Stock (p. 221-250).


DEUXIÈME PARTIE




I



Durtal se réveilla, gai, alerte, s’étonna de ne point s’entendre gémir, alors que le moment de partir pour la Trappe était venu ; il était incroyablement rassuré. Il tenta de se recueillir et de prier, mais il se sentit plus dispersé, plus nomade encore que d’habitude ; il demeurait indifférent et inému. Surpris de ce résultat, il voulut s’ausculter et palpa le vide ; tout ce qu’il put constater, c’est qu’il se détendait ce matin-là, dans une de ces subites dispositions où l’homme redevient enfant, incapable d’attention, dans un de ces moments où l’envers des choses disparaît, où tout amuse.

Il s’habilla à la hâte, monta dans une voiture, descendit en avance à la gare ; là, il fut pris d’un accès de vanité vraiment puérile. En regardant ces gens qui parcouraient les salles, qui piétinaient devant des guichets ou accompagnaient, résignés, des bagages, il ne fut pas éloigné de s’admirer. Si ces voyageurs qui ne s’intéressent qu’à leurs plaisirs ou à leurs affaires se doutaient où, moi, je vais ! pensa-t-il.

Puis il se reprocha la stupidité de ces réflexions et, une fois installé dans son compartiment où il eut la chance d’être seul, il alluma une cigarette, se disant : profitons du temps qui nous reste pour en fumer ; et il se mit à vagabonder, à rêvasser dans les parages des cloîtres, à rôder dans les alentours de la Trappe.

Il se rappelait qu’une revue avait jadis évalué à deux cent mille, pour la France, le nombre des religieuses et des moines.

Deux cent mille personnes qui, dans une semblable époque, ont compris la scélératesse de la lutte pour la vie, l’immondice des accouplements, l’horreur des gésines, c’est, en somme, l’honneur du pays sauf, se dit-il.

Puis, sautant des âmes conventuelles aux bouquins qu’il avait rangés dans sa malle, il reprit : c’est tout de même curieux de voir combien le tempérament de l’art français est rebelle à la Mystique !

Tous les écrivains surélevés sont étrangers. Saint Denys l’Aréopagite est un grec ; Eckhart, Tauler, Suso, la sœur Emmerich sont des allemands ; Ruysbroeck est originaire des Flandres ; sainte Térèse, saint Jean de la Croix, Marie d’Agréda sont espagnols ; le père Faber est anglais ; saint Bonaventure, Angèle de Foligno, Madeleine de Pazzi, Catherine de Gênes, Jacques de Voragine, sont italiens…

Tiens, fit-il, surpris par ce dernier nom qu’il venait de citer, j’aurais dû emporter sa « Légende Dorée » dans ma valise ; comment n’y ai-je pas pensé, car enfin cette œuvre était le livre de chevet du Moyen Age, le stimulant des heures alanguies par le malaise prolongé des jeûnes, l’aide naïve des vigiles pieuses. Pour les âmes plus méfiantes de notre époque, la Légende Dorée apparaît au moins encore, telle que l’un de ces purs vélins où de candides enlumineurs peignirent des figures de saintes, à l’eau de gomme ou au blanc d’œuf, sur des fonds d’or. Jacques de Voragine est le Jehan Fouquet, l’André Beauneveu de la miniature littéraire, de la prose mystique !

C’est décidément absurde d’avoir oublié ce volume, car il m’eût fait passer d’anciennes et de précieuses journées à la Trappe !

Oui, c’est bizarre, poursuivit-il, retournant sur ses pas, revenant à sa première idée ; la France compte des auteurs religieux plus ou moins célèbres, mais très peu d’écrivains mystiques proprement dits, et il en est de même aussi pour la peinture. Les vrais Primitifs sont Flamands, Allemands ou Italiens, aucun n’est Français, car notre école Bourguignonne est issue des Flandres.

Non, il n’y a pas à le nier, la complexion de notre race n’est évidemment point ductile à suivre, à expliquer les agissements de Dieu travaillant au centre profond de l’âme, là où est l’ovaire des pensées, la source même des conceptions ; elle est réfractaire à rendre, par la force expressive des mots, le fracas ou le silence de la grâce éclatant dans le domaine ruiné des fautes, inapte à extraire de ce monde secret des œuvres de psychologie, comme celles de sainte Térèse et de saint Jean de la Croix, d’art, comme celles de Voragine ou de la sœur Emmerich.

Outre que notre champ est peu arable et que le sol est ingrat, où trouver maintenant le laboureur qui l’ensemence, qui le herse, qui prépare, non pas même une moisson mystique, mais seulement une récolte spirituelle, capable d’alimenter la faim des quelques-uns qui errent, égarés, et tombent d’inanition dans le désert glacé de ces temps ?

Celui qui devrait être le cultivateur de l’au-delà, le fermier des âmes, le prêtre, est sans force pour défricher ces landes.

Le séminaire l’avait fait autoritaire et puéril, la vie au-dehors l’a rendu tiède. Aussi, semble-t-il que Dieu se soit écarté de lui et la preuve est qu’il a retiré tout talent au sacerdoce. Il n’existe plus de prêtre qui ait du talent, soit dans le livre ; ce sont les laïques qui ont hérité de cette grâce si répandue dans l’Eglise au Moyen Age ; un autre exemple est probant encore ; les ecclésiastiques n’opèrent plus que très rarement les conversions. Aujourd’hui, l’être qui plaît au Ciel se passe d’eux et c’est le Sauveur qui le percute, qui le manipule, qui manœuvre directement en lui.

L’ignorance du clergé, son manque d’éducation, son inintelligence des milieux, son mépris de la Mystique, son incompréhension de l’art, lui ont enlevé toute influence sur le patriciat des âmes. Il n’agit plus que sur les cervelles infantiles des bigotes et des mômiers ; et c’est sans doute providentiel, c’est sans doute mieux ainsi, car s’il devenait le maître, s’il parvenait à hisser, à vivifier la désolante tribu qu’il gère, ce serait la trombe de la bêtise cléricale s’abattant sur un pays, ce serait la fin de toute littérature, de tout art en France !

Pour sauver l’Eglise, il reste le moine que le prêtre abomine, car la vie du cloître est pour son existence à lui un constant reproche, continua Durtal ; pourvu que je ne perde pas encore des illusions, en voyant de près un monastère ! — mais non, je suis protégé, j’ai de la chance ; j’ai découvert, à Paris, l’un des seuls abbés qui ne fût ni un indifférent, ni un cuistre ; pourquoi ne serais-je pas en contact, dans une abbaye, avec d’authentiques moines ?

Il alluma une cigarette, inspecta le site par la portière du wagon ; le train dévalait dans des campagnes au-devant desquelles dansaient, dans des bouffées de fumée, des fils de télégraphe ; le paysage était plat, sans intérêt. Durtal se renfrogna dans son coin.

L’arrivée dans le couvent m’inquiète, murmura-t-il ; puisqu’il n’y a pas à proférer d’inutiles paroles, je me bornerai à présenter au père hôtelier sa lettre ; ah ! Et puis ça s’arrangera tout seul !

Il se sentait, en somme, une placidité parfaite, s’étonnait de n’éprouver aucune soûleur, aucune crainte, d’être même presque rempli d’entrain ; — allons, mon brave prêtre avait raison de me soutenir que je me forgeais des monstres d’avance… et il resongea à l’abbé Gévresin, fut surpris, depuis qu’il le fréquentait, de ne rien savoir sur ses antécédents, de n’être pas plus entré dans son intimité qu’au premier jour ; au fait, il n’aurait tenu qu’à moi de l’interroger discrètement, mais l’idée ne m’en est jamais venue ; il est vrai que notre liaison s’est exclusivement confinée dans des questions de religion et d’art ; cette perpétuelle réserve ne crée pas des amitiés bien vibrantes, mais elle institue une sorte de jansénisme de l’affection qui n’est pas sans charme. Dans tous les cas, cet ecclésiastique est un saint homme ; il n’a même rien de l’allure tout à la fois pateline et réservée des autres prêtres. Sauf certains de ses gestes, sa façon de se couler le bras dans la ceinture, de se fourrer les mains dans les manches, de marcher volontiers à reculons quand on cause, sauf son innocente manie d’entrelarder de latin ses phrases, il ne rappelle ni l’attitude, ni le parler démodé de ses confrères. Il adore la mystique et le plain-chant ; il est exceptionnel ; aussi, comme il me fut, Là-Haut, soigneusement choisi !

— Ah ça ! Mais, voyons, nous devons aborder, soupira-t-il, en consultant sa montre, je commence à avoir faim ; allons, cela va bien, dans un quart d’heure nous serons à Saint-Landry.

Il tapota les vitres du wagon, regarda courir les champs et s’envoler les bois, fuma des cigarettes, ôta sa valise des filets, atteignit enfin la station et descendit.

Sur la place même où s’élevait la minuscule gare, il reconnut l’auberge que lui avait indiquée l’abbé. Il aborda dans une cuisine une bonne femme qui lui dit : c’est bien, Monsieur, asseyez-vous, on attellera pendant le repas.

Et il se reput d’incomestibles choses, se vit apporter une tête de veau oubliée dans un baquet, des côtelettes mortifiées, des légumes noircis par le jus des poêles. Dans les dispositions où il était, il s’amusa de ce déjeuner infâme, se rabattit sur un petit vin qui limait la gorge, but, résigné, un café qui déposait de la terre de bruyère au fond des tasses.

Puis, il escalada un tape-cul que conduisait un jeune homme et, ventre à terre, le cheval fila à travers le village et s’engagea dans la campagne.

Chemin faisant, il demanda au conducteur quelques renseignements sur la Trappe ; mais ce paysan ne savait rien ; — j’y vais souvent, fit-il, mais je n’entre pas ; la carriole reste à la porte ; alors, vous comprenez, je ne saurais pas vous raconter…

Ils galopèrent pendant une heure sur les routes ; puis le paysan salua du fouet un cantonnier et s’adressant à Durtal :

— On dit que les fourmis leur mangent le ventre.

Et comme Durtal réclamait des explications.

— Bé oui, c’est des faignants ; ils sont toujours couchés, l’été, le ventre à l’ombre.

Et il se tut.

Durtal ne pensait plus à rien ; il digérait, en fumant abasourdi par le roulis de la voiture.

Au bout d’une autre heure, ils débouchèrent en plein bois.

— Nous approchons ?

— Oh, pas encore !

— On l’aperçoit de loin la Trappe ?

— Que non ! — il faut avoir le nez dessus pour qu’on la voie ; elle est dans un bas-fond, au sortir d’une allée, tenez, on dirait celle-là, fit le paysan, en montrant un chemin touffu qu’ils allaient prendre.

Et, en v’là un qui en vient, fit-il, en désignant une espèce de vagabond qui coupait, à travers les taillis, à grands pas.

Et il exposa à Durtal que tout mendiant avait le droit de manger et même de coucher à la Trappe ; on lui servait l’ordinaire de la communauté dans une pièce à côté de la loge du frère concierge, mais il ne pénétrait pas dans le couvent.

Et Durtal le questionnant sur l’opinion des villages environnants au sujet des moines, le paysan eut sans doute peur de se compromettre, car il répondit :

— Il y en a qui n’en disent rien.

Durtal commençait à s’ennuyer, quand, enfin, au détour d’une allée, il aperçut une immense bâtisse, au-dessus de lui.

— La v’là, la Trappe ! fit le paysan qui prépara ses freins pour la descente.

De la hauteur où il était, Durtal plongeait par-dessus les toits, considérait un grand jardin, des bois et devant eux une formidable croix sur laquelle se tordait un Christ.

Puis la vision disparut, la voiture reprenait à travers les taillis, descendait par des chemins en lacets dont les feuillages interceptaient la vue.

Ils aboutirent enfin, après de lents circuits, à un carrefour au bout duquel se dressait une muraille percée d’une large porte. La carriole s’arrêta.

— Vous n’avez qu’à sonner, dit le paysan qui indiqua à Durtal une chaîne de fer pendant le long du mur ; et il ajouta :

— Faudra-t-il que je revienne vous chercher demain ?

— Non.

— Alors vous restez ? — et le paysan le regarda stupéfié et il tourna bride et remonta la côte.

Durtal demeurait anéanti, la valise à ses pieds, devant cette porte ; le cœur lui battait à grands coups ; toute son assurance, tout son entrain s’effondraient ; il balbutiait : qu’est-ce qui va m’arriver là-dedans ?

En un galop de panique, passait devant lui la terrible vie des Trappes : le corps mal nourri, exténué de sommeil, prosterné pendant des heures sur les dalles ; l’âme, tremblante, pressée à pleines mains, menée militairement, sondée, fouillée jusque dans ses moindres replis ; et, planant sur cette déroute de son existence échouée, ainsi qu’une épave, le long de cette farouche berge, le mutisme de la prison, le silence affreux des tombes !

Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi, dit-il en s’essuyant le front.

Machinalement, il jetait un coup d’œil autour de lui, comme s’il attendait une assistance ; les routes étaient désertes et les bois vides ; l’on n’entendait aucun bruit, ni dans la campagne, ni dans la Trappe.

Il faut pourtant que je me décide à sonner ; — et, les jambes cassées, il tira la chaîne.

Un son de cloche, lourd, rouillé, presque bougon, retentit de l’autre côté du mur.

Tenons-nous, ne soyons pas ridicule, murmurait-il, en écoutant la claquette d’une paire de sabots derrière la porte.

Celle-ci s’ouvrit et un très vieux moine, vêtu de la bure brune des capucins, l’interrogea du regard.

— Je viens pour une retraite et je voudrais voir le Père Étienne.

Le moine s’inclina, empoigna la valise et fit signe à Durtal de le suivre.

Il allait, courbé, à petits pas, au travers d’un verger. Ils atteignirent une grille, se dirigèrent sur la droite d’un vaste bâtiment, d’une espèce de château délabré, flanqué de deux ailes en avance sur une cour.

Le frère entra dans l’aile qui touchait à la grille. Durtal enfila après lui un corridor percé de portes peintes en gris ; sur l’une d’elles, il lut ce mot : « Auditoire ».

Le trappiste s’arrêta devant, souleva un loquet de bois, installa Durtal dans une pièce et l’on entendit, au bout de quelques minutes, des appels répétés de cloche.

Durtal s’assit, inspecta ce cabinet très sombre, car la fenêtre était à moitié bouchée par des volets. Il y avait pour tout mobilier : au milieu, une table de salle à manger couverte d’un vieux tapis ; dans un coin un prie-Dieu au-dessus duquel était clouée une image de saint Antoine de Padoue berçant l’enfant Jésus dans ses bras ; un grand Christ pendait sur un autre mur ; çà et là, étaient rangés deux fauteuils voltaire et quatre chaises.

Durtal ôta de son portefeuille la lettre d’introduction destinée au père. Quel accueil va-t-il me faire ? Se demandait-il ; celui-là peut parler, au moins ; enfin, nous allons voir, reprit-il, en écoutant des pas.

Et un moine blanc, avec un scapulaire noir dont les pans tombaient, l’un sur les épaules, l’autre sur la poitrine, parut ; il était jeune et souriait.

Il lut la lettre, puis il prit la main de Durtal, étonné, l’emmena silencieux au travers de la cour jusqu’à l’autre aile du bâtiment, poussa une porte, trempa son doigt dans un bénitier et le lui présenta.

Ils étaient dans une chapelle. Le moine invita d’un signe Durtal à s’agenouiller sur une marche, devant l’autel, et il pria à voix basse ; puis il se releva, retourna lentement jusqu’au seuil, offrit encore à Durtal l’eau bénite et, toujours sans desserrer les lèvres et le tenant par la main, il le ramena d’où ils étaient venus, à l’auditoire.

Là, il s’enquit de la santé de l’abbé Gévresin, saisit la valise et ils montèrent dans un immense escalier menaçant ruine. En haut de cet escalier qui n’avait qu’un étage, s’étendait, troué d’une large fenêtre au centre, un vaste palier, borné, à chacune de ses extrémités, par une porte.

Le P. Étienne pénétra dans celle de droite, franchit un spacieux vestibule, introduisit Durtal dans une chambre qu’une étiquette, imprimée en gros caractères, plaçait sous le vocable de saint Benoît, et dit :

— Je suis confus, Monsieur, de ne pouvoir mettre à votre disposition que ce logement peu confortable.

— Mais il est très bien, s’écria Durtal. — Et la vue est charmante, reprit-il, en s’approchant de la fenêtre.

— Vous serez au moins en bon air, dit le moine, qui ouvrit la croisée.

Au-dessous s’étalait ce verger que Durtal avait traversé, sous la conduite du frère concierge, un clos plein de pommiers rabougris et perclus, argentés par des lichens et dorés par des mousses ; puis au dehors du monastère, par-dessus les murs, grimpaient des champs de luzerne coupés par une grande route blanche qui disparaissait à l’horizon dentelé par des feuillages d’arbres.

— Voyez, monsieur, reprit le P. Étienne, ce qui vous manque dans cette cellule et dites-le-moi bien simplement, n’est-ce pas ? Car autrement, vous nous réserveriez à tous deux des regrets, à vous qui n’auriez pas osé réclamer ce qui vous était utile, à moi qui m’en apercevrais plus tard et serais peiné de mon oubli.

Durtal le regardait, rassuré par ces allures franches ; c’était un jeune père, d’une trentaine d’années environ. La figure, vive, fine, était striée de fibrilles roses sur les joues ; ce moine portait toute sa barbe et autour de la tête rasée courait un cercle de cheveux bruns. Il parlait un peu vite, souriait, les mains passées dans la large ceinture de cuir qui lui ceignait les reins.

— Je reviendrai tout à l’heure, car j’ai un travail pressé à finir, dit-il ; d’ici-là, tâchez de vous installer le mieux possible ; si vous en avez le temps, jetez aussi un coup d’œil sur la règle que vous aurez à suivre dans ce monastère… elle est inscrite sur l’une de ces pancartes… là, sur la table ; nous en causerons, après que vous en aurez pris connaissance, si vous le voulez bien.

Et il laissa Durtal seul.

Celui-ci fit aussitôt l’inventaire de la pièce. Elle était très haute de plafond, très peu large, avait la forme d’un canon de fusil, et l’entrée était à l’un de ses bouts et la fenêtre à l’autre.

Au fond, dans un coin, près de la croisée, était un petit lit de fer et une table de nuit ronde, en noyer. Au pied du lit couché le long de la muraille, il y avait un prie-Dieu en reps fané, surmonté d’une croix et d’une branche de sapin sec ; en descendant, toujours le long de la même paroi, il trouva une table de bois blanc recouverte d’une serviette, sur laquelle étaient placés un pot à l’eau, une cuvette et un verre.

La cloison opposée à ce mur était occupée par une armoire, puis par une cheminée sur le panneau de laquelle était plaqué un crucifix, enfin par une table plantée vis-à-vis du lit, alors près de la fenêtre ; trois chaises de paille complétaient l’ameublement de cette chambre.

— Jamais je n’aurai assez d’eau pour me laver, se dit Durtal, en jaugeant le minuscule pot à l’eau qui mesurait bien la valeur d’une chopine ; puisque le P. Etienne se montre si obligeant, je vais lui demander une ration plus lourde.

Il vida sa valise, se déshabilla, substitua à sa chemise empesée une chemise de flanelle, aligna ses outils de toilette sur le lavabo, plia son linge dans l’armoire ; puis il s’assit, embrassa la cellule d’un regard et la jugea suffisamment confortable et surtout très propre.

Il alla ensuite vers la table sur laquelle étaient distribués une rame de papier écolier, un encrier et des plumes, fut reconnaissant de cette attention au moine qui savait sans doute, par la lettre de l’abbé Gévresin, qu’il faisait métier d’écrire, ouvrit deux volumes reliés en basane et les referma ; l’un était « l’Introduction à la vie dévote » de saint François de Sales, l’autre était intitulé « Manrèse » ou « les Exercices spirituels » d’Ignace de Loyola et il rangea ses livres à lui, sur la table.

Puis il prit, au hasard, une des pancartes imprimées qui traînait sur cette table et il lut :

exercices de la communauté pour les jours ordinaires — de paques à la croix de septembre

Lever à 2 heures,
Prime et messe à 5 heures 1/4,
Travail après le chapitre,
Fin du travail à 9 heures et intervalle,
Sexte à 11 heures,
Angélus et le dîner à 11 heures 1/2,
Méridienne après le dîner,
Fin de la méridienne à 1 heure 1/2,
None et travail,
5 minutes après le réveil,
Fin du travail à 4 heures et demi et intervalle,
Vêpres suivies de l’oraison à 5 heures 1/4,
Souper à 6 heures et intervalle,
Complies à 7 heures 25,
Retraite à 8 heures.

Il retourna cette pancarte ; elle contenait, sur une autre face, un nouvel horaire, intitulé :

exercices d’hiver — de la croix de septembre à pâques

Le lever était le même, mais le coucher était avancé d’une heure ; le dîner était reporté de 11 heures 1/2 vers 2 heures ; la méridienne et le souper de 6 heures supprimés ; les heures canoniales reculées, sauf les Vêpres et les complies qui passaient de 5 heures 1/4 et de 7 heures 25 à 4 heures 1/2 et à 6 heures 1/4.

Ce n’est pas réjouissant de se tirer du lit en pleine nuit, soupira Durtal, mais j’aime à croire que les retraitants ne sont pas soumis à ce régime d’alerte et il saisit une autre pancarte. Celle-ci doit m’être destinée, fit-il, en parcourant l’en-tête de ce carton :

règlement des retraites de paques à la croix de septembre

Voyons-là de près cette ordonnance.

Et il examina ses deux tableaux réunis, celui du matin et celui du soir :
MATIN   SOIR  
heures
04
Lever au son de l’Angelus. heures
1 ½
Fin du repos, chapelet.
04 ½ Prière et médiation. 2 Vêpres et Complies.
05 ¼ Prime, messe. 3 3e méditation.
06 à 7 Examen. 3 ¼ Lecture spirituelle.
07 Déjeuner (on ne s’attend pas). 4 ¼ Matines et Laudes.
07 ½ Chemin de la Croix. 5 ¼ Réflexions, Vêpres du chœur.
08 Sexte et none. 5 ½ Examen et oraison.
08 ½ 2e méditation. 6 Souper et récréation.
09 Lecture spirituelle. 7 Litanies, grand silence.
11 Adoration et examen, tierce. 7 ¼ Assister à Complies.
11 ½ Angelus, dîner, récréation. 7 ½ Chant du Salve Regina, Angelus.
12 ¼ Méridienne, grand silence. 7 ¾ Examen particulier, retraite.

C’est au moins plus pratique, — 4 heures du matin, c’est une heure presque possible ! — mais je n’y comprends rien, — les heures canoniales ne concordent pas sur ce tableau avec celles des moines et puis pourquoi ces Vêpres et ces Complies doublées ? — Enfin, ces petites cases où l’on vous incite à méditer pendant tant de minutes, à lire pendant tant d’autres, ne me vont guère ! Je n’ai pas l’esprit suffisamment malléable pour le couler dans ces gaufriers ! — Il est vrai qu’après tout, je suis libre de faire ce que je veux, car personne ne peut vérifier ce qui se manigance en moi, savoir, par exemple, si je médite…

Tiens, il y a encore un règlement derrière, poursuivit-il, en renversant le carton : c’est le règlement de Septembre, je n’ai pas à m’en inquiéter ; il diffère, du reste, peu de l’autre ; mais voici un post-scriptum qui concerne les deux horaires.

Nota :

1° Ceux qui ne sont pas tenus au Bréviaire diront le Petit Office de la Sainte Vierge.

2° MM. les Retraitants sont invités à faire leur confession dès les premiers jours, afin d’avoir l’esprit plus libre dans les méditations.

3° Après chaque méditation, il faut lire un chapitre de l’Imitation analogue.

4° Le temps propice pour les confessions et le chemin de croix est de 6 heures à 9 heures du matin, — 2 heures à 5 heures du soir, en été, et de 9 heures du matin à 2 heures du soir ;

5° Lire le tableau des avertissements ;

6° Il est bon d’être exact aux heures des repas, pour ne pas faire attendre ;

7° Le P. hôtelier est seul chargé de pourvoir aux besoins de MM. les hôtes ;

8° On peut demander des livres de retraite si l’on n’en a pas.

La confession ! il ne voyait plus que ce mot dans cette série d’articles. Il allait pourtant falloir y recourir ! et il se sentit froid dans le dos ; je vais en parler au P. Etienne quand il viendra, se dit-il.

Il n’eut pas longtemps à se débattre avec lui-même, car presque aussitôt le moine entra et lui dit :

— Avez-vous remarqué quelque chose qui vous manque et dont la présence vous serait utile ?

— Non, mon père ; pourtant si vous pouviez m’ obtenir un peu plus d’eau…

— Rien n’est plus simple ; je vous en ferai monter, tous les matins, une grande cruche.

— Je vous remercie… voyons, je viens d’étudier le règlement…

— Je vais vous mettre tout de suite à votre aise, fit le moine. Vous n’êtes astreint qu’à la plus stricte exactitude ; vous devez pratiquer les offices canoniaux, à la lettre. Quant aux exercices marqués sur la pancarte, ils ne sont pas obligatoires ; tels qu’ils sont organisés, ils peuvent être utiles à des gens très jeunes ou dénués de toute initiative, mais ils gêneraient, à mon sens du moins, plutôt les autres ; d’ailleurs, en thèse générale, nous ne nous occupons pas, ici, des retraitants, — nous laissons agir la solitude, — c’est à vous qu’il appartient de vous discerner et de distinguer le meilleur mode pour employer saintement votre temps. Donc, je ne vous imposerai aucune des lectures désignées sur ce tableau ; je me permettrai seulement de vous engager à dire le Petit Office de la Sainte Vierge ; l’avez-vous ?

— Le voici, dit Durtal, qui lui tendit une plaquette.

— Il est charmant, votre volume, dit le père Etienne qui feuilleta les pages luxueusement imprimées en rouge et noir. Il s’arrêta à l’une d’elles et lut tout haut la troisième leçon des Matines.

— Est-ce beau ! s’écria-t-il. — La joie jaillissait soudain de cette figure ; les yeux s’illuminaient, les doigts tremblaient sur la plaquette. — Oui, fit-il, en la refermant, lisez cet office, ici surtout, car, vous le savez, la vraie patronne, la véritable abbé des Trappes, c’est la Sainte Vierge ! Après un silence, il reprit : j’ai fixé à huit jours la durée de votre retraite, dans la lettre que j’ai envoyée à l’abbé Gévresin, mais il va de soi que si vous ne vous ennuyez pas trop ici, vous pourrez y demeurer autant que vous le croirez bon.

— Je souhaite de pouvoir prolonger mon séjour parmi vous, mais cela dépendra de la façon dont mon corps supportera la lutte ; j’ai l’estomac assez malade et je ne suis pas sans crainte ; aussi, pour parer à tout événement, vous serai-je obligé si vous pouviez me faire venir, le plus tôt possible, le confesseur.

— Bien, vous le verrez demain ; je vous indiquerai l’heure, ce soir, après Complies. Quant à la nourriture, si vous l’estimez insuffisante, je vous ferai allouer un supplément d’un œuf ; mais, là, s’arrête la discrétion dont je puis user, car la règle est formelle, ni poisson, ni viande, — des légumes, et, je dois vous l’avouer, ils ne sont pas fameux !

Vous allez en juger, d’ailleurs, car l’heure du souper est proche ; si vous le voulez bien, je vais vous montrer la salle où vous mangerez en compagnie de M. Bruno.

Et, tout en descendant l’escalier, le moine poursuivit : M. Bruno est une personne qui a renoncé au monde et qui, sans avoir prononcé de vœux, vit en clôture. Il est ce que notre règle nomme un oblat ; c’est un saint et un savant homme qui vous plaira certainement ; vous pourrez causer avec lui, pendant le repas.

— Ah ! fit Durtal, et avant et après, je dois garder le silence ?

— Oui, à moins que vous n’ayez quelque chose à demander, auquel cas, je serai toujours à votre disposition, prêt à vous répondre.

Pour cette question du silence, comme pour celle des heures du lever, du coucher, des offices, la règle ne tolère aucun allègement ; elle doit être observée à la lettre.

— Bien, fit Durtal, un peu interloqué par le ton ferme du père ; mais, voyons, j’ai vu sur ma pancarte un article qui m’ invite à consulter un tableau d’avertissement et je ne l’ai pas, ce tableau !

— Il est pendu sur le palier de l’escalier, près de votre chambre ; vous le lirez, à tête reposée, demain ; prenez la peine d’entrer, fit-il, en poussant une porte située dans le corridor en bas, juste en face de celle de l’auditoire.

Durtal se salua avec un vieux Monsieur qui vint au-devant de lui ; le moine les présenta et disparut.

Tous les mets étaient sur la table : deux œufs sur le plat, puis une jatte de riz, une autre de haricots et un pot de miel.

M. Bruno récita le Benedicite et voulut servir lui-même Durtal.

Il lui donna un œuf.

— C’est un triste souper pour un Parisien, dit-il, en souriant.

— Oh ! du moment qu’il y a un œuf et du vin, c’est soutenable ; je craignais, je vous l’avoue, de n’avoir pour toute boisson que de l’eau claire !

Et ils causèrent amicalement.

L’homme était aimable et distingué, de figure ascétique, mais avec un joli sourire qui éclairait la face jaune et grave, creusée de rides.

Il se prêta avec une parfaite bonne grâce à l’enquête de Durtal et raconta qu’après une existence de tempêtes, il s’était senti touché par la grâce et s’était retiré de la vie pour expier, par des années d’austérités et de silence, ses propres fautes et celles des autres.

— Et vous ne vous êtes jamais lassé d’être ici ?

— Jamais depuis cinq années que j’habite ce cloître ; le temps, découpé tel qu’il est à la Trappe, semble court.

— Et vous assistez à tous les exercices de la communauté ?

— Oui ; je remplace seulement le travail manuel par la méditation en cellule ; ma qualité d’oblat me dispenserait cependant, si je le désirais, de me lever à deux heures pour suivre l’office de la nuit, mais c’est une grande joie pour moi que de réciter le magnifique psautier Bénédictin, avant le jour ; mais vous m’ écoutez et ne mangez pas. Voulez-vous me permettre de vous offrir encore un peu de riz ?

— Non, merci ; j’accepterai, si vous le voulez bien, une cuillerée de miel.

Cette nourriture n’est pas mauvaise, reprit-il, mais ce qui me déconcerte un peu, c’est ce goût identique et bizarre qu’ont tous les plats ; ça sent, comment dirai-je…, le graillon ou le suif.

— Ça sent l’huile chaude avec laquelle sont accommodés ces légumes ; oh ! Vous vous y accoutumerez très vite ; dans deux jours, vous ne vous en apercevrez plus.

— Mais en quoi consiste, au juste, le rôle de l’oblat ? — Il vit d’une existence moins austère et plus contemplative que celle du moine, il peut voyager, s’il le veut, et, quoiqu’il ne soit pas lié par des serments, il participe aux biens spirituels de l’ordre.

Autrefois, la règle admettait ce qu’elle appelait des « familiers ».

C’étaient des oblats qui recevaient la tonsure, portaient un costume distinct et prononçaient les trois grands vœux ; ils menaient en somme une vie mitigée, mi-laïque, mi-moine. Ce régime, qui subsiste encore chez les purs Bénédictins, a disparu des Trappes depuis l’année 1293, époque à laquelle le Chapitre général le supprima.

Il ne reste plus aujourd’hui dans les abbayes Cisterciennes que les pères, les frères lais ou convers, les oblats quand il y en a, et les paysans employés aux travaux des champs.

— Les convers, ce sont ceux qui ont la tête complètement rasée et qui sont vêtus, ainsi que le moine qui m’a ouvert la porte, d’une robe brune ?

— Oui, ils ne chantent pas aux offices, et se livrent seulement à des besognes manuelles.

— À propos, le règlement des retraites que j’ai lu dans ma chambre ne me semble pas clair. Autant que je puis me le rappeler, il double certains offices, met des Matines à quatre heures de l’après-midi, des Vêpres à deux heures ; en tout cas, son horaire n’est pas le même que celui des trappistes ; comment dois-je m’y prendre pour les concilier ?

— Vous n’avez pas à tenir compte des exercices détaillés sur votre pancarte ; le père Étienne a dû vous le dire, d’ailleurs ; ce moule n’a été fabriqué que pour les gens qui sont incapables de s’occuper et de se guider eux-mêmes. Cela vous explique comment, pour les empêcher de demeurer oisifs, on a en quelque sorte décalqué le bréviaire du prêtre et imaginé de leur distribuer le temps en petites tranches, de leur faire débiter, par exemple, les psaumes des Matines à des heures qui ne comportent aucun psaume.

Le dîner était terminé ; M. Bruno récita les grâces et dit à Durtal :

— Vous avez, d’ici à Complies, une vingtaine de minutes libres ; profitez-en pour faire connaissance avec le jardin et les bois. — Et il salua poliment et il sortit.

Ce que je fumerais bien une cigarette, pensa Durtal, lorsqu’il fut seul. Il prit son chapeau et quitta, lui aussi, la pièce. La nuit tombait. Il traversa la grande cour, tourna à droite, longea une maisonnette surmontée d’un long tuyau, devina à l’odeur qu’elle exhalait une fabrique de chocolat et il s’engagea dans une allée d’arbres.

Le ciel était si peu clair qu’il ne pouvait discerner l’ensemble du bois où il entrait ; n’apercevant personne. Il roula des cigarettes, les fuma lentement, délicieusement, consultant, à la lueur de ses allumettes, de temps en temps, sa montre.

Il restait étonné du silence qui se levait de cette Trappe ; pas une rumeur, même effacée, même lointaine, sinon, à certains moments, un bruit très doux de rames ; il se dirigea du côté d’où venait ce bruit et reconnut une pièce d’eau sur laquelle voguait un cygne qui vint aussitôt à lui.

Il le regardait osciller dans sa blancheur sur les ténèbres qu’il déplaçait en clapotant, quand une cloche sonna des volées lentes ; voyons, dit-il ; en interrogeant à nouveau sa montre, l’heure des Complies approche.

Il se rendit à la chapelle ; elle était encore déserte ; il profita de cette solitude pour l’examiner à son aise.

Elle avait la forme d’une croix amputée, d’une croix sans pied, arrondie à son sommet et tendant deux bras carrés, percés d’une porte à chaque bout.

La partie supérieure de la croix figurait, au-dessous d’une coupole peinte en azur, une petite rotonde autour de laquelle se tenait un cercle de stalles adossées aux murs ; au milieu, se dressait un grand autel de marbre blanc, surmonté de chandeliers de bois, flanqué, à gauche et à droite, de candélabres également en bois, placés sur des fûts de marbre.

Le dessous de l’autel était creux et fermé sur le devant par une vitre derrière laquelle apparaissait une châsse de style gothique qui reflétait, dans le miroir doré de ses cuivres, des feux de lampes.

Cette rotonde s’ouvrait en un large porche, précédé de trois marches, sur les bras de la croix qui s’allongeaient en une sorte de vestibule servant tout à la fois de nef et de bas-côtés à ce tronçon d’église.

Ces bras évidés, à leurs extrémités, près des portes, recélaient deux minuscules chapelles enfoncées dans des niches teintes, ainsi que la coupole, en bleu ; elles contenaient au-dessus d’autels en pierre, sans ornements, deux statues médiocres, l’une de saint Joseph, l’autre du Christ. Enfin, un quatrième autel dédié à la Vierge était situé dans ce vestibule, vis-à-vis des marches accédant à la rotonde, en face par conséquent du grand autel. Il se découpait sur une fenêtre dont les vitraux représentaient, l’un, saint Bernard en blanc et l’autre saint Benoît en noir et il paraissait se reculer dans l’église, à cause des deux rangées de bancs qui s’avançaient, à sa gauche et à sa droite, au-devant des deux autres petites chapelles, ne laissant que la place nécessaire pour cheminer le long du vestibule ou pour aller, en ligne droite, de cet autel de la Vierge dans la rotonde, au maître-autel.

Ce sanctuaire est d’une laideur alarmante, se dit Durtal, qui s’en fut s’asseoir sur un banc, devant la statue de saint Joseph ; à en juger par les quelques sujets sculptés le long des murs, ce monument date du temps de Louis XVI ; fichue époque pour une église !

Il fut distrait de ses réflexions par des sons de cloches et en même temps toutes les portes s’ouvrirent ; l’une, sise dans la rotonde même, à gauche de l’autel, donna passage à une dizaine de moines, enveloppés dans de grandes coules blanches ; ils se répandirent dans le chœur et occupèrent, de chaque côté, les stalles.

Par les deux portes du vestibule, pénétra, à son tour, une foule de moines bruns qui s’agenouilla devant les bancs, des deux côtés de l’autel de la Vierge.

Durtal en avait quelques-uns près de lui ; mais ils baissaient la tête, les mains jointes, et il n’osa les observer ; le vestibule était, d’ailleurs, devenu presque noir ; la lumière se concentrait dans le chœur où étaient allumées les lampes. Il dévisagea les moines blancs installés dans la partie de la rotonde qu’il pouvait voir et il reconnut parmi eux le P. Etienne à genoux près d’un moine court ; mais un autre, placé au bout des stalles près du porche, presque en face de l’autel et en pleine clarté, le retint.

Celui-là était svelte et nerveux et il ressemblait dans son burnous blanc à un arabe. Durtal ne l’apercevait que de profil et il distinguait une longue barbe grise, un crâne ras, ceint de la couronne monastique, un front haut et un nez en bec d’aigle. Il avait grand air avec son visage impérieux et son corps élégant qui ondulait sous la coule.

C’est probablement l’abbé de la Trappe, se dit Durtal, et il ne douta plus lorsque ce moine tira une cliquette dissimulée devant lui sous son pupitre et dirigea l’office.

Tous les moines saluèrent l’autel ; l’abbé récita les prières du prélude, puis il y eut une pause — et, de l’autre côté de la rotonde, là où Durtal ne pouvait regarder, une voix frêle de vieillard, une voix revenue au cristal de l’enfance, mais avec en plus quelque chose de doucement fêlé, s’éleva, montant à mesure que se déroulait l’antienne :

« Deus in adjutorium meum intende. »

Et l’autre côté du chœur, là où se tenaient le P. Etienne et l’abbé, répondit, scandant très lentement les syllabes, avec des voix de basse-taille.

« Domine ad adjuvandum me festina. »

Et tous courbèrent la tête sur les in-folios posés devant eux et reprirent :

« Gloria Patri et Filio et Spiritui sancto. » Et ils se redressèrent tandis que l’autre partie des pères prononçait le répons : « Sicut erat in principio, etc. »

L’office commença.

Il n’était pas chanté, mais psalmodié, tantôt rapide et tantôt lent. Le côté du chœur, visible pour Durtal, faisait de toutes les voyelles des lettres aiguës et brèves ; l’autre, au contraire, les muait en des longues, semblait coiffer d’un accent circonflexe tous les O. On eût dit, d’une part, la prononciation du Midi, et, de l’autre, celle du Nord ; ainsi psalmodié, l’office devenait étrange ; il finissait par bercer tel qu’une incantation, par dorloter l’âme qui s’assoupissait dans ce roulement de versets interrompu par la doxologie revenant, en ritournelle, après la dernière strophe de chacun des psaumes.

Ah ça ! mais, je n’y comprends rien, se dit Durtal qui connaissait ses Complies sur le bout du doigt ; ce n’est plus du tout l’office romain qu’ils chantent.

Le fait est que l’un des psaumes manquait. Il retrouva bien, à un moment, l’hymne de saint Ambroise, le « Te lucis ante terminum », clamé alors sur un air ample et rugueux de vieux plain-chant et encore la dernière strophe n’était-elle plus la même ! Mais il se perdait à nouveau, attendait les « Leçons brèves », le « Nunc dimittis » qui ne vinrent pas.

Les Complies ne sont pourtant point variables, comme les Vêpres, se dit-il ; il faudra que je demande, demain, des explications au P. Etienne.

Puis il fut troublé dans ses réflexions par un jeune moine blanc qui passa, en s’agenouillant devant l’autel, et alluma deux cierges.

Et subitement tous se levèrent et, dans un immense cri, le « Salve Regina » ébranla les voûtes.

Durtal écoutait, saisi, cet admirable chant qui n’avait rien de commun avec celui que l’on beugle, à Paris, dans les églises. Celui-ci était tout à la fois flébile et ardent, soulevé par de si suppliantes adorations, qu’il semblait concentrer, en lui seul, l’immémorial espoir de l’humanité et son éternelle plainte.

Chanté sans accompagnement, sans soutien d’orgue, par des voix indifférentes à elles-mêmes et fondues en une seule, mâle et profonde, il montait en une tranquille audace, s’exhaussait en un irrésistible essor vers la Vierge, puis il faisait comme un retour sur lui-même et son assurance diminuait ; il avançait plus tremblant, mais si déférent, si humble, qu’il se sentait pardonné et osait alors, dans des appels éperdus, réclamer les délices imméritées d’un ciel.

Il était le triomphe avéré des neumes, de ces répétitions de notes sur la même syllabe, sur le même mot, que l’Eglise inventa pour peindre l’excès de cette joie intérieure ou de cette détresse interne que les paroles ne peuvent rendre ; et c’était une poussée, une sortie d’âme s’échappant dans les voix passionnées qu’exhalaient ces corps debout et frémissants de moines.

Durtal suivait sur son paroissien cette œuvre au texte si court et au chant si long ; à l’écouter, à la lire avec recueillement, cette magnifique exoration paraissait se décomposer en son ensemble, représenter trois états différents d’âme, signifier la triple phase de l’humanité, pendant sa jeunesse, sa maturité et son déclin ; elle était, en un mot, l’essentiel résumé de la prière à tous les âges. C’était d’abord le cantique d’exultation, le salut joyeux de l’être encore petit, balbutiant des caresses respectueuses, choyant avec des mots de douceur, avec des cajoleries d’enfant qui cherche à amadouer sa mère ; c’était le — « Salve Regina, Mater misericordiæ, vita, dulcedo et spes nostra, salve. » — Puis cette âme, si candide, si simplement heureuse, avait grandi et connaissant déjà les défaites volontaires de la pensée, les déchets répétés des fautes, elle joignait les mains et demandait, en sanglotant, une aide. Elle n’adorait plus en souriant, mais en pleurant ; c’était le — « Ad te clamamus exsules filii Hevæ ; ad te suspiramus gementes et flentes in hac lacrymarum valle. » — Enfin la vieillesse était venue ; l’âme gisait, tourmentée par le souvenir des avis négligés, par le regret des grâces perdues ; et, devenue plus craintive, plus faible, elle s’épouvantait devant sa délivrance, devant la destruction de sa prison charnelle qu’elle sentait proche ; et alors elle songeait à l’éternelle inanition de ceux que le Juge damne et elle implorait, à genoux, l’avocate de la terre, la consule du ciel ; c’était le « Eia ergo, Advocata nostra, illos tuos misericordes oculos ad nos converte et Jesum benedictum fructum ventris tui nobis post hoc exsilium ostende ».

Et, à cette essence de prière que prépara Pierre de Compostelle ou Hermann Contract, saint Bernard, dans un accès d’hyperdulie, ajoutait les trois invocations de la fin : « O clemens, o pia, o dulcis Virgo Maria », scellait l’inimitable prose comme avec un triple sceau, par ces trois cris d’amour qui ramenaient l’hymne à l’adoration câline de son début.

Cela devient inouï, se dit Durtal, lorsque les trappistes chantèrent ces doux et pressants appels ; les neumes se prolongeaient sur les O qui passaient par toutes les couleurs de l’âme, par tout le registre des sons ; et ces interjections résumaient encore, dans cette série de notes qui les enrobait, le recensement de l’âme humaine que récapitulait déjà le corps entier de l’hymne.

Et brusquement, sur le mot Maria, sur le cri glorieux du nom, le chant tomba, les cierges s’éteignirent, les moines s’affaissèrent sur leurs genoux ; un silence de mort plana sur la chapelle. Et, lentement, les cloches tintèrent et l’Angelus effeuilla, sous les voûtes, les pétales espacés de ses sons blancs.

Tous, maintenant prosternés, le visage dans les mains, priaient et cela dura longtemps ; enfin le bruit de la cliquette retentit ; tout le monde se leva, salua l’autel et, en une muette théorie, les moines disparurent par la porte percée dans la rotonde.

– Ah ! le véritable créateur de la musique plane, l’auteur inconnu qui a jeté dans le cerveau de l’homme la semence du plain-chant, c’est le Saint-Esprit, se dit Durtal, malade, ébloui, les yeux en larmes.

M. Bruno qu’il n’avait pas aperçu dans la chapelle vint le rejoindre. Ils traversèrent, sans parler, la cour, et quand ils furent rentrés dans l’hôtellerie, M. Bruno alluma deux bougeoirs, en remit un à Durtal et gravement lui dit :

– Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur.

Durtal grimpa l’escalier derrière lui. Ils se resaluèrent sur le palier et Durtal pénétra dans sa cellule.

Le vent soufflait sous la porte et la pièce, à peine éclairée par la flamme couchée de la bougie, lui parut sinistre ; le plafond très haut disparaissait dans l’ombre et pleuvait de la nuit.

Durtal s’assit, découragé, près de sa couche.

Et cependant, il était projeté par l’une de ces impulsions qu’on ne peut traduire, par une de ces jaculations où il semble que le cœur enfle et va s’ouvrir ; et, devant son impuissance à se déliter et à se fuir, Durtal finit par redevenir enfant, par pleurer sans cause définie, simplement par besoin de s’alléger de larmes.

Il s’affala sur le prie-Dieu, attendant il ne savait quoi qui ne vint pas ; puis devant le crucifix qui écartelait au-dessus de lui ses bras, il se mit à Lui parler, à Lui dire tout bas :

Père, j’ai chassé les pourceaux de mon être, mais ils m’ont piétiné et couvert de purin et l’étable même est en ruine. Ayez pitié, je reviens de si loin ! Faites miséricorde, seigneur, au porcher sans place ! Je suis entré chez vous, ne me chassez pas, soyez bon hôte lavez-moi !

Ah ! fit-il soudain, cela me fait penser que je n’ai pas vu le P. Étienne qui devait m’indiquer l’heure à laquelle le confesseur me recevrait demain ; il aura sans doute oublié de le consulter ; tant mieux, au fond cela me reculera d’un jour ; j’ai l’âme si courbaturée que j’ai vraiment besoin qu’elle repose.

Il se déshabilla, soupirant : il faut que je sois debout à trois heures et demie, pour être dans la chapelle à quatre : je n’ai pas de temps à perdre, si je veux dormir. Pourvu que je n’aie pas de névralgies, demain, et que je m’éveille avant l’aube !