En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Lettre XXXIV
LETTRE XXXIV.
Zurich.
Je suis à Zurich. Quatre heures du matin viennent de sonner au beffroi de la ville, avec accompagnement de trompettes. J’ai cru entendre la diane, j’ai ouvert ma fenêtre. Il fait nuit noire et personne ne dort. La ville de Zurich bourdonne comme une ruche irritée. Les ponts de bois tremblent sous les pas mesurés des bataillons qui passent confusément dans l’ombre. On entend le tambour dans les collines. Des Marseillaises alpestres se chantent devant les tavernes allumées au coin des rues. Des bisets zurichois font l’exercice dans une petite place voisine de l’hôtel de l’Épée, que j’habite, et j’entends les commandements en français : Portez arme ! Arme bras ! — De la chambre à côté de la mienne une jeune fille leur répond par un chant tendre, héroïque et monotone, dont l’air m’explique les paroles. Il y a une lucarne éclairée dans le beffroi et une autre dans les hautes flèches de la cathédrale. La lueur de ma chandelle illumine vaguement un grand drapeau blanc étoilé de zones bleues, qui est accroché au quai. On entend des éclats de rire, des cris, des bruits de portes qui se ferment, des cliquetis bizarres. Des ombres passent et repassent partout. Une joyeuse rumeur de guerre tient ce petit peuple éveillé. Cependant, sous le reflet des étoiles, le lac vient majestueusement murmurer jusqu’auprès de ma fenêtre toutes ces paroles de tranquillité, d’indulgence et de paix que la nature dit à l’homme. Je regarde se décomposer et se recomposer sur les vagues les sombres moires de la nuit. Un coq chante, et là-haut, là-haut à ma gauche, au-dessus de la cathédrale, entre les deux clochers noirs, Vénus étincelle comme la pointe d’une lance entre deux créneaux.
C’est qu’il y a une révolution à Zurich. Les petites villes veulent faire comme les grandes. Tout marquis veut avoir un page. Zurich vient de tuer son bourgmestre et de changer son gouvernement.
Moi, puisqu’ils m’ont éveillé, je profite de cela pour vous écrire, mon ami. Voilà ce que vous gagnerez à cette révolution.
Le jour se levait hier matin quand j’ai quitté Bâle. La route qui mène à Zurich côtoie pendant un demi-quart de lieue les vieilles tours de la ville. Je ne vous ai pas parlé des tours de Bâle ; elles sont pourtant remarquables, toutes de forme et de hauteur différentes, séparées les unes des autres par une enceinte crénelée appuyée sur un fossé formidable où la ville de Bâle cultive avec succès les pommes de terre. Du temps des arcs et des flèches, cette enceinte était une forteresse redoutable ; maintenant ce n’est plus qu’une chemise.
Les entrées de la ville sont encore ornées de ces belles herses du quatorzième siècle dont les dents crochues garnissent le haut des portes, si bien qu’en sortant d’une tour on croit sortir de la gueule d’un monstre. À propos, avant-hier, au plus haut de la flèche de Bâle, il y avait une gargouille qui me regardait fixement ; je me suis penché, je lui ai mis résolument la main dans la gueule, il n’en a été que cela. Vous pouvez compter la chose aux gens qui s’émerveillent de Van Amburgh.
Presque toutes les entrées du grand Bâle sont des portes-forteresses d’un beau caractère, surtout celle qui mène au polygone, fier donjon à toit aigu, flanqué de deux tourelles, orné de statues comme la porte de Vincennes et l’ancienne porte du vieux Louvre. Il va sans dire qu’on l’a ratissé, raboté, mastiqué et badigeonné (en rouge). Deux archers sculptés dans les créneaux sont curieux. Ils appuient contre le mur leurs souliers à la poulaine et semblent soutenir avec d’énormes efforts les armes de la ville, tant elles sont lourdes à porter. En ce moment passait sous la porte un peloton d’environ deux cents hommes qui revenaient du polygone avec un canon. Je crois que c’est l’armée de Bâle.
Près de cette porte est une délicieuse fontaine de la renaissance qui est couverte de canons, de mortiers et de piles de boulets sculptés autour de son bassin, et qui jette son eau avec le gazouillement d’un oiseau. Cette pauvre fontaine est honteusement mutilée et dégradée ; la colonne centrale était chargée de figures exquises dont il ne reste plus que les torses, et par-ci, par-là, un bras ou une jambe. Pauvre chef-d’œuvre violé par tous les soudards de l’arsenal ! — Mais je reprends la route de Bâle à Zurich.
Pendant quatre heures, jusqu’à Rhinfelden, elle côtoie le Rhin dans une vallée ravissante où pleuvaient, du haut des nuages, toutes les lueurs humides du matin. On laisse à gauche Creutznach, dont la haute tour, tachée d’un cadran blanc, s’aperçoit des clochers de Bâle ; puis on traverse Augst. Augst, voilà un nom bien barbare. Eh bien, ce nom, c’est Augusta. Augst est une ville romaine, la capitale des rauraques, l’ancienne Raurica, l’ancienne Augusta rauracorum, fondée par le consul Munatius Plancus, auquel les bâlois ont érigé une statue dans leur hôtel de ville, avec épitaphe rédigée par un brave pédant qui s’appelait Beatus Phenanus. Voilà une bien grosse gloire, disais-je, et une bien petite ville. En effet, l’Augusta rauracorum n’est plus maintenant qu’un adorable décor pour un vaudeville suisse. Un groupe de cabanes pittoresques, posé sur un rocher, rattaché par deux vieilles portes-forteresses ; deux ponts moisis, sous lesquels galope un joli torrent, l’Ergolz, qui descend de la montagne en écartant les branches des arbres ; un bruit de roues de moulins, des balcons de bois égayés de vignes, un vieux cimetière où j’ai remarqué en passant une tombe étrange du quatrième siècle et qui a l’air de s’écrouler dans le Rhin auquel il est adossé, voilà Augst, voilà Raurica, voilà Augusta. Le sol est bouleversé par les fouilles. On en tire un tas de petites statuettes de bronze dont la bibliothèque de Bâle se fait un petit Dunkerque.
Une demi-lieue plus loin, sur l’autre rive du Rhin, ce joli ruban de vieilles maisons de bois, coupé par une cascade, c’est Warmbach. Et puis, après une autre demi-lieue d’arbres, de ravins et de prairies, le Rhin s’ouvre ; au milieu de l’eau s’accroupit un gros rocher couvert de ruines et rattaché aux deux rives par un pont couvert, bâti en bois, d’un aspect singulier. Une petite ville gothique, hérissée de tours, de créneaux et de clochers, descend en désordre vers ce pont ; c’est Rhinfelden, une cité militaire et religieuse, une des quatre villes forestières, un lieu célèbre et charmant. Cette ruine au milieu du Rhin, c’est l’ancien château, qu’on appelle la pierre de Rhinfelden. Sous ce pont de bois qui n’a qu’une arche, au delà du rocher, du côté opposé à la ville, le Rhin n’est plus un fleuve, c’est un gouffre. Force bateaux s’y perdent tous les ans. — Je me suis arrêté un grand quart d’heure à Rhinfelden. Les enseignes des auberges pendent à d’énormes branches de fer touffues, les plus amusantes du monde. La grande rue est réjouie par une belle fontaine dont la colonne porte un noble homme d’armes qui porte lui-même les armes de la ville de son bras élevé fièrement au-dessus de sa tête.
Après Rhinfelden jusqu’à Brugg, le paysage reste charmant ; mais l’antiquaire n’a rien à regarder, à moins qu’il ne soit comme moi plutôt curieux qu’archéologue, plutôt flâneur de grandes routes que voyageur. Je suis un grand regardeur de toutes choses, rien de plus, mais je crois avoir raison : toute chose contient une pensée ; je tâche d’extraire la pensée de la chose. C’est une chimie comme une autre.