Stock (p. 372-396).


VI



Non, dit tout bas Durtal, je ne veux pas usurper la place de ces braves gens.

— Mais je vous assure que ça leur est égal.

Et Durtal se défendant encore de passer devant les convers qui attendaient leur tour de confession, le P. Étienne insista : Je vais rester avec vous et dès que la cellule sera libre, vous y entrerez.

Durtal était alors sur le palier d’un escalier qui portait, échelonné sur chacune de ses marches, un frère agenouillé ou debout, la tête enveloppée dans son capuchon, le visage tourné contre le mur. Tous se récolaient, s’épuraient, silencieux, l’âme.

De quelles fautes peuvent-ils bien s’accuser, pensait Durtal ? qui sait ? reprit-il, apercevant le frère Anaclet, la tête dans sa poitrine et les mains jointes ; qui sait s’il ne se reproche pas l’affection si discrète qu’il a pour moi ; car, dans les couvents, toute amitié est interdite !

Il se remémorait, dans le « Chemin de la perfection » de sainte Thérèse, une page à la fois ardente et glacée où elle crie le néant des liaisons humaines, déclare que l’amitié est une faiblesse, avère nettement que toute religieuse qui désire voir ses proches est imparfaite.

— Venez, dit le P. Étienne qui interrompit ses réflexions et le poussa par la porte d’où sortait un moine, dans la cellule. Le P. Maximin y était assis, près d’un prie-dieu.

Durtal s’agenouilla et lui raconta, brièvement, ses scrupules, ses luttes de la veille.

— Ce qui vous arrive n’est pas surprenant après une conversion ; au reste, c’est bon signe, car, seules, les personnes sur lesquelles Dieu a des vues sont soumises à ces épreuves, dit lentement le moine, lorsque Durtal eut terminé son récit.

Et il poursuivit :

— Maintenant que vous n’avez plus de péchés graves, le Démon s’efforce de vous noyer dans un crachat. En somme, dans ces épisodes d’une malice aux abois, il y a pour vous tentation et non pas faute.

Vous avez, si je sais résumer vos aveux, subi la tentation de la chair et de la Foi et vous avez été torturé par le scrupule.

Laissons de côté les visions sensuelles ; telles qu’elles se sont produites, elles demeurent indépendantes de votre volonté, pénibles, sans doute, mais inactives.

Les doutes sur la Foi sont plus dangereux.

Pénétrez-vous bien de cette vérité qu’il n’existe, en sus de la prière, qu’un remède qui soit souverain contre ce mal, le mépris.

Satan est l’orgueil, méprisez-le et aussitôt son audace croule ; il parle ; haussez les épaules, et il se tait. Ce qu’il faut, c’est de ne pas disserter avec lui ; si retors que vous puissiez être, vous auriez le dessous, car il possède la plus rusée des dialectiques.

— Oui, mais comment faire ? je ne voulais pas l’écouter et je l’entendais quand même ; j’étais bien obligé, ne fût-ce que pour le réfuter, de lui répondre.

— Et c’est justement sur cela qu’il comptait pour vous réduire ; retenez avec soin ceci : afin de vous donner la facilité de le rétorquer, il vous présentera, au besoin, des arguments grotesques et, une fois qu’il vous verra, confiant, naïvement satisfait de l’excellence de vos répliques, il vous embrouillera dans des sophismes si spécieux que vous vous débattrez vainement pour les résoudre.

Non, je vous le répète, eussiez-vous la meilleure des raisons à lui opposer, ne ripostez pas, refusez la lutte.

Le prieur se tut, puis tranquillement, il reprit :

— Il y a deux manières de se débarrasser d’une chose qui gêne, la jeter au loin ou la laisser tomber. Jeter au loin exige un effort dont on peut n’être pas capable, laisser tomber n’impose aucune fatigue, est simple, sans péril, à la portée de tous.

Jeter au loin implique encore un certain intérêt, une certaine animation, voire même une certaine crainte ; laisser tomber, c’est l’indifférence, le mépris absolu ; croyez-moi, usez de ce moyen et Satan fuira.

Cette arme du mépris serait aussi toute-puissante pour vaincre l’assaut des scrupules si, dans les combats de cette nature, la personne assiégée y voyait clair. Malheureusement, le propre du scrupule est d’affoler les gens, de leur faire perdre aussitôt la tramontane, et il est dès lors indispensable de s’adresser au prêtre, pour se défendre.

En effet, poursuivit le moine, qui s’était interrompu, un moment, pour réfléchir - plus on se regarde de près et moins on se voit ; l’on devient presbyte dès qu’on s’observe ; il est nécessaire de se placer à un certain point de vue pour distinguer les objets, car lorsqu’ils sont très rapprochés, ils deviennent aussi confus que s’ils étaient loin. C’est pourquoi il faut, en pareil cas, recourir au confesseur qui n’est ni trop éloigné, ni trop contigu, qui se tient juste à l’endroit d’où les objets se détachent dans leur relief. Seulement, il en est du scrupule ainsi que de certaines maladies qui, lorsqu’elles ne sont pas prises à temps, deviennent presque incurables.

Ne lui permettez donc point de s’implanter en vous ; le scrupule ne résiste pas à l’aveu, dès qu’il débute. Au moment où vous le formulez devant le prêtre, il se dissout ; c’est une sorte de mirage qu’un mot efface.

Vous m’ objecterez, continua le moine, après un silence, qu’il est très mortifiant d’avouer des chimères qui sont, la plupart du temps, absurdes ; mais c’est bien pour cela que le Démon vous suggère presque toujours moins des arguties que des sottises. Il vous appréhende ainsi, par la vanité, par la fausse honte.

Le moine se tut encore, puis il continua :

Le scrupule non traité, le scrupule non guéri mène au découragement, qui est la pire des tentations, car, dans les autres, Satan n’attaque qu’une vertu en particulier et il se montre, tandis que, dans celle-là, il les attaque toutes en même temps et il se cache.

Et cela est si vrai que si vous êtes séduit par la concupiscence, par l’amour de l’argent, par l’orgueil, vous pouvez, en vous examinant, vous rendre compte de la nature de la tentation qui vous épuise ; dans le découragement, au contraire, votre entendement est obscurci à un tel degré que vous ne soupçonnez même pas que cet état, dans lequel vous croupissez, n’est qu’une manœuvre diabolique qu’il faut combattre ; et vous lâchez tout, vous livrez même la seule arme qui pouvait vous sauver, la prière, dont le Démon vous détourne ainsi que d’une chose vaine.

N’hésitez donc jamais à couper le mal dans sa racine, à soigner le scrupule aussitôt qu’il naît.

Maintenant, dites-moi, vous n’avez pas autre chose à confesser ?

— Non, si ce n’est l’indésir de l’Eucharistie, la langueur dans laquelle maintenant je fonds.

— Il y a de la fatigue dans votre cas, car l’on n’endure pas impunément un pareil choc ; ne vous inquiétez pas de cela - ayez confiance - ne prétendez point vous présenter devant Dieu, tiré à quatre épingles ; allez à lui, simplement, naturellement, en négligé même, tel que vous êtes ; n’oubliez pas que si vous êtes un serviteur, vous êtes aussi un fils ; ayez bon courage, Notre Seigneur va dissiper tous ces cauchemars.

Et lorsqu’il eut reçu l’absolution, Durtal descendit à l’église, pour attendre l’heure de la messe.

Et quand le moment de la communion fut venu, il suivit M. Bruno derrière les convers ; tous étaient agenouillés sur les dalles et, les uns après les autres, ils se relevaient pour échanger le baiser de paix, et gagner l’autel.

Tout en se répétant les conseils du P. Maximin, tout en s’exhortant à l’abandon, Durtal ne pouvait s’empêcher de penser, en voyant tous ces moines aborder la Table : ce que le Seigneur va trouver un changement lorsque je m’avancerai à mon tour ; après être descendu dans les sanctuaires, il va être réduit à visiter les bouges. Et sincèrement, humblement, il le plaignit.

Et il éprouva, comme la première fois qu’il s’était approché du pacifiant mystère, une sensation d’étouffement, de cœur gros, lorsqu’il fut retourné à sa place. Il quitta, aussitôt la messe terminée, la chapelle et s’échappa dans le parc.

Alors, doucement, sans effets sensibles, le Sacrement agit ; le Christ ouvrit, peu à peu, ce logis fermé et l’aéra ; le jour entra à flots chez Durtal. Des fenêtres de ses sens qui plongeaient jusqu’alors sur il ne savait quel puisard, sur quel enclos humide et noyé d’ombre, il contempla subitement, dans une trouée de lumière, la fuite à perte de vue du ciel.

Sa vision de la nature se modifia ; les ambiances se transformèrent ; ce brouillard de tristesse qui les voilait s’évanouit ; l’éclairage soudain de son âme se répercuta sur les alentours.

Il eut cette sensation de dilatement, de joie presque enfantine du malade qui opère sa première sortie, du convalescent qui, après avoir traîné dans une chambre met enfin le pied dehors ; tout se rajeunit. Ces allées, ces bois qu’il avait tant parcourus, qu’il commençait à connaître, à tous leurs détours, dans tous leurs coins, lui apparurent sous un autre aspect. Une allégresse contenue, une douceur recueillie émanaient de ce site qui lui paraissait, au lieu de s’étendre ainsi qu’autrefois, se rapprocher, se rassembler autour du crucifix, se tourner, attentif, vers la liquide croix.

Les arbres bruissaient, tremblants, dans un souffle de prières, s’inclinaient devant le Christ qui ne tordait plus ses bras douloureux dans le miroir de l’étang, mais qui étreignait ces eaux, les éployait contre lui, en les bénissant.

Et elles-mêmes différaient ; leur encre s’emplissait de visions monacales, de robes blanches qu’y laissait, en passant, le reflet des nuées ; et le cygne les éclaboussait, dans un clapotis de soleil, faisait, en nageant, courir devant lui de grands ronds d’huile.

L’on eût dit de ces ondes dorées par l’huile des catéchumènes et le saint Chrême que l’Eglise exorcise, le samedi de la Semaine Sainte ; et, au-dessus d’elles, le ciel entr’ouvrit son tabernacle de nuages, en sortit un clair soleil semblable à une monstrance d’or en fusion, à un saint sacrement de flammes.

C’était un Salut de la nature, une génuflexion d’arbres et de fleurs, chantant dans le vent, encensant de leurs parfums le Pain sacré qui resplendissait là-haut, dans la custode embrasée de l’astre.

Durtal regardait, transporté. Il avait envie de crier à ce paysage son enthousiasme et sa foi ; il éprouvait enfin une aise à vivre. L’horreur de l’existence ne comptait plus devant de tels instants qu’aucun bonheur simplement terrestre n’est capable de donner. Dieu seul avait le pouvoir de gorger ainsi une âme, de la faire déborder et ruisseler en des flots de joie ; et, lui seul pouvait aussi combler la vasque des douleurs, comme aucun événement de ce monde ne le savait faire. Durtal venait de l’expérimenter ; la souffrance et la liesse spirituelles atteignaient, sous l’épreinte divine, une acuité que les gens les plus humainement heureux ou malheureux ne soupçonnent même pas.

Cette idée le ramena aux terribles détresses de la veille. Il tenta de résumer ce qu’il avait pu observer sur lui-même dans cette Trappe.

D’abord, cette distinction si nette du corps et de l’âme ; puis cette action démoniale, insinuante et têtue, presque visible, alors que l’action céleste demeure, au contraire, sourde et voilée, n’apparaît qu’à certains moments, semble s’éliminer pour jamais, à d’autres.

Et tout cela, se sentant, se comprenant, ayant l’air simple en soi, mais ne s’expliquant guère. Ce corps paraissant s’élancer au secours de l’âme, et lui empruntant sans doute sa volonté, pour la relever alors qu’elle s’affaisse, était inintelligible. Comment un corps avait-il pu même obscurément réagir et témoigner tout à coup d’une décision si forte qu’il avait serré sa compagne dans un étau et l’avait empêché de fuir ?

C’est aussi mystérieux que le reste, se disait Durtal et, songeur, il reprenait :

— Ce qui n’est pas moins étrange, c’est la manœuvre secrète de Jésus dans son Sacrement. Si j’en juge par ce qui m’est arrivé, une première communion exaspère l’action diabolique, tandis qu’une seconde la réprime.

Ah ! ce que je me suis mis dedans, avec tous mes calculs ! En m’abritant ici, je me croyais à peu près sûr de mon âme et mon corps m’inquiétait ; et c’est juste le contraire qui s’est passé.

Mon estomac s’est ravigouré et s’est montré apte à supporter un effort dont jamais je ne l’eusse cru capable et mon âme a été au-dessous de tout, vacillante et sèche, si fragile, si faible !

Enfin, laissons cela.

Il se promena, soulevé de terre par une joie confuse. Il se vaporisait en une sorte de griserie, en une vague éthérisation où montaient, sans même penser à se formuler par des mots, des actions de grâces ; c’était un remerciement de son âme, de son corps, de tout son être, à ce Dieu qu’il sentait vivant en lui et épars dans ce paysage agenouillé qui semblait s’épandre, lui aussi, en des hymnes muettes de gratitude.

L’heure qui sonnait à l’horloge du fronton lui rappela que le moment d’aller déjeuner était venu. Il regagna l’hôtellerie, se coupa une tartine qu’il enduisit de fromage, but un demi-verre de vin et il s’apprêtait à ressortir quand il réfléchit que l’horaire des offices avait changé.

Ils doivent être différents de ceux de la semaine, se dit-il, et il grimpa dans sa cellule pour y consulter les pancartes.

Il n’en découvrit qu’une, celle du règlement même des moines, qui contenait des renseignements sur les pratiques dominicales du cloître et il la lut :

Exercices de la communauté
pour tous les dimanches ordinaires.
MATIN   SOIR  
heures
01
Lever, petit office, oraison, à 1 h. ½. heures
2
Fin du repos, None.
02 Grand office canonial chanté. 4 Vêpres et Salut.
05 ½ Prime, messe matutinale, 6 heures. 5 ¾ Un quart d’heure d’oraison.
06 ¾ Chapitre, instructions, grand silence. 6 Souper.
09 ¼ Aspersion, Tierce, procession.. 7 Lecture d’avant Complies.
10 Grand’messe. 7 ¼ Complies.
11 10 Sexte et examen particulier. Salve, Angelus.
11 ½ Angelus, dîner. 7 ¾ Examen et retraite.
12 ¼ Méridienne, grand silence. 8 Coucher, grand silence.
Nota :

— Après la Croix de Septembre, plus de Méridienne — None est à 2 heures, Vêpres à 3, souper à 5, Complies à 6 et coucher à 7.

Durtal résuma cet indicateur à son usage, sur un bout de papier. En somme, se dit-il, je dois être à la chapelle à 9 heures ¼ pour l’aspersion, la grand’messe et l’office de Sexte — de là, à 2 heures à None — puis à 4 heures, pour les Vêpres et le Salut, à 7 heures ½ enfin pour les Complies.

Voilà une journée qui va être occupée, sans compter que je suis levé depuis deux heures et demi du matin, conclut-il ; et quand il arriva à l’église vers neuf heures, il y rencontra la plupart des convers à genoux, les uns faisant leur chemin de croix, les autres égrenant leur chapelet ; et, dès que la cloche tinta, tous se remirent à leur place.

Assisté de deux pères en coule, le prieur, vêtu de l’aube blanche, entra et tandis que l’on chantait l’antienne « Asperges me, Domine, hyssopo et mundabor », tous les moines, à la suite, défilèrent devant le père Maximin, debout sur les marches, tournant le dos à l’autel, et il les aspergea d’eau bénite, alors que, baissant la tête, ils regagnaient, en se signant, leurs stalles.

Puis le prieur descendit de l’autel, vint jusqu’à l’entrée du vestibule où il dispersa l’eau d’une croix, tracée par le goupillon, sur l’oblat et sur Durtal.

Il put enfin s’habiller et vint célébrer le sacrifice.

Alors Durtal put recenser ses dimanches chez les Bénédictines.

Le Kyrie eleison était le même, mais plus lent, plus sonore, plus grave sur la terminaison prolongée du dernier ; à Paris, la voix des nonnes l’effilait et le lissait quand même, satinait le son de son glas, le rendait moins sourd, moins ample. Le « Gloria in excelsis » différait ; celui de la Trappe était plus primitif, plus montueux, plus sombre, intéressant par sa barbarie même, mais moins touchant, car dans ces formules d’adoration dans « l’adoramus te », par exemple, ce « te » ne se détachait plus, ne s’égouttait plus comme une larme d’essence amoureuse, comme un aveu retenu, par humilité, sur le bord des lèvres ; — mais ce fut quand le Credo s’éleva, que Durtal put s’exalter à l’aise.

Il ne l’avait pas encore entendu aussi autoritaire et aussi imposant ; il s’avançait, chanté à l’unisson, déroulait la lente procession des dogmes, en des sons étoffés, rigides, d’un violet presque obscur, d’un rouge presque noir, s’éclaircissait à peine à la fin, alors qu’il expirait en un long, en un plaintif amen.

En suivant l’office Cistercien, Durtal pouvait reconnaître les tronçons de plain-chant encore conservés dans la messe des paroisses. Toute la partie du canon, le « Sursum Corda », le « Vere Dignum », les antiennes, le « Pater », restaient intacts. Seuls le « Sanctus » et « l’Agnus Dei » changeaient encore.

Massifs, bâtis, en quelque sorte, dans le style roman, ils se drapaient dans cette couleur ardente et sourde que revêtent, en somme, les offices de la Trappe.

— Eh bien ! Fit l’oblat, lorsque, après la cérémonie, ils s’assirent devant la table du réfectoire ; eh bien ! Comment trouvez-vous notre grand’messe ?

— Elle est superbe, répondit Durtal. Et, rêvassant, il dit :

— Avoir le tout complet ! transporter ici, au lieu de cette chapelle sans intérêt, l’abside de Saint-Séverin ; pendre sur les murs des tableaux de Fra Angelico, de Memling, de Grünewald, de Gérard David, de Roger Van Den Weyden, de Bouts, y adjoindre d’admirables sculptures, des œuvres de pierre, telles que celles du grand portail de Chartres, des retables en bois sculptés, tels que ceux de la cathédrale d’Amiens, quel rêve !

Et pourtant, reprit-il, après un silence, ce rêve a été une réalité, cela s’est vu. Cette église idéale, elle a existé pendant des siècles, partout, au Moyen Age ! Le chant, les orfèvreries, les panneaux, les sculptures, les tissus, tout était à l’avenant ; les liturgies possédaient, pour se faire valoir, de fabuleux écrins ; ce que tout cela est loin !

— Vous ne direz toujours pas, répliqua, en souriant, M. Bruno, que les ornements d’église sont laids ici !

— Non, ils sont exquis. D’abord, les chasubles n’ont pas ces formes de tablier de sapeur et elles n’arborent point sur les épaules du prêtre ce renflement, cette sorte de soufflet pareil à une oreille couchée d’ânon, qu’à Paris les étoliers fabriquent.

Puis ce n’est plus la croix galonnée ou tissée, emplissant toute l’étoffe, tombant ainsi d’un paletot sac dans le dos du célébrant ; les chasubles trappistines ont gardé la forme d’antan, telle que nous l’ont conservée, dans leurs scènes religieuses, les anciens imagiers et les vieux peintres ; et cette croix à quatre feuilles, semblable à celles que le style ogival cisela dans les murs de ses églises, tient du lotus très épanoui, d’une fleur si mûre que ses pétales écartés s’abaissent.

Sans compter, poursuivit Durtal, que l’étoffe qui semble taillée dans une sorte de flanelle ou de molleton doit avoir été plongée dans de triples teintures car elle prend une profondeur et une clarté magnifique de tons. Les passementiers religieux peuvent chamarrer d’argent et d’or leurs moires et leurs soies, jamais ils n’arriveront à donner la couleur véhémente et pourtant si familière à l’œil de cette trame cramoisie fleurie de jaune soufre que portait le P. Maximin, l’autre jour.

— Oui, et la chasuble de deuil, avec ses croix lobées et ses discrets rinceaux blancs, dont s’enveloppa le P. abbé, le jour où il nous communia, n’était-elle pas, elle aussi, une caresse pour le regard ?

Durtal soupira : Ah ! si les statues de la chapelle décelaient un goût pareil !

— À propos, fit l’oblat, venez saluer cette Notre-Dame de l’Atre, dont je vous ai parlé et qui a été découverte dans les vestiges du vieux cloître.

Ils se levèrent de table, enfilèrent un corridor, s’engagèrent dans une galerie latérale au bout de laquelle ils s’arrêtèrent en face d’une statue, grandeur nature, de pierre.

Elle était lourde et mastoque, représentait, dans une robe à longs plis, une paysanne couronnée et joufflue, tendant sur un bras un enfant qui bénissait une boule.

Mais, dans ce portrait d’une robuste terrienne, issue des Bourgognes ou des Flandres, il y avait une candeur, une bonté presque tumultueuses qui jaillissaient de la face souriante, des yeux ingénus, des bonnes et grosses lèvres, indulgentes, prêtes à tous les pardons.

Elle était une Vierge rustique faite pour les humbles convers ; elle n’était pas une grande dame qui pût les tenir à distance, mais elle était bien leur mère nourrice d’âme, leur vraie mère à eux ! Comment ne l’a-t-on pas compris, ici ; comment, au lieu de présider dans la chapelle, se morfond-elle dans le bout d’un corridor ? s’écria Durtal.

L’oblat détourna la conversation. — Que je vous prévienne, fit-il, le Salut n’aura pas lieu après les Vêpres, ainsi que l’indique votre pancarte, mais bien après les Complies ; ce dernier office sera donc avancé d’un quart d’heure, au moins.

Et l’oblat remonta dans sa cellule, pendant que Durtal se dirigeait vers le grand étang. Là il se coucha sur une litière de roseaux secs, regardant ces eaux qui venaient se briser, en ondulant, à ses pieds. Le va-et-vient de ces eaux limitées, repliées sur elles-mêmes, ne dépassant plus le bassin qu’elles s’étaient creusé, l’entraîna dans de longues rêveries.

Il se disait qu’un fleuve était le plus exact symbole de la vie active ; on le suivait dès sa naissance, sur tout son parcours, au travers des territoires qu’il fécondait : il remplissait une tâche assignée, avant que d’aller mourir, en s’immergeant, dans le sépulcre béant des mers ; mais l’étang, cette eau hospitalisée, emprisonnée dans une haie de roseaux qu’il avait lui-même grandis, en fertilisant le sol de ses bords, il se concentrait, vivait sur lui-même, ne semblait s’acquitter d’aucune œuvre connue, sinon d’observer le silence et de réfléchir à l’infini le ciel.

L’eau sédentaire m’ inquiète, continuait Durtal. Il me semble que, ne pouvant s’étendre, elle s’enfonce et que là où les eaux courantes empruntent seulement le reflet des choses qui s’y mirent, elle les engloutisse, sans les rendre. C’est à coup sûr, dans cet étang, une absorption continue et profonde de nuages oubliés, d’arbres perdus, de sensations même saisies sur le visage des moines qui s’y penchèrent. Cette eau est pleine et non pas vide comme celles qui se distraient, en voguant dans les campagnes, en baignant les villes. C’est une eau contemplative en parfait accord avec la vie recueillie des cloîtres.

Le fait est, conclut-il, qu’une rivière n’aurait, ici, aucun sens ; elle ne serait que de passage, resterait indifférente et pressée, serait dans tous les cas inapte à pacifier l’âme que l’eau monacale des étangs apaise. Ah ! ce qu’en fondant Notre-Dame de l’Atre, saint Bernard avait su assortir la règle Cistercienne et le site.

Mais, laissons ces imaginations, dit-il, en se levant ; et, songeant que c’était dimanche, il se transféra à Paris, revit ses haltes, ce jour-là, dans les églises.

Le matin, Saint-Séverin l’enchantait, mais il ne fallait pas s’ingérer dans ce sanctuaire d’autres offices. Les Vêpres y étaient bousillées et mesquines ; et, si c’était jour de gala, le maître de chapelle se révélait obsédé par l’amour d’une musique ignoble.

Quelquefois, Durtal s’était réfugié à Saint-Gervais où l’on jouait au moins, à certaines époques, des motets de vieux maîtres ; mais cette église était, de même que saint-Eustache, un concert payant où la Foi n’avait que faire. Aucun recueillement n’était possible au milieu de dames qui se pâmaient derrière des faces à main et s’agitaient dans des cris de chaises. C’étaient de frivoles séances de musique pieuse, un compromis entre le théâtre et Dieu.

Mieux valait Saint-Sulpice où le public était silencieux au moins. C’était là, d’ailleurs, que les Vêpres se célébraient avec le plus de solennité et le moins de hâte.

La plupart du temps, le séminaire renforçait la maîtrise et, maniées par ce chœur imposant, elles se déroulaient, majestueuses, soutenues par les grandes orgues.

Chantées, par moitié, sans unisson, réduites à l’état de couplets débités, les uns, par un baryton et, les autres, par le chœur, elles étaient maquillées et frisées au petit fer, mais comme elles n’étaient pas moins adultérées dans les autres églises, il y avait tout avantage à les écouter à Saint-Sulpice dont la puissante maîtrise, très bien dirigée, n’avait pas, ainsi qu’à Notre-Dame, par exemple, ces voix en farine qui s’égrugent au moindre souffle.

Cela ne devenait réellement odieux que lorsqu’en une formidable explosion, la première strophe du Magnificat frappait les voûtes.

L’orgue avalait alors une strophe sur deux et, sous le séditieux prétexte que la durée de l’office des encensements était trop longue pour être emplie, tout entière, par ce chant, M. Widor, installé devant son buffet, écoulait des soldes défraîchis de musique, gargouillait là-haut, imitant la voix humaine et la flûte, le biniou et le galoubet, la musette et le basson, rapiotait des balivernes qu’il accompagnait sur la cornemuse ou bien, las de minauder, il sifflait furieusement au disque, finissait par simuler le roulement des locomotives sur les ponts de fonte, en lâchant toutes ses bombardes.

Et le maître de chapelle, ne voulant pas se montrer inférieur dans sa haine instinctive du plain-chant à l’organiste, se donnait la joie, lorsque commençait le Salut, de remiser les mélodies grégoriennes, pour faire dégurgiter des rigodons à ses choristes.

Ce n’était plus un sanctuaire, mais un beuglant. Les « Ave Maria », les « Ave verum », tous les déculottages mystiques de feu Gounod, les rapsodies du vieux Thomas, les entrechats d’indigents musicastres, défilaient, à la queue leu leu, dévidés par des chefs de chœur de chez Lamoureux, chantés malheureusement aussi par des enfants dont on ne craignait pas de polluer la chasteté des voix, dans ces passes bourgeoises de musique, dans ces retapes d’art !

— Ah ! se disait Durtal, si seulement ce maître de chapelle, qui est évidemment un excellent musicien, car enfin, lorsqu’il le faut, il sait faire exécuter, mieux que nulle part à Paris, le « De Profundis » en faux bourdon et le « Dies Irae », — si seulement cet homme faisait jouer, ainsi qu’à saint-Gervais, du Palestrina et du Vittoria, de l’Aichinger et de l’Allegri, de l’Orlando de Lassus et du De Près — mais non, il doit également abominer ces maîtres, les considérer comme des débris archaïques, bons à reléguer dans des combles !

Et Durtal continuait :

C’est tout de même incroyable, ce que l’on entend maintenant à Paris, dans les églises ! Sous couleur de ménager le gagne-pain des chantres, on supprime la moitié des strophes des cantiques et des hymnes et l’on y substitue, pour varier les plaisirs, les divagations ennuyées d’un orgue.

On y beugle le « Tantum ergo » sur l’air national autrichien, ou, ce qui est pis encore, on l’affuble de flons-flons d’opérettes ou de glous-glous de cantine. On divise même son texte en des couplets qu’on agrémente, ainsi qu’une chanson à boire, d’un petit refrain.

Et les autres proses ecclésiales sont traitées de même.

Et cependant la papauté a formellement défendu par plusieurs bulles de laisser souiller le sanctuaire par des fredons. Pour n’en citer qu’une, dans son extravagante « Docta Sanctorum », Jean XXII a expressément prohibé la musique et les voix profanes dans les temples. Il a en même temps interdit aux maîtrises d’altérer par des fioritures le plain-chant. Les décrets du Concile de Trente ne sont pas, à ce point de vue, moins nets, et, tout récemment encore, un règlement de la sacrée congrégation des Rites est intervenu pour proscrire les sabbats musicaux dans les lieux saints.

Alors que font les curés qui sont, en somme, chargés de la police musicale dans leurs églises ? rien, ils s’en fichent.

Ah ! ce n’est pas pour dire, mais avec ces prêtres qui, dans l’espoir d’une recette, permettent, les jours de fête, à des voix retroussées d’actrices de danser le chahut aux sons pesants de l’orgue, elle est devenue quelque chose de pas bien propre, la pauvre Eglise !

A Saint-Sulpice, reprit Durtal, le curé tolère la vilenie des gaudrioles qu’on lui sert, mais il n’admet pas au moins, comme celui de Saint-Séverin, que des cabotines égaient, le Vendredi-Saint, par les éclats débraillés de leurs voix, l’office. Il n’a pas encore accepté non plus le solo de cor anglais que j’ai ouï, un soir d’Adoration perpétuelle, à Saint-Thomas. Enfin, si les grands Saluts à Saint-Sulpice sont une honte, les Complies y restent, malgré leur attitude théâtrale, vraiment charmantes.

Et Durtal songea à ces Complies dont la paternité est souvent attribuée à saint Benoît ; elles étaient, en somme, la prière intégrale des soirs, l’adjuration préventive, la sauvegarde contre les entreprises du Succubat ; elles étaient, en quelque sorte, des sentinelles avancées, des grand’gardes posées autour de l’âme, pour la protéger, pendant la nuit.

Et l’ordonnance de ce camp retranché de prières était parfaite. Après la bénédiction, la voix la plus amenuisée, la plus filiforme de la maîtrise, la voix du plus petit des enfants lançait, ainsi qu’un qui vive, la leçon brève tirée de la première épître de saint Pierre, avertissant les fidèles qu’ils aient à être sobres et à veiller pour ne pas se laisser surprendre à l’improviste. Un prêtre récitait ensuite les prières habituées des soirs, l’orgue de chœur donnait l’intonation et les psaumes tombaient, psalmodiés, un à un, des psaumes crépusculaires où, devant ces approches de la nuit peuplée de lémures et sillonnée de larves, l’homme appelle Dieu à l’aide et le prie d’éloigner de son sommeil le viol des chemineaux de l’enfer, le stupre des lamies qui passent.

Et l’hymne de saint Ambroise, le « Te lucis ante terminum », précisait davantage encore le sens épars de ces psaumes, le résumait en ses courtes strophes. Malheureusement la plus importante, celle qui prévoit et décèle les dangers luxurieux de l’ombre, était engloutie par les grandes orgues. Cette hymne à Saint-Sulpice ne se clamait pas en plain-chant, ainsi qu’à la Trappe, mais il s’entonnait sur un air pompeux et martelé, un air emballé de gloire, d’une assez fière allure, originaire sans doute du XVIIIe siècle.

Puis, c’était une pause — et l’homme se sentait mieux à l’abri, derrière ce rempart d’invocations, se recueillait alors, plus rassuré, et empruntait des voix innocentes pour adresser à Dieu de nouvelles suppliques. Après le capitule débité par l’officiant, les enfants de la maîtrise chantaient le répons bref « In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum » qui se déroulait en se bissant, puis se dédoublait et ressoudait à la fin ses deux tronçons séparés par un verset et une moitié d’antienne.

Et après cette prière c’était encore le cantique de ce Siméon qui, dès qu’il eût vu le Messie, désira mourir. Ce « Nunc dimittis » que l’Eglise a incorporé dans les complies, pour nous stimuler à nous réviser, le soir — car nul ne sait s’il se réveillera, le lendemain, — était enlevé par toute la maîtrise qui alternait avec les répons de l’orgue.

Enfin, pour terminer cet office de ville assiégée, pour prendre ses dernières dispositions et tenter de reposer à l’abri d’un coup de main, en paix, l’Eglise édifiait encore quelques oraisons et plaçait ses paroisses sous la tutelle de la Vierge dont elle chantait une des quatre antiennes qui se succèdent, suivant le Propre.

Les Complies sont évidemment à la Trappe moins solennelles, moins intéressantes même qu’à Saint-Sulpice, conclut Durtal, car le bréviaire monastique est par extraordinaire moins complet pour cet office que le bréviaire romain. Quant aux Vêpres du dimanche, je suis curieux de les entendre, ici.

Et il les entendit ; mais elles ne différaient guère des Vêpres adoptées par les Bénédictines de la rue Monsieur ; elles étaient plus massives, plus graves, plus romanes, si l’on peut dire, car, forcément les voix de femmes les effilent en lancettes, les ogivent, les modulent, en quelque sorte, dans le style gothique, mais les airs grégoriens étaient les mêmes.

Par contre, elles ne ressemblaient en rien à celles de Saint-Sulpice, dont les sauces modernes sophistiquent les essences mêmes des plains-chants. Seulement le Magnificat de la Trappe, abrupt et d’un éclat sec, ne valait pas ce majestueux, cet admirable Magnificat Royal qu’à Paris l’on chante.

Ils sont étonnants avec leurs superbes voix, ces moines, se disait Durtal et il sourit, tandis qu’ils achevaient le cantique de la Vierge, car il se rappelait que, dans la primitive Église le chantre s’appelait « fabarius cantor », « mangeur de fèves », parce qu’il était condamné à manger ces légumes pour fortifier sa voix. Or, à la Trappe, les plats de fèves étaient fréquents ; c’était peut-être là la recette des voix monastiques toujours jeunes !

Et il rêvassait à la liturgie et au plain-chant, en fumant des cigarettes, après Vêpres, dans les allées.

Il se remémorait le symbolisme de ces heures canoniales qui retraçaient, chaque jour, au fidèle, la brièveté de la vie, lui en résumaient l’image, depuis l’enfance jusqu’à la mort.

Récitée, dès l’aube, Prime figurait l’adolescence ; Tierce la jeunesse ; Sexte la pleine vigueur de l’âge ; None les approches de la vieillesse et les Vêpres allégorisaient la décrépitude. Elles appartenaient d’ailleurs aux Nocturnes et elles se psalmodiaient jadis à six heures du soir, à cette heure où, au temps des équinoxes, le soleil se couche dans la cendre rouge des nuées. Quant aux Complies, elles retentissaient, alors que, symbole du trépas, la nuit était venue.

Cet office canonial était un merveilleux rosaire de psaumes ; chaque grain de chacune de ces heures se référait aux différentes phases de l’existence humaine, suivait, peu à peu, les périodes du jour, le déclin de la destinée, pour aboutir au plus parfait des offices, aux Complies, cette absoute provisoire d’une mort représentée, elle-même, par le sommeil !

Et si, de ces textes si savamment triés, de ces proses si solidement scellées, Durtal passait à la robe sacerdotale de leurs sons, à ces chants neumatiques, à cette divine psalmodie, toute uniforme, toute simple, qu’est le plain-chant, il devait constater que, sauf dans les cloîtres Bénédictins, on lui avait partout adjoint un accompagnement d’orgue, on l’avait enfourné de force dans la tonalité moderne et il disparaissait sous ces végétations qui l’étouffaient, devenait partout incolore et amorphe, incompréhensible.

Un seul de ses bourreaux, Niedermeyer, s’était au moins montré pitoyable. Lui, avait essayé d’un système plus ingénieux et plus probe. Il avait renversé les termes du supplice. Au lieu de vouloir assouplir le plain-chant et le fourrer dans le moule de l’harmonie moderne, il avait contraint cette harmonie à se ployer à la tonalité austère du plain-chant. Il conservait ainsi son caractère, mais combien il eût été plus naturel de le laisser solitaire, de ne pas l’obliger à remorquer un inutile cortège, une maladroite suite !

Ici au moins, à la Trappe, il vivait, s’épanouissait, en toute sécurité, sans traîtrises de la part de ces moines. Il y avait toujours homophonie, toujours on le chantait, sans accompagnement, à l’unisson.

Cette vérité, il put se la confirmer, une fois de plus, après le souper, le soir, alors qu’à la fin des Complies, le père sacristain alluma tous les cierges de l’autel.

À ce moment, dans le silence, ces trappistes à genoux, la tête dans leurs mains ou la joue penchée sur la manche de leur grande coule, trois convers entrèrent, deux tenant des flambeaux et un autre qui les précédait, un encensoir ; et, derrière eux, à quelques pas, le prieur s’avança, les mains jointes.

Durtal regardait le costume changé des trois frères. Ils n’avaient plus leur robe de bure, faite de pièces et de morceaux, pisseuse, couleur de macadam, mais des robes d’un brun violi de prune, sur lequel tranchait le blanc tuyauté d’un surplis neuf.

Tandis que le P. Maximin, vêtu d’une chape d’un blanc laiteux, tissée de croix en jaune citron, insérait l’hostie dans la custode, le thuriféraire déposait l’encensoir sur les braises duquel fondaient les larmes des vrais encens. Contrairement à ce qui a lieu à Paris où l’encensoir brandi devant l’autel sonne contre ses chaînes et simule le cliquetis clair du cheval qui secoue, en levant la tête, la gourmette et le mors, l’encensoir à la Trappe demeurait immobile devant l’autel, fumait seul, derrière le dos des officiants.

Et tout le monde chanta l’implorante et la mélancolique antienne du « Parce Domine », puis le « Tantum ergo », ce chant magnifique qui pourrait presque être mimé, tant les sentiments qui se succèdent dans sa prose rimée sont, dans leurs nuances, nets.

Dans la première strophe, il semble, en effet, qu’il hoche doucement la tête, qu’il appuie, pour ainsi dire, du menton, afin d’attester l’insuffisance des sens à expliquer le dogme de la Présence réelle, l’avatar accompli du Pain. Il est alors admiratif et réfléchi ; puis cette mélodie si attentive, si respectueuse, ne s’attarde plus à constater la faiblesse de la raison et la puissance de la Foi, mais dans sa seconde strophe, elle s’élance, adule la gloire des trois personnes, exulte d’allégresse, ne se reprend qu’à la fin où la musique ajoute un sens nouveau au texte de saint Thomas, en avouant dans un long, dans un dolent amen, l’indignité de l’assistance à recevoir la bénédiction de la chair remise sur cette croix que l’ostensoir va dessiner dans l’air.

Et, lentement, tandis que, déroulant sa spirale de fumée, l’encensoir tendait comme une gaze bleue devant l’autel, tandis que le saint-sacrement se levait, tel qu’une lune d’or, parmi les étoiles des cierges scintillant dans les ténèbres commencées de cette brume, les cloches de l’abbaye tintèrent, à coups précipités et doux. Et tous les moines accroupis, les yeux fermés, se redressèrent et entonnèrent le « Laudate » sur la vieille mélodie qui se chante également à Notre-Dame-des-Victoires, au Salut du soir.

Puis, un à un, après s’être agenouillés devant l’autel, ils sortirent de l’église, pendant que Durtal et l’oblat retournaient à l’hôtellerie où les attendait le P. Étienne.

Il dit à Durtal : — Je ne voulais pas aller me coucher, sans savoir comment vous aviez supporté la journée ; et comme Durtal le remerciait, en l’assurant que ce dimanche avait été très pacifique, le père étienne sourit et révéla, en un mot, que, sous leur attitude réservée, tous à la Trappe, s’intéressaient à leur hôte plus que lui-même ne le croyait.

Le R. P. abbé et le P. prieur vont être contents quand je vais leur donner cette réponse, dit le moine, qui souhaita bonne nuit à Durtal, en lui serrant la main.