils ou de le faire élever chez moi ? Et aussi, après avoir posé, dans l’article 3, que les « élèves des établissemens de l’Etat subiraient l’examen dans les établissemens auxquels ils appartiennent, devant un jury propre à ces établissemens, » l’article 4 est-il obligé de dire : « Pour les élèves de l’enseignement secondaire libre, pour ceux qui auront fait leur éducation secondaire dans la famille... il sera institué un jury d’Etat dont les pouvoirs s’étendront à toute l’Académie. » En d’autres termes, le seul avantage qui pût résulter d’une application très sévère des dispositions de l’article 2, l’article 4 l’annule. Pour obtenir à bon compte leur « certificat d’études, » les candidats pressés afflueront devant le jury d’Etat ; il s’instituera, pour y pourvoir, des établissemens « de famille ; » et, s’il est une fois prouvé que, dans la course à la vie, leur empressement donne la moindre avance aux « irréguliers, » on aura donc porté le dernier coup à cette régularité des études qu’on voulait assurer.

Je reconnais maintenant qu’en instituant, comme le demande l’article 3, pour cet examen de fin d’études, un jury propre à chaque établissement de l’Etat, « sous la présidence d’un professeur de Faculté, nommé par le ministre de l’Instruction publique, et investi d’un droit de veto, » on aura déchargé nos professeurs de Facultés d’une partie de leur fardeau. Ce leur sera donc une occasion de voir du pays, et, au lieu que les élèves viennent à eux, c’est eux qui iront au-devant des élèves. Ils se transporteront de ville en ville, de collège en collège, et d’hôtel en hôtel. On leur allouera des frais de déplacement. Ce sera leur tour, après l’inspecteur général, d’être reçu par le principal de la Ferté-sous-Jouarre. Et, comme on dit un peu familièrement, « ils ne s’ennuieront pas ; » mais ce que les études gagneront à ces tournées, c’est ce que l’on voit moins. On ne voit pas non plus, ou du moins le projet de loi a omis de le dire, on ne voit pas quel sera l’effet de ce droit de veto qu’on leur attribue. La commission du Sénat aurait-elle par hasard voulu qu’il n’y en eût point d’appel ? et quiconque, « à la fin de la dernière année scolaire, » n’aura pas obtenu son certificat d’études, ne l’obtiendra-t-il jamais, ou devra-t-il recommencer cette « dernière année scolaire » tout entière ?

Mais de toutes les dispositions du projet, la moins importante n’est pas celle de l’article 7, — ce chiffre est fatidique, — et, à vrai dire, je soupçonne toute la loi de n’avoir été faite que pour cet article. Le voici : « Seuls, les élèves munis d’un des deux certificats d’études secondaires, enseignement classique et enseignement moderne, seront admis à prendre des inscriptions dans les établissemens d’enseignement supérieur. Toutefois, en ce qui concerne l’enseignement moderne, le droit de prendre des inscriptions pour le Droit et la Médecine sera réservé aux élèves qui auront obtenu la note Très bien ou Bien à l’examen du certificat d’études. » Et, en effet, c’était bien là qu’il s’agissait d’en venir, à l’équivalence entière des « certificats d’études, » classique et moderne. Mais, à ce propos, n’est-ce pas une chose bizarre que l’on n’ait institué naguère « l’enseignement moderne » que pour dériver la jeunesse, on nous le disait du moins, des « carrières libérales » vers d’autres carrières, plus « utilitaires » ou moins encombrées, et, qu’à peine cet enseignement est-il constitué, sa principale ambition soit de préparer ses élèves aux mêmes carrières que l’enseignement classique ? Contentons-nous pour le moment d’en avoir fait l’observation.


IV

Il y a cependant plusieurs moyens de « réformer les sanctions de l’enseignement secondaire ; » et, pour les développer, il ne serait peut-être pas inutile de rechercher avant tout ce que doit être « l’enseignement secondaire. » Cette recherche nous mènerait un peu loin ! L’enseignement secondaire ne doit-il différer de l’enseignement primaire supérieur qu’en degré seulement, ou pensons-nous qu’il en doive différer surtout en nature ? Devons-nous le considérer comme formant à lui seul ce qu’on appelle un « cycle, » et un « cycle » complet, ou comme n’étant qu’une préparation lointaine à l’enseignement supérieur ? L’une et l’autre question sont plus faciles, et plus courtes surtout à poser qu’à résoudre. Mais, sans les aborder, et en nous en tenant au seul problème de la réforme du baccalauréat, il n’est pas impossible d’en indiquer des solutions qui satisfassent à presque tous les cas.

Supposons donc que l’enseignement secondaire soit avant tout une préparation à l’enseignement supérieur ; et, à cette occasion, je dois dire qu’à mes yeux, ni l’enseignement du Droit, ni celui de la Médecine, ne sont de l’enseignement supérieur, mais du haut enseignement professionnel, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. En ce cas, la culture classique demeurant le fond de l’enseignement secondaire, il suffit d’alléger le programme du baccalauréat, et on n’a pour y réussir qu’à le supprimer comme programme. Le programme du baccalauréat, première partie, n’est autre que le programme de la classe de rhétorique, et, pour la seconde partie, que le programme de la classe de philosophie. Disons-le donc, sans plus ! et ne rédigeons pas de programme particulier du baccalauréat. Mais, en revanche, assurons-nous que nos classes de rhétorique et de philosophie sont bien faites, je veux dire comme elles devraient l’être ; que, dans le cours de son année, le professeur d’histoire, par exemple, a rempli la totalité de son programme ; et soumettons nos élèves à de fréquentes interrogations. C’est en effet ce que les victimes de l’examen vont chercher dans les boites à bachot : des interrogations fréquentes, qui fortifient la mémoire en la soulageant ; et c’est ce qu’ils étudient avec rage dans leurs Manuels : les parties du cours que le professeur n’a pas eu le temps de traiter. Un jeune professeur fait étalage de son érudition ; il s’attarde complaisamment aux parties du programme qui l’intéressent lui-même ; la fin de l’année scolaire arrive ; et, partant pour les eaux, pour la montagne ou pour la mer, il laisse à ses élèves le soin de se débrouiller de leur examen comme ils voudront ! On pourra d’ailleurs encore, pour le grec, pour le latin, pour le français, — pour ce que les candidats appellent « les auteurs. » — leur demander, en produisant leurs pièces, d’indiquer ceux de ces auteurs que le professeur a expliqués au courant de l’année scolaire. Ce seront les seuls sur lesquels on les interrogera. Et, avec cela, si l’on ne s’amuse pas à leur proposer des versions hérissées de difficultés, de même qu’en français, si nous ne leur donnons point à traiter des sujets d’« histoire littéraire, » — les seuls qui s’apprennent un peu dans les Manuels, — mais un texte à expliquer, vingt-cinq lignes de Pascal ou de La Bruyère ; une maxime de La Rochefoucauld, une pensée de Vauvenargues, un paradoxe de Chamfort ou de Rivarol à discuter ; une lettre, un Discours, un lieu commun de critique ou de morale à « développer, » l’examen leur sera rendu infiniment plus facile ; la préparation en deviendra forcément intéressante autant que profitable : l’énormité prétendue du programme ne les « hypnotisera » plus ; et on aura éliminé du baccalauréat presque tout ce qu’on en peut éliminer de hasard ou de chance.

C’est un premier moyen de « réformer les sanctions de l’enseignement secondaire, » tout en les conservant : en voici un second, qui permettrait d’apporter au programme des modifications plus profondes. Ce que les adversaires du baccalauréat en critiquent presque le plus vivement, ce sont, comme on l’a vu, les conditions dans lesquelles nos candidats subissent leur examen oral. M. Pozzi y insiste : « L’élève y est jugé en quelques minutes, sur un petit nombre de réponses, par des examinateurs pressés ; » et plus loin : « l’élève peut se troubler, il peut être indisposé ; » et encore : « si tous les examinateurs sont consciencieux, il en est de sévères et d’indulgens. C’est ce qu’en langage d’écoliers on appelle « les bonnes et mauvaises séries. » Nous connaissons aussi des examinateurs pédans, et nous en connaissons de facétieux. De vieux professeurs, qui n’ont de toute l’année que cette occasion de « faire de l’esprit, » en abusent, aux dépens d’un enfant et pour la joie de la galerie ; et de jeunes professeurs, tout pleins encore de leurs thèses, interrogent gravement un élève sur « la quantification du prédicat » ou sur la question de savoir « si la conscience est un épiphénomène. » S’il est temps assurément d’en finir avec ces manières d’interroger, le moyen en est aussi simple que radical, et c’est de ne plus « interroger. « Supprimons tout cet appareil, qui n’a de raison d’être que dans le principe mal entendu de « la publicité de l’examen ; » et réduisons l’examen à l’écrit. S’il y a dans « l’effort de mémoire » qu’on demande à nos candidats quelque chose d’excessif ou d’artificiel, on l’aura supprimé du même coup ; et, s’ils se trompent d’une date en histoire ou d’un « affluent » en géographie, leurs compositions diront si c’est ignorance réelle ou simple défaillance de mémoire. Au reste, et supposé que les examinateurs soient absolument curieux de connaître les personnes des candidats, — ce qui est indispensable, quand il s’agit, comme aux agrégations, de donner à quelqu’un licence d’enseigner, mais ce qui est tout à fait inutile, si je puis ainsi dire, en première instance ; — quelques questions y suffiront, très discrètes, posées sur le ton de la causerie familière, et limitées en principe au sujet qui a fourni la matière des compositions. Au baccalauréat, l’examen oral n’a vraiment pas de raison d’être ; on n’y voit que des inconvéniens ; il faut donc le réduire ; et, si l’on le supprimait tout à fait, ce n’est pas seulement les examinateurs qui se trouveraient allégés de la moitié de leur tâche, mais les élèves aussi qu’on aurait délivrés de l’épreuve qui leur rend l’examen pénible. C’est une véritable torture pour un amour-propre de seize ou dix-huit ans qu’un interrogatoire plus ou moins solennel, entre l’attente moqueuse des « camarades » et le sourire ennuyé des maîtres.

Mais on peut faire un dernier pas, et, puisqu’on veut qu’il soit un si grand « malfaiteur, » pourquoi ne supprimerait-on pas le baccalauréat ? c’est-à-dire pourquoi, à l’entrée de toutes les carrières auxquelles il donne plus ou moins accès, ne lui substituerait-on pas un « examen de carrière ? » Le certificat d’études serait alors un simple certificat : établissemens libres ou établissemens de l’Etat, le directeur « certifierait » que l’élève y a passé tant d’années, en telles et telles conditions, qui seraient elles-mêmes « authentiquées » par les inscriptions de son livret scolaire ; et ce serait aux professeurs de l’Ecole de Droit ou de l’Ecole de Médecine, par exemple, qu’il appartiendrait, après examen, de décider si le candidat leur semble apte à suivre utilement les cours de l’Ecole de Médecine ou de l’Ecole de Droit.

Il est vrai qu’à leur tour, MM. de l’Ecole de Médecine ou de Droit se plaindront « qu’on leur impose « un fardeau écrasant, » qui « dénature leurs fonctions, » et qui « porte un préjudice considérable à leurs recherches et à leurs travaux. » On n’aura qu’à les laisser dire, et l’objection nous touche peu. L’éminent vice-recteur de l’Académie de Paris. M. Gréard, en a soulevé d’autres, que M. Pozzi, dans son Rapport, trouve « très fortes. » Elles ne sont pas non plus insurmontables. « Qu’il s’agisse d’une grande administration ou d’une école spéciale, disait M. Gréard, de quels élémens composer le jury chargé de s’assurer que le candidat possède le fond de culture générale qu’il apporte du lycée ou du collège ? » Mais, répondrons-nous, tout simplement, des M élémens » que l’on voudra. Nous ne doutons pas qu’il y ait, au ministère des Affaires étrangères, par exemple, de nombreux fonctionnaires qui connaissent aussi bien que pas un agrégé d’histoire, — quoique non pas de la même manière, — l’histoire de l’Europe moderne. On ne voit pas du tout pourquoi les fonctionnaires de l’administration des Postes et Télégraphes seraient incapables d’apprécier à sa juste valeur une composition française. Et, si l’on décidait de maintenir du latin à l’entrée de l’Ecole de Droit ou de l’Ecole de Médecine, se pourrait-il que le professeur de droit romain ou le titulaire de la chaire d’histoire de la médecine fussent incapables de « s’assurer » du latin d’un candidat ? On leur adjoindrait donc en ce cas un professeur de la Faculté des lettres.

M. Gréard disait encore : « À supposer que ce que l’on a appelé l’examen de carrière pût être la sanction des études secondaires, voit-on les lycées et collèges induits, pour satisfaire les familles, à préparer des candidats à l’épreuve particulière à laquelle ils seraient appelés ? » Nous le voyons très bien, pour notre part ; et, au fait, pourquoi ne les y prépareraient-ils pas, si les circonstances l’exigeaient ? Lycées et collèges, est-ce qu’ils ne préparent pas aux Écoles ? Il s’agit donc uniquement de savoir comment les « grandes administrations » ou les « Écoles spéciales, » — celles auxquelles on prépare, et celles auxquelles on ne prépare pas, — détermineraient le programme de leurs examens d’entrée ? Ou bien encore les lycées et collèges ne « prépareraient » à rien du tout, pas même au baccalauréat, et c’est vraiment alors, c’est alors seulement qu’on pourrait parler d’une « sanction des études secondaires. » Mais il faut décidément choisir ; et c’est ce qu’opérerait la substitution des « examens de carrière » à la prétendue « sanction » du baccalauréat. L’Université de France en aura-t-elle enfin le courage, et, du même coup, celui de ne considérer, dans l’établissement de ses programmes, que les seuls intérêts de l’enseignement ?


V

Cette substitution de l’ « examen de carrière » au « certificat d’études » et au « baccalauréat » aurait en effet d’autres avantages, dont le premier serait de mettre un terme à la controverse qui s’est engagée depuis quelques années sur « l’équivalence des diplômes de l’enseignement secondaire classique et de l’enseignement moderne. » M. Pozzi, dans son Rapport, déclame assez agréablement sur ce thème de renseignement moderne : « L’éducation jésuite et janséniste du siècle dernier, nous dit-il, avait pour objet de former soit de jeunes soigneurs, soit de futurs prébendaires et bénéficiaires, — lisez « prébendiers » et « bénéficiers, » — et, en un mot, des hommes de luxe ; l’enseignement universitaire de la première moitié de ce siècle s’adressait surtout au bourgeois libéral, ouvert aux souvenirs du passé plus qu’aux espérances de l’avenir. Ce cadre suranné a été brisé chez nos voisins bien avant de l’être chez nous. Partout on a compris qu’à côté d’une élite cérébrale, indispensable à tout grand peuple et plus encore à toute démocratie, dont elle doit constituer la véritable noblesse, il fallait s’attacher à produire des hommes prêts à appliquer aux besoins de la vie de chaque jour d’un peuple libre les préceptes et les idées qu’ils auront acquis à l’école. »

Nous le voulons bien ; et quoique d’ailleurs dans aucune école, si ce n’est dans les écoles professionnelles, on n’ait jamais rien appris d’aisément « applicable aux besoins de la vie de chaque jour d’un peuple libre ! » Nous sommes de ceux qui croient que la vie ne s’apprend qu’en vivant. Mais le malheur, nous l’avons dit, est qu’à peine avait-on constitué l’enseignement moderne, au lieu de « produire » des hommes utiles, il a prétendu nous en donner « de luxe, » des « prébendaires, » de « jeunes seigneurs. » Expressément fondé et organisé pour détourner du droit ou de la médecine une jeunesse impatiente, et pour la diriger vers le commerce ou l’industrie, il s’est piqué de préparer, aussi lui, comme l’enseignement « classique, » des médecins et des avocats. C’est la question de l’ « équivalence des diplômes, » qui se serait déjà terminée, sans l’heureuse concurrence de l’enseignement libre, par la ruine de l’enseignement classique. La suppression du baccalauréat, ou la substitution des « examens de carrière » au baccalauréat, supprimera le conflit. Car on ne disputera pas aux Ecoles de Médecine ou de Droit la liberté de mettre, à l’entrée de leurs cours, les conditions, ou même les barrières qu’elles croiront bon d’y mettre. Et, quelle que soit la provenance des élèves, ils deviendront avocats ou médecins à leur gré, sans que personne s’inquiète de « ce qu’ils ont appris, » mais uniquement de ce « qu’ils savent. »

« On s’accorde à trouver désirable aujourd’hui, dit encore le Rapport, de laisser un peu plus de souplesse aux programmes d’études et de liberté aux professeurs. On voudrait donner une certaine autonomie aux divers établissemens, leur permettre même de faire de prudens essais pédagogiques dans des limites déterminées, et, grâce à cette initiative, d’acquérir une vitalité nouvelle. » Pourquoi « désirable ? » et « désiré » par qui ? puisque enfin la prospérité du collège Chaptal, par exemple, n’a pas autour de lui multiplié les établissemens du même genre ? et qu’en revanche l’école Monge, à bout d’essais pédagogiques, est devenue le lycée Carnot ? Mais, « désirable » ou non, ce qu’il y a de certain, c’est que cette diversité de types scolaires est étroitement liée à la suppression du baccalauréat, et même du « certificat d’études » tel que nous le définit le Rapport de M. Pozzi. La préparation des « examens de carrière, » que redoute M. Gréard, engendrera d’elle-même cette variété dont on attend merveilles, « La fonction créera l’organe, » selon l’expression de M. Pozzi, et comme aussi bien nous l’avons déjà vu se produire à Paris pour Louis-le-Grand, pour Saint-Louis, pour Charlemagne. « Un père de famille sera vraiment libre d’élever son fils à sa guise. » Et qui s’en plaindra ? Ce ne sera même pas la « concurrence, » — qui n’a jamais contesté sérieusement à l’Etat le droit de conférer les grades ou de rédiger les programmes ; — qui ne s’irrite que de le voir s’immiscer, d’une manière, à la vérité, plus taquine que tyrannique, dans ce qu’elle estime qui ne le regarde pas ; — et dont le rôle sera peut-être un jour ou l’autre de sauver, je ne dis pas l’enseignement classique, mais la « culture générale, » de la décadence où l’entraîne le poids mort du baccalauréat.

Je ne veux point ici toucher à la question de la liberté de l’enseignement, et même je n’en aurais seulement dit mot si M. Pozzi, dans son Rapport, ne m’en avait donné l’exemple. M. Pozzi n’est point ennemi de la liberté de l’enseignement, et il consent « qu’elle fasse partie de notre droit public. » Il n’admet pas qu’on en revienne au « monopole universitaire, » et il a même le courage, à ceux qui en forment le vœu, d’en faire énergiquement le reproche. Pourquoi faut-il qu’il ajoute que, si d’ailleurs on supprimait jamais la liberté de l’enseignement, ce ne serait après tout qu’un « retour à la législation qui a régi l’Université depuis le décret impérial du 17 mars 1808 jusqu’à la loi du 15 mars 1850 ? » On croirait entendre Jules Ferry s’autorisant de l’exemple de Louis XV pour demander l’expulsion des Jésuites. Et, comme Ferry, M. Pozzi d’ajouter : « Il n’est pas inutile de rappeler ces souvenirs à ceux qui seraient encore tentés d’accuser d’oppression le régime républicain. » Oh ! quel raisonnement ! et si le régime républicain ne s’est établi que sur la ruine de ces « régimes d’oppression, » comment serait-il admis à se réclamer d’eux ? ou comment leurs us et coutumes lui pourraient-ils jamais servir d’excuse, puisque sa raison d’être n’est que de les avoir abolis ? Les trois quarts des Français ne tiennent d’ailleurs pas plus au régime républicain qu’à un autre ; et tout ce qu’ils demandent, ou tout ce qu’ils désirent, c’est qu’après les avoir, depuis cent ans, trop amusés du mot, on leur donne enfin, sous quelque étiquette que ce soit, les « réalités » de la liberté.

La substitution des « examens de carrière » à celui du baccalauréat ou du « certificat d’études » aurait à nos yeux cet autre et sensible avantage que la liberté de l’enseignement s’en trouverait pleinement assurée. En un certain sens, le baccalauréat ne sert qu’à contrarier le développement de l’enseignement libre, en lui imposant des programmes d’État. « À l’heure actuelle, dit M. Pozzi, l’État ignore absolument ce qui se passe dans les établissemens libres. L’inspection s’y réduit, en réalité, à une inspection de police ; c’est la condition même de leur liberté. » Mais il faut dire quelque chose de plus : c’est la condition de la liberté. L’État ne sait pas non plus ce qui se passe dans mon usine, ou dans mes magasins ; et c’est précisément ce qu’on appelle être libre. Or, les plaintes que l’on fait du baccalauréat, et qu’on ferait également des « certificats d’études, » examens de capacité, et examens d’État, on ne les fera pas des « examens de carrière. » On trouvera tout naturel, encore une fois, que l’administration des Postes ou celle des Ponts et Chaussées exigent de ceux qui veulent en faire partie des connaissances déterminées par elles. Ce ne sera plus la « concurrence » qui imposera ses programmes à la « concurrence ; » et, sans doute, le problème, qui est complexe, ne sera pas résolu, mais on aura ôté une grande cause de division, d’hostilité même entre les parties ; — et ce sera cela de gagné.

Reviendrons-nous, à ce propos, sur ce que nous avons ici même tant de fois demandé ? Nous sommes convaincu que cette réforme si simple, et cependant si profonde, s’opérerait le plus promptement et le plus aisément du monde si nous avions un autre Conseil supérieur de l’Instruction publique. Les questions d’enseignement, à tous les degrés, sont devenues des questions sociales, et il n’est pas admissible qu’elles soient traitées par une assemblée dont la tendance irrésistible est de n’y voir que des questions pédagogiques. C’est ce que M. Combes, quoique « radical, » avait jadis parfaitement compris, et c’est ce qui semble avoir échappé à M. Rambaud, « progressiste, » mais universitaire. Et nous aussi, nous sommes universitaire ! Mais nous le sommes d’une autre manière, que nous croyons plus large et surtout plus conforme aux intérêts de l’enseignement public. En particulier, et depuis que notre enseignement secondaire est soumis au régime du baccalauréat, nous croyons qu’il n’est pas un père de famille qui ne puisse avoir ses idées sur la réforme ou l’organisation du baccalauréat, pas un militaire, pas un marin, pas un industriel, pas un commerçant, pas un agriculteur. Nous croyons que, dans un Conseil de l’Instruction publique, leur expérience à tous a le droit d’être représentée. Ils ont leur mot dire dans toutes ces questions que depuis tantôt vingt ans nous avons pris l’habitude, commode, mais funeste, nous autres universitaires, de traiter entre nous. Nous croyons que nous nous nuisons à nous-mêmes, — et à nos intérêts professionnels, libéralement, largement entendus, — en délibérant à huis clos, loin des bruits du dehors, sur de grandes questions dont nous ne voyons, en général, qu’un seul aspect, et souvent le plus étroit. Un Conseil supérieur autrement composé, moins plein de lui-même, c’est le cas de le dire, dans tous les sens du mot, eût-il jamais admis qu’on se servît de la réduction du service militaire comme d’une prime au recrutement des Universités, et qu’un diplôme ne fût qu’un titre pour se soustraire à la première des obligations du citoyen ? Et, puisque enfin le grand reproche que M. Pozzi lui-même et M. Combes fassent au baccalauréat, c’est de « renfermer tant de fermens de déceptions et de haines sociales, » nous croyons qu’il ne saurait être utilement et définitivement réformé que par une assemblée qui, pour traiter une question sociale, commencerait, et avant tout, par être elle-même une représentation de toutes les forces sociales. Vous ne me direz pas, je l’espère, qu’à défaut du Conseil supérieur de l’Instruction publique, le Parlement soit cette assemblée !


FERDINAND BRUNETIERE.