En vue de l’Himalaya/3 avril 1935

La Concorde (p. 103-105).


Sonathi, le mercredi 3 avril 1935.


Un ministre.

Lundi nous devions avoir sur le terrain la visite de MM. Scott et Kemp, mais, dimanche, par une heureuse coïncidence, le ministre du Département d’éducation et œuvres sociales de la Province de Bihar et Orissa télégraphiait de Patna au collecteur qu’il désirait nous visiter, et le priait d’arranger une visite ici pour lui. MM. Scott et Kemp ont donc renvoyé leur visite à mardi, le ministre M. Seyad Abdul Aziz (musulman comme son nom l’indique) devant se trouver ce jour-là à Muzzafarpur.

Nous eûmes hier à 5 heures du soir, le long de notre lisière de Shi-Sham, une réunion très pittoresque avec les paysans et un ou deux zamindars. Il ne faut pas se représenter le ministre comme un personnage des Mille et une nuits, à tarbouch ou à turban avec pantalons bouffants, veste brodée, pantoufles dorées à pointes relevées, et un ou deux petits nègres pour porter son chibouck. Rien de ça du tout.

Un homme mince, de taille plutôt petite, habillé très simplement et correctement à l’anglaise, avec des lunettes, absolument semblable dans son allure au meilleur type d’intellectuel anglais, prenant avec une aisance et un naturel parfaits son rang au-dessus des deux fonctionnaires anglais qui l’accompagnent. En fait, un Indien musulman complètement anglicisé et montrant ce qui peut être réalisé dans ce style. Je ne puis pas m’empêcher de penser (peut-être que cela ferait de la peine à plusieurs de mes amis hindous), que la multiplication générale de ce type-là serait ce qui peut arriver de mieux aux gens de ce pays.

Le ministre a très nettement et pratiquement pris connaissance de nos buts et de nos difficultés. Avec MM. Scott et Kemp, ils se sont entretenus pendant une demi-heure avec les paysans. L’« honorable ministre » — c’est le titre admis — a assez sérieusement « remonté la pendule » de ces paysans en leur expliquant qu’il fallait qu’ils se donnent quelque peine pour s’aider eux-mêmes. Il s’est fait expliquer directement la nature de l’opposition des zamindars. C’est en fait quelque chose de vague. Le zamindar, espèce de seigneur terrien, uniquement là pour toucher des revenus sans contre-prestation sociale analogue à celle du seigneur médiéval de la bonne époque, le zamindar a surtout peur de voir le « rayot » échapper à sa domination exclusive, s’émanciper ; il manifeste sa mauvaise humeur en grognant ; il déclare par exemple que si on le mécontente, il ne prêtera plus d’argent. Le paysan se dit très justement que nous autres Européens ne serons là qu’un temps, et qu’ensuite il restera face à face avec son « patron » pour se débrouiller. L’idée qu’il peut aller se plaindre au collecteur à Muzzafarpur, si on lui fait tort, ne le réconforte qu’insuffisamment, et là encore il a raison. Il est lié, soumis, dépendant ; sa vie est déjà infiniment malcommode, sans qu’il ait à faire encore des réclamations à quinze kilomètres de son village.

Ces gens ne se tireront d’affaire que le jour où ils apprendront à collaborer. Ils n’ont besoin d’assassiner personne. Nous devons de tout notre effort les aider dans l’organisation de cette collaboration de tous avec tous et pour tous.

Chemin long, ardu, vers une toute petite lueur dans la nuit noire.

… Étrange qu’au beau milieu de ce qui nous paraît, depuis février, une chaleur ininterrompue, des arbres tout à coup se disent que c’est le printemps et, parce que c’est mars — ou tchaït — commencent à mettre des feuilles ; un beau jour six papillons apparaissent, et hier soir, de nouveau la première luciole, le petit jeu oscillant dans les airs…