Traduction par Camille Vidart.
H. Georg (p. 93-125).


Chapitre VI.

Les amis de Francfort se mettent en route.


Le mois de mai était venu. De toutes les hauteurs environnantes, les torrents grossis se précipitaient dans la vallée. Une chaude atmosphère enveloppait l’alpe qui avait reverdi. Le soleil venait de fondre les dernières neiges, et ses rayons persuasifs avaient éveillé les premières fleurettes qui commençaient à poindre sur le gazon. La brise printanière secouait gaiement les sapins pour les débarrasser de leurs vieilles aiguilles brunies que remplaçait une nouvelle parure plus claire. Bien haut dans les airs l’épervier déployait de nouveau ses ailes ; et tout autour du chalet, le soleil de Mai réchauffant le sol, achevait de pomper les dernières traces d’humidité, afin qu’il ne restât bientôt plus une seule place où l’on ne pût s’asseoir.

Heidi était de retour à l’alpe. Elle allait et venait d’un endroit à l’autre, ne sachant qu’admirer le plus de tout ce qu’elle retrouvait. Tantôt elle prêtait l’oreille au bruit lointain du vent qui accourait des sommets ; il devenait de plus en plus fort en se rapprochant et se précipitait enfin sur les sapins dont il agitait et tordait les branches avec des éclats de joie sauvage. Heidi, transportée, mêlait à ces accents ses cris d’allégresse, et se laissait secouer par le vent, au risque d’être emportée comme une feuille. Tantôt elle courait s’asseoir devant le chalet à l’endroit où le soleil était le plus chaud, pour chercher dans le gazon combien de petits calices étaient prêts à s’ouvrir ou s’étaient déjà épanouis. Puis il y avait des myriades de moucherons qui dansaient et tournoyaient, ivres de joie, aux rayons du soleil. Heidi était à l’unisson de la gaîté qui l’entourait ; elle aspirait à longs traits l’haleine printanière s’élevant de la terre nouvellement vivifiée, et il lui semblait que jamais encore l’alpe n’avait été aussi belle ; les mille petits insectes partageaient sans doute son bonheur, car ils semblaient bourdonner tous ensemble dans un confus et joyeux murmure :

« Sur l’alpe ! sur l’alpe ! sur l’alpe ! »

De temps à autre, dans le petit hangar derrière le chalet on entendait les coups répétés d’un marteau et le bruit de la scie auxquels Heidi prêtait aussi l’oreille avec plaisir, car c’étaient des sons familiers qu’elle avait entendus depuis le commencement de sa vie sur l’alpe.

Tout à coup elle se leva d’un bond et courut vers le hangar pour voir ce que faisait le grand-père. Devant la porte elle trouva une belle escabelle neuve toute prête à servir, tandis que le Vieux travaillait d’une main exercée à en fabriquer une seconde.

— Oh ! je sais bien ce que c’est ! s’écria Heidi toute joyeuse. C’est pour elles, quand elles viendront de Francfort. Celle-ci est pour la grand’maman, et celle que tu fais sera pour Clara, et puis — il en faudra encore une — continua-t-elle avec quelque hésitation, ou bien, crois-tu, grand-père, que Melle Rottenmeier ne viendra pas ?

— Je ne peux pas te le dire maintenant, répondit le grand-père ; mais c’est plus sûr d’avoir un siége prêt pour pouvoir l’inviter à s’asseoir si elle vient.

Heidi considéra d’un air pensif les escabelles de bois sans dossier en faisant à part elle des réflexions sur la manière dont Melle Rottenmeier et de pareils siéges cadreraient ensemble. Au bout d’un moment elle reprit en branlant la tête d’un air de doute :

— Grand-père, je ne crois pas qu’elle s’assiéra là-dessus.

— Alors nous l’inviterons à prendre place sur le beau canapé à housse de gazon vert, répliqua-t-il.

Heidi était encore à se demander où était le beau canapé à housse de gazon vert, lorsqu’elle entendit au-dessus de sa tête les sifflets, les cris, les coups de fouet bien connus. Elle s’élança à la rencontre du troupeau dont elle fut bientôt tout entourée. Les chèvres paraissaient aussi enchantées que Heidi d’être de nouveau sur l’alpe, car jamais elles n’avaient sauté si haut ni fait entendre de si joyeux bêlements que ce jour-là en se pressant autour de l’enfant. Pierre les repoussa à droite et à gauche pour pouvoir s’approcher de Heidi et lui remettre quelque chose.

Lorsqu’il fut parvenu jusqu’à elle, il lui tendit une lettre.

— Voilà ! dit-il, laissant à Heidi le soin de trouver elle-même l’explication de l’affaire.

— Est-ce que tu as reçu une lettre pour moi au pâturage ? demanda-t-elle, remplie d’étonnement.

— Non, répondit-il.

— Mais, Pierre, où l’as-tu donc prise ?

— Dans la sacoche.

C’était exact. Le soir précédent, l’employé de la poste à Dörfli lui avait remis la lettre en question. Pierre l’avait déposée au fond de la sacoche vide, et le matin avant de partir, il avait fourré pardessus son pain et son fromage. Il avait bien vu le Vieux et Heidi en passant prendre les chèvres, mais ce n’était qu’à midi, après avoir fini son pain et son fromage, qu’en fouillant la sacoche pour ramasser les miettes, la lettre lui était de nouveau tombée sous la main.

Heidi lut attentivement l’adresse, puis elle s’élança sous le hangar et s’écria au comble de la joie en agitant la lettre :

— Elle est de Francfort ! de Clara ! veux-tu que je te la lise tout de suite, grand-père ?

Celui-ci y était tout disposé, et Pierre qui avait suivi Heidi, se prépara aussi à écouter en s’adossant contre un des montants de la porte afin d’avoir un point d’appui solide pour suivre ce que lirait Heidi. Celle-ci commença :

Chère Heidi !

Nous avons déjà fait toutes nos malles et nous nous mettrons en route dans deux ou trois jours quand papa partira aussi, non pour venir avec nous, mais pour aller d’abord à Paris. Le docteur vient chaque jour, et à peine est-il sur le seuil de la porte, qu’il nous crie déjà : « Partez ! partez ! — à l’alpe ! » Il ne peut pas attendre le moment où nous serons en route. Si tu savais comme il s’est plu à l’alpe ! Pendant tout l’hiver il est venu nous voir presque chaque jour ; il disait que c’était vers moi qu’il venait, parce qu’il avait toujours quelque chose de nouveau à me raconter. Alors il s’asseyait et il parlait de toutes les journées qu’il a passées là-bas avec toi et avec le grand-père, et des montagnes, et des fleurs, et du délicieux air frais, et du calme dont on jouit si haut au-dessus de tous les villages et de toutes les routes ; il disait souvent que sur l’alpe tout le monde doit recouvrer la santé. Lui-même est devenu tout autre qu’il n’a été pendant longtemps, et il a repris son air jeune et gai. Oh ! que je me réjouis de voir tout cela, d’être avec toi sur l’alpe, et aussi d’apprendre à connaître Pierre et les chèvres ! Il faudra d’abord que je fasse une cure de six semaines à Ragaz, c’est le docteur qui l’a ordonné ; ensuite nous irons demeurer à Dörfli, et quand il fera beau temps on me roulera jusqu’à l’alpe dans mon fauteuil, et nous passerons toute la journée ensemble. Grand’maman vient avec moi ; elle se réjouit aussi d’aller te voir. Mais pense que Melle Rottenmeier ne veut pas venir ! Grand’maman lui dit presque chaque jour : « À quoi en sommes-nous pour le voyage en Suisse, ma chère demoiselle Rottenmeier ? Ne vous gênez pas, si vous avez envie de venir ! » — Elle remercie toujours avec une telle politesse en disant qu’elle ne veut pas être indiscrète ! Mais moi je sais bien ce qu’elle pense : quand Sébastien est revenu de t’accompagner, il a fait une terrible description de l’alpe, il a raconté qu’on a des rochers menaçants suspendus au-dessus de la tête, qu’il y a partout des crevasses et des précipices dans lesquels on peut tomber, que le sentier est si raide qu’on craint à chaque pas de retomber en arrière, et que si les chèvres peuvent y grimper, aucune créature humaine n’y monterait sans mettre sa vie en danger. Elle a frémi à cette description, et depuis lors elle ne rêve plus de voyages en Suisse comme auparavant. La même peur a pris à Tinette qui ne veut pas non plus venir. Nous serons donc seules, grand’maman et moi ; Sébastien nous accompagnera jusqu’à Ragaz et il retournera ensuite à la maison. Je ne puis presque plus attendre le moment où j’irai vers toi.

Adieu, chère Heidi, grand’maman t’envoie mille salutations.

Ta fidèle amie
Clara.

Après avoir entendu cette lecture, Pierre quitta brusquement la porte contre laquelle il était appuyé, et fit claquer son fouet de droite et de gauche si furieusement, que toutes les chèvres en prirent la fuite de teneur et se précipitèrent dans le sentier par bonds démesurés. Pierre courut après elles en cinglant l’air de son fouet, comme s’il avait eu besoin de décharger une rage excessive sur quelque ennemi invisible. Cet ennemi, en effet, c’était la perspective de l’arrivée des Francfortois qui l’exaspérait.

Heidi était si remplie de joie que, dès le jour suivant, il lui fallut absolument descendre vers la grand’mère pour lui raconter qui allait venir de Francfort et surtout qui ne viendrait pas ; tout cela devait être de la plus grande importance pour la grand’mère : elle connaissait si bien les personnes en question et prenait toujours si vivement part à tout ce qui concernait Heidi ! Celle-ci se mit donc en route l’après-midi du jour suivant, car elle pouvait recommencer ses courses seule, maintenant que le soleil plus brillant restait de nouveau longtemps au-dessus de l’horizon, et c’était délicieux de descendre en courant le sentier bien sec, poussée par la folle brise de mai.

La grand’mère ne restait plus toute la journée couchée dans son lit ; elle avait repris sa place accoutumée dans le coin et filait. Mais ce jour-là on voyait à l’expression de son visage qu’elle était absorbée dans des pensées pénibles qui depuis la veille au soir la poursuivaient et ne l’avaient pas laissée dormir de toute la nuit. Lorsque Pierre, furieux, était rentré à la maison, elle avait pu saisir à travers ses exclamations entrecoupées que toute une troupe de gens allaient arriver de Francfort sur l’alpe. Quant à ce qui devait se passer ensuite, Pierre n’en savait rien ; mais les pensées de la grand’mère étaient allées plus loin, et c’étaient justement ces pensées qui la tourmentaient et lui avaient ôté le sommeil.

Heidi entra en courant, alla droit à la grand’mère, s’assit sur le petit tabouret qui était toujours prêt pour elle et raconta avec tant de vivacité tout ce qu’elle avait à dire quelle en fut elle-même toujours plus remplie. Mais elle s’arrêta tout à coup au milieu d’une phrase et demanda avec inquiétude :

— Qu’as-tu, grand’mère ? Est-ce que ça ne te fait pas plaisir ?

— Oui, oui, Heidi, je suis bien contente pour toi puisque tu en as une si grande joie, répondit-elle en s’efforçant de paraître un peu gaie.

— Mais grand’mère, je vois très bien que tu es inquiète. Est-ce que tu crois peut-être que Melle Rottenmeier viendra aussi ? demanda Heidi qui s’inquiétait à son tour.

— Non, non, ce n’est rien, — ce n’est rien, répéta la grand’mère pour la tranquilliser. Donne-moi un peu ta main, Heidi, que je puisse bien sentir que tu es encore là ! Ce sera sûrement pour ton bien, quoique je sente que je ne pourrai presque plus vivre après.

— Je ne veux rien pour mon bien si tu ne peux plus vivre après, grand’mère, déclara Heidi d’un ton très décidé qui éveilla d’autres craintes dans le cœur de la bonne vieille. D’après les nouvelles apportées par Pierre, elle avait tout de suite supposé que les gens de Francfort allaient venir pour chercher Heidi ; à présent qu’elle était de nouveau si bien portante, c’était tout naturel qu’ils désirassent la remmener chez eux. Mais elle sentait maintenant qu’elle n’aurait pas dû laisser paraître sa grande angoisse devant Heidi ; l’enfant était si compatissante pour elle ! elle pourrait résister et refuser de partir, et cela ne devait pas être. La grand’mère chercha alors un secours qu’elle ne fut pas longtemps à trouver, car elle n’en connaissait cent pas d’autre.

— Heidi, reprit-elle, je sais ce qui me fera du bien et me rendra de bonnes pensées. Lis-moi le cantique qui commence par :

Va, ne crains rien.

Le livre de cantique était devenu si familier à Heidi qu’elle trouva tout de suite ce que la grand’mère demandait, et d’une voix claire elle lut :

Va, ne crains rien,
Ton Dieu sait bien
Ce qui t’est salutaire.
Laisse en repos
Gronder les flots :
N’est-il pas ton bon Père ?

— Oui, oui, voilà justement ce que j’avais besoin d’entendre, dit la grand’mère, tandis que l’expression angoissée disparaissait de son visage.

Heidi la considéra un moment toute pensive ; puis elle lui demanda :

— Grand’mère, est-ce que salutaire veut dire ce qui fait du bien et ce qui guérit quand on est malade ?

— Oui, oui, ça doit bien être cela, répondit-elle avec un mouvement de tête affirmatif. Et puisque le bon Dieu sait ce qui peut nous faire du bien, nous pouvons être tranquilles, quoi qu’il arrive. Relis-le encore une fois, Heidi, afin que nous nous en souvenions bien.

L’enfant relut la strophe plusieurs fois de suite, car elle aussi cette assurance la rendait heureuse.

Sur ces entrefaites le soir était venu, et Heidi dut reprendre le chemin du chalet. Tandis qu’elle s’en allait le long du sentier, les étoiles s’allumèrent une à une et remplirent peu à peu le ciel de leur clarté. Chaque étoile qui apparaissait plus brillante que la précédente semblait vouloir par son radieux scintillement faire descendre une nouvelle joie au fond du cœur de Heidi ; elle s’arrêtait sans cesse pour les regarder, et le ciel devenant toujours plus resplendissant et leur éclat toujours plus joyeux, elle ne put s’empêcher de s’écrier tout haut, comme en réponse à leur message :

— Oh ! je sais bien ! c’est parce que le bon Dieu sait tout ce qui est bon pour nous que nous pouvons être si heureux et si tranquilles !

Et les petites étoiles continuèrent à scintiller et à cligner des yeux à Heidi jusqu’à ce qu’elle arrivât au chalet devant lequel le grand-père l’attendait en contemplant aussi le ciel, car il y avait longtemps qu’il n’avait pas brillé d’un si bel éclat.

Non seulement les nuits, mais aussi les journées de ce mois de Mai étaient exceptionnellement pures et lumineuses ; le grand-père s’émerveillait parfois de voir chaque matin le soleil se lever dans tout son éclat comme il s’était couché la veille et monter jour après jour dans un ciel sans nuages.

— C’est une année de soleil, disait-il, une année à part ; la sève des plantes sera particulièrement énergique. Prends garde, général, que tes sauteuses ne deviennent pas trop ingouvernables à force de bonne nourriture,

Pierre faisait alors claquer son fouet d’un air de bravade, et on lisait distinctement sur sa figure cette muette réponse : « Je saurai assez en venir à bout ! »

Ainsi s’écoula le verdoyant mois de Mai ; Juin vint à son tour avec ses longues et radieuses journées pendant lesquelles le soleil toujours plus chaud faisait sortir de terre toutes les fleurs ; elles s’épanouissaient à l’envi sur l’alpe entière, remplissant l’air de leur doux parfum. Ce mois aussi touchait à sa fin lorsqu’un matin Heidi sortit en courant du chalet après avoir terminé ses petites occupations domestiques. Elle voulait vite aller jusque sous les sapins, puis monter plus haut pour voir si la grosse touffe de centaurée était épanouie, car rien n’était plus ravissant que ces gracieux calices ouverts en pleine lumière.

Mais au moment où Heidi allait tourner l’angle du chalet, elle s’arrêta court et se mit à pousser de tels cris que le grand-père sortit du hangar pour voir ce qui se passait d’extraordinaire.

— Grand-père ! grand-père ! lui cria Heidi hors d’elle, viens, viens ici, regarde !

Le grand-père se rendit à l’appel, et son regard suivit la direction que lui indiquait l’enfant vivement excitée. Le long du sentier de l’alpe serpentait le plus étrange des cortéges qu’on y eût jamais vus. En tête marchaient deux hommes avec une chaise à porteurs découverte dans laquelle était installée une jeune fille enveloppée de nombreux châles ; ensuite venait un cheval monté par une dame à l’air imposant qui regardait sans cesse dans toutes les directions et s’entretenait vivement avec le jeune guide à ses côtés ; puis suivait un grand fauteuil à roulettes vide que poussait un autre jeune garçon, car c’était plus prudent pour la malade de se faire transporter à bras le long de cet abrupt sentier ; enfin un porteur fermait la marche avec une hotte où étaient empilés tant de couvertures, de châles et de fourrures qu’il en avait jusque par-dessus la tête.

— Ce sont elles ! ce sont elles ! criait Heidi en sautant de joie.

C’étaient elles, en effet, qui se rapprochaient peu à peu et atteignirent enfin le sommet. Les porteurs déposèrent la chaise à terre, Heidi s’élança vers Clara, et les deux enfants s’embrassèrent avec des transports de joie. La grand’maman arriva à son tour, descendit de cheval et salua avec beaucoup de tendresse Heidi qui était accourue au-devant d’elle ; elle se tourna ensuite vers le Vieux qui s’était approché pour lui souhaiter la bien-venue. Il n’y eut aucune raideur dans leur rencontre, ils se connaissaient l’un l’autre aussi bien que s’ils eussent été en rapport depuis des années.

Après les premières salutations la grand’maman s’écria avec vivacité :

— Mais, grand-père, vous avez une résidence seigneuriale ! qui l’aurait pensé ! plus d’une roi pourrait vous l’envier. Et comme ma petite Heidi a bonne mine ! Une vraie rose de Mai, continua-t-elle en attirant l’enfant auprès d’elle et caressant ses joues fraîches. Quelle magnificence de toutes côtés ! Qu’en dis-tu, Clara, mon enfant, qu’en dis-tu ?

Clara regardait autour d’elle dans le plus complet ravissement ; jamais encore elle n’avait connu ni même pressenti quelque chose de pareil.

— Oh ! comme c’est beau ici, comme c’est beau ! ne cessait-elle de répéter. Je ne me l’étais jamais représenté ainsi. Oh ! grand’maman, c’est ici que j’aimerais rester !

Pendant ce temps le Vieux avait approché le fauteuil et l’avait rembourré de quelques châles pris sur la hotte. Il s’avança vers la chaise à porteurs :

— Si nous installions la petite demoiselle dans son fauteuil, elle s’en trouverait mieux ; la chaise à porteurs est un peu dure ; — et sans attendre que quelqu’un d’autre y mît la main, il souleva doucement Clara de son bras vigoureux et la déposa avec le plus grand soin sur son siège confortable ; puis il étendit les châles sur ses genoux et lui arrangea si commodément les pieds sur le coussin, qu’on aurait dit qu’il avait passé sa vie à soigner des personnes. aux membres souffrants. La grand’maman l’avait regardé faire au comble de l’étonnement.

— Grand-père, dit-elle enfin, si je savais où vous avez appris à soigner les infirmes, j’y enverrais dès aujourd’hui toutes les gardes-malades que je connais, afin qu’elles pussent acquérir votre adresse. Je ne comprends pas comment cela se peut !

Le Vieux sourit légèrement.

— C’est une affaire de pratique plus que d’étude, répondit-il. Mais son sourire avait fait place à une expression de tristesse ; il voyait surgir du fond de ses souvenirs la figure souffrante d’un homme couché ainsi dans un fauteuil et si estropié qu’il ne pouvait plus faire usage d’aucun de ses membres. C’était son colonel, qu’il avait emporté dans cet état du champ de bataille après un violent combat, et qui, jusqu’à la fin de ses affreuses souffrances, n’avait jamais supporté d’autres soins que les siens. Le vieillard revoyait devant lui son malade d’autrefois, et il lui semblait que maintenant c’était son affaire de soigner Clara et de la soulager par tous les petits services qu’il connaissait si bien.

Le ciel d’un bleu foncé s’étendait sans nuage au-dessus du chalet, des sapins et des grands rochers qui se découpaient en gris sur cet azur. Clara ne pouvait se lasser de regarder autour d’elle et de s’extasier sur tout ce qu’elle voyait

— Oh ! Heidi ! si seulement je pouvais aller partout avec toi et faire le tour du chalet jusque sous les sapins ! s’écria-t-elle avec l’expression d’un ardent désir. Si seulement je pouvais regarder avec toi tout ce que je connais depuis si longtemps sans l’avoir jamais vu !

Heidi tenta alors un grand effort et parvint à mettre en mouvement le fauteuil qui roula facilement sur le gazon bien sec jusque sous les sapins. Là, elles firent halte. Clara n’avait encore rien vu de pareil à ces vénérables sapins si hauts, et dont les longues branches touffues retombaient jusqu’à terre en s’épaississant toujours plus vers le bas. La grand’maman, qui avait suivi les enfants, restait aussi en admiration devant eux ; elle ne savait pas ce qu’elle trouvait de plus beau à ces arbres centenaires, si c’était leurs faîtes mouvant et frémissant sans cesse là-haut dans le ciel bleu, ou leurs troncs fermes et élancés comme des colonnes, dont le puissant branchage racontait les années sans nombre pendant lesquelles ils étaient demeurés là-haut, regardant à leur pied la vallée où les hommes venaient et disparaissaient et où tout changeait, tandis qu’eux restaient toujours les mêmes.

Heidi roula ensuite le fauteuil jusque devant l’étable aux chèvres dont elle ouvrit la porte toute grande afin que Clara pût bien regarder dans l’intérieur, quoique pour cette fois il n’y eût pas grand’chose à voir, les habitantes n’étant pas à la maison. Clara s’écria aussitôt d’un ton plaintif :

— Oh ! grand’maman, si je pouvais attendre Brunette et Blanchette, et toutes les autres chèvres et Pierre ! Jamais je ne pourrai les voir s’il faut toujours repartir d’aussi bonne heure que tu l’as dit ; c’est si dommage !

— Chère enfant, pour le moment jouissons de toutes les belles choses qui sont à notre portée, et ne pensons pas à ce qui pounait manquer, répondit la grand’maman tout en suivant le fauteuil que Heidi poussait toujours plus loin.

— Oh ! les fleurs ! s’écria de nouveau Clara, toutes ces touffes de petites fleurs rouges si délicates ! et ces clochettes bleues qui se balancent ! Que j’aimerais sortir de mon fauteuil et aller les cueillir !

Heidi courut aussitôt à la place où étaient les fleurs et en rapporta un gros bouquet.

— Mais ce n’est encore rien, Clara, dit-elle en le lui posant sur les genoux ; quand tu monteras une fois avec nous au pâturage, c’est alors que tu verras quelque chose ! À une seule place il y a une quantité de buissons de centaurées rouges et des clochettes bleues encore plus qu’ici, et une masse de petites fleurs jaunes qui brillent comme si c’était de l’or ; le grand-père dit qu’elles s’appellent « herbe d’or » ; et puis il y a les brunes, tu sais, avec les petites têtes rondes, qui sentent si bon ; enfin, vois-tu, tout est si beau là-haut ! Quand on y est assis, on ne peut plus se lever pour s’en aller !

Les yeux de Heidi étincelaient à l’idée de revoir ce qu’elle décrivait ; ses paroles enflammaient aussi Clara, et au fond de ses doux yeux bleus s’allumait un véritable reflet de l’ardent désir qui possédait sa compagne.

— Oh ! grand’maman, est-ce que je pourrai y aller ? crois-tu qu’on pourra me monter aussi haut ? demanda-t-elle d’un ton suppliant. Heidi, si je pouvais marcher et monter avec toi au pâturage, et aller partout !

— Je te pousserai bien, lui dit Heidi pour la tranquilliser ; et afin de lui montrer comme ce serait facile, elle prit un tel élan pour tourner le coin du chalet, que le fauteuil aurait presque roulé en bas de la montagne, si le grand-père ne s’était trouvé là fort à propos pour le retenir dans sa course.

Pendant la visite sous les sapins, le Vieux n’avait pas perdu son temps. La table était dressée devant le banc contre le chalet, entourée des siéges nécessaires ; et tout était préparé pour qu’on pût prendre en plein air le bon dîner qui fumait dans le chaudron et grillait sur les charbons au bout de la grande fourchette. Quelques instants après, le grand-père déposa tout cela sur la table, et la société s’assit gaiement autour du repas appétissant.

La grand’maman était ravie de cette salle à manger d’où le regard plongeait tout au bas de la vallée et par-dessus les montagnes, jusqu’au fond du ciel bleu. Une brise légère éventait doucement les convives et faisait dans les sapins de si agréables bruissements qu’on aurait dit une musique commandée exprès pour le dîner.

— Jamais je n’ai rien vu de pareil ! c’est un vrai délice ! répétait sans cesse la grand’maman. Mais que vois-je ? ajouta-t-elle au comble de la surprise, je crois vraiment que tu en es à ton second morceau de fromage rôti, Clara ?

En effet, le Vieux venait d’en déposer sur le pain de Clara une seconde portion toute dorée et luisante.

— C’est si bon, grand’maman, meilleur que tout le dîner à Ragaz ! répliqua Clara en mordant de grand cœur dans le fromage appétissant.

— Mangez seulement ! mangez seulement ! dit le Vieux tout content. C’est notre air de montagne qui remplace ce qui manque à la cuisine.

Ainsi passa le joyeux repas. La grand’maman et le Vieux de l’alpe s’entendaient à merveille, et leur entretien était de plus en plus animé. Ils se trouvaient si bien d’accord dans toutes leurs idées sur les gens et les choses de ce monde, qu’on aurait dit qu’ils avaient été en rapport intime depuis des années. Un temps assez long s’écoula ainsi ; puis tout à coup la grand’maman regarda du côté du couchant et dit :

— Il faudra bientôt nous préparer, Clara, le soleil descend déjà, et les hommes vont revenir avec la chaise à porteurs et le cheval.

Aussitôt un nuage de tristesse s’étendit sur la figure de Clara, si joyeuse un instant auparavant, et de son ton suppliant elle s’écria :

— Oh ! seulement une heure, grand’maman ! ou plutôt deux ! Nous n’avons pas encore vu le chalet, ni le lit de Heidi, ni tous les arrangements. Si le jour pouvait avoir encore dix heures !

— Ce n’est guère possible, répliqua la grand’maman. Mais comme elle ne demandait pas mieux que de visiter le chalet, on se leva aussitôt de table et d’une main ferme le Vieux poussa le fauteuil jusque devant la porte. Là il fallut s’anêter ; le fauteuil était trop large pour franchir le seuil. Le grand-père n’eut pas longtemps à réfléchir ; il prit Clara sur son bras et la tenant bien ferme il entra dans la chambre. La grand’maman la parcourut aussitôt dans tous les sens et se divertit beaucoup à examiner tout le ménage si bien arrangé et si proprement tenu.

— C’est sans doute là-haut que tu as ton lit, Heidi ? demanda-t-elle en grimpant sans hésitation la petite échelle jusqu’à la fenière. Oh ! comme il sent bon ici ! voilà une chambre à coucher qui doit être bien saine !

Elle s’approcha de la lucarne pour admirer la vue, tandis que le grand-père montait à son tour avec Clara sur son bras et Heidi sautillant par derrière. Ils furent bientôt tous réunis devant le lit de foin que la grand’maman considérait en silence en aspirant de temps en temps à longs traits la senteur aromatique du foin nouvellement récolté. Quant à Clara, elle en était toute ravie.

— Oh ! Heidi ! que cela doit être drôle ! De ton lit tu peux voir droit dans le ciel, et il y a un si bon parfum, et tu peux entendre le bruit des sapins ! Jamais je n’ai vu une chambre à coucher aussi amusante !

Ici le Vieux regarda la grand’maman.

— J’ai mon idée, dit-il, si Madame la grand’maman voulait le permettre, et si la chose ne lui était pas contraire. Il me semble que si nous gardions un peu la petite demoiselle ici, elle pourrait reprendre de nouvelles forces. Vous avez apporté toute espèce de châles et de couvertures avec lesquels il serait facile d’arranger un bon lit tout à fait tendre ; et quant aux soins à donner à la petite demoiselle, il n’y aurait pas à s’en inquiéter, c’est moi qui m’en chargerais.

Clara et Heidi jetèrent des cris d’allégresse comme deux oiseaux auxquels on donne la volée, et le visage de la grand’maman s’éclaira d’un véritable rayon de soleil.

— Mon cher grand-père, vous êtes un homme unique ! s’écria-t-elle. Savez-vous ce que je pensais justement ? Je me disais : Un séjour ici ne serait-il pas particulièrement propre à fortifier Clara ? Mais les soins ! le souci ! les désagréments que cela causerait ! Et voilà que vous venez me proposer la chose comme si ce n’était rien. Je vous remercie, grand-père, je vous remercie de tout mon cœur !

En disant ces mots, la grand’maman secoua à plusieurs reprises la main du Vieux de l’alpe qui lui rendit son étreinte avec un visage, tout réjoui ; après quoi il se mit immédiatement à l’œuvre. Il reporta Clara dans son fauteuil devant le chalet, suivi de Heidi qui ne savait comment donner essor à sa joie. Puis il rassembla sur son bras tous les châles et les couvertures et remarqua en souriant complaisamment :

— C’est heureux que Madame la grand’maman se soit équipée comme pour une campagne d’hiver ; nous allons trouver l’emploi de tout cela.

— Mon cher grand-père, répondit vivement celle-ci, la prévoyance est une belle vertu qui met à l’abri de bien des désagréments. On peut s’estimer heureux dans vos montagnes quand on s’en tire sans orage, sans vent ou sans averse ; et, du reste, mes petites précautions ne seront pas inutiles ; en cela nous sommes d’accord.

Tout en parlant, les deux interlocuteurs étaient remontés à la fenière et étendaient les châles l’un après l’autre sur le foin ; il y en avait tant, que le lit eut bientôt l’air d’une vraie forteresse.

— Et maintenant, que le foin me pique s’il peut ! dit la grand’maman en passant sa main sur toute la surface du lit ; mais le rempart était impénétrable, rien, ne pouvait percer au travers.

Elle redescendit de la fenière fort satisfaite et sortit auprès des enfants. Les deux fillettes assises côte à côte, le visage rayonnant, arrangeaient déjà tout ce qu’elles feraient du matin au soir pendant que Clara serait sur l’alpe. Mais combien de temps resterait-elle ? C’était la grande question, qui fut immédiatement posée à la grand’maman. Celle-ci déclara que le grand-père devait lui-même y répondre ; il s’approchait justement ; on lui fit la demande, et il fut d’avis que quatre semaines seraient nécessaires pour juger de l’effet que l’air de l’alpe aurait produit sur la petite demoiselle. La joie des enfants fut alors à son comble, car la perspective de ces quatre semaines dépassait tout ce qu’elles avaient osé espérer.

À ce moment, les porteurs et le conducteur du cheval qu’on avait vus depuis un certain temps monter le long du sentier, arrivèrent devant le chalet ; les premiers n’eurent qu’à faire volte-face et à s’en retourner tout de suite. Comme la grand’maman se disposait à monter à cheval, Clara s’écria joyeusement :

— Oh ! grand’maman, ce n’est pas comme un adieu, quoique tu partes déjà, car tu reviendras de temps en temps nous faire visite et voir ce que nous devenons, et ce sera si amusant alors, n’est-ce pas, Heidi ?

Heidi qui, ce jour-là, passait continuellement d’un bonheur à l’autre, ne put exprimer son assentiment que par un saut de joie. La grand’maman monta donc sur sa bête ; le Vieux de l’alpe saisit la bride du cheval et le conduisit d’une main ferme tout le long de l’abrupt sentier. La grand’maman eut beau protester et dire qu’il ne devait pas descendre si loin, le Vieux avait décidé de l’accompagner jusqu’à Dörfli, parce que la descente était très rapide et qu’il n’était pas sans danger de la faire à cheval. Se trouvant maintenant seule, la grand’maman n’avait plus l’intention de rester à Dörfli ; elle comptait retourner à Ragaz et de là renouveler de temps en temps son expédition à l’alpe.

Avant que la grand-père fût de retour au chalet, Pierre y arriva à la tête de son agile troupeau. Dès que les chèvres eurent découvert où était Heidi, elles se précipitèrent toutes à la fois vers elle et entourèrent en un instant le fauteuil de Clara et Heidi à ses côtés ; elles se poussaient, se pressaient en avant, chacune levant la tête pour voir par-dessus les autres, tandis que Heidi les présentait à Clara en les lui désignant l’une après l’autre. Aussi celle-ci eut-elle eu très peu de temps fait la connaissance si longtemps désirée de la petite Bellette, de la joyeuse Linotte, des chèvres du grand-père, toujours si propres, de toutes enfin, jusqu’au Grand Turc lui-même. Quant à Pierre, il se tenait tout le temps à l’écart, jetant à Clara de farouches et menaçants regards. Lorsque les deux enfants se tournèrent vers lui et lui crièrent un amical « Bonne nuit, Pierre ! » il ne répondit pas le moindre mot, mais fit claquer son fouet d’un air courroucé, comme s’il eût voulu fendre l’air en deux ; puis il s’éloigna en courant, suivi de son troupeau.

À toutes les belles choses que Clara avait vues ce jour-là sur l’alpe vint s’ajouter enfin celle qui lui parut la plus belle de toutes. Lorsqu’elle fut étendue à la fenière sur le grand lit si douillet dans lequel Heidi se disposait à grimper à son tour, elle regarda par la lucarne ouverte, et apercevant au ciel les étoiles scintillantes :

— Oh ! Heidi, s’écria-t-elle dans son ravissement, regarde ! c’est comme si nous allions entrer tout droit dans le ciel sur une haute voiture !

— Oui, et sais-tu pourquoi les étoiles ont l’air si joyeuses et nous clignent ainsi des yeux ? lui demanda Heidi.

— Non, je ne sais pas, qu’est-ce que tu veux dire ?

— C’est que là-haut elles peuvent voir comment le bon Dieu arrange tout pour que les hommes n’aient rien à craindre et qu’ils puissent vivre tout à fait tranquilles, parce qu’il sait ce qui est salutaire. C’est ce qui les rend si gaies ; et regarde, comme elles clignent de notre côté pour nous faire signe que nous devons aussi être joyeuses ! Mais tu sais, Clara, il ne faut pas que nous oubliions de prier ; il faut toujours demander au bon Dieu de penser à nous quand il arrange tout si bien, et alors nous pourrons être tout à fait tranquilles et ne jamais rien craindre.

Les deux enfants s’assirent dans leur lit, et chacune répéta sa prière du soir. Puis Heidi inclina sa tête sur son bras potelé et s’endormit aussitôt. Mais Clara resta encore longtemps éveillée ; dormir ainsi à la lueur des étoiles était pour elle quelque chose de tout nouveau qui tenait du merveilleux. Elle n’avait, du reste, presque jamais vu les étoiles à Francfort, car elle ne sortait pas de nuit, et dans la maison les épais rideaux étaient toujours fermés avant qu’il fît tout à fait sombre. Aussi ce soir-là, chaque fois qu’elle fermait les yeux pour s’endormir, elle les rouvrait vite pour voir encore si les deux belles étoiles plus brillantes que les autres la regardaient toujours en clignant de l’œil, comme Heidi le lui avait expliqué ; elle ne pouvait se lasser de les voir scintiller ; mais enfin ses yeux se fermèrent d’eux-mêmes, et elle ne vit plus qu’en rêve le ciel étincelant à travers la lucarne.