En voyage, tome I (Hugo, éd. 1906)/Lettre I

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff (Œuvres complètes de Victor Hugo / En voyage, tome Ip. 15-19).


LETTRE I.
De Paris à La Ferté-sous-Jouarre.


Départ de Paris. — Le coteau de S.-P. — Prouesses des démolisseurs. — Nanteuil-le-Haudouin. — Villers-Cotterets. — Les 1 600 curiosités de Dammartin. — Dieu offre la diligence à qui perd son cabriolet. — La Ferté-sous-Jouarre. — Un épicier héritier du duc de Saint-Simon. — Aspect de la campagne. — Le voyageur raconte ses goûts. — Le bossu et le gendarme. — Pourquoi un homme est un brave. — Pourquoi le même homme est un lâche. — La peau et l’habit. — 1814 et 1830. — Meaux. — Un fort bel escalier. — La cathédrale de Bossuet. — Meaux a eu un théâtre avant Paris. — Pourquoi les gens de Meaux ont pendu le diable. — Comment une reine s’y prend pour faire entrer un roi dans le paradis.


La Ferté-sous-Jouarre, juillet 1838.

C’est avant-hier matin, vers onze heures, comme je vous l’ai écrit, mon ami, que j’ai quitté Paris. Je suis sorti par la route de Meaux, et j’ai laissé à ma gauche Saint-Denis, Montmorency, et tout à l’extrémité des collines le coteau de S.-P. Je vous ai donné dans ce moment-là une bonne et tendre pensée à tous ; et j’ai tenu mes regards fixés sur cette petite ampoule obscure au fond de la plaine, jusqu’à l’instant où un tournant du chemin me l’a brusquement cachée.

Vous connaissez mon goût pour les grands voyages à petites journées, sans fatigue, sans bagage, en cabriolet, seul avec mes vieux amis d’enfance, Virgile et Tacite. Vous voyez donc d’ici mon équipage.

J’ai pris le chemin de Châlons, car je connais la route de Soissons pour l’avoir suivie il y a quelques années ; et, grâce aux démolisseurs, elle n’a aujourd’hui qu’un médiocre intérêt. Nanteuil-le-Haudouin a perdu son château bâti sous François Ier. Villers-Cotterets a converti en dépôt de mendicité le magnifique manoir du duc de Valois, et là, comme presque partout, sculptures et peintures, tout l’esprit de la renaissance, toute la grâce du seizième siècle a honteusement disparu sous la racloire et le badigeon. Dammartin a rasé son énorme tour du haut de laquelle on voyait Montmartre distinctement, à neuf lieues de distance, et dont la grande lézarde verticale avait fait naître ce proverbe que je n’ai jamais bien compris : Il est comme le château de Dammartin qui crève de rire. Aujourd’hui, veuf de sa vieille bastille dans laquelle l’évêque de Meaux, quand il était en querelle avec le comte de Champagne, avait le droit de se réfugier avec sept personnes de sa suite, Dammartin n’engendre plus de proverbes et ne donne plus lieu qu’à des notes littéraires du genre de celle-ci, que j’ai copiée textuellement, à l’époque où j’y passai, dans je ne sais plus quel petit livre local étalé sur la table de l’auberge :

« Dammartin (Seine-et-Marne), petite ville sur une colline. On y fabrique de la dentelle. Hôtel : Sainte-Anne. Curiosités : l’église paroissiale, la halle, 1 600 habitants. »

Le peu de temps accordé pour dîner par ce tyran des diligences appelé le « conducteur » ne me permit pas alors de vérifier jusqu’à quel point il était vrai que les seize cents habitants de Dammartin fussent tous des curiosités.

J’ai donc pris par Meaux.

Entre Claye et Meaux, par le plus beau temps et le plus beau chemin du monde, la roue de mon cabriolet a cassé. Vous savez que je suis de ces hommes qui continuent leur route ; le cabriolet renonçait à moi, j’ai renoncé au cabriolet. Justement une petite diligence passait, la diligence Touchard. Elle n’avait plus qu’une place vacante, je l’ai prise ; et, dix minutes après l’accident, je « continuais ma route », juché sur l’impériale entre un bossu et un gendarme.

Me voici en ce moment à la Ferté-sous-Jouarre, jolie petite ville que je revois pour la quatrième fois bien volontiers avec ses trois ponts, ses charmantes îles, son vieux moulin au milieu de la rivière qui se rattache à la terre par cinq arches, et son beau pavillon du temps de Louis XIII, qui a appartenu, dit-on, au duc de Saint-Simon, et qui aujourd’hui se déforme entre les mains d’un épicier.

Si en effet M. de Saint-Simon a possédé ce vieux logis, je doute que son manoir natal de la Ferté-Vidame eût une mine plus seigneuriale et plus fière, et fût mieux fait pour encadrer sa hautaine figure de duc et pair, que le charmant et sévère châtelet de la Ferté-sous-Jouarre.

Le moment est parfait pour voyager. Les campagnes sont pleines de travailleurs. On achève la moisson. On bâtit çà et là de grandes meules qui ressemblent, quand elles sont à moitié faites, à ces pyramides éventrées qu’on rencontre en Syrie. Les blés coupés sont rangés à terre sur le flanc des collines de façon à imiter le dos des zèbres.

Vous le savez, mon ami, ce ne sont pas les événements que je cherche en voyage, ce sont les idées et les sensations ; et, pour cela, la nouveauté des objets suffit. D’ailleurs, je me contente de peu. Pourvu que j’aie des arbres, de l’herbe, de l’air, de la route devant moi et de la route derrière moi, tout me va. Si le pays est plat, j’aime les larges horizons. Si le pays est montueux, j’aime les paysages inattendus, et au haut de chaque côte il y en a un. Tout à l’heure je voyais une charmante vallée. À droite et à gauche, de beaux caprices de terrain, de grandes collines coupées par les cultures, et une multitude de carrés amusants à voir ; çà et là, des groupes de chaumières basses dont les toits semblaient toucher le sol ; au fond de la vallée, un cours d’eau marqué à l’œil par une longue ligne de verdure et traversé par un vieux petit pont de pierre rouillée et vermoulue où viennent se rattacher les deux bouts du grand chemin. — Au moment où j’étais là, un roulier passait le pont, un énorme roulier d’Allemagne, gonflé, sanglé et ficelé, qui avait l’air du ventre de Gargantua traîné sur quatre roues par huit chevaux. Devant moi, suivant l’ondulation de la colline opposée, remontait la route éclatante de soleil, sur laquelle l’ombre des rangées d’arbres dessinait en noir la figure d’un grand peigne auquel il manquerait plusieurs dents.

Eh bien, ces arbres, ce peigne d’ombre dont vous rirez peut-être, ce roulier, cette route blanche, ce vieux pont, ces chaumes bas, tout cela m’égaie et me rit. Une vallée comme celle-là me contente, avec le ciel par-dessus. J’étais seul dans cette voiture à la regarder et à en jouir. Les voyageurs bâillaient horriblement.

Quand on relaie, tout m’amuse. On s’arrête à la porte de l’auberge. Les chevaux arrivent avec un bruit de ferraille. Il y a une poule blanche sur la grande route, une poule noire dans les broussailles, une herse ou une vieille roue cassée dans un coin, des enfants barbouillés qui jouent sur un tas de sable ; au-dessus de ma tête, Charles-Quint, Joseph II ou Napoléon pendus à une vieille potence en fer et faisant enseigne, grands empereurs qui ne sont plus bons qu’à achalander une auberge. La maison est pleine de voix qui jordonnent ; sur le pas de la porte, les garçons d’écurie et les filles de cuisine font des idylles, le fumier cajole l’eau de vaisselle ; et moi, je profite de ma haute position, — sur l’impériale, — pour écouter causer le bossu et le gendarme, ou pour admirer les jolies petites colonies de coquelicots nains qui font des oasis sur un vieux toit.

Du reste, mon gendarme et mon bossu étaient des philosophes, « pas fiers du tout », et causant humainement l’un avec l’autre, le gendarme sans dédaigner le bossu, le bossu sans mépriser le gendarme. Le bossu paie six cents francs de contributions à Jouarre, l’ancienne Jovis ara, comme il avait la bonté de l’expliquer au gendarme. Il possède, en outre, un père, qui paye neuf cents livres à Paris, et il s’indigne contre le gouvernement chaque fois qu’il acquitte le sou de passage au pont sur la Marne entre Meaux et la Ferté. Le gendarme ne paie aucune contribution, mais il raconte naïvement son histoire. En 1814, à Montmirail, il se battit comme un lion ; il était conscrit. En 1830, aux journées de Juillet, il eut peur et se sauva ; il était gendarme. Cela l’étonne, et cela ne m’étonne pas. Conscrit, il n’avait rien que ses vingt ans, il était brave. Gendarme, il avait femme et enfants, et, ajoutait-il, son cheval à lui ; il était lâche. Le même homme, du reste, mais non la même vie. La vie est un mets qui n’agrée que par la sauce. Rien n’est plus intrépide qu’un forçat. Dans ce monde, ce n’est pas à sa peau que l’on tient, c’est à son habit. Celui qui est tout nu ne tient à rien.

Convenons aussi que les deux époques étaient bien différentes. Ce qui est dans l’air agit sur le soldat comme sur tout homme. L’idée qui souffle le glace ou le réchauffe, lui aussi. En 1830, une révolution soufflait. Il se sentait courbé et terrassé par cette force des idées qui est comme l’âme de la force des choses. Et puis, quoi de plus triste et de plus énervant ! se battre pour des ordonnances étranges, pour des ombres qui ont passé dans un cerveau troublé, pour un rêve, une folie, frères contre frères, fantassins contre ouvriers, français contre parisiens ! En 1814, au contraire, le conscrit luttait contre l’étranger, contre l’ennemi, pour des choses claires et simples, pour lui-même, pour tous, pour son père, sa mère et ses sœurs, pour la charrue qu’il venait de quitter, pour le toit de chaume qui fumait là-bas, pour la terre qu’il avait sous les clous de ses souliers, pour la patrie saignante et vivante. En 1830, le soldat ne savait pas pourquoi il se battait. En 1814, il faisait plus que le savoir, il le comprenait ; il faisait plus que le comprendre, il le sentait ; il faisait plus que le sentir, il le voyait.

Trois choses m’ont intéressé à Meaux : un délicieux petit portail de la renaissance accolé à une vieille église démantelée, à droite en entrant dans la ville ; puis la cathédrale ; puis, derrière la cathédrale, un bon vieux logis de pierre de taille, à demi fortifié, flanqué de grandes tourelles engagées. Il y avait une cour. Je suis entré bravement dans la cour, quoique j’y eusse avisé une vieille femme qui tricotait. Mais la bonne dame m’a laissé faire. J’y voulais étudier un fort bel escalier extérieur, dallé de pierre et charpenté de bois, qui monte à la vieille maison, appuyé sur deux arches surbaissées et couvert d’un toit-auvent à arcades en anse de panier. Le temps m’a manqué pour le dessiner. Je le regrette ; c’est le premier escalier de ce genre que j’aie vu. Il m’a paru être du quinzième siècle.

La cathédrale est une noble église commencée au quatorzième siècle et continuée au quinzième. On vient de la restaurer d’une odieuse façon. Elle n’est d’ailleurs pas finie. De ses deux tours projetées par l’architecte, une seulement est bâtie. L’autre, qui a été ébauchée, cache son moignon sous un appareil d’ardoise. La porte du milieu et celle de droite sont du quatorzième siècle ; celle de gauche est du quinzième. Toutes trois sont fort belles, quoique d’une pierre que la lune et la pluie ont rongée.

J’en ai voulu déchiffrer les bas-reliefs. Le tympan de la porte de gauche représente l’histoire de saint Jean-Baptiste ; mais le soleil, qui tombait à plomb sur la façade, n’a pas permis à mes yeux d’aller plus loin. L’intérieur de l’église est d’une composition superbe. Il y a sur le chœur de grandes ogives trilobées à jour du plus bel effet. À l’abside, il ne reste plus qu’une verrière magnifique et qui fait regretter les autres. On repose en ce moment, à l’entrée du chœur, deux autels en ravissante menuiserie du quinzième siècle ; mais on barbouille cela de peinture à l’huile, couleur bois. C’est le goût des naturels du pays. À gauche du chœur, près d’une charmante porte surbaissée avec imposte, j’ai vu une belle statue de marbre à genoux d’un homme de guerre du seizième siècle, sans armoiries ni inscription d’ailleurs. Je n’ai pas su deviner le nom de cette statue. Vous qui savez tout, vous l’auriez fait. De l’autre côté est une autre statue ; celle-là porte son inscription, et bien lui en prend, car vous-même vous ne devineriez pas dans ce marbre fade et dur la figure sévère de Bénigne Bossuet. Quant à Bossuet, j’ai grand’peur que la destruction des vitraux ne soit de son fait. J’ai vu son trône épiscopal, d’une assez belle boiserie en style Louis XIV avec baldaquin figuré. Le temps m’a manqué pour aller visiter son fameux cabinet à l’évêché.

Un fait étrange, c’est que Meaux a eu un théâtre avant Paris, une vraie salle de spectacle, construite dès 1547, — dit un manuscrit de la bibliothèque locale, — tenant du cirque antique en ce qu’elle était couverte d’un velarium, et du théâtre actuel en ce qu’il y avait tout autour des loges fermant à clef, lesquelles étaient louées à des habitants de Meaux. On représentait là des mystères. Un nommé Pascalus jouait le Diable et en garda le surnom. En 1562 il livra la ville aux huguenots, et l’année d’après les catholiques le pendirent, un peu parce qu’il avait livré la ville, beaucoup parce qu’il s’appelait le Diable. — Aujourd’hui Paris a vingt théâtres, la ville champenoise n’en a plus un seul. On prétend qu’elle s’en vante ; c’est comme si Meaux se vantait de n’être pas Paris.

Du reste, ce pays est plein du siècle de Louis XIV. Ici, le duc de Saint-Simon ; à Meaux, Bossuet ; à la Ferté-Milon, Racine ; à Château-Thierry, La Fontaine. Le tout en un rayon de douze lieues. Le grand seigneur avoisine le grand évêque. La tragédie coudoie la fable.

En sortant de la cathédrale, j’ai trouvé le soleil voilé et j’ai pu examiner la façade. Le grand tympan du portail central est des plus curieux. Le compartiment inférieur représente Jeanne, femme de Philippe le Bel, des deniers de laquelle l’église fut construite après sa mort. La reine de France, sa cathédrale à la main, se présente aux portes du paradis. Saint Pierre les lui ouvre à deux battants. Derrière la reine se tient le beau roi Philippe avec je ne sais quel air de pauvre honteux. La reine, fort spirituellement sculptée et atournée, désigne le pauvre diable de roi d’un regard de côté et d’un geste d’épaule, et semble dire à saint Pierre : Bah ! laißez-le entrer par-deßus le marché !