Chapitre VIII.

Il arrive une chose à laquelle personne ne s’attendait.


Le matin suivant, le Vieux de l’alpe sortit du chalet encore plus tôt que d’habitude pour examiner le ciel et voir comment la journée s’annonçait. Une lueur d’un rouge orange apparaissait derrière les cimes lointaines ; un vent frais balançait les branches des sapins : le soleil allait venir. Le vieillard resta un certain temps debout à la même place, contemplant dans le recueillement l’approche du jour. Après les hauts sommets, les vertes collines se couronnèrent à leur tour d’une clarté transparente, les sombres vapeurs de la vallée se dissipèrent chassées par une lumière rosée, et bientôt, des sommets à la plaine, tout resplendit dans des flots de lumière : le soleil venait de paraître.

Puis le grand-père sortit le fauteuil du hangar, le roula devant la porte tout prêt pour le voyage et monta pour chercher les enfants et leur dire quel beau jour venait de se lever.

Au même moment Pierre apparut au haut du sentier. Les chèvres ne l’entouraient pas comme d’habitude, le précédant ou le suivant de près familièrement ; mais elles se précipitaient d’un air effarouché dans toutes les directions, car à chaque instant leur maître cinglait l’air de son fouet, sans raison, comme un furieux, et il ne faisait pas bon recevoir un de ses coups. Pierre avait atteint le comble de la colère et de l’exaspération. Depuis bien des semaines il n’avait pas eu Heidi pour lui comme il y était accoutumé. Dès le matin quand il montait à l’alpage, il trouvait l’enfant étrangère installée dans son fauteuil et Heidi affairée autour d’elle ; le soir quand il redescendait, le fauteuil et la malade étaient sous les sapins, et Heidi tout aussi occupée d’elle que le matin. Elle n’était pas encore venue au pâturage une seule fois de tout l’été, et ce jour-là elle voulait y monter, mais en compagnie du fauteuil et de l’étrangère, et ne s’occuperait bien sûr que d’elle toute la journée ; cette perspective avait mis le comble à son ressentiment En apercevant le fauteuil fièrement posté sur ses quatre roulettes, Pierre le regarda comme l’ennemi qui était cause de tout le mal, ce jour-là en particulier. Il jeta les yeux autour de lui — tout était silencieux, on ne voyait personne ; alors il se précipita comme un sauvage sur l’objet de sa fureur, le saisit par la poignée, et dans sa rage lui imprima une secousse si violente du côté de la pente escarpée, que le fauteuil s’envola sur ses roulettes et disparut en un instant.

Aussitôt, comme s’il eût eu lui-même des ailes, Pierre prit sa course vers la montagne qu’il commença à gravir à toutes jambes, et il ne s’arrêta qu’après avoir atteint un buisson de ronces derrière lequel il pouvait disparaître tout entier, car il ne tenait pas à ce que le Vieux vînt à l’apercevoir ; ainsi protégé par le buisson, il pouvait voir l’alpe du haut en bas et vite se cacher dès que le Vieux ferait son apparition. Quel spectacle rencontrèrent ses regards quand il se retourna ! Bien loin, le long de la pente, dégringolait son ennemi avec une rapidité toujours croissante ; il tournait deux ou trois fois sur lui-même, puis faisait une grande culbute, retombait à terre, rebondissait et se précipitait avec un nouvel élan vers sa ruine. On voyait dans toutes les directions voler en éclats des parties du fauteuil : les pieds, le dossier, le coussin, tout était lancé en l’air. À cette vue, Pierre ressentit une joie si immodérée qu’il fit un bond prodigieux, puis se mit à rire, à frapper du pied, à sauter en cercle pour donner essor à son ravissement ; puis il revint à la même place pour regarder encore : nouvel éclat de rire, nouveaux sauts de joie ! Pierre était hors de lui du plaisir qu’il ressentait à contempler la ruine de son ennemi, car il prévoyait ce qui allait se passer : maintenant que l’étrangère n’aurait plus aucun moyen de transport, elle allait être forcée de partir ; Heidi serait de nouveau seule, elle viendrait avec lui au pâturage, en tout cas il l’aurait pour lui le matin et le soir à son arrivée au chalet, et tout rentrerait dans l’ordre. Mais Pierre ne calculait pas comment les choses se passent quand on a commis une mauvaise action et quelles en sont les suites.

Heidi sortit la première du chalet et s’élança en courant vers le hangar, suivie du grand-père qui portait Clara sur son bras. La porte du hangar était grande ouverte, les deux planches avaient été retirées, et le jour pénétrait jusque dans les recoins les plus reculés.

Heidi regarda de tous les côtés, tourna l’angle, puis revint en courant avec un visage sur lequel se peignait le plus complet étonnement. Le grand-père s’avança à son tour.

— Que signifie ceci ? Est-ce toi, Heidi, qui as emmené le fauteuil ? demanda-t-il.

— Mais je le cherche partout, grand-père, et tu as dit qu’il était devant la porte du hangar ! répondit l’enfant en regardant de tous côtés.

Sur ces entrefaites, le vent étant devenu plus fort commença à secouer la porte du hangar et la rejeta même violemment contre le mur.

— Grand-père, c’est le vent qui l’a fait ! s’écria Heidi dont les yeux étincelèrent à cette découverte. Oh ! s’il avait emporté le fauteuil jusqu’à Dörfli, il faudrait tellement de temps pour le remonter, et nous ne pourrions plus aller, ce serait trop tard !

— S’il a roulé jusqu’à Dörfli, on ne le retrouvera plus du tout, il sera en mille morceaux, dit le grand-père en s’avançant pour regarder le long de la pente. Mais tout de même il s’est passé quelque chose de curieux, ajouta-t-il en mesurant du regard le trajet et le contour qu’avait dû faire le fauteuil.

— Oh ! quel dommage ! maintenant nous ne pourrons plus aller, et peut-être plus jamais ! s’écria Clara d’un ton désolé. Il faudra sans doute que je retourne à la maison si je n’ai plus de fauteuil. Oh ! quel dommage ! quel dommage !

Mais Heidi leva vers le Vieux un regard tout plein de confiance en disant :

— N’est-ce pas, grand-père, tu inventeras bien quelque chose pour que Clara n’ait pas besoin de retourner tout de suite à la maison, comme elle le croit ?

— Pour aujourd’hui nous allons monter au pâturage comme nous nous l’étions proposé, et quant au reste nous venons ensuite, répondit le grand-père.

Et les enfants firent éclater leur joie.

Le Vieux rentra pour chercher une bonne partie des châles, les étendit au soleil contre le mur du chalet et y déposa Clara. Puis il alla traire le lait pour le déjeuner des enfants et fit sortir Brunette et Blanchette de leur étable.

— Pourquoi l’autre, là en bas, est-il si en retard ? dit le Vieux se parlant à lui-même, car le sifflet de Pierre n’avait pas encore retenti.

Le grand-père prit ensuite Clara sur un bras et les châles sur l’autre.

— À présent, en avant ! dit-il en se mettant en marche ; les chèvres viendront avec nous. Heidi ne demandait pas mieux. Un bras passé autour du cou de Blanchette et l’autre autour de celui de Brunette, elle trottait gaiement derrière le grand-père ; et les chèvres étaient si contentes de monter de nouveau dans sa compagnie qu’elles l’écrasaient presque en se serrant contre elle.

En atteignant l’alpage, tous trois aperçurent tout à coup les chèvres qui paissaient paisiblement, disséminées en petits groupes sur le pâturage en pente, et au milieu d’elles, Pierre étendu de tout son long sur l’herbe.

— Une autre fois je t’apprendrai à passer sans siffler, paresseux ! qu’est-ce que ça signifie ? lui cria le Vieux de l’alpe.

Au premier son de cette voix connue, Pierre s’était redressé précipitamment.

— Personne n’était levé, répondit-il.

— As-tu vu le fauteuil ? continua le Vieux.

— Lequel ? répondit Pierre d’un ton revêche.

Le Vieux ne dit plus rien ; il étendit les châles le long de la pente au soleil, y installa Clara et lui demanda si elle se trouvait à l’aise.

— Aussi bien que dans le fauteuil, dit-elle en le remerciant ; et c’est ici la plus belle place ! C’est si beau, Heidi, si beau ! continua-t-elle en regardant tout à l’entour.

Le grand-père se disposa alors à repartir. Il dit aux enfants qu’elles n’avaient qu’à jouir tranquillement ensemble de la belle journée. Quand ce serait le moment, Heidi irait chercher le dîner dans la sacoche qu’il avait déposée plus haut dans un coin à l’ombre ; Pierre leur donnerait du lait autant qu’elles voudraient, mais Heidi devait faire bien attention que ce fût du lait de Blanchette. Quant à lui, il comptait remonter vers le soir ; mais il fallait avant tout qu’il allât à la recherche du fauteuil.

Le ciel était d’un bleu foncé ; aucun nuage n’en obscurcissait l’étendue. Sur le glacier vis-à-vis, on voyait étinceler comme des milliers et des milliers d’étoiles d’or et d’argent. Les vieux rochers gris se dressaient, hauts et fiers comme par le passé et dominaient gravement la vallée. Le grand oiseau se balançait suspendu dans les airs, et la brise des Alpes, courant sur les hautes cimes, passait fraîche et délicieuse sur l’alpage soleillé. Les enfants éprouvaient un bien-être indescriptible. De temps à autre, une des chevrettes s’approchait et se couchait un moment auprès d’elles ; le plus souvent c’était la douce Bellete qui venait frotter son museau contre Heidi et n’aurait jamais quitté la place si quelque autre chèvre ne fût venue l’en chasser. De cette manière Clara fit leur connaissance séparément et de plus près et apprit à ne plus les confondre l’une avec l’autre en observant la physionomie et les manières propres à chacune d’elles. Les chèvres à leur tour se familiarisèrent si bien avec Clara, qu’elles venaient tout près d’elle et frottaient leur tête sur son épaule en signe de bonne connaissance et d’amitié.

Plusieurs heures s’étaient déjà écoulées ainsi ; tout à coup il vint à l’idée de Heidi d’aller jusqu’à l’endroit où se trouvaient les fleurs en si grand nombre, afin de voir s’il y en avait beaucoup, si elles étaient toutes ouvertes et si elles sentaient aussi bon que l’été précédent. Pour pouvoir y aller avec Clara, il fallait attendre jusqu’au soir que le grand-père remontât, et peut-être qu’alors les fleurs auraient déjà toutes fermé les yeux. Le désir de les revoir s’empara de Heidi et devint irrésistible. Elle dit, non sans quelque hésitation :

— Tu ne seras pas fâchée, Clara, si je cours vite là-haut, et si tu restes un petit moment seule ? J’aimerais tant aller voir comment sont les fleurs ! Mais attends ! —

Il lui était venu une idée ; elle s’élança un peu plus loin à l’écart, arracha quelques poignées d’herbe bien verte, et prenant par le cou Bellette qui l’avait suivie, elle l’amena auprès de Clara.

— Voilà ! maintenant tu ne seras pas tout à fait seule, lui dit Heidi en poussant doucement Bellette de son côté. La chèvre comprit tout de suite ce qu’on lui voulait et se coucha ; puis Heidi jeta l’herbe sur les genoux de Clara, et celle-ci toute réjouie déclara que Heidi pouvait aller voir les fleurs tant qu’elle voudrait, quant à elle, elle ne demandait pas mieux que de rester seule avec la petite chèvre ; c’était quelque chose de tout nouveau pour elle. Heidi s’éloigna en courant, et Clara commença à présenter l’herbe à Bellette, brin après brin ; la chèvre devint bientôt si familière qu’elle se serrait contre sa nouvelle amie et mangeait lentement dans sa main l’herbe qu’elle lui tendait. On voyait bien qu’elle était tout heureuse de pouvoir rester là tranquille et sans crainte, sous une bonne protection, car dans le troupeau elle était toujours exposée à toutes sortes de persécutions de la part des plus fortes chèvres. Quant à Clara, elle trouvait délicieux d’être assise sur une montagne, toute seule avec une timide chevrette qui avait besoin de sa protection. Un immense désir s’éveilla en elle d’être une fois libre d’aider les autres au lieu d’être toujours obligée d’attendre tout de leur part ; il lui venait toutes sortes de pensées qu’elle n’avait jamais eues auparavant et un besoin inconnu de continuer à vivre à ce beau soleil et de pouvoir rendre quelqu’un heureux comme elle rendait heureuse la petite Bellette dans ce moment. Une joie toute nouvelle remplissait son cœur comme si tout ce qu’elle connaissait allait tout à coup devenir beaucoup plus beau qu’auparavant ; et elle ressentait une vague et inconnue félicité qui la faisait s’écrier en prenant Bellette par le cou :

— Oh ! Bellette, comme il fait beau ici en haut, si je pouvais seulement y rester toujours !

Pendant ce temps, Heidi avait atteint l’endroit où croissaient les fleurs. Elle poussa un cri de joie ; toute la pente était comme recouverte d’un tapis d’or : c’étaient les éclatantes hélianthèmes ; au-dessus de celles-ci ondoyaient en touffes serrées les campanules d’un bleu foncé, et un parfum exquis et pénétrant se répandait à l’entour comme si l’on eût balancé des coupes d’encens au-dessus du pâturage ; toute cette odeur était produite par les orchis bruns qui montraient modestement leur petite tête ici et là parmi les corolles dorées. Heidi contemplait les fleurs et aspirait à longs traits leur doux parfum. Puis tout à coup elle reprit sa course et arriva auprès de Clara, hors d’haleine et vivement surexcitée.

— Oh ! il faut absolument que tu viennes, lui cria-t-elle déjà du plus loin qu’elle la vit. Elles sont si jolies, et il fait si beau là-bas ! et peut-être que ce soir ce ne sera plus la même chose. Je pourrais essayer de te porter, veux-tu ?

Clara regarda Heidi, fort étonnée, puis elle secoua la tête :

— Non, non, Heidi, à quoi penses-tu ? tu es beaucoup plus petite que moi. Oh ! si cependant je pouvais y aller !

Alors Heidi se retourna et promena autour d’elle un œil scrutateur ; quelque idée nouvelle lui était sans doute venue. Tout au haut du pâturage, Pierre, assis à la place où il avait été couché, regardait fixement les deux enfants. Il y avait des heures qu’il était à cette même place, sans bouger ni détourner les yeux, comme s’il ne pouvait comprendre ce qui se passait devant lui. Le matin même il avait détruit le fauteuil, son ennemi, pour que tout fût fini et que l’étrangère ne pût plus bouger de sa place, et voilà qu’un moment après elle était apparue à l’alpage ! maintenant elle était positivement là, assise sur l’herbe, Heidi à côté d’elle ! C’était impossible ! Et pourtant il avait beau regarder et regarder encore, il voyait toujours la même chose.

Heidi l’aperçut à son tour.

— Descends ici, Pierre ! lui cria-t-elle d’un ton impératif.

— Descends pas ! répliqua-t-il.

— Mais oui, il le faut, descends ! je ne peux pas le faire seule, il faut que tu m’aides ! Viens vite !

— Descends pas !

Alors Heidi gravit en quelques bonds le pâturage jusqu’à mi-hauteur du côté de Pierre, et s’arrêtant, le regard étincelant, elle l’apostropha ainsi :

— Pierre, si tu ne viens pas tout de suite, je pourrai aussi te faire quelque chose que tu n’aimeras pas, tu peux en être sûr !

Ces paroles portèrent coup, et Pierre fut saisi d’une grande angoisse. Il avait commis une mauvaise action que personne ne devait savoir. Jusqu’alors il s’en était réjoui ; mais voilà que Heidi lui parlait comme si elle était au fait de tout ! et tout ce qu’elle savait, elle le racontait au grand-père. Or Pierre avait peur de ce dernier plus que de qui ce fût ; s’il allait apprendre ce qui s’était passé avec le fauteuil ! La peur l’oppressait, il se leva et s’approcha de Heidi qui l’attendait

— Je viendrai, mais tu ne le feras pas ! dit-il, rendu si traitable par la crainte, que Heidi en fut aussitôt remplie de compassion.

— Non, non, je ne le ferai pas, répondit-elle pour le rassurer ; viens seulement avec moi, il n’y a pas de quoi avoir peur, tu verras.

Dès qu’ils eurent rejoint Clara, Heidi organisa l’exécution de son projet : Pierre d’un côté et elle de l’autre devaient tenir Clara bien ferme sous les bras et la soulever. Jusque-là la chose n’alla pas mal, mais c’est alors que vint le plus difficile. Clara ne pouvait pas rester debout, comment allait-on la soutenir et la faire avancer ? Heidi était trop petite pour que son bras pût servir de support.

— Prends-moi par le cou, bien ferme, comme ça ! dit-elle. À présent passe ton bras sous celui de Pierre et appuie-toi dessus de toutes tes forces ; de cette manière nous pourrons te porter.

Clara fit comme Heidi lui disait ; mais Pierre qui n’avait encore jamais donné le bras à personne, le tenait collé contre son corps, aussi raide qu’un bâton.

— Ce n’est pas ainsi qu’on fait, Pierre, dit Heidi d’un ton péremptoire. Il faut que tu fasses un rond avec le bras, Clara passera le sien au travers, et ensuite tu tiendras bien serré contre toi ; il ne faudra pas lâcher, et nous avancerons bien !

Ainsi fut fait. Cependant on n’avança pas aussi facilement que Heidi l’avait cru. Clara n’était pas légère et l’attelage de taille trop inégale, trop bas d’un côté, trop haut de l’autre ; c’était, en somme, un appui bien chancelant. De temps en temps Clara essayait bien de se tenir sur ses pieds, mais elle les retirait presque aussitôt l’un après l’autre.

— Frappe du pied une fois bien fort, proposa Heidi ; et après, cela te fera sûrement moins mal.

— Crois-tu ? demanda Clara en hésitant. Cependant elle obéit et posa fermement un pied, puis l’autre, non toutefois sans crier un peu ; elle essaya ensuite une seconde fois un peu moins fort.

— Oh ! cela fait déjà beaucoup moins mal ! dit-elle joyeusement.

— Essaie encore une fois ! s’empressa de dire Heidi.

Clara essaya une fois, puis deux, puis trois, et s’écria soudain :

— Je peux ! Heidi, je peux ! regarde ! regarde ! je peux faire des pas l’un après l’autre !

Cette fois Heidi poussa de vrais cris de joie.

— Oh ! peux-tu vraiment faire des pas ? peux-tu marcher à présent ? est-ce bien vrai que tu peux marcher seule ? Oh ! si seulement le grand-père venait ! À présent tu peux marcher, Clara ! à présent tu peux marcher ! répétait-elle sans se lasser.

Il est vrai que Clara s’appuyait fermement des deux côtés ; mais à chaque pas ses jambes s’affermissaient davantage ; tous trois le sentaient bien, et Heidi était hors d’elle de bonheur.

— Maintenant nous pourrons venir tous les jours au pâturage et nous promener sur l’alpe partout où nous voudrons ! s’écria-t-elle. Et toute ta vie tu pourras marcher comme moi, tu n’auras plus besoin d’être traînée dans ton fauteuil, et tu seras tout à fait guérie ! Oh ! c’est le plus grand bonheur qui pouvait aniver !

Clara partageait de tout son cœur la joie de Heidi, car elle ne voyait pas en effet pour elle de plus grand bonheur dans ce monde que de recouvrer la santé et de pouvoir aller partout comme les autres gens, au lieu de passer de longues journées tristement reléguée au fond d’un fauteuil de malade.

Il n’y avait pas loin jusqu’à la pente fleurie ; on voyait déjà à distance le brillant reflet d’or des hélianthèmes au soleil. On arriva ensuite près des touffes de campanules au milieu desquelles le gazon invitait à faire halte.

— Ne pouvons-nous pas nous asseoir ici ? demanda Clara. C’était aussi le désir de Heidi. Les enfants s’établirent donc au milieu des fleurs, Clara assise pour la première fois sur le sec et moelleux gazon alpestre, ce qui lui procura une nouvelle sensation de bien-être inexprimable. Tout à l’entour se balançaient les clochettes bleues, « l’herbe d’or » et la centaurée rouge étincelaient, et par-dessus tout s’élevait le doux parfum des petites têtes brunes d’orchis-vanille. Oh ! comme tout cela était beau !

Heidi elle-même ne l’avait jamais éprouvé comme ce jour-là ; elle ne savait pas pourquoi une si grande joie lui remplissait le cœur, si grande, qu’à chaque instant elle aurait voulu crier pour y donner essor. Puis, tout à coup, en se souvenant que Clara était guérie, elle comprit que cela était encore plus beau que tout le reste. Clara gardait le silence, sous l’empire de son ravissement, à la perspective de toutes les joies qu’elle entrevoyait dans l’avenir. Ce bonheur était presque trop grand pour son cœur, et le brillant soleil, le parfum pénétrant des fleurs, tout contribuait à la plonger dans une félicité qui la rendait muette. Quant à Pierre, lui aussi demeurait silencieux et immobile au milieu des fleurs embaumées, car il s’était profondément endormi. À cet endroit abrité par les rochers on sentait à peine un vent doux et délicieux qui murmurait dans les buissons ; de temps en temps Heidi quittait sa place et courait de ci et de là, trouvant toujours un coin plus beau que l’autre et s’asseyant partout où il lui semblait que les fleurs étaient plus abondantes ou que leur parfum était plus pénétrant parce que la brise l’apportait par bouffées.

Ainsi s’écoulaient les heures. Le soleil avait depuis longtemps marqué le milieu du jour, lorsqu’un petit détachement de chèvres apparut à quelque distance, s’avançant gravement vers la pente fleurie. Ce n’était pas leur pâturage habituel, on ne les y amenait jamais parce qu’elles n’aimaient pas brouter les fleurs. Elles avaient l’air d’une deputation, la Linotte en tête, et s’étaient évidemment mises à la recherche de leurs compagnons qui les avaient abandonnées si longtemps et restaient absents bien au delà de l’heure réglementaire, car les chèvres distinguaient fort bien les différents moments de la journée. En découvrant au milieu des fleurs ceux qu’elles venaient chercher, la Linotte fit entendre un bêlement sonore, les autres se joignirent à elle en chœur, et toute la troupe, bêlant à qui mieux mieux, s’avança au grand galop. Pierre s’éveilla sur-le-champ ; il fallut qu’il se frottât les yeux bien fort, car il avait rêvé que le fauteuil était de nouveau devant le chalet, plus intact que jamais et tout capitonné de rouge, et en se réveillant il avait encore vu les clous dorés briller au soleil ; mais il découvrit aussitôt que c’étaient les petites fleurs jaunes sur le gazon. En même temps l’angoisse dont il avait été délivré dans ses rêves à la vue du fauteuil intact lui revint plus forte encore qu’auparavant. Bien que Heidi eût promis de ne pas exécuter sa menace et de ne rien lui faire, Pierre était maintenant poursuivi de la crainte que l’affaire ne vînt à être découverte d’une manière ou de l’autre. Aussi se montra-t-il tout à fait traitable et obéissant et exécuta-t-il exactement tout ce que Heidi lui commanda.

De retour au pâturage, Heidi se hâta d’aller chercher la sacoche pleine et se disposa à remplir sa promesse, car c’était seulement au contenu du sac que sa menace à Pierre avait fait allusion. En remarquant le matin combien de bonnes choses le grand-père avait emballées, elle s’était réjouie à la pensée que leur compagnon en aurait aussi sa part. Mais en voyant son obstination, elle avait voulu lui donner à entendre qu’il n’aurait rien de ces bonnes choses, ce que Pierre avait interprété tout différemment. Heidi sortit donc le contenu de la sacoche morceau par morceau, les empila en trois parts égales, et voyant comme les tas étaient hauts, elle se dit toute contente : "Il lui restera encore tout ce que nous aurons de trop" ; puis elle porta leur part à ses deux compagnons, s’installa avec la sienne à côté de Clara, et tous trois mangèrent de grand appétit après l’exercice inusité de la matinée. Il arriva pourtant ce que Heidi avait prévu ; lorsque Clara et elle furent rassasiées, il resta encore de quoi faire pour Pierre une seconde portion aussi grosse que la première. Il mangea le tout en silence et s’acquitta fermement de sa tâche jusqu’au bout, y compris les miettes, mais toutefois sans témoigner son contentement habituel : Pierre avait quelque chose qui lui pesait sur l’estomac et le serrait à la gorge à chaque bouchée.

Les enfants s’étaient mis si tard à leur repas que tout de suite après ils virent apparaître le grand-père qui gravissait l’alpage pour venir les chercher. Heidi bondit à sa rencontre, car elle voulait être la première à lui annoncer ce qui s’était passé ; mais sa réjouissante nouvelle l’excitait à un tel point qu’elle trouva à peine des paroles pour la communiquer au grand-père. Lui, cependant, comprit tout de suite ce que l’enfant voulait lui dire, et une vive joie éclaira tout son visage. Il pressa le pas et arrivé près de Clara il lui dit avec un joyeux sourire :

— Eh bien, nous avons donc pris notre grand courage ? et nous avons gagné !

Puis, l’ayant soulevée de terre, il la mit debout, l’entoura de son bras gauche, lui tendit la main droite comme un ferme appui, et Clara ainsi soutenue marcha d’un pas encore plus assuré que la première fois. Heidi sautait autour d’elle en poussant des exclamations de joie, et quant au grand-père, on aurait dit aussi en le voyant qu’un grand bonheur lui était arrivé. Mais tout à coup il s’anêta, et reprenant Clara sur son bras comme de coutume :

— Il ne faut pas en faire trop pour une première fois, dit-il ; du reste il est temps de songer au retour. Puis il se mit immédiatement en route, sachant bien que c’en était assez pour ce jour-là et que Clara avait besoin de se reposer.

Plus tard, dans la soirée, lorsque Pierre rentra à Dörfli avec ses chèvres, une foule compacte était rassemblée à quelque distance du chemin, et chacun poussait du coude son voisin pour mieux voir un objet qui se trouvait au centre. Piene voulut naturellement savoir aussi de quoi il s’agissait ; il poussa, bouscula, joua des coudes de droite et de gauche et parvint enfin à se faufiler à travers les rangs. Cette fois ! il put voir en effet : devant lui, sur l’herbe, gisait la partie centrale du fauteuil à roulettes à laquelle ne tenait plus qu’un morceau du dossier ! le coussin rouge et les clous brillants étaient encore là pour témoigner de sa splendeur passée.

— J’y étais quand ils l’ont monté là-haut, disait le boulanger debout à côté de Pierre ; il valait au moins cinq cents francs, je parierais bien. Je m’étonne comment la chose est arrivée !

— Le Vieux dit que c’est peut-être le vent qui l’a emporté, fit observer Barbel qui ne se lassait pas d’admirer la belle étoffe rouge.

— C’est bien heureux que ce ne soit personne d’autre, reprit le boulanger ; cela ferait une belle affaire ! Quand le Monsieur de Francfort l’apprendra, il fera sûrement faire des perquisitions pour savoir comment ça s’est passé. Pour moi, je suis seulement trop content de n’avoir pas mis les pieds sur l’alpe depuis deux ans, car les soupçons tomberont sur n’importe qui aura été vu là-haut au moment de l’accident.

D’autres propos encore furent échangés à ce sujet, mais Pierre en avait assez entendu ; il se glissa furtivement hors de la foule et se mit à courir de toutes ses forces du côté de la montagne comme s’il eût été poursuivi. Les paroles du boulanger lui avaient inspiré une teneur affreuse : maintenant il savait qu’à chaque instant un agent de police pouvait arriver de Francfort pour examiner l’affaire, et si l’on venait à découvrir que c’était lui qui l’avait fait, on l’empoignerait et on l’emmènerait en prison à Francfort. À cette perspective les cheveux de Pierre se dressaient d’horreur sur sa tête. Il arriva chez lui tout égaré, ne répondit à aucune question, refusa de manger ses pommes-de-terre et se glissa à la hâte dans son lit en gémissant sous ses couvertures.

— Pierrot aura de nouveau mangé de l’oseille sauvage, et elle lui est restée sur l’estomac, se dit la mère Brigitte en l’entendant geindre dans son lit.

— Il faut qu’il emporte un peu plus de pain ; donne-lui demain un morceau du mien, ajouta la compatissante grand’mère.

Ce même soir, comme les deux amies contemplaient de leur lit le ciel étoilé, Heidi dit à Clara :

— N’as-tu pas pensé aujourd’hui toute la journée combien c’est heureux que le bon Dieu ne cède pas tout de suite quand nous lui demandons une chose de toutes nos forces et qu’il sait quelque chose qui vaut encore mieux ?

— Pourquoi dis-tu cela tout à coup à présent, Heidi ?

— Parceque, sais-tu, quand j’étais à Francfort, je l’ai tellement prié de me faire tout de suite revenir à la maison ; et comme je ne pouvais jamais partir, j’ai pensé que le bon Dieu ne m’avait pas écoutée. Mais vois-tu, si j’avais quitté Francfort quand je le Lui demandais, tu ne serais jamais venue ici, et tu ne te serais jamais guérie.

Clara était devenue toute pensive.

— Mais alors, Heidi, reprit-elle, nous ne devrions jamais rien demander au bon Dieu, puisqu’il sait toujours quelque chose de meilleur que ce que nous voulons qu’Il nous donne.

— Non, non, Clara, crois-tu que ça pourrait aller ainsi ? continua vivement Heidi. On doit prier le bon Dieu tous les jours et lui demander tout, tout, pour lui montrer que nous n’oublions pas que c’est Lui seul qui peut nous le donner. Et si nous oublions le bon Dieu, alors Il nous oublie aussi, c’est la grand’maman qui l’a dit. Si nous ne recevons pas tout de suite ce que nous voudrions, il ne faut pas penser que le bon Dieu ne nous a pas écoutés et puis cesser de le prier ; au contraire, il faut dire : « Mon bon Dieu, je sais que tu me donneras quelque chose de bien meilleur, et je veux être bien contente parce que tu arranges tout. »

— Comment est-ce que tout cela t’est venu à l’idée, Heidi ? demanda Clara.

— C’est la grand’maman qui me l’a d’abord expliqué, puis c’est arrivé comme elle avait dit, et c’est ainsi que je l’ai su. Mais Clara, continua Heidi en s’asseyant dans son lit, je crois qu’aujourd’hui nous devons encore bien remercier le bon Dieu du grand bonheur qu’Il nous a envoyé et de ce que tu peux maintenant marcher.

— Oui, bien sûr, Heidi, tu as raison, et je suis bien contente que tu me le rappelles ; je l’aurais presque oublié à force d’être heureuse.

Les deux enfants prièrent donc une seconde fois et remercièrent Dieu, chacune à sa manière, pour le grand bonheur qu’Il avait envoyé à Clara après tant d’années de maladie.

Le jour suivant, le grand-père fut d’avis qu’on pouvait enfin écrire à la grand’maman pour lui demander si elle ne voulait pas monter à l’alpe où il y avait quelque chose de nouveau à voir. Mais les enfants avaient un autre projet : elles voulaient préparer une grande surprise à la grand’maman. Il fallait d’abord que Clara apprît à marcher encore mieux pour pouvoir faire un bout de chemin en s’appuyant seulement sur Heidi ; surtout il ne fallait pas que la grand’maman eût la moindre idée de la chose. On demanda au grand-père combien de temps serait nécessaire pour obtenir ce résultat, et comme il fut d’avis qu’une semaine suffirait, on écrivit à Mme Sesemann pour l’inviter avec instance à monter à l’alpe huit jours après ; mais on ne lui parla pas du tout de quelque chose de nouveau.

Les jours qui suivirent furent parmi les plus beaux que Clara eût encore passés sur l’alpe. Chaque matin en s’éveillant, elle entendait au fond de son cœur une voix qui lui disait : « Je suis guérie ! je suis guérie ! je n’ai plus besoin du fauteuil, je peux marcher seule comme les autres gens ! »

Puis venait l’exercice de la marche, et chaque jour il y avait un progrès, si bien que peu à peu elle put essayer de plus longues promenades. Tout ce mouvement lui donnait un tel appétit, que le grand-père faisait chaque jour les beurrées un peu plus épaisses et les voyait disparaître avec une satisfaction croissante. Il apportait toujours avec les beurrées un grand pot de bon lait écumant et en remplissait les tasses à mesure qu’elles se vidaient. C’est ainsi que se passa la semaine, et le jour où la grand’maman devait venir arriva enfin !