En vue de l’Himalaya/16 décembre 1934

La Concorde (p. 49-76).


De village en village.
Rampur Hari, dimanche, 16 décembre.

Rampur Hari est un centre d’assez riches propriétaires ; un hameau seulement est plutôt misérable, et là encore nous sommes reçus, dans sa grande ferme, par un vieux paysan aisé, à cheveux blancs, court tondus, l’air si fin, si intelligent, si spirituel — figure hautement civilisée — dont la présence surprend dans des conditions matérielles aussi primitives.

Il est difficile de faire ici ce que nous avons fait dans le district de Minapur il y a une quinzaine : réunir les gens du village à n’importe quelle heure pour leur expliquer le projet du déménagement. Maintenant, tout le monde est occupé à la récolte du riz. C’est le moment où les ouvriers obtiennent un salaire un peu moins misérable que leur salaire ordinaire. On leur donne le seizième de ce qu’ils ont récolté, et c’est ce riz qui constituera la réserve sur laquelle la plupart vivront pendant les mois de pluie et d’inondation où il est à peu près impossible de sortir de chez soi.

De Rampur Hari, nous avons passé dans toute une série de villages aux noms sonores. Il y en a, il y en a ! et je suis oppressé par la vision de ces pauvres huttes en roseaux et bambous, rapidement édifiées tant bien que mal sur les débris d’une vraie maison (en boue !) dont la boue sert maintenant à relever le sol d’un ou deux pieds, de manière que leur hutte nouvelle se trouve un peu moins exposée à l’inondation. Un spectacle de lutte et de misère infinies supportées avec une résignation qui tour à tour vous émerveille et vous exaspère. Tous ces villages sont assis dans leur baquet, assis dans leurs rizières, sous leurs bananiers, leurs touffes de bambous et de palmiers qu’on s’étonne de voir vivre ainsi, la tête dans un soleil ardent, et les pieds dans l’eau. Aussi ne vivent-ils pas longtemps dans ces conditions ; les bambous, assez rapidement, les palmiers, plus lentement finissent par périr. On les voit tout bruns et tout séchés, — ce qui paraît paradoxal à cause de cette eau.

Certains de ces villages sont encore accessibles à pieds secs… c’est-à-dire en ôtant seulement de temps à autre ses chaussures pour passer un fossé ou un bas-fond. Pauvres pistes qui passent à travers les cultures, les champs ensemencés et les récoltes sur pied. On sent là une sorte de mépris, de manque d’égards pour le labeur d’autrui. Personne ne proteste : « Que voulez-vous, c’est la vie ! on est obligé de se marcher sur les pieds les uns des autres ». Voilà, semble-t-il, l’attitude générale. La piste passe parfois sur l’étroite bordure en saillie entre deux champs inondés, bordure de dix centimètres de large… exercice d’acrobatie assez agaçant. On préférerait marcher dans l’eau, mais j’ai mis mes souliers en toile blanche (blanche il y a quelques semaines) et je ne veux pas les achever en marchant dans la boue plus que ce n’est absolument nécessaire.

D’autres villages ne peuvent être atteints qu’en traversant des canaux en bateau. Le bateau est parfois là où on en a besoin. D’autres fois, il faut appeler… héler, envoyer le chowkidar… attendre cinq minutes, un quart-d’heure, une demi-heure et finalement se décider à passer avec de l’eau jusqu’au-dessus du genou… ce qu’on aurait très volontiers fait tout de suite si on ne vous en avait pas empêché pour la raison que le bateau « va venir ». Près d’un canal assez profond coupant un chemin vicinal très fréquenté, nous attendons le bateau trois quarts d’heure. Amusant de voir les voyageurs plus pressés : Femmes, enfants qu’on soulève tant bien que mal hors de l’eau, vieillards avec de l’eau jusqu’à la hanche. Parfois, pour arriver au village, c’est un voyage au long cours à travers de grandes étendues d’eau entrecoupées de rizières — les unes : champs à peu près complets et compacts — d’autres : des touffes plus ou moins insignifiantes, partiellement submergées, dont la moindre sera soigneusement récoltée.

Ces traversées sont admirables : on longe des villages, on glisse tout près des pauvres huttes, des enfants curieux, des femmes curieuses aussi mais qui se voilent brusquement la figure quand elles aperçoivent ces étrangers. On suit toute cette pauvre petite vie de village indien : Partout la même hutte en roseau, partout le même vase en terre, sur le feu nourri du fumier des vaches ou des buffalos, — où l’on prépare le « bhuntya », le maïs sauté. Constamment le bateau s’ensable… les voyageurs, par ordre de dignité, descendent successivement dans la mare pour soulager l’embarcation qui finit par se remettre en marche. Pour ne point humilier le batelier, je ne descends qu’à la dernière extrémité, bien volontiers d’ailleurs ; ces pataugées n’ont rien de particulièrement désagréable, une fois qu’on s’est habitué à sentir ses pieds s’enfoncer profondément dans la vase. Parfois le fond est glissant et il arrive aux villageois eux-mêmes de perdre leur équilibre et de s’étaler dans la mare à la grande joie des assistants. Jusqu’à maintenant j’ai réussi à garder toujours un équilibre européen plein de dignité.


Deux maisons.

Au moment de midi, lundi 17 décembre, nous passons dans la lamentable maison d’un zamindar qui est, elle, pire que misérable, elle est d’une laideur et saleté repoussantes, au milieu d’un champ de boue, entourée de rizières qui doivent représenter de grandes richesses, et occupée uniquement et provisoirement — outre le personnel subalterne — par un jeune homme, agent de zamindar. Au moment où nous arrivons sur la terrasse à laquelle accède un escalier de briques disjointes et croulantes, il est installé sous des couvertures sales — sur de la paille sale, en train de compter des roupies en faisant sonner chaque pièce d’un coup d’ongle pour s’assurer qu’aucune n’est fausse. Un horrible spectacle ; la crasse du « sari » d’une pauvre vieille indienne n’a rien d’offensant (elle fait honte au « sahib conscient » ), mais la fourre d’oreiller de ce jeune bellâtre, blanche il y a six mois, et noire de crasse… alors qu’il a assez d’argent pour fumer des cigarettes et porter une bague d’or et faire sauter ainsi des écus, elle a quelque chose d’infernal. Cette maison est construite en briques avec des arcades marquant la maison de maître, mais elle est mal tenue au point de ressembler à une sale écurie. Dans la chambre : un vieux coffre en bois — rien d’autre, sauf la paille et la saleté traînant par terre. Pas le moindre commencement de décoration, la moindre velléité d’art — rien au mur, si ce n’est des toiles d’araignées en haut, et, en bas, de la moisissure verte montant à un pied au-dessus du sol. Le seul luxe — un luxe de sauvage — ce sont les vitres inférieures des fenêtres qui sont en verre bleu ; les autres fenêtres sont en verre ordinaire, plusieurs d’entre elles crevées. Dans une des chambres, un « dhoti » crasseux est en train de sécher. Il faut croire qu’on l’a lavé, pourtant il ne pourrait être plus sale. Dans cette maison horrible, un dialogue assez bien harmonisé se déroule. Devant ce groupe probablement formé uniquement des gens du zamindar, P. a expliqué le projet de déménagement des villages, pour ceux qui veulent. Un vieux, l’air rusé, sous-intendant du zamindar, déclare que les gens du village ne veulent pas s’en aller — qu’il leur suffira d’élever par un remblai le terrain sur lequel les maisons reposent. P. lui montre calmement que c’est là une solution plus coûteuse que d’acheter dans le voisinage un nouveau terrain hors de portée de l’inondation, et lui demande : « Que doivent faire ceux qui sont trop pauvres pour faire faire ce travail ? » L’autre répond ce qu’on nous a dit à deux autres endroits : « Dieu y pourvoira… » Remarque ne manquant pas de saveur si l’on considère que si cet homme s’oppose au déménagement des pauvres, c’est surtout pour garder sa main-d’œuvre à bon marché à portée de la main. Il est arrivé deux fois qu’on nous amène, pour notre conférence avec les gens d’un village, chez un zamindar où le village même est très mal représenté et où, s’il est représenté, il n’ose pas parler. Dans les autres cas nous avons pu éviter ça.

Les palmiers même de cette maison du diable avaient l’air malade avec de grosses excroissances déformant et dévorant leurs pieds comme des chancres. Et pourtant c’est près de la couronne de l’un d’eux que j’ai aperçu à quelques mètres et nullement intimidée une jolie tourterelle brun clair avec un collier noir autour du cou.

Toutes les maisons de Zamindar ne sont pas ainsi : le jour suivant à Châprat j’en ai vu une, parfaite, — rarissime exception à ce degré de perfection, — solide, bien construite, bien entretenue, avec une cour parfaitement balayée, avec de jolis arbustes, quelque chose de sain, de bon et de gracieux, et de là est sorti un propret petit vieillard bien habillé, avec sur le front sa marque blanche et pourpre parfaitement bien dessinée et entretenue ; (ces signes religieux que les Hindous portent sur le front sont très souvent négligemment tracés ou à moitié effacés). Et cet homme sympathique nous a accompagnés partout ensuite dans une tournée de plusieurs heures. J’espère bien le revoir et lui demander plus de détails encore sur les choses intéressantes qu’il connaît. Il ne parle guère l’anglais tout en le comprenant, et P. me traduit ses paroles.


Un nid.

Au village de Hazratpur, à côté de la maison couverte de chaume où nous nous sommes installés pour la réunion, se trouvait un grand palmier chargé de vingt-cinq nids de Tchocha. Ce petit oiseau, un peu plus grand qu’un moineau, construit un nid merveilleux, impressionnant au premier regard, et qui vous étonne plus encore quand on examine les détails et reçoit les informations complémentaires. Il me semble avoir vu ce nid dans des musées ou des images en Europe, mais c’est un évènement pour qui s’occupe de déménagement et de bâtir de meilleures habitations humaines à l’abri de l’inondation, que d’apercevoir de ses propres yeux cette construction audacieusement suspendue à dix mètres au-dessus du sol, à deux folioles séparées d’une même feuille d’un grand palmier. Tout ça est calculé au plus pratique et au plus juste et toute une série de problèmes de constructions se posent du premier coup : comment ce petit oiseau arrive-t-il d’abord à rapprocher et à lier, pour plus de stabilité, les extrémités de ces deux folioles étalées à une certaine distance l’un de l’autre ? Il faut que le travail soit bien fait, autrement le moindre coup de vent précipitera toute la famille dans le vide et ça finira par une omelette horrible. Une fois les feuilles liées, il y suspend le sommet d’un cône abondamment et douillettement rembourré de filaments de palmiers desséchés ; le sommet du cône ainsi rempli forme un toit épais, d’autant plus impénétrable aux plus fortes pluies qu’il est dominé et abrité lui-même par le vaste mouchet du palmier qui plane au-dessus de lui. La base du cône au lieu d’être plate est fermée par une demi-sphère, admirablement, je dirais même délicieusement tangente au cône, à l’intérieur de laquelle se trouve le nid proprement dit. En d’autres termes, nous avons devant nous très exactement une bouteille suspendue au palmier par le goulot ; le nid est installé au fond.

Maintenant, pour le propriétaire et constructeur le tout est d’entrer dans la bouteille. Pas question d’entrer par le goulot qui n’est que l’extrême pointe d’un toit massif et qui doit rester massif pour que l’eau n’entre pas. Un constructeur médiocre se contenterait de percer une porte dans le flanc de sa bouteille, et s’il avait quelque notion de menuiserie plus avancée, il y mettrait un auvent de manière que la pluie n’y pénétrât pas. Mais l’auvent est insuffisant quand la pluie est fortement chassée de côté. Elle pénétrerait quand même. Construire une porte à un ou deux battants, le tchocha, comme la suite le prouve, en serait certainement capable, mais ouvrir une porte avec ses ailes quand on arrive le bec chargé de nourriture pour la famille, ce n’est pas pratique, et le tchocha, qui a le grand avantage d’avoir des ailes, n’oublie pas qu’il peut tout aussi bien entrer chez lui par en bas que par en haut ou par le côté. Un trou au fond du nid ne ferait pas du tout l’affaire comme entrée, c’est là que doivent reposer les œufs. Il faut que cette entrée vers le bas soit indépendante. Après le toit et la suspension, sans parler de la demi-sphère, le tchocha a sa troisième et principale idée de génie : il munit sa bouteille d’une cheminée cylindrique qui s’ouvre vers le bas. Sans entamer la coupe demi-sphérique qui contient les œufs, elle débouche à son extrémité supérieure à côté du nid et se trouve recouverte et enfermée elle aussi par le toit qui s’élargit du côté de la cheminée : une bouteille avec une cheminée accolée et ouverte vers le bas.

Il y a là tous les éléments pour une « épure » de géométrie descriptive intéressante, intersections en raccordements de cônes, sphère et cylindre. Je conseillerai le nid de tchocha comme sujet d’examen à mon ami Kollros, professeur de descriptive à l’École Polytechnique fédérale. D’un pareil géomètre — le tchocha — on peut attendre des choses extraordinaires, mais en général il ne faut pas demander aux mathématiciens d’être très pratiques et débrouillards dans tous les domaines. J’en suis là de ma méditation, tournant et retournant le nid vide que des villageois de Hazratpur ont réussi à décrocher pour moi. Cette méditation poursuivie le long du chemin risque deux ou trois fois de me faire mettre le pied à côté du sentier de quinze centimètres et de me précipiter dans la boue. Jagadhis, le gentleman propret, à la maison parfaite, qui nous accompagne, voit mon intérêt pour la construction du tchocha et il dit à P. pour qu’il me traduise : « C’est un oiseau singulièrement intelligent. L’inconvénient de cette construction si parfaitement fermée et protégée est que la lumière n’y pénètre pas. Or le tchocha a inventé un procédé extraordinaire pour remédier aussi à cet inconvénient. Au bout de la cheminée d’entrée, à gauche et à droite, le tchocha place deux petites appliques de boue et sur ces deux candélabres, il pique ou colle les lucioles, ou vers luisants volants, abondants dans la saison où il occupe ce nid.

Géomètre et physicien, et technicien seul capable d’utiliser pratiquement la lumière froide, la lumière de rendement maximum des vers luisants. (Cela me rappelle les leçons sur l’éclairage électrique du professeur Weber au Poly.) Newton et Edison combinés et munis d’ailes bien avant les frères Wright. D’abord je me dis que c’est une charmante légende ; après en avoir joui un moment, je demande à Jagadhis s’il s’agit seulement d’un fait qu’il a entendu rapporter ou s’il l’a constaté lui-même. De sa petite voix calme et sérieuse ne laissant supposer ni désir d’étonner ni tendance à exagérer, il explique que pendant le mois de Bazr (le mois de juillet), au moment où il y a beaucoup de lucioles et où le tchocha est en pleine activité, il a vu lui-même très souvent pendant la nuit, des nids de tchocha éclairés de l’intérieur par ces lucioles ! On pourrait naturellement supposer que ce que le tchocha demande aux lucioles, ce n’est pas comme Goethe : « Plus de lumière, plus de lumière ! » mais à la manière générale des hommes et des bêtes : « Plus de nourriture, plus de nourriture ! »

J’avoue qu’après avoir été terriblement blâmé par Chapuis pour ma tendance à prêter foi aux lettres écrites au Times de Londres, décrivant le monstre du Loch Ness, j’ai très peur de formuler une opinion positive et affirmative sur l’usage d’appliques-candélabres à lucioles par le tchocha. Il y a cependant un fait incontestable et que j’ai sous la main au moment où j’écris : c’est que dans un second nid partiellement démoli qu’on m’a aussi donné à Hazratpur, les deux appliques de boue à gauche et à droite de la cheminée sont parfaitement là. La méthode de raisonnement Baconnien exigerait maintenant qu’on s’informe si des lucioles seules se trouvent collées contre ces plaques ou si des insectes comestibles non lumineux ont aussi cet honneur. On dira — et je dirais volontiers — « Si une chose pareille était vraie… ça se saurait ». Comme le visiteur du château des papes à Avignon qui, sceptique au récit de cet exil, s’écriait lui aussi : « Si c’était vrai, ça se saurait… ». Pour les naturalistes, c’est peut-être une vieille histoire, mais il y a des chances pour qu’ils l’aient démolie. J’ai constaté depuis que parmi les Indiens l’éclairage du tchocha est considéré comme une chose admise et bien connue. Jagadhis explique encore que le tchocha peut facilement s’apprivoiser et qu’il montre, dans cet état aussi, la plus remarquable intelligence. On peut l’habituer à vous apporter des objets simplement en les lui nommant. Je suis prêt à presque tout croire de ce maître constructeur.

Peut-être serez-vous impatientés de cette histoire de nid, que vous aurez peut-être lue cent fois dans des récits de naturalistes ou de missionnaires. L’avantage des voyages à longue distance c’est qu’on s’y croit obligé de regarder un peu plus attentivement et d’admirer un peu mieux ce que le monde vous offre. Il vaut bien la peine d’aller aux antipodes, si c’est la seule manière de voir et de « réaliser » avec toute la vivacité et la fraîcheur désirables les merveilles inouïes qui sont réellement des objets comme la lune, une étoile, un petit papillon de nuit.

(Un pauvre homme m’interrompt au moment où je vais poursuivre cette lettre à Muzaffarpur, le 21 décembre… pour me présenter une pétition laborieusement écrite en anglais, me demandant de lui aider à reconstruire sa maison. Hélas, impossible !… Ici je ne peux faire de la reconstruction qu’en gros. Si je me mettais à céder à quiconque vient me tirer par mon pan d’habit, ce serait fini, je ne pourrais plus rien faire…

Cependant, grâce à lui, j’ai l’impression que j’ai assez parlé du tchocha : suspendre son nid à deux brins de palmier bien choisis et se laisser courageusement balancer aux plus grands vents ! Il y a là certainement un symbole et une leçon, mais pour le moment, cet homme-là ne saurait pas qu’en faire. Patience !)


Épisodes de voyage, les Sadhous.

Entre les villages, sur la route, les incidents amusants se multiplient. Voilà, avançant de son grand pas régulier en lui-même tout à fait silencieux, mais qu’on entend de loin à cause de la petite sonnette assez ridicule attachée au cou d’un aussi grand animal, la masse formidable d’un éléphant. Chargé de Zamindar et famille, il s’approche d’un de ces misérables ponts en fer (au rabais) sur un des bras du Bhagmati et on le voit quitter la chaussée et entrer prudemment dans la rivière. Interdiction aux éléphants de passer les ponts ! C’est quand même assez bizarre… car on laisse passer des camions automobiles !

Inversement, sur les ponts étroits on a parfois quelque peine à croiser les longues files de chariots indiens à grandes roues qui les traversent. Mais je suis frappé de constater qu’au lieu de suivre la chaussée — déjà pas trop mœlleuse, les malheureux véhicules et les deux petits bœufs à bosses qui les tirent, circulent à côté de la route, en bordure du champ dans de formidables ornières. P. me dit que la chaussée leur est interdite. Il faut que je me fasse expliquer ça. Ces gens qui paient des taxes — si minuscules soient-elles — pour entretenir une armée pour la « défense des Indes »… n’auraient pas le droit de se servir des misérables routes qui çà et là existent ? Leurs peu nobles véhicules sans doute les encombrent ou les endommagent trop et ce serait bien ennuyeux pour les autos d’être ainsi doublement gênés par eux. Voilà une remarque que la justice me demande de tenir en quarantaine, jusqu’à ce qu’une explication, bonne peut-être, m’ait été donnée.

Plus loin j’entends un passant crier : « Châr Outt » — Quatre chameaux ! Et en effet en voilà quatre, même cinq… l’un marchant à vide, les autres chargés de personnages bariolés et peinturlurés, chaque chameau portant accroché à sa bosse, sous tout le chargement, un de ces tambours « religieux » comme on en voit dans les temples. Je demande à P. : « Quelle espèce de gens sont-ils ? » et je reçois la singulière réponse : « Des mendiants » qui me laisse extrêmement perplexe. J’insiste et analyse le cas pour que P. m’explique un peu mieux : « Étrange manière de mendier. Comment ? aux Indes des gens arrivent confortablement installés sur quatre chameaux, — plus un de rechange — assis sur toutes espèces de bagages et ils ont la prétention que le public leur fasse l’aumône ? » — « Oui, répète P., des mendiants, des Sadhous, quoi ! » La lanterne commence à s’éclairer et je me rappelle que les gens du Congrès ont presque tous la très bonne habitude de considérer à priori et jusqu’à plus ample informé tous les « Sadhous » comme de simples mendiants et des exploiteurs d’un public trop bon. Mais cela reste obscur et j’insiste : « Mais enfin, quelle espèce de service religieux ou autre rendent-ils aux gens, pour qu’on leur donne de quoi voyager comme les Rois Mages ? » P. en cherchant bien : « Ils battent du tambour ». Psychologiquement ça me paraît encore insuffisant, quoique le tambour joue un rôle capital dans ces cérémonies religieuses hindoues comme dans nos religions militaires européennes. J’insiste encore : « Est-ce qu’ils ne donnent pas aux gens du moins quelque amulette — un charme — un morceau de papier ? » P. consent : « Ils donnent quelquefois des médecines, mais ce n’est que fumisterie : le plus souvent simplement les cendres du feu auquel ils se sont chauffés pendant la nuit ». La carrière de Sadhou dans ce style-là a quelque chose d’admirablement séduisant. Il n’y a qu’à se procurer un chameau, et si on peut le voler ça doit être mieux encore, plus en harmonie avec la grande et libre aventure qui suivra. P. explique encore : « Ces Sadhous font la tournée des gens qu’ils connaissent dans différents villages et villes et sont reçus par eux. Nous retrouverons ceux-là probablement demain chez le « Mohant de Châprat… ».

Le Mohant de Châprat est l’arrière-arrière-arrière héritier d’un homme qui, il y a probablement plus d’un siècle — connu pour sa piété et sa bonté à l’égard des pauvres — avait reçu d’un homme riche un legs considérable pour ses œuvres de charité. Ce premier Mohant devait laisser sa fortune à un héritier désigné par lui et appartenant comme lui à un certain ordre de moines célibataires, pour que celui-ci emploie à son tour cette fortune au même but charitable. La transmission des biens ainsi réglée s’est accomplie conformément au programme, mais ce qui n’a pas été aussi bien réglé, c’est la transmission des vertus charitables du premier « Mohant ». Ses successeurs ont rapidement oublié que leur propriété, au fond, ne leur appartenait pas mais appartenait aux pauvres, et ils sont devenus peu à peu des représentants de la classe la plus odieuse de zamindars : les zamindars « religieux » qui ont un temple privé dont les sonnettes résonnent plusieurs fois par jour pour honorer la divinité, mais qui sont gras à lard, — lourds et aussi peu spirituels que possible, au milieu d’un peuple de coolies maigres et affamés. Le jeune « Mohant » actuel qui nous a reçu dans sa cour encombrée par les gerbes de riz, était un jeune homme sans intérêt particulier, d’ailleurs en procès avec un autre moine qui prétendait être le véritable héritier désigné par le précédent Mohant : vulgaire question de gros sous, où la transmigration d’âmes, même d’âmes très vulgaires, n’a rien du tout à voir.

Dans la cour de ce Mohant se trouvaient effectivement avec leurs grands airs de vieux nobles, bêtes et crasseux, les cinq chameaux accroupis, nez horizontal, lèvre inférieure pendant de façon méprisante… Je pense qu’un chameau peut être proprement étrillé comme un cheval ; — ceux-là avaient des écailles de crasse.

Dans l’espoir de trouver une vague justification à ces existences déconcertantes de Sadhous sur chameaux, je demande à P. si on ne peut pas les considérer du moins comme des montreurs de ménagerie. P. repousse cette circonstance atténuante. Le chameau qu’on rencontre tous les pas à Bénarès est encore beaucoup trop fréquent ici pour présenter au public un intérêt de curiosité. Il y a seulement que ce peuple hindou est simple, trop candide, trop ignorant sans doute (trop bon aussi), trop prêt à donner à qui le lui demande une part du peu, du misérable peu qu’il a, pour exiger que ces paresseux montés sur bosse soient obligés, sous peine de mourir de faim, d’en descendre et de s’armer du kodari et du tukri pour gagner leur riz…

À peine sortis de la cour du Mohant, nous entendons tout un carillon édifiant. L’Éternel qui a fait savoir aux enfants d’Israël qu’il était fatigué de leurs sacrifices, risque bien de nous informer (par des moyens plus cuisants encore que les imprécations des prophètes) qu’il est profondément dégoûté aussi de ces sonneries de cloches, grêles chez le zamindar religieux ou largement redondantes chez les nations « militaires-chrétiennes… ».

Tout près de Châprat, nous passons près d’une hutte où une jeune fille prépare le maïs sauté et P. a la malheureuse idée de vouloir lui en acheter pour notre repas de midi. Il passe quelques « pies » à quelqu’un pour qu’on remette cette monnaie à la jeune fille, mais avec ce maïs délicieux tout frais sauté, lui reviennent ses « pies » par retour du courrier. Nous aussi, nous bénéficions de la bonté de ces pauvres gens et nous n’avons pas même battu du tambour ni sonné la moindre sonnette pour leur bénéfice. Il est probable que cette jeune femme ignorait aussi ce que nous venions faire dans ces villages…

Devant les deux à trois cents figures qui se pressaient autour de nous au marché de Dharampur où P. a pu communiquer à plusieurs villages à la fois la bonne nouvelle du déménagement en lieu sec, j’ai été saisi une fois de plus — je dois avoir dit ça au moins une demi-douzaine de fois — de l’extrême beauté du regard — beauté et bonté — de plusieurs de ces hommes jeunes et vieux, groupés et serrés autour de nous. Beauté fréquente, presque constante du regard, au moins aussi fréquente que la splendeur régulière de leurs levers et couchers de soleil toujours réussis, jamais ratés. Singulier qu’avec ces belles expressions, ils aient en fait si souvent des défauts qui ne s’accordent pas avec elles, par exemple un respect assez médiocre pour la vérité.

Je n’arrive pas du tout à savoir quel rôle l’élément religieux joue vraiment dans leur vie, c’est à peu près aussi difficile à savoir que chez nous. Les gens de Sonathi n’ont apparemment ni prêtre ni sanctuaire au village, probablement quelques petits dieux dans les racines d’un arbre ou cachés quelque part. Dans un autre village qu’on traverse en allant de Sonathi à Muzzafarpur, on trouve au contraire, bien en vue, tout près de la route et tout près l’une de l’autre, deux horribles huttes en boue toutes décrépites, dignes demeures d’idoles en terre cuite plus horribles : difformes, grimaçantes, aux jambes raides, écartées, faites — on dirait volontairement, sciemment — aussi repoussantes et grotesques que possible ; les têtes ont des faces ou des masques tellement baroques et arbitraires qu’elles vous ennuient autant que les gribouillages d’un enfant peu doué pour le dessin. Et tout cela semble n’avoir aucun rapport quelconque avec ce que ces gens ont constamment dans leur personne de bon, de gracieux, harmonieux et intelligent. Au lieu de symboliser dans leurs dieux ce qu’ils sentent de plus haut, de plus beau et de plus grand, on dirait qu’ils en ont fait au contraire les symboles de tout ce qu’il y a d’absurde, de difforme, de cruel, d’incompréhensible et d’hallucinant dans la vie de chien que la destinée leur a faite. On y voit la trace semble-t-il, de la peste, du choléra, de la famine, des exactions du maître, des descentes de police — aux siècles des siècles — des impôts, des intérêts à payer au kahbouli qui prête à 14 % par mois. Et le potier qui fait ces monstres a l’impression de ne jamais les avoir fait assez grotesques. À Chaprat avant d’arriver chez le « Mohant », on passe sous un grand arbre sacré au tronc peinturluré, abritant la plus ridicule et hideuse collection de cavaliers en terres jaunes, avec des torses dix fois plus longs que les jambes, des têtes écrasées, aplaties, biscornues. Étrange et inquiétant quand on se demande à quoi exactement ces horreurs correspondent dans l’âme de gens qui paraissent si supérieurs. Cette exposition de monstres à prier et invoquer se trouve à une petite distance du gentleman si fin Jagadhis, propriétaire de la ferme modèle que j’ai décrite.

Nous avons fini notre visite de tous les villages de cette région plus rapidement que nous ne pensions. Mardi soir, deux Mallahs (pêcheurs) de Sonathi arrivaient par voie d’eau à Dharmapur avec le bateau particulier du Comité de secours du Bihar que P. avait fait venir, pensant que nous repartirions mercredi matin, mais nous nous sommes embarqués déjà mardi soir vers 7 h. 15 et nous avons fait pendant deux heures et demie, au clair de lune, l’étrange traversée des eaux dormantes du Bhagmati, de ses bras multiples, étangs, marais, se faufilant à travers les rizières dans un terrain tout plat, qui en juillet, au sommet de l’inondation, ne formait qu’un vaste océan sur lequel on voyait au loin émerger les digues de la citerne de Sonathi et les huttes du camp. Une brume assez épaisse couvrait l’eau et la terre sans voiler sensiblement la lune et les étoiles. Nous voyagions comme en plein ciel avec la mince bande noire des rizières s’avançant, des deux côtés, comme une bande de nuages entre le ciel vrai et le ciel reflété. Tout est blanchâtre ; le bateau glisse entraîné par le courant — très faible en général — et poussé à la gaffe par les deux Mallahs à tour de rôle. Silence, solitude, sauf les oiseaux aquatiques nombreux et assez agités qui à tout moment s’envolent ou se font entendre dans l’ombre à côté du bateau. De temps à autre, le bateau est arrêté par des barrages. Il y en a trois ou quatre sur notre trajet, construits par les pêcheurs avec des bambous et des roseaux sur toute la largeur du fleuve qui ne dépasse guère vingt à vingt-cinq mètres. Les « Mallahs » ont le droit d’établir ce barrage pour attraper leurs poissons, à condition d’ouvrir un passage chaque fois qu’un bateau se présente. La nuit, ils s’acquittent de cette obligation de très mauvaise grâce. Un vieux pêcheur veut nous envoyer promener — c’est le cas de le dire — et faire un long détour qui, dit-il, permet de passer sans franchir son barrage. De la hutte dans laquelle il est blotti, il ajoute que d’ailleurs il est paralysé et que les autres pêcheurs sont loin. Pour éviter de la peine à ce pauvre paralytique, nos hommes démolissent eux-mêmes le bord du barrage et le bateau passe… Ailleurs il faut que P. fasse intervenir sa bonne voix sévère pour que les pêcheurs récalcitrants se décident à retirer leurs piquets de bambous et leurs rideaux d’igreeze, — espèce de roseau, dont ils font les flancs des huttes ! — Il fait très humide et assez frais. Chose curieuse, les grillons chantent à tue-tête dans ces rizières submergées, comme ils le font chez nous dans les prairies par une chaude nuit d’été. De ces traînées blanchâtres de brume, on pourrait à la rigueur voir sortir des fantômes… ; comme nous sommes dans un marais, je pense à des feux follets tout en me disant que si par hasard ils existaient, une telle humidité froide ne manquerait pas de les éteindre. Je demande à P. s’ils ont aussi aux Indes la légende des feux follets : « Oui, on les appelle : Shiroun ». C’est un joli nom qui va bien à des feux follets. Nos deux « Mallahs » affirment immédiatement qu’en faisant paître leurs buffalos, ils en ont vu. Le cuisinier lui, naturellement, n’a rien vu. Étrange que ces histoires se présentent partout sous la même forme et qu’on ne puisse pas savoir exactement, ici pas plus qu’ailleurs, ce qu’il y a de vrai et de scientifique là dedans. Ce soir-là, personne ne voit de Shiroun, mais bientôt apparaît sur ces vagues eaux — qui me rappellent Jules Verne, la Jangada et je ne sais quel marais fabuleux — la lumière hospitalière et amie du centre de Sonathi. Nous abordons au cœur du village et en dix minutes nous nous retrouvons « à la maison ».


Une opération de police.

Bien qu’il soit 9 h. 15 seulement, Joe est déjà profondément endormi. Mais bientôt tout le monde se réveille et l’on nous donne tous les détails concernant une affaire désagréable qui s’est produite pendant notre absence. Cinq hommes travaillant avec nous au Centre de Sonathi, dont deux domestiques permanents du Centre, ont été arrêtés lundi 17 à Sonathi à propos d’un vol avec effraction, commis à dix kilomètres de Sonathi. Cette arrestation s’est produite dans des conditions inouies d’absurdité, d’arbitraire et d’impertinence. Nous n’avons pas jusqu’ici la moindre raison de croire que les hommes soient à un degré quelconque auteurs ou complices dans cette affaire. La manière fantastique dont la police a opéré, paraît à elle seule confirmer leur pleine innocence et établir avec beaucoup d’autres faits la vraisemblance d’un coup monté par certains zamindars, gros propriétaires du voisinage, inquiets de l’influence que le Centre de Sonathi peut avoir dans leurs affaires, (nous payons des salaires un peu moins misérables que les leurs), et inquiets aussi à la pensée que les villageois inondés déménageraient dans des régions sèches, mais distantes des champs des zamindars, où ces villageois travaillent maintenant pour 11 centimes la journée. Il semble y avoir une curieuse complicité entre la police et les zamindars, dont certains ont déjà manifesté de diverses manières leur hostilité. Ce qui me confond, c’est l’incroyable stupidité de cette combinaison police-zamindar… au moment même où nous travaillons presque directement au service du gouvernement et où chacun peut savoir, — la police la toute première, — que nous avons une conférence au moins par semaine avec les deux premiers magistrats du district. Il y a là quelque chose d’extraordinaire, considérant le flair qu’ont en général les auteurs de combinaisons de cette espèce pour ne s’attaquer qu’à des gens faibles.

L’affaire promet d’être si instructive pour nous, quelle qu’en soit l’issue, que je ne puis presque pas la regretter, malgré les graves inconvénients qu’elle cause à des pauvres gens accablés successivement par la misère, le tremblement de terre, l’inondation… et, brochant sur le tout, la police. Mais pouvez-vous imaginer une coïncidence plus heureuse pour celui qui cherche à se faire une opinion raisonnée et impartiale des conditions dans lesquelles vit actuellement le peuple indien, que de voir tomber à son propre domicile un incident de ce calibre.

Maintenant, nous voyons, nous touchons…

Naturellement, il convient de rester objectif, bien que ce soit difficile (un Anglais comprendra cela mieux que personne) lorsqu’on voit la vieille maman d’un pauvre garçon envoyé en prison, — très probablement par erreur ou machination criminelle — battue, et sérieusement blessée par… la police ! Si des événements de ce genre se produisaient à Londres ou Édimbourg, ils susciteraient instantanément quatre-vingt-dix pour-cent de « terroristes », c’est-à-dire de gens décidés à se faire justice à eux-mêmes.

Cet incident m’a donné l’occasion d’admirer le calme et l’équilibre parfait de Phanindra Mohan Dutta. Cette nouvelle l’a tellement peu secoué qu’il a oublié de me la communiquer. Je fixe cet incident dans le plus grand détail pour que chacun se rende compte à quel point les Indiens de toute classe considèrent comme naturels et pain quotidien les incidents les plus incroyables.

Voilà un homme qui depuis onze mois travaille en collaboration constante avec le Gouvernement pour un service bénévole. Il se trouve engagé, à ce moment précis, à un Service d’entr’aide directement organisé par le premier magistrat de la Division, troisième en rang dans toute l’administration des Indes. Or, pendant qu’il va de village en village parler aux pauvres gens, la police enlève deux de ses domestiques, et, pendant cinq jours — dont trois après son retour chez lui — ne croit pas devoir lui dire un mot, lui poser une question sur toute l’affaire. Les deux domestiques et trois autres hommes qui travaillent toute la journée avec nous sont encore en prison, et la police a répondu jeudi à leurs parents qu’on ne pourrait pas les relâcher sur garanties avant les vacances de Noël !… Ces « vacances de Noël » intervenant candidement dans cette affaire — où il y a, à notre avis, quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que ces accusés soient innocents —, donnent une admirable idée « in a nutshell » comme disent les Anglais, de la manière dont l’administration de la police peut être au service du public, du public pauvre en particulier.

Je savais que M. Scott, tout en me recommandant de ne pas m’emballer, m’écouterait sérieusement et sans impatience. Donc avant-hier, vendredi 21 décembre, après la séance, je demande à M. Scott de me donner un moment… Cet entretien a été excellent. M. Scott a écouté attentivement, m’a averti des surprises auxquelles il faut s’attendre avec les récits et les témoignages des gens de ce pays, et des difficultés que rencontrait la justice. Il ajoute : « Je crois que, dans ce cas, les chefs de la police ont cherché la vérité aussi bien qu’ils ont pu, comme ils le font en général ; mais des abus peuvent avoir été commis. Si cette affaire était de mon ressort, j’enverrais chercher instantanément le superintendant de police. Elle est du ressort de M. Sw. ; allez le voir immédiatement, car, d’ici à demain, toutes sortes de choses peuvent encore être truquées. » Il a pris tout cela comme un esprit clair et juste, un administrateur honnête et un gentleman devaient le prendre, sans l’ombre d’une indication que je me mêlais de ce qui ne me regarde pas.

De chez M. Scott je suis allé chez M. Sw., le magistrat responsable du district. Il a eu l’air prodigieusement ennuyé, mais très objectif aussi, et il m’a conseillé d’envoyer un rapport directement au superintendant de police.

Ce rapport que j’ai rédigé le lendemain samedi a été remis le même soir à M. Murray, et aujourd’hui, dimanche, à 1 h. de l’après-midi, arrive un inspecteur de police, Rai Sahib Chaden Tiwari, avec une réponse signée :

« With best wishes for Christmas, Yours sincerely,
C.-R.-B. Murray. »

Ce qui est mieux encore, c’est que ce Rai Sahib a vraiment l’air d’un excellent type, bon, franc, intelligent, tout à fait à l’aise, comme celui qui fait son devoir de son mieux. Il est flanqué du sous-inspecteur — infiniment moins sympathique bien qu’il soit maintenant tout sucre et tout miel — qui accompagnait les policemen lors des arrestations et qui a procédé à ces demi-enquêtes truquées.

Rai Sahib nous explique que les hommes du Centre de Sonathi ont été dénoncés comme complices par des individus blessés, et de là arrêtés et convaincus de vol. Cela rend l’affaire toujours plus mystérieuse. Nous restons persuadés de l’innocence de ces hommes. Pourquoi donc ont-ils été dénoncés ? Qu’y a-t-il là derrière ?

En ce qui concerne les mauvais traitements infligés par la police aux habitants de Sonathi pendant l’enquête, M. Murray et l’inspecteur jugent qu’une enquête immédiate est nécessaire.

Nous allons ensemble à Sonathi et nous trouvons la mère de Ganni, pauvre vieille de septante ans, accroupie sur le chemin dans ce malheureux village, ridée, maigre à un degré effrayant. J’aurais voulu que beaucoup de gens puissent voir comment cet inspecteur à moustache blanche, avec son air de bon papa, s’est aussi assis sur ses talons en face de cette vieille femme et s’est mis à l’interroger en lui parlant doucement. Ça a duré quelques minutes ; je ne pouvais pas suivre le dialogue. J’ai vu Rai Sahib tirer son porte-monnaie, mettre une pièce de 4 annas dans la main de la vieille, puis se relever en disant : « C’est vrai, elle a été battue ».

Or, un instant auparavant, au Centre, le sous-inspecteur affirmait encore qu’il avait interrogé la femme et qu’elle déclarait n’avoir pas été battue…

Rai Sahib demande à la vieille avec quoi le policeman l’a frappée. Elle déclare que c’est avec un fusil. Là-dessus, le sous-inspecteur répond qu’aucun de ses hommes n’avait pris de fusil. Or tous les volontaires du Centre avaient été frappés du fait que l’un des policemen — et un seul — avait un fusil. C’est une des premières choses que Joe m’a signalées le soir même de notre retour de Dharampur. Le vieil inspecteur, sans doute pour sauver la face, a l’air de prendre ces contradictions et mensonges avec un peu trop de bonne humeur générale, et ne s’y attarde point. Dans la lettre que je vais écrire pour remercier M. Murray de sa réponse, et de l’excellent inspecteur qu’il nous a envoyé, je relèverai ces points pour que le sous-inspecteur soit noté exactement comme il le mérite.

Je répète à l’inspecteur que, lorsque on reconnaîtra, comme nous l’espérons, que les témoignages portés contre nos hommes sont de faux témoignages, ce qui nous intéresse spécialement, c’est qu’on établisse pourquoi et par qui ces fausses accusations ont été organisées.

Ce matin, à notre réunion du dimanche avec nos hommes, nous avons parlé longuement de l’affaire, et médité sur la nécessité pour tout le monde de dire la vérité et de développer dans la communauté ce respect de la vérité sans lequel la vie sociale est impossible.


En vue de l’Himalaya.

Nous avons vu enfin l’Himalaya !

Le 13 décembre, Joe qui n’est pas venu au chantier à cause de ses blessures, me dit quand je rentre qu’il croit avoir aperçu les cimes un instant avant le coucher du soleil.

Le 14 décembre, tous les deux nous revoyons cette ligne blanche dentelée qui ressemble en effet beaucoup plus à des montagnes qu’à des nuages. Avec la carte du guide Murray, je constate que nous sommes à 250 km. du sommet de l’Everest dont le sommet domine notre horizon d’environ 8 000 m.[1]. Hier samedi, 22 décembre, au lever du soleil, nous avons une vue assez nette de cette chaîne pour qu’il n’y ait plus aucun doute possible. On distingue deux points fortement culminants de cette ligne extrêmement lointaine et leurs directions correspondent bien à celles de l’Everest et du Kachinjunga indiquées par la carte.

Donc nous avons vu l’Himalaya — et cela parle à l’imagination. Il est juste que le Service Civil — s’il est bien ce que nous estimons qu’il est —, nous amène à voir une vue encore lointaine mais précise du sommet suprême. Il est plaisant qu’il nous y amène tout naturellement et sans préméditation. Jamais vraiment nous n’avons consciemment combiné que ce Service nous amènerait en vue de l’Himalaya. Pour un Suisse — qui reste en somme vexé dès sa jeunesse d’être perpétuellement dominé en esprit par des montagnes deux fois plus hautes que les siennes — c’est une satisfaction d’avoir vu cette redoutable concurrence

et d’avoir adopté en quelque sorte ce puissant sommet. Il restera définitivement gravé dans mon cerveau (comme la Dent d’Oche que j’ai vue pendant cinquante-cinq ans dominer le Lac Léman d’une certaine manière) sous la forme d’un pâle triangle de neige dominant le mouchet vert d’un palmier au-dessus des pauvres huttes d’un village de Sonathi, au-dessus des femmes en sari rose et des paysans, grands papillons blanc-gris courant pieds nus sur la route avec toute leur toile voltigeant dans le vent qui balaie la plaine. Grandeur majestueuse, humilité misérable. Un thème pour Chateaubriand.

L’Himalaya me ramène dignement à la seule nouvelle que certains de mes lecteurs tiennent peut-être à trouver dans ces longues pages :


Deux cadeaux de 50 000 roupies !

Notre projet — tout le plan de déménagement de vingt villages —, après n’avoir été, plusieurs semaines durant, qu’une ligne lointaine mais nettement distincte à l’horizon, à une hauteur formidable, notre projet lui aussi se précise, il se rapproche par pics successifs de la manière la plus saisissante.

Le 3 décembre, le Comité de secours du Bihar nous accordait son aide financière. Au lieu de nous accorder les 43 500 Rs que nous lui demandions, il nous informe officiellement qu’il ira volontiers jusqu’à 50 000 Rs, si nous voulons. Le rusé « commissioner » qui ne s’appelle pas pour rien « Scott » s’empresse de communiquer la nouvelle à son gouvernement qui tardait un peu à répondre, et celui-ci nous avise, par l’intermédiaire du Commissaire spécial, qu’il a pris une décision identique. Celle-ci nous est transmise par M. Scott à notre dernière séance d’avant-hier (vendredi 21 décembre).

On dirait, à lire le gouvernement auquel nous avons demandé aussi 43 500 Rs qu’il n’a pas un instant songé à nous donner moins de 50 000 Rs. Il promet cette somme fixe, et il demande confirmation au Comité de secours du Bihar de son intention de donner bien 50 000 Rs — je dis cinquante mille. Et le Comité de secours du Bihar, officiellement cette fois, et par écrit, répond : Parbleu oui, 50 000 Rs. Veuillez me citer, chers amis, quelques cas ou un cas seulement où, ayant demandé à un gouvernement ou à une caisse de secours une subvention de 43 500 Rs on vous écrit qu’on vous en donnera 50 000. Cela tient du prodige et fait bien voir que nous ne sommes plus qu’à 250 km. du sommet de l’Himalaya.

Je plaisante. Mais vous jugez combien le glissement spontané de toute l’affaire vers les hauteurs — contrairement à toutes les lois ordinaires de la gravitation qui fait descendre les choses spontanément vers les bas-fonds et la mesquinerie — m’impressionne et me réjouit profondément.

C’est donc fait, nous pouvons nous mettre en route. En fait nous sommes déjà en route depuis longtemps et nous négocions l’achat des terrains comme si tout était déjà dans le sac. À la dernière séance, vendredi, un nouveau personnage très important entre en scène : the land acquisition officer. Un Brahmine extrêmement intelligent et débrouillard qui a l’air de savoir par cœur toutes les lois concernant les propriétés foncières et les innombrables manières d’être propriétaire, demi-propriétaire, provisoirement ou à perpétuité. Il est venu en auto ici pour négocier avec les zamindars. Je me promène gravement avec des plans cadastraux et participe à des achats de terrain considérables aux Indes, moi qui n’ai jamais possédé ou négocié un centimètre carré de terre. Je suis fier de ce plan cadastral autant que de mon pantalon bleu.

Les zamindars en question sont fortement dédorés et touchés par la catastrophe. Ce sont de braves gens sympathiques. L’un d’eux est membre du Congrès. Ils sont obligés de vendre pour liquider des dettes. Au moment de commencer notre négociation pour obtenir ce terrain à un prix avantageux, j’ai constaté avec satisfaction que les trois membres de notre petite commission se sont trouvés retenus unanimement dans de justes limites par la considération de la situation des vendeurs. Il ne s’agit pas pour aider les uns, d’exploiter les autres. C’est dans cet esprit que nous pourrons continuer à faire du bon ouvrage.




Lundi matin, 24 décembre.

Frazer Hoyland[2] arrivera le 26 à Bombay, exactement à point pour le commencement de notre ouvrage proprement dit. Nous nous en réjouissons beaucoup.

Nous partons tout à l’heure par bateau, pour Mustafagunj où nous avons des terrains à examiner. Notre Noël semble devoir être un jour d’activité aussi, au tournant de cet effort de paix et bonne volonté où tout nous encourage. Nous serons ce jour-là très particulièrement avec vous en pensée, chers amis de Suisse, d’Angleterre, de France, d’Allemagne… Quelle joie, quelle récompense de voir notre grande famille de bonne volonté s’arrondir en quelque sorte au loin, comme la terre vue de beaucoup plus haut encore que l’Himalaya !

Bons vœux à tous de votre affectionné

Pierre Ceresole.
  1. Dans une lettre du 2 février, Pierre Ceresole complète ces premières données : « Impossible de voir au monde un point de niveau plus élevé, dominant une plaine de niveau aussi bas (8 840 mètres d’une part et 50 de l’autre), voilà qui est vrai ; cela fait une différence de niveau de 8 790 mètres environ ; c’est tout à fait juste encore. Mais quant à parler pittoresquement d’une formidable paroi dressant ses 8 790 mètres au dessus de l’horizon, c’est faux, et l’on voit tout de suite pourquoi : une partie de cette paroi est cachée derrière l’horizon à cause de la courbure de la terre.

    Un calcul exact montre que sur les 8 790 de la verticale abaissée du sommet de l’Everest jusqu’au niveau de Sonathi, 4 620 m. soit plus de la moitié, sont cachés sous l’horizon : la hauteur faisant saillie au-dessus de l’horizon, la paroi dominant l’horizon n’est que de 4 170 m. seulement. Cette verticale est inclinée de deux degrés et quart sur la verticale de Sonathi. Les 4 170 m dominant l’horizon donnent un angle de 57 minutes.

    Très piqué d’avoir accepté si facilement comme à peu près satisfaisante, une valeur deux fois plus forte que celle de la hauteur réellement vue à l’horizon, j’ai mesuré aussi exactement que je le pouvais, à l’aide d’un mètre et d’un décimètre, la hauteur angulaire de la montagne observée ; j’ai trouvé cette fois 51′, valeur inférieure d’un dixième seulement à la valeur que devait nous donner l’Everest d’après la position et la hauteur sur les cartes. L’erreur ne dépasse pas ce que mes mesures sommaires me permettaient d’attendre. En outre, en reportant sur ma carte de l’Inde l’angle formé par la direction de notre sommet avec le Nord, je tombe sur un point qui se trouve à 3 mm de l’Everest marqué sur la carte. Il n’y a donc aucun doute : ce que nous voyons, ce sont les 4 170 m supérieurs de la paroi de l’Everest.

  2. Frère de Jack Hoyland (voir p. 21) qui, retenu en Angleterre par sa santé, a délégué son jeune frère à sa place.