En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/C/3

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 295-309).

bayonne. — le charnier.


26 juillet.

Je n’ai pu entrer à Bayonne sans émotion. Bayonne est pour moi un souvenir d’enfance. Je suis venu à Bayonne étant tout petit, ayant sept ou huit ans, vers 1811 ou 1812, à l’époque des grandes guerres. Mon père faisait en Espagne son métier de soldat de l’empereur et tenait en respect deux provinces insurgées par l’Empecinado, Avila, Guadalaxara, et tout le cours du Tage.

Ma mère, allant le rejoindre, s’était arrêtée à Bayonne pour attendre un convoi, car alors, pour faire le voyage de Bayonne à Madrid, il fallait être accompagné de trois mille hommes et précédé de quatre pièces de canon. J’écrirai quelque jour ce voyage qui a son intérêt, ne fût-ce que pour préparer des matériaux à l’histoire.

Ma mère avait emmené avec elle mes deux frères Abel et Eugène et moi, qui étais le plus jeune des trois.

Je me rappelle que le lendemain de notre arrivée à Bayonne une espèce de signor ventru, orné de breloques exagérées, et baragouinant l’italien, se présenta chez ma mère. Cet homme nous fit, à nous enfants qui le regardions entrer à travers une porte vitrée, l’effet d’un charlatan de place. C’était le directeur du théâtre de Bayonne.

Il venait prier ma mère de prendre une loge à son théâtre. Ma mère loua une loge pour un mois. C’était à peu près le temps que nous devions rester à Bayonne.

Cette loge louée nous fit sauter de joie. Nous enfants, aller au spectacle tous les soirs pendant tout un mois, nous qui n’étions encore entrés dans un théâtre qu’une fois par an, et qui n’avions dans l’esprit d’autre souvenir dramatique que la Comtesse d’Escabagnas !

Le soir même, nous tourmentâmes ma mère, qui nous obéit, comme les mères font toujours, et nous mena au théâtre. Le contrôleur nous installa dans une magnifique loge de face ornée de draperies de calicot rouge à rosaces safran. On jouait Les Ruines de Babylone, fameux mélodrame qui avait en ce temps-là un immense succès par toute la France.

C’était magnifique, à Bayonne du moins. Des chevaliers abricot et des arabes vêtus de drap de fer de la tête aux pieds surgissaient à chaque instant, puis s’engloutissaient, au milieu d’une prose terrible, dans des ruines de carton pleines de chausse-trapes et de pièges à loups. Il y avait le calife Haroun et l’eunuque Giafar. Nous étions dans l’admiration.

Le lendemain, le soir venu, nous tourmentâmes encore notre mère qui nous obéit encore. Nous voici au spectacle dans notre loge à rosaces. — Que va-t-on donner ? Nous étions dans l’anxiété. La toile se lève. Giafar paraît. On donnait les Ruines de Babylone. Cela ne nous fâcha point. Nous étions satisfaits de revoir ce bel ouvrage, qui nous amusa très fort encore cette fois.

Le surlendemain, ma mère fut excellente, comme toujours, et nous retournâmes au théâtre. On donnait les Ruines de Babylone. Nous vîmes la pièce avec plaisir, cependant nous aurions préféré quelque autre ruine.

Le quatrième jour, à coup sûr le spectacle devait être changé ; nous y allâmes ; ma mère nous laissait faire et nous accompagnait en souriant. On donnait les Ruines de Babylone. Cette fois nous dormîmes.

Le cinquième jour, nous envoyâmes dès le matin Bertrand, le valet de chambre de ma mère, voir l’affiche. On donnait les Ruines de Babylone. Nous priâmes ma mère de ne point nous y mener. Le sixième jour, on donnait encore les Ruines de Babylone. Cela dura ainsi tout le mois. Un beau jour l’affiche changea. Ce jour-là, nous partions.

C’est ce souvenir-là qui m’a fait parler quelque part de ce hasard taquin qui joue avec l’enfant.


Du reste, aux Ruines de Babylone près, je me rappelle avec bonheur ce mois passé à Bayonne.

Il y avait au bord de l’eau, sous des arbres, une belle promenade où nous allions tous les soirs. Nous faisions en passant la moue au théâtre où nous ne mettions plus les pieds et qui nous inspirait une sorte d’ennui mêlé d’horreur. Nous nous asseyions sur un banc, nous regardions les navires, et nous écoutions notre mère nous parler, noble et sainte femme qui n’est plus aujourd’hui qu’une figure dans ma mémoire, mais qui rayonnera jusqu’à mon dernier jour dans mon âme et sur ma vie.

La maison que nous habitions était riante. Je me rappelle ma fenêtre où pendaient de belles grappes de maïs mûr. Pendant tout ce long mois, nous n’eûmes pas un moment d’ennui ; j’excepte toujours les Ruines de Babylone.

Un jour nous allâmes voir un vaisseau de ligne mouillé à l’embouchure de l’Adour. Une escadre anglaise lui avait donné la chasse ; après un combat de quelques heures il s’était réfugié là, et les anglais le tenaient bloqué. J’ai encore présent, comme s’il était sous mes yeux, cet admirable navire qu’on voyait à un quart de lieue de la côte, éclairé d’un beau rayon de soleil, toutes voiles carguées, fièrement appuyé sur la vague, et qui me paraissait avoir je ne sais quelle attitude menaçante, car il sortait de la mitraille et il allait peut-être y rentrer.

Notre maison était adossée aux remparts. C’est là, sur les talus de gazon vert, parmi les canons retournés la lumière sur l’herbe et les mortiers renversés la gueule contre terre, que nous allions jouer dès le matin.

Le soir, Abel, mon pauvre Eugène et moi, groupés autour de notre mère, barbouillant les godets d’une boîte à couleurs, nous enluminions à qui mieux mieux, de la manière la plus féroce, les gravures d’un vieil exemplaire des Mille et une nuits. Cet exemplaire m’avait été donné par le général Lahorie, mon parrain, qui mourut, quelques mois après l’époque dont je parle, à la plaine de Grenelle.

Eugène et moi, nous achetions aux petits garçons de la ville tous les chardonnerets et tous les verdiers qu’ils nous apportaient. Nous mettions ces pauvres oiseaux dans des cages d’osier. Quand une cage était remplie, nous en achetions une autre. Nous avions ainsi cinq cages pleines. Lorsqu’il fallut partir, nous donnâmes la volée à tous ces jolis oiseaux. Ce fut tout à la fois pour nous une joie et un crève-cœur.

C’était une personne de la ville, une veuve, je crois, qui louait cette maison à ma mère. Cette veuve habitait elle-même un pavillon voisin de notre logis. Elle avait une fille de quatorze ou quinze ans. Ma mémoire, après trente années, n’a perdu aucun des traits de cette angélique figure.

Je la vois encore. Elle était blonde et svelte, et me paraissait grande. C’était un regard doux et voilé, un profil virgilien, comme on rêve Amaryllis ou la Galatée qui s’enfuit vers les saules. Elle avait le cou admirablement attaché et d’une pureté adorable, la main petite, le bras blanc et le coude un peu rouge, ce qui tenait à son âge ; détail que le mien ignorait alors. Elle était habituellement coiffée d’un madras thé à bordure verte, étroitement serré du sommet de la tête à la nuque, de façon à laisser le front à découvert et à ne cacher que la moitié de la chevelure. Je ne me rappelle pas la robe qu’elle portait.

Cette belle enfant venait jouer avec nous. Quelquefois Abel et Eugène, mes aînés, plus grands et plus sérieux que moi, et « faisant les hommes», comme disait ma mère, allaient voir l’exercice à feu sur le rempart ou montaient dans leur chambre pour étudier Sobrino et feuilleter Cormon. Alors j’étais seul, je sentais l’ennui venir, que faire ? Elle m’appelait et me disait : Viens, que je te lise quelque chose.

Il y avait dans la cour une porte exhaussée de quelques marches et fermée d’un gros verrou rouillé que je vois encore, un verrou rond, à poignée en queue de porc, comme on en trouve parfois dans les vieilles caves. C’était sur ces marches qu’elle allait s’asseoir. Je me tenais debout derrière elle, le dos appuyé à la porte.

Elle me lisait je ne sais plus quel livre ouvert sur ses genoux. Nous avions au-dessus de nos têtes un ciel éclatant et un beau soleil qui pénétrait de lumière les tilleuls et changeait les feuilles vertes en feuilles d’or. Un vent tiède passait à travers les fentes de la vieille porte et nous caressait le visage. Elle était courbée sur son livre et lisait à voix haute.

Pendant qu’elle lisait, je n’écoutais pas le sens des paroles, j’écoutais le son de sa voix. Par moments mes yeux se baissaient, mon regard rencontrait son fichu entr’ouvert au-dessous de moi, et je voyais, avec un trouble mêlé d’une fascination étrange, sa gorge ronde et blanche qui s’élevait et s’abaissait doucement dans l’ombre, vaguement dorée d’un chaud reflet du soleil.

Il arrivait parfois dans ces moments-là qu’elle levait tout à coup ses grands yeux bleus, et elle me disait : Eh bien, Victor ! tu n’écoutes pas ?

J’étais tout interdit, je rougissais et je tremblais, et je faisais semblant de jouer avec le gros verrou.

Je ne l’embrassais jamais de moi-même ; c’était elle qui m’appelait et me disait : Embrasse-moi donc.

Le jour où nous partîmes, j’eus deux grands chagrins : la quitter et lâcher mes oiseaux.


Qu’était-ce que cela, mon ami ? Qu’est-ce que j’éprouvais, moi si petit, près de cette grande belle fille innocente ? Je l’ignorais alors. J’y ai souvent songé depuis.

Bayonne est restée dans ma mémoire comme un lieu vermeil et souriant. C’est là qu’est le plus ancien souvenir de mon cœur. Ô époque naïve, et pourtant déjà doucement agitée ! C’est là que j’ai vu poindre dans le coin le plus obscur de mon âme cette première lueur inexprimable, aube divine de l’amour.

Ne trouvez-vous pas, ami, qu’un pareil souvenir est un lien, et un lien que rien ne peut détruire !

Chose étrange que deux êtres puissent être liés de cette chaîne pour toute la vie, et ne pas se manquer pourtant, et ne pas se chercher, et être étrangers l’un à l’autre, et ne pas même se connaître ! La chaîne qui m’attache à cette douce enfant ne s’est pas rompue, mais le fil s’est brisé.

À peine arrivé à Bayonne, j’ai fait le tour de la ville par les remparts, cherchant la maison, cherchant la porte, cherchant le verrou ; je n’ai rien retrouvé, ou du moins rien reconnu.

Où est-elle ? que fait-elle ? est-elle morte ? vit-elle encore ? Si elle vit, elle est mariée sans doute, elle a des enfants. Elle est veuve peut-être, et vieillit à son tour. Comment se peut-il que la beauté s’en aille et que la femme reste ? Est-ce que la femme d’à présent est bien le même être que la jeune fille d’autrefois ?

Peut-être viens-je de la rencontrer ? Peut-être est-elle la femme quelconque à laquelle j’ai demandé mon chemin tout à l’heure, et qui m’a regardé m’éloigner comme un étranger ?

Qu’il y a une amère tristesse dans tout ceci ! Nous ne sommes donc que des ombres. Nous passons les uns auprès des autres, et nous nous effaçons comme des fumées dans le ciel profond et bleu de l’éternité. Les hommes sont dans l’espace ce que les heures sont dans le temps. Quand ils ont sonné, ils s’évanouissent. Où va notre jeunesse ? où va notre enfance, hélas ! Où est la belle jeune fille de 1812 ? où est l’enfant que j’étais alors ? Nous nous touchions dans ce temps-là, et maintenant nous nous touchons encore peut-être, et il y a un abîme entre nous. La mémoire, ce pont du passé, est brisée entre elle et moi. Elle ne connaîtrait pas mon visage, et je ne reconnaîtrais pas le son de sa voix. Elle ne sait plus mon nom, et je ne sais pas le sien.


27 juillet.

J’ai peu de chose à vous dire de Bayonne. La ville est on ne peut plus gracieusement située, au milieu des collines vertes, sur le confluent de la Nive et de l’Adour, qui fait là une petite Gironde. Mais de cette jolie ville et de ce beau lieu il a fallu faire une citadelle.

Malheur aux paysages qu’on juge à propos de fortifier ! Je l’ai déjà dit une fois, et je ne puis m’empêcher de le redire : le triste ravin qu’un fossé en zigzag ! la laide colline qu’une escarpe avec sa contrescarpe ! C’est un chef-d’œuvre de Vauban. Soit. Mais il est certain que les chefs-d’œuvre de Vauban gâtent les chefs-d’œuvre du bon Dieu.

La cathédrale de Bayonne est une assez belle église du quatorzième siècle couleur amadou et toute rongée par le vent de la mer. Je n’ai vu nulle part les meneaux décrire dans l’intérieur des ogives des fenestrages plus riches et plus capricieux. C’est toute la fermeté du quatorzième siècle qui se mêle, sans la refroidir, à toute la fantaisie du quinzième. Il reste çà et là quelques belles verrières, presque toutes du seizième siècle. À droite de ce qui a été le grand portail, j’ai admiré une petite baie dont le dessin se compose de fleurs et de feuilles merveilleusement roulées en rosace. Les portes sont d’un grand caractère ; ce sont de grandes lames noires semées de gros clous, rehaussées d’un marteau de fer doré. Il ne reste plus qu’un de ces marteaux, qui est d’un beau travail byzantin.

L’église est accostée au sud d’un vaste cloître du même temps, qu’on restaure en ce moment avec assez d’intelligence, et qui communiquait jadis avec le chœur par un magnifique portail, aujourd’hui muré et blanchi à la chaux, dont l’ornementation et les statues rappellent par leur grand style Amiens, Reims et Chartres.

Il y avait dans l’église et dans le cloître beaucoup de tombes, qu’on a arrachées. Quelques sarcophages mutilés adhèrent encore à la muraille. Ils sont vides. Je ne sais quelle poussière hideuse à voir y remplace la poussière humaine. L’araignée file sa toile dans ces sombres logis de la mort.

Je me suis arrêté dans une chapelle où il ne reste plus d’un de ces sépulcres que la place, encore reconnaissable aux arrachements de la muraille ; et cependant le mort avait pris ses précautions pour garder sa tombe. Cette sépulture lui appartient, comme le dit encore aujourd’hui une inscription SUT marbre noir scellé dans la pierre. « Le 22 avril 1664 », s’il faut en croire la même inscription que je cite textuellement, « E. Reboul, notaire royal et messieurs du chapitre » avaient donné à « Pierre de Baraduc, bourgeois et homme d’armes au château vieux de cette ville, titre et pocestion de cette sépulture, pour en jouir lui et les siens ».


Et à ce propos, ma visite à Saint-Michel de Bordeaux me revient à la pensée.

Je venais de sortir de l’église, qui est du treizième siècle et fort remarquable, par les portails surtout, et qui contient une exquise chapelle de la Vierge, sculptée, je devrais dire ouvrée, par les admirables figuristes du temps de Louis XII. Je regardais le campanile qui est à côté de l’église et

que surmonte un télégraphe. C’était jadis une superbe flèche de trois cents
Bordeaux, 20 juillet. Campanile de Saint-Michel.
Bordeaux, 20 juillet. Campanile de Saint-Michel.

pieds de haut ; c’est maintenant une tour de l’aspect le plus étrange et le plus original.

Pour qui ignore que la foudre a frappé cette flèche en 1768 et l’a fait crouler dans un incendie qui a dévoré en même temps la charpente de l’église, il y a tout un problème dans cette énorme tour, qui semble à la fois militaire et ecclésiastique, rude comme un donjon et ornée comme un clocher. Il n’y a plus d’abat-vent aux baies supérieures. Plus de cloches, ni de carillons, ni de timbres, ni de marteaux, ni d’horloge. La tour, quoique couronnée encore d’un bloc à huit pans et à huit pignons, est fruste et tronquée à son sommet. On sent qu’elle est décapitée et morte. Le vent et le jour passent à travers ses longues ogives sans fenestrages et sans meneaux comme à travers de grands ossements. Ce n’est plus un clocher ; c’est le squelette d’un clocher.

J’étais donc seul dans la cour, plantée de quelques arbres, où s’élève ce campanile isolé. Cette cour est l’ancien cimetière.

Je contemplais, quoiqu’un peu gêné par le soleil, cette morne et magnifique masure, et je cherchais à lire son histoire dans son architecture et ses malheurs dans ses plaies. Vous savez qu’un édifice m’intéresse presque comme un homme. C’est pour moi en quelque sorte une personne dont je tâche de savoir les aventures.

J’étais là fort rêveur, quand tout à coup j’entends dire à quelques pas de moi : Monsieur ! monsieur ! Je regarde, j’écoute. Personne. La cour était déserte. Quelques passereaux jasaient dans les vieux arbres du cimetière. Une voix pourtant m’avait appelé, voix faible, douce et cassée, qui résonnait encore dans mon oreille.

Je fais quelques pas, et j’entends la voix de nouveau : — Monsieur ! Cette fois je me retourne vivement, et j’aperçois, à l’angle de la cour, près de la porte, une figure de vieille sortant d’une lucarne. Cette lucarne, affreusement délabrée, laissait entrevoir l’intérieur d’une chambre misérable.

Près de la vieille il y avait un vieux.

Je n’ai de ma vie rien vu de plus décrépit que ce bouge, si ce n’est ce couple. L’intérieur de la masure était blanchi de ce blanc de chaux qui rappelle le linceul, et je n’y voyais d’autres meubles que les deux escabeaux où étaient assises, me regardant avec leurs petits yeux gris, ces deux figures tannées, ridées, éraillées, qui étaient comme enduites de bistre et de bitume et paraissaient enveloppées, plutôt que vêtues, de vieux suaires raccommodés.

Je ne suis pas comme Salvator Rosa qui disait :

Me figuro il sepulcro in ogui loco.

Pourtant, même en plein jour, à midi, sous ce chaud et vivant soleil, l’apparition me surprit un moment, et il me sembla que je m’entendais appeler du fond d’une crypte antédiluvienne par deux spectres âgés de quatre mille ans.

Après quelques secondes de réflexion, je leur donnai quinze sous. C’étaient tout simplement le portier et la portière du cimetière. Philémon et Baucis.

Philémon, ébloui de la pièce de quinze sous, fit une effroyable grimace d’étonnement et de joie, et mit cette monnaie dans une façon de vieille poche de cuir clouée au mur, autre injure des ans, comme dirait La Fontaine ; et Baucis me dit, avec un sourire aimable : — Voulez-vous voir le charnier ?

Ce mot, le charnier, réveilla dans mon esprit je ne sais quel vague souvenir d’une chose qu’en effet je croyais savoir, et je répondis : — Avec plaisir, madame. — Je le pensais bien, reprit la vieille. Et elle ajouta : — Tenez, voici le sonneur qui vous le montrera ; c’est fort beau à voir. — En parlant ainsi, elle posait amicalement sur ma main sa main rousse, diaphane, palpitante, velue et froide comme l’aile d’une chauve-souris.

Le nouveau personnage qui venait d’apparaître et qui avait senti sans doute l’odeur de la pièce de quinze sous, le sonneur, se tenait debout à quelques pas sur l’escalier extérieur de la tour, dont il avait entr’ouvert la porte.

C’était un gaillard d’environ trente-six ans, trapu, robuste, gras, rose et frais, ayant tout l’air d’un bon vivant, comme il sied à celui qui vit aux dépens des morts. Mes deux spectres se complétaient d’un vampire.

La vieille me présenta au sonneur avec une certaine pompe : — Voilà un monsieur anglais qui désire voir le charnier.

Le vampire, sans dire un mot, remonta les quelques pas qu’il avait descendus, poussa la porte de la tour et me fit signe de le suivre. J’entrai.

Toujours silencieux, il referma la porte derrière moi. Nous nous trouvâmes dans une obscurité profonde. Cependant il y avait une veilleuse dans le coin d’une marche derrière un gros pavé. À la lueur de cette veilleuse, je vis le sonneur se courber et allumer une lampe. La lampe allumée, il se mit à descendre les degrés d’une étroite vis de Saint-Gilles ; je fis comme lui.

Au bout d’une dizaine de marches, je crois que je me baissai pour franchir une porte basse et que je montai, toujours conduit par le sonneur, deux ou trois degrés ; je n’ai plus ces détails présents à l’esprit ; j’étais plongé dans une sorte de rêverie qui me faisait marcher comme dans le sommeil. À un certain moment le sonneur me tendit sa grosse main osseuse, je sentis que nos pas résonnaient sur un plancher ; nous étions dans un lieu très sombre, une sorte de caveau obscur.

Je n’oublierai jamais ce que je vis alors.

Le sonneur, muet et immobile, se tenait debout au milieu du caveau, appuyé à un poteau enfoncé dans le plancher, et, de la main gauche, il élevait sa lampe au-dessus de sa tête. Je regardai autour de nous. Une lueur brumeuse et diffuse éclairait vaguement le caveau, j’en distinguais la voûte ogive.

Tout à coup, en fixant mes yeux sur la muraille, je vis que nous n’étions pas seuls.

Des figures étranges, debout et adossées au mur, nous entouraient de toutes parts. À la clarté de la lampe, je les entrevoyais confusément à travers ce brouillard qui remplit les lieux bas et ténébreux.

Imaginez un cercle de visages effrayants, au centre duquel j’étais. Les corps noirâtres et nus s’enfonçaient et se perdaient dans la nuit ; mais je voyais distinctement saillir hors de l’ombre et se pencher en quelque sorte vers moi, pressées les unes contre les autres, une foule de têtes sinistres ou terribles qui semblaient m’appeler avec des bouches toutes grandes ouvertes, mais sans voix, et qui me regardaient avec des orbites sans yeux.

Qu’était-ce que ces figures ? Des statues sans doute. Je pris la lampe des mains du sonneur, et je m’approchai. C’étaient des cadavres.

En 1793, pendant qu’on violait le cimetière des rois à Saint-Denis, on viola le cimetière du peuple à Bordeaux. La royauté et le peuple sont deux souverainetés ; la populace les insulta en même temps. Ce qui prouve, soit dit en passant aux gens qui ne savent pas cette grammaire, que peuple et populace ne sont point synonymes.

Le cimetière de Saint-Michel de Bordeaux fut dévasté comme les autres. On arracha les cercueils du sol, on jeta au vent toute cette poussière. Quand la pioche arriva près des fondations de la tour, on fut surpris de ne plus rencontrer ni bières pourries, ni vertèbres rompues, mais des corps entiers, desséchés et conservés par l’argile qui les recouvrait depuis tant d’années. Cela inspira la création d’un musée-charnier. L’idée convenait à l’époque.

Les petits enfants de la rue Montfaucon et du chemin de Règles jouaient aux osselets avec les débris épars du cimetière. On les leur reprit des mains ; on recueillit tout ce qu’on put retrouver, et l’on entassa ces ossements dans le caveau inférieur du campanile Saint-Michel. Cela fit un monceau de dix-sept pieds de profondeur sur lequel on ajusta un plancher avec balustrade.

On couronna le tout avec les cadavres si étrangement intacts qu’on venait de déterrer. Il y en avait soixante-dix. On les plaça debout contre le mur dans l’espace circulaire réservé entre la balustrade et la muraille. C’est ce plancher qui résonnait sous mes pieds ; c’est sur ces ossements que je marchais ; ce sont ces cadavres qui me regardaient.

Quand le sonneur eut produit son effet, car cet artiste met la chose en scène comme un mélodrame, il s’approcha de moi, et daigna me parler. Il m’expliqua ses morts. Le vampire se fit cicérone. Je croyais entendre jaser un livret de musée. Par moments c’était la faconde d’un montreur d’ours.

— Regardez celui-ci, monsieur, c’est le numéro un. Il a toutes ses dents. — Voyez comme le numéro deux est bien conservé ; il a pourtant près de quatre cents ans. — Quant au numéro trois, on dirait qu’il respire et qu’il nous entend. Ce n’est pas étonnant. Il n’y a guère que soixante ans qu’il est mort. C’est un des plus jeunes d’ici. Je sais des personnes de la ville qui l’ont connu.

Il continua ainsi sa tournée, passant avec grâce d’un spectre à l’autre, et débitant sa leçon avec une mémoire imperturbable. Quand je l’interrompais par une question au milieu d’une phrase, il me répondait de sa voix naturelle, puis reprenait sa phrase à l’endroit même où je l’avais coupée. Par instants il frappait sur les cadavres avec une baguette qu’il tenait à la main, et cela sonnait le cuir comme une valise vide. Qu’est-ce en effet que le corps de l’homme quand la pensée n’y est plus, sinon une valise vide ?

Je ne sache pas plus effroyable revue. Dante et Orcagna n’ont rien rêvé de plus lugubre. Les danses macabres du pont de Lucerne et du Campo-Santo de Pise ne sont que l’ombre de cette réalité.

Il y avait une négresse suspendue à un clou par une corde passée sous les aisselles qui me riait d’un rire hideux. Dans un coin se groupait toute une famille qui mourut, dit-on, empoisonnée par des champignons ; ils étaient quatre. La mère, la tête baissée, semblait encore chercher à calmer son plus jeune enfant qui agonisait entre ses genoux ; le fils aîné, dont le profil avait gardé quelque chose de juvénile, appuyait son front à l’épaule de son père. Une femme morte d’un cancer au sein repliait étrangement le bras comme pour montrer sa plaie élargie par l’horrible travail de la mort. À côté d’elle se dressait un portefaix gigantesque, lequel paria un jour qu’il porterait de la porte Caillau aux Chartrons deux mille livres. Il les porta, gagna son pari, et mourut. L’homme tué par un pari était coudoyé par un homme tué en duel. Le trou de l’épée par où la mort est entrée était encore visible à droite sur cette poitrine décharnée.

À quelques pas se tordait un pauvre enfant de quinze ans qui fut, dit-on, enterré vivant. C’est là le comble de l’épouvante. Ce spectre souffre. Il lutte encore après six cents ans contre son cercueil disparu. Il soulève le couvercle du crâne et du genou ; il presse la planche de chêne du talon et du coude ; il brise aux parois ses ongles désespérés ; la poitrine se dilate ; les muscles du cou se gonflent d’une manière affreuse ; il crie. On n’entend plus ce cri, mais on le voit. C’est horrible.

Le dernier des soixante-dix est le plus ancien. Il date de huit cents ans. Le sonneur me fit remarquer avec quelque coquetterie ses dents et ses cheveux. À côté est un petit enfant.

Comme je revenais sur mes pas, je remarquai un de ces fantômes assis à terre près de la porte. Il avait le cou tendu, la tête levée, la bouche lamentable, la main ouverte, un pagne au milieu du corps, une jambe et un pied nus, et de son autre cuisse sortait un tibia dénudé posé sur une pierre comme une jambe de bois. Il semblait me demander l’aumône.

Rien de plus étrange et de plus mystérieux qu’un pareil mendiant à une pareille porte.

Que lui donner ? Quelle aumône lui faire ? Quel est le sou qu’il faut aux morts ? Je restai longtemps immobile devant cette apparition, et ma rêverie devint peu à peu une prière.

Quand on se dit que toutes ces larves, aujourd’hui enchaînées dans ce silence glacé et dans ces attitudes navrantes, ont vécu, ont palpité, ont souffert, ont aimé ; quand on se dit qu’elles ont eu le spectacle de la nature, les arbres, la campagne, les fleurs, le soleil, et la voûte bleue du ciel au lieu de cette voûte livide ; quand on se dit qu’elles ont eu la jeunesse, la vie, la beauté, la joie, le plaisir, et qu’elles ont poussé comme nous dans les fêtes de ces longs éclats de rire pleins d’imprudence et d’oubli ; quand on se dit qu’elles ont été ce que nous sommes et que nous serons ce qu’elles sont ; quand on se trouve ainsi, hélas ! face à face avec son avenir, une morne pensée vous vient au cœur, on cherche en vain à se retenir aux choses humaines qu’on possède et qui toutes successivement s’écroulent sous vos mains comme du sable, et l’on se sent tomber dans un abîme.

Pour qui regarde ces débris humains avec l’œil de la chair, rien n’est plus hideux. Des linceuls en haillons les cachent à peine. Les côtes apparaissent à nu à travers les diaphragmes déchirés ; les dents sont jaunes, les ongles noirs, les cheveux rares et crépus ; la peau est une basane fauve qui sécrète une poussière grisâtre ; les muscles, qui ont perdu toute saillie, les viscères et les intestins se résolvent en une sorte de filasse roussâtre d’où pendent d’horribles fils que dévide silencieusement dans ces ténèbres l’invisible quenouille de la mort. Au fond du ventre ouvert on aperçoit la colonne vertébrale.

— Monsieur, me disait l’homme, comme ils sont bien conservés !

Pour qui regarde cela avec l’œil de l’esprit, rien n’est plus formidable.

Le sonneur, voyant se prolonger ma rêverie, était sorti à pas de loup et m’avait laissé seul. La lampe était restée posée à terre. Quand cet homme ne fut plus là, il me sembla que quelque chose qui me gênait avait disparu. Je me sentis, pour ainsi dire, en communication directe et intime avec les mornes habitants de ce caveau.

Je regardais avec une sorte de vertige cette ronde qui m’environnait, immobile et convulsive à la fois. Les uns laissent pendre leurs bras, les autres les tordent ; quelques-uns joignent les mains. Il est certain qu’une expression de terreur et d’angoisse est sur toutes ces faces qui ont vu l’intérieur du sépulcre. De quelque façon que le tombeau le traite, le corps des morts est terrible.

Pour moi, comme vous avez déjà pu l’entrevoir, ce n’étaient pas des momies ; c’étaient des fantômes. Je voyais toutes ces têtes tournées les unes vers les autres, toutes ces oreilles qui paraissent écouter penchées vers toutes ces bouches qui paraissent chuchoter, et il me semblait que ces morts arrachés à la terre et condamnés à la durée vivaient dans cette nuit d’une vie affreuse et éternelle, qu’ils se parlaient dans la brume épaisse de leur cachot, qu’ils se racontaient les sombres aventures de l’âme dans la tombe, et qu’ils se disaient tout bas des choses inexprimables.

Quels effrayants dialogues ! que peuvent-ils se dire ? Ô gouffres où se perd la pensée ! Ils savent ce qu’il y a derrière la vie. Ils connaissent le secret du voyage. Ils ont doublé le promontoire. Le grand nuage s’est déchiré pour eux. Nous sommes encore, nous, dans le pays des conjectures, des espérances, des ambitions, des passions, de toutes les folies que nous appelons sagesses, de toutes les chimères que nous nommons vérités. Eux, ils sont entrés dans la région de l’infini, de l’immuable, de la réalité. Ils connaissent les choses qui sont et les seules choses qui soient. Toutes les questions qui nous occupent nuit et jour, nous rêveurs, nous philosophes, tous les sujets de nos méditations sans fin, but de la vie, objet de la création, persistance du moi, état ultérieur de l’âme, ils en savent le fond ; toutes nos énigmes, ils en savent le mot. Ils connaissent la fin de tous nos commencements. Pourquoi ont-ils cet air terrible ? Qui leur fait cette figure désespérée et redoutable ?

Si nos oreilles n’étaient pas trop grossières pour entendre leur parole, si Dieu n’avait pas mis entre eux et nous le mur infranchissable de la chair et de la vie, que nous diraient-ils ? Quelles révélations nous feraient-ils ? Quels conseils nous donneraient-ils ? Sortirions-nous de leurs mains sages ou fous ? Que rapportent-ils du tombeau ?

Ce serait de l’épouvante, s’il fallait en croire l’apparence de ces spectres. Mais ce n’est qu’une apparence, et il serait insensé d’y croire. Quoi que nous fassions, nous rêveurs, nous n’entamons la surface des choses qu’à une certaine profondeur. La sphère de l’infini ne se laisse pas plus traverser par la pensée que le globe terrestre par la sonde.

Les diverses philosophies ne sont que des puits artésiens ; elles font toutes jaillir du même sol la même eau, la même vérité mêlée de boue humaine et échauffée de la chaleur de Dieu. Mais aucun puits, aucune philosophie n’atteint le centre des choses. Le génie lui-même, qui est de toutes les sondes la plus puissante, ne saurait toucher le noyau de flamme, l’être, le point géométrique et mystique, milieu ineffable de la vérité. Nous ne ferons jamais rien sortir du rocher que tantôt une goutte d’eau, tantôt une étincelle de feu.

Méditons cependant. Frappons le rocher, creusons le sol. C’est accomplir une loi. Il faut que les uns méditent comme il faut que les autres labourent.

Et puis résignons-nous. Le secret que veut arracher la philosophie est gardé par la nature. Or, qui pourra jamais te vaincre, ô nature ?

Nous ne voyons qu’un côté des choses ; Dieu voit l’autre.

La dépouille humaine nous effraie quand nous la contemplons ; mais ce n’est qu’une dépouille, quelque chose de vide et de vain et d’inhabité. Il nous semble que cette ruine nous révèle des choses horribles. Non. Elle nous effraie, et rien de plus. Voyons-nous l’intelligence ? Voyons-nous l’âme ? Voyons-nous l’esprit ? Savons-nous ce que nous dirait l’esprit des morts, s’il nous était donné de l’entrevoir dans son glorieux rayonnement ? N’en croyons donc pas le corps qui se désorganise avec horreur, et qui répugne à sa destruction ; n’en croyons pas le cadavre, ni le squelette, ni la momie, et songeons que, s’il y a une nuit dans le sépulcre, il y a aussi une lumière. Cette lumière, l’âme y est allée pendant que le corps restait dans la nuit ; cette lumière, l’âme la contemple. Qu’importe que le corps grimace, si l’âme sourit ?

J’étais plongé dans ce chaos de pensées. Ces morts qui s’entretenaient entre eux ne m’inspiraient plus d’effroi ; je me sentais presque à l’aise parmi eux. Tout à coup, je ne sais comment il me revint à l’esprit qu’en ce moment-là même, au haut de cette tour de Saint-Michel, à deux cents pieds sur ma tête, au-dessus de ces spectres qui échangent dans la nuit je ne sais quelles communications mystérieuses, un télégraphe, pauvre machine de bois menée par une ficelle, s’agitait dans la nuée, et jetait l’une après l’autre à travers l’espace, dans la langue mystérieuse qu’il a lui aussi, toutes ces choses imperceptibles qui demain seront le journal.

Jamais je n’ai mieux senti que dans ce moment-là la vanité de tout ce qui nous passionne. Quel poëme que cette tour de Saint-Michel ! quel contraste et quel enseignement ! Sur son faîte, dans la lumière et dans le soleil, au milieu de l’azur du ciel, aux yeux de la foule affairée qui fourmille dans les rues, un télégraphe, qui gesticule et se démène comme Pasquin sur son tréteau, dit et détaille minutieusement toutes les pauvretés de l’histoire du jour et de la politique du quart d’heure, Espartero qui tombe, Narvaez qui surgit, Lopez qui chasse Mendizabal, les grands événements microscopiques, les infusoires qui se font dictateurs, les volvoces qui se font tribuns, les vibrions qui se font tyrans, toutes les petitesses dont se composent l’homme qui passe et l’instant qui fuit, et pendant ce temps-là, à sa base, au milieu du massif sur lequel la tour s’appuie, dans une crypte où n’arrive ni un rayon ni un bruit, un concile de spectres, assis en cercle dans les ténèbres, parle tout bas de la tombe et de l’éternité.