En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Lettre VIII

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / En voyage, tome Ip. 63-65).


LETTRE VIII.
Les bords de la Vesdre. — Verviers.


Le voyageur apaise une querelle et se sacrifie en se satisfaisant. — Paysage de la Vesdre. — Églogues. — Les vers d’Ovide mis en scène par le bon Dieu. — Quartiers de rochers qui pleuvent. — Ne traversez pas une idylle dans laquelle on fait un chemin de fer. — Verviers. — Les trois quartiers de Verviers. — Le marmot et sa pipe. — Malheureuse ville si les cheminées y fument comme les enfants. — Limbourg. — La douane, la guérite, la frontière.


Aix-la-Chapelle, 4 août.

Hier, à neuf heures du matin, comme la diligence de Liège à Aix-la-Chapelle allait partir, un brave bourgeois wallon ameutait les passants, se refusant à monter sur l’impériale, et me rappelant par l’énergie de sa résistance ce paysan auvergnat qui avait payé pour être dans la boîte, et non sur l’opéra. J’ai offert de prendre la place de ce digne voyageur, je suis monté sur l’opéra, tout s’est apaisé, et la diligence est partie.

Bien m’en a pris. La route est gaie et charmante. Ce n’est plus la Meuse, mais c’est la Vesdre. La Meuse s’en va par Maëstricht et Ruremonde à Rotterdam et à la mer.

La Vesdre est une rivière-torrent qui descend de Saint-Cornelis-Munster, entre Aix-la-Chapelle et Duren, à travers Verviers et Chauffontaines, jusqu’à Liège, par la plus ravissante vallée qu’il y ait au monde. Dans cette saison, par un beau jour, avec un ciel bleu, c’est quelquefois un ravin, souvent un jardin, toujours un paradis. — La route ne quitte pas un moment la rivière. Tantôt elles traversent ensemble un heureux village entassé sous les arbres avec un pont rustique devant chaque porte ; tantôt, dans un pli solitaire du vallon, elles côtoient un vieux château d’échevin avec ses tours carrées, ses hauts toits pointus et sa grande façade percée de quelques rares fenêtres, fier et modeste à la fois comme il convient à un édifice qui tient le milieu entre la chaumière du paysan et le donjon du seigneur. Puis le paysage prend tout à coup une voix bruyante et joyeuse ; et, au tournant d’une colline, l’œil entrevoit, sous une touffe de tilleuls et d’aulnes qui laissent passer le soleil, cette maison basse et cette grosse roue noire inondée de pierreries qu’on appelle un moulin à eau.

Entre Chauffontaines et Verviers la vallée m’apparaissait avec une douceur virgilienne. Il faisait un temps admirable, de charmants marmots jouaient sur le seuil des jardins, le vent des trembles et des peupliers se répandait sur la route, de belles génisses, groupées par trois ou quatre, se reposaient à l’ombre, gracieusement couchées dans les prés verts. Ailleurs, loin de toute maison, seule au milieu d’une grande prairie enclose de haies vives, paissait majestueusement une admirable vache digne d’être gardée par Argus. J’entendais une flûte dans la montagne.

Mercurius septem mulcet arundinibus.

De temps en temps la cheminée d’une usine ou une longue pièce de drap séchant au soleil près de la route venait interrompre ces églogues.

Le chemin de fer qui traverse toute la Belgique d’Anvers à Liège et qui veut aller jusqu’à Verviers va trouer ces collines et couper ces vallées.

Ce chemin, colossale entreprise, percera la montagne douze ou quinze fois. À chaque pas on rencontre des terrassements, des remblais, des ébauches de ponts et de viaducs ; ou bien on voit au bas d’une immense paroi de roche vive une petite fourmilière noire occupée à creuser un petit trou. Ces fourmis font une œuvre de géants.

Par instants, dans les endroits où ces trous sont déjà larges et profonds, une haleine épaisse et un bruit rauque en sortent tout à coup. On dirait que la montagne violée crie par cette bouche ouverte. C’est la mine qui joue dans la galerie. Puis la diligence s’arrête brusquement, les ouvriers qui piochaient sur un terrassement voisin s’enfuient dans toutes les directions, un tonnerre éclate, répété par l’écho grossissant de la colline, des quartiers de roche jaillissent d’un coin du paysage et vont éclabousser la plaine de toutes parts. C’est la mine qui joue à ciel ouvert. Pendant cette station, les voyageurs se racontent qu’hier un homme a été tué et un arbre coupé en deux par un de ces blocs, qui pesait vingt mille, et qu’avant-hier une femme d’ouvrier qui portait le café (non la soupe) à son mari a été foudroyée de la même façon. — Cela aussi dérange un peu l’idylle.

Verviers, ville insignifiante d’ailleurs, se divise en trois quartiers qui s’appellent la Chick-Chack, la Baße-Crotte et la Dardanelle. J’y ai remarqué un petit garçon de six ans qui fumait magistralement sa pipe, assis sur le seuil de sa maison.

En me voyant passer, ce marmot fumeur a éclaté de rire. J’en ai conclu que je lui semblais fort ridicule.

Après Verviers, la route côtoie encore la Vesdre jusqu’à Limbourg. Limbourg, cette ville comtale, ce pâté dont Louis XIV trouvait la croûte si dure, n’est plus aujourd’hui qu’une forteresse démantelée, pittoresque couronnement d’une colline.

Un moment après, le terrain s’aplatit, la plaine se déclare, une grande porte s’ouvre à deux battants, c’est la douane ; une guérite chevronnée de noir et de blanc du haut en bas apparaît ; on est chez le roi de Prusse.