En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/Alpes et Pyrénées/C/19

Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 423-425).
gavarnie.


Lorsqu’on a passé le pont des Dourroucats et qu’on n’est plus qu’à un quart d’heure de Gèdre, deux montagnes s’écartent tout à coup et, de quelque façon que vous préoccupe l’approche de Gavarnie, vous découvrent une chose inattendue.

Vous avez visité peut-être les Alpes, les Andes, les Cordillères ; vous avez depuis quelques semaines les Pyrénées sous les yeux ; quoi que vous ayez pu voir, ce que vous apercevez maintenant ne ressemble à rien de ce que vous avez rencontré ailleurs. Jusqu’ici vous avez vu des montagnes ; vous avez contemplé des excroissances de toutes formes, de toutes hauteurs ; vous avez exploré des croupes vertes, des pentes de gneiss, de marbre ou de schiste, des précipices, des sommets arrondis ou dentelés, des glaciers, des forêts de sapins mêlées à des nuages, des aiguilles de granit, des aiguilles de glace ; mais, je le répète, vous n’avez vu nulle part ce que vous voyez en ce moment à l’horizon.

Au milieu des courbes capricieuses des montagnes hérissées d’angles obtus et d’angles aigus, apparaissent brusquement des lignes droites, simples, calmes, horizontales ou verticales, parallèles ou se coupant à angles droits, et combinées de telle sorte que de leur ensemble résulte la figure éclatante, réelle, pénétrée d’azur et de soleil, d’un objet impossible et extraordinaire.

Est-ce une montagne ? Mais quelle montagne a jamais présenté ces surfaces rectilignes, ces plans réguliers, ces parallélismes rigoureux, ces symétries étranges, cet aspect géométrique ? Est-ce une muraille ? Voici des tours en effet qui la contrebutent et l’appuient, voici des créneaux, voilà les corniches, les architraves, les assises et les pierres que le regard distingue et pourrait presque compter, voilà deux brèches taillées à vif et qui éveillent dans l’esprit des idées de sièges, de tranchées et d’assauts ; mais voilà aussi des neiges, de larges bandes de neige posées sur ces assises, sur ces créneaux, sur ces architraves et sur ces tours ; nous sommes au cœur de l’été et du midi ; ce sont donc des neiges éternelles ; or, quelle muraille, quelle architecture humaine s’est jamais élevée jusqu’au niveau effrayant des neiges éternelles ? Babel, l’effort du genre humain tout entier, s’est affaissée sur elle-même avant de l’avoir atteint.

Qu’est-ce donc que cet objet inexplicable qui ne peut pas être une montagne et qui a la hauteur des montagnes, qui ne peut pas être une muraille et qui a la forme des murailles ?

C’est une montagne et une muraille tout à la fois ; c’est l’édifice le plus mystérieux du plus mystérieux des architectes ; c’est le colosseum de la nature ; c’est Gavarnie.

Représentez-vous cette silhouette magnifique telle qu’elle se révèle d’abord à une distance de trois lieues : une longue et sombre muraille dont toutes les saillies, toutes les rides sont marquées par des lignes de neige, dont toutes les plates-formes portent des glaciers. Vers le milieu, deux grosses tours ; l’une qui est au levant, carrée et tournant un de ses angles vers la France ; l’autre qui est au couchant, cannelée comme si c’était moins une tour qu’une gerbe de tourelles ; toutes deux couvertes de neige. À droite, deux profondes entailles, les brèches, qui découpent dans la muraille comme deux vases qu’emplissent les nuées ; enfin, toujours à droite et à l’extrémité occidentale, une sorte de rebord énorme plissé de mille gradins, qui offre à l’œil, dans des proportions monstrueuses, ce qu’on appellerait en architecture la coupe d’un amphithéâtre.

Représentez-vous cela comme je le voyais : la muraille noire, les tours noires ; la neige éclatante, le ciel bleu ; une chose complète enfin, grande jusqu’à l’inouï, sereine jusqu’au sublime.

C’est là une impression qui ne ressemble à aucune autre, si singulière et si puissante à la fois qu’elle efface tout le reste, et qu’on devient pour quelques instants, même quand cette vision magique a disparu dans un tournant du chemin, indifférent à tout ce qui n’est pas elle.

Le paysage qui vous entoure est cependant admirable ; vous entrez dans une vallée où toutes les magnificences et toutes les grâces vous enveloppent. Des villages en deux étages, comme Tracy-le-Haut et Tracy-le-Bas, Gèdre-Dessus et Gèdre-Dessous, avec leurs pignons en escaliers et leur vieille église des Templiers, se pelotonnent et se déroulent sur le flanc de deux montagnes, le long d’un gave blanc d’écume, sous les touffes gaies et fantasques d’une végétation charmante. Tout cela est vif, ravissant, heureux, exquis ; c’est la Suisse et la Forêt-Noire qui se mêlent brusquement aux Pyrénées. Mille bruits joyeux vous arrivent comme les voix et les paroles de ce doux paysage, chants d’oiseaux, rires d’enfants, murmures du gave, frémissement des feuilles, souffles apaisés du vent.

Vous ne voyez rien ; vous n’entendez rien ; à peine percevez-vous de ce gracieux ensemble quelque impression douteuse et confuse. L’apparition de Gavarnie est toujours devant vos yeux, et rayonne dans votre pensée comme ces horizons surnaturels qu’on voit quelquefois au fond des rêves. Le soir, en revenant de Gavarnie, moment admirable. De ma fenêtre : une grande montagne remplit la terre ; un grand nuage remplit le ciel. Entre le nuage et la montagne, une bande mince de ciel crépusculaire, clair, vif, limpide, et Jupiter étincelant, caillou d’or dans un ruisseau d’argent. Rien de plus mélancolique et de plus rassurant et de plus beau que ce petit point de lumière entre ces deux blocs de ténèbres.