Stock (p. 177-198).


IX



Il éprouvait ce réveil douloureux du malade qu’un médecin berne pendant des mois et qui apprend, un beau matin, qu’il n’a plus qu’à se faire transporter dans une maison de santé pour y subir une opération de chirurgie devenue pressante. — Mais on n’agit pas ainsi, se cria Durtal ; on prévient, peu à peu, les gens, on les accoutume par des précautions oratoires, à l’idée qu’il faudra se laisser découper sur l’étal, on ne les frappe pas de la sorte à l’improviste !

Oui, mais qu’importe, puisque je sens très bien, au fond de moi, que cet ecclésiastique a raison ; je dois, si je veux m’amender, quitter Paris ; c’est égal, le traitement qu’il m’inflige est vraiment dur à suivre, comment faire ?

Et il vécut, depuis ce moment, des jours hantés par les Trappes. Il rumina la pensée d’un départ, la retourna sur toutes ses faces ; il se remâcha le pour et le contre, finit par se dire : classons nos réflexions et ouvrons un compte ; établissons, pour nous y reconnaître, un Doit et Avoir.

Le Doit est terrible. — Ramasser sa vie et la jeter dans l’étuve d’un cloître ! Mais encore faudrait-il savoir si le corps est en état de supporter un remède pareil ; le mien est fragile et douillet, habitué à se lever tard ; il tombe en faiblesse quand il n’est pas réconforté par le sang des viandes et des névralgies surviennent, aussitôt que les heures des repas changent. Jamais je n’arriverai à tenir là-bas avec des légumes cuits dans de l’huile chaude ou dans du lait ; d’abord, je déteste la cuisine à l’huile et j’exècre d’autant plus le lait que je le digère mal.

Ensuite, je me vois à genoux, par terre, pendant des heures, moi qui ai tant souffert à la Glacière pour être resté dans cette posture pendant un quart d’heure à peine sur une marche.

Enfin, j’ai une telle habitude de la cigarette qu’il me serait absolument impossible d’y renoncer ; or, il est à peu près certain qu’on ne me laissera pas fumer dans un couvent.

Non, véritablement, au point de vue corporel, ce départ est insane ; dans l’état de santé où je suis, il n’y a pas un médecin qui ne me dissuaderait de tenter un semblable risque.

Si je me place maintenant au point de vue spirituel, je dois bien reconnaître aussi qu’une entrée à la Trappe est effrayante.

Il est à craindre, en effet, que ma sécheresse d’âme, que mon défaut d’amour ne persistent ; alors que deviendrai-je dans un tel milieu ? Puis il est également probable que, dans cette solitude, dans ce silence absolu, je m’ennuierai à mourir et, s’il en est ainsi, quelle existence que celle qui consistera à arpenter une cellule, en comptant les heures ! Non, il faudrait pour cela être certain d’être affermé par Dieu, d’être habité tout entier par lui.

Enfin, il existe deux redoutables questions sur lesquelles je ne me suis jamais appesanti, parce qu’il m’était pénible d’y songer, mais maintenant qu’elles se dressent devant moi, qu’elles me barrent la route, il sied que je les envisage : ce sont les questions de la confession et de la sainte Table.

Se confesser ? oui, j’y consens ; je suis si las de moi, si dégoûté de ma misérable vie que cette expiation m’apparaît comme méritée, comme nécessaire ; je désire m’humilier, je veux bien demander sincèrement pardon, mais encore faudrait-il que cette pénitence me fût assignée dans des conditions possibles ! — À la Trappe, si j’en crois l’abbé, personne ne s’occupera de moi ; autrement dit, personne ne m’encouragera, ne m’aidera à subir la douloureuse extraction des hontes ; je serai un peu ainsi qu’un malade qu’on opère à l’hôpital, loin de ses amis, loin des siens !

La confession, reprit-il, elle est une trouvaille admirable, car elle est la pierre de touche la plus sensible qui soit des âmes, l’acte le plus intolérable que l’Église ait imposé à la vanité de l’homme.

Est-ce étrange ! — On parle aisément de ses fredaines, de ses turpitudes à des amis, voire même, dans la conversation, à un prêtre ; cela ne paraît pas tirer à conséquence et peut-être qu’un peu de vantardise se mêle aux aveux des péchés faciles, mais raconter la même chose à genoux, en s’accusant, après avoir prié, cela diffère ; ce qui n’était qu’une amusette devient une humiliation vraiment pénible, car l’âme n’est pas dupe de ces faux semblants ; elle sait si bien, dans son for intérieur, que tout est changé, elle sent si bien la puissance terrible du sacrement, qu’elle, qui tout à l’heure souriait, tremble maintenant, dès qu’elle y pense.

Eh bien, si je me tiens en face d’un vieux moine qui sortira d’une éternité de silence pour m’écouter, d’un moine qui ne m’adjuvera, qui ne me comprendra peut-être point, ce sera affreux ! Jamais je n’arriverai au bout de mes peines, s’il ne me tend pas la perche, s’il me laisse étouffer sans me donner de l’air à l’âme, sans me porter secours !

Quant à l’Eucharistie, elle me semble, elle aussi, terrible. Oser s’avancer, oser Lui offrir comme un tabernacle son égout à peine clarifié par le repentir, son égout drainé par l’absolution, mais encore à peine sec, c’est monstrueux ! Je n’ai pas du tout le courage d’imposer au Christ cette dernière insulte ; alors à quoi bon s’enfuir dans un monastère ?

Non, plus j’y réfléchis, plus je suis forcé de conclure que je serais fou si je m’aventurais dans une Trappe !

L’Avoir, maintenant. La seule œuvre propre de ma vie serait justement de faire un paquet de mon passé et de l’apporter, pour le désinfecter, dans un cloître ; et si cela ne me coûtait pas d’ailleurs, où serait le mérite ?

Rien ne me démontre, d’autre part, que mon corps, si débilité qu’il soit, ne supportera pas le régime des Trappes. Sans croire, ou feindre de croire, avec l’abbé Gévresin, que ce genre de nourriture puisse m’être propice, je dois compter sur une allégeance surhumaine, admettre, en principe, que si je suis envoyé là, ce n’est point pour m’y aliter ou pour être obligé, dès mon arrivée, d’en partir. — À moins pourtant que ce ne soit le châtiment préparé, l’expiation voulue ; et encore non, car ce serait prêter à Dieu d’impitoyables ruses et c’est absurde !

Quant à la cuisine, peu importe qu’elle soit inhumaine si mon estomac la digère ; mal manger, se lever dans la nuit, ce n’est rien, pourvu que le corps l’endure ; je trouverai bien moyen aussi de fumer des cigarettes, en contrebande, au fond des bois.

Enfin huit jours sont bien vite écoulés et je ne suis même pas forcé, si je me sens défaillir, d’y résider huit jours !

Au point de vue spirituel, je dois bien encore tabler sur la miséricorde divine, croire qu’elle ne m’abandonnera pas, qu’elle me débridera les plaies, qu’elle me modifiera le fond de l’âme. Oui, je sais bien, ce sont des arguments qui ne reposent sur aucune certitude terrestre ; mais pourtant si j’ai des preuves que déjà la Providence s’est immiscée dans mes affaires, je n’ai pas de raisons pour juger que ces arguments sont plus débiles que les motifs purement physiques qui servent à étayer mon autre thèse. Or, il faut se rappeler cette conversion si en dehors de ma volonté, il faut enfin tenir compte d’un fait qui devrait m’encourager, de la faiblesse des tentations que maintenant j’éprouve.

Il est difficile d’avoir été plus rapidement et plus complètement exaucé. Que je doive cette grâce à mes propres prières ou à celles des couvents qui m’ont défendu, sans me connaître, toujours est-il que, depuis quelque temps déjà, ma cervelle se tait et que ma chair est calme. Ce monstre de Florence m’apparaît bien encore, à certaines heures, mais elle ne s’approche plus, elle demeure dans la pénombre et la fin du Pater, le « Ne nos inducas in tentationem » la met en fuite.

Voilà un fait insolite et précis pourtant ; pourquoi douter alors que je puisse être mieux soutenu à la Trappe, que je ne le suis à Paris même ?

Restent la confession et la communion.

La confession ? — Elle sera ce que le Seigneur voudra qu’elle soit ; c’est lui qui me choisira le moine ; moi, je ne peux que me laisser servir ; et puis, plus ce sera rêche et mieux ça vaudra ; si je souffre bien, je me croirai moins indigne de communier.

Le point le plus douloureux, reprenait-il, c’est celui-là : communier ! — Raisonnons pourtant ; il est certain que je serai turpide, en proposant au Christ de descendre ainsi qu’un puisatier dans ma fosse ; mais si j’attends qu’elle soit vide, jamais je ne serai en état de le recevoir, car mes cloisons ne sont pas étanches et toujours des péchés s’y infiltrent par des fissures !

Tout bien considéré, l’abbé était dans le vrai lorsqu’il me répondit un jour : mais, moi non plus, je ne suis pas digne de L’approcher ; Dieu merci, je n’ai pas ces cloaques dont vous me parlez, mais, le matin, quand je vais dire ma messe et que je songe aux poussières de la veille, pensez-vous donc que je n’aie point de honte ? Il convient, voyez-vous, de toujours se reporter aux Evangiles, de se répéter qu’Il est venu pour les infirmes et les malades, qu’il veut visiter les péagers et les lépreux ; enfin, il faut se convaincre que l’eucharistie est une vigie, est un secours, qu’elle est accordée comme il est écrit dans l’ordinaire de la Messe : « ad tutamentum mentis et corporis et ad medelam percipiendam » ; elle est, lâchons le mot, un médicament spirituel ; on va au Sauveur de même qu’on se rend chez un médecin ; on lui apporte son âme à soigner et il la soigne !

Je suis en face de l’inconnu, poursuivait Durtal ; je me plains d’être sec, d’être extravagué, mais qui m’affirme que si je me déterminais à communier, je resterais ainsi ? Car enfin si j’ai la Foi, je dois croire à l’occulte travail du Christ dans le Sacrement ! Enfin, j’appréhende de m’ennuyer dans la solitude ; avec cela que je m’amuse ici ! Je n’aurai toujours plus, à la Trappe, ces tergiversations de toutes les minutes, ces continuelles transes ; j’aurai le bénéfice d’être assis en moi-même, au moins ; et puis… et puis… la solitude, mais je la connais ! Est-ce que depuis la mort de des Hermies et de Carhaix, je ne vis pas à l’écart ; car enfin je fréquente qui ? Quelques éditeurs, quelques hommes de lettres et les relations avec ces gens-là n’ont rien qui me plaisent ; quant au silence, c’est un bienfait ; je n’entendrai pas débiter de sottises dans une Trappe, je n’écouterai pas de minables homélies, d’indigents sermons ; mais je devrais exulter d’être enfin isolé loin de Paris, loin des hommes !

Il se tut et il se fit encore une sorte de revirement en lui ; et, mélancoliquement, il se dit : ce que ces litiges sont inutiles, ce que ces réflexions sont vaines ! Il n’y a pas à tenter de se faire le comptable de son âme, d’établir des doit et avoir, à tâcher de balancer ses comptes ; je sais, sans savoir comment, qu’il faut partir ; je suis poussé en dehors de moi par une impulsion qui me monte du fond de l’être et à laquelle je suis parfaitement certain qu’il faudra céder. À ce moment-là, Durtal était décidé, mais, dix minutes après, cet essai de résolution s’effondrait ; il se sentait repris par sa lâcheté, il se remâchait, une fois de plus, des arguments pour ne pas bouger, concluait que ses preuves, pour demeurer à Paris, étaient palpables, humaines, sûres, tandis que les autres étaient intangibles, extranaturelles, par conséquent sujettes à des illusions, peut-être fausses.

Et il s’inventait la peur de ne pas obtenir une chose dont il avait peur, se disait que la Trappe ne l’accueillerait pas ou bien qu’elle lui refuserait la communion et alors il se proposait un moyen terme : se confesser à Paris et communier à la Trappe

Mais alors il se passait en lui un fait incompréhensible ; toute son âme s’insurgeait à cette idée et l’ordre formel lui était vraiment insufflé de ne pas ruser ; et il se disait : non, le chicotin doit être bu jusqu’à la dernière goutte, c’est tout ou rien ; si je me confessais à l’abbé, ce serait une désobéissance à des prescriptions absolues et secrètes ; je serais capable de ne plus aller à Notre-Dame de l’Atre après !

Que faire ? — Et il s’accusait de défiance, appelait à son aide, une fois de plus, le souvenir des bienfaits reçus, ce dessillement des yeux, cette marche insensible vers la Foi, la rencontre de ce prêtre unique, du seul peut-être qui pouvait le comprendre et le traiter d’une façon si bénigne et si souple ; mais il essayait vainement de se réconforter ; alors, il se suscitait le rêve de la vie monacale, la souveraine beauté du cloître ; il s’imaginait l’allégresse du renoncement, la paix des folles oraisons, l’ivresse intérieure de l’esprit, la joie de n’être plus chez soi dans son propre corps ! Quelques mots de l’abbé sur la Trappe servaient de tremplin à ses songeries et il apercevait une vieille abbaye, grise et tiède, d’immenses allées d’arbres, des ciels filants confus sous le chant des eaux, des promenades muettes dans les bois, à la tombée du jour ; il évoquait les solennelles liturgies du temps de saint Benoît, il voyait la moelle blanche des chants monastiques monter sous l’écorce à peine taillée des sons ! Il parvenait à s’emballer, se criait : tu as rêvé pendant des années, sur les cloîtres, réjouis-toi car tu vas enfin les connaître ! Et il eût voulu partir aussitôt, y habiter et, brusquement, d’un coup, il dégringolait dans la réalité et se disait : c’est facile de désirer vivre dans un monastère, de raconter à Dieu qu’on voudrait bien s’y abriter, quand l’existence de Paris vous pèse, mais lorsqu’il s’agit d’y émigrer pour tout de bon, c’est autre chose !

Il se ruminait ces pensées, partout, dans la rue, chez lui, dans les chapelles. Il faisait la navette d’une église à l’autre, espérant soulager ses transes, en les changeant de place, mais elles persistaient, lui rendaient tous les endroits insupportables.

Puis c’était toujours, dans les lieux consacrés, cette siccité d’âme, ce ressort cassé des élans, ce silence qui se faisait soudain en lui, alors qu’il eût voulu se consoler en Lui parlant. Ses meilleurs moments, ses haltes dans ce boulevari, c’étaient certaines minutes de torpeur absolue ; il avait alors comme de la neige dans l’âme ; il n’y entendait plus rien.

Mais cet assoupissement de pensées ne durait guère, et la bourrasque soufflait à nouveau et les prières qui eussent pu l’apaiser se refusaient encore à sortir ; il sollicitait la musique religieuse, les proses désolées des psaumes, les crucifixions des Primitifs pour s’exciter, mais les oraisons couraient, en se brouillant sur ses lèvres ; elles se dépouillaient de tout sens, devenaient des mots désemplis, des coques vides.

À Notre-Dame des Victoires où il se traînait dans l’espérance qu’il se dégèlerait au feu des prières voisines, il se dégourdissait, en effet, un peu ; il lui semblait alors qu’il se lézardait, fuyait goutte à goutte en des douleurs informulées qui se résumaient dans une plainte d’enfant malade où il disait tout bas à la Vierge : ce que j’ai mal à l’âme !

Puis, de là, il retournait à Saint-Séverin, s’installait sous cette voûte tannée par la patine des prières, et, hanté par son idée fixe, il se plaidait les circonstances atténuantes, s’exagérait les austérités de la Trappe, tâchait presque d’exaspérer sa peur pour excuser, dans un vague appel à la Madone, ses défaillances.

Il faut pourtant que j’aille voir l’abbé Gévresin, murmurait-il, mais le courage lui manquait pour aller prononcer ce « oui » que lui demanderait sûrement le prêtre. Il finit par découvrir un joint pour le visiter, sans se croire obligé à s’engager encore.

Après tout, pensa-t-il, je ne possède aucun renseignement précis sur cette Trappe ; je ne sais même pas s’il ne serait point nécessaire, pour s’y rendre, de faire un voyage coûteux et long ; l’abbé raconte bien qu’elle n’est pas éloignée de Paris, mais enfin je ne puis, sur cette simple affirmation, me décider ; il serait bien utile aussi de connaître les mœurs de ces cénobites, avant que d’aller séjourner chez eux.

L’abbé sourit quand Durtal lui soumit ces objections.

— Le voyage est bref, répondit-il ; vous prenez à la gare du Nord, à 8 heures du matin, un billet pour Saint-Landry ; le train vous y dépose à 11 heures trois quarts, vous déjeunez dans une auberge près de la gare ; là, tandis que vous buvez votre café, on vous prépare une voiture et, après quatre heures de galop, vous arrivez à Notre-Dame de l’Atre pour dîner ; est-ce difficile ?

Quant au prix, il est modique. Autant que je puis me le rappeler, le chemin de fer coûte une quinzaine de francs ; ajoutez deux ou trois francs pour le repas et six ou sept francs pour la voiture…

Et Durtal se taisant, l’abbé reprit : — eh bien ?

— Ah ! tout ça, tout ça…, si vous saviez… — je suis dans un état à faire pitié ; je veux et je ne veux pas ; je voudrais gagner du temps, retarder l’heure du départ.

Et il continua : — J’ai l’âme détraquée ; dès que je veux prier, mes sens s’épandent au dehors, je ne puis me recueillir et, du reste, si je parviens à me rassembler, cinq minutes ne s’écoulent point que je me désagrège ; non, je n’ai ni ferveur, ni contrition véritables ; je ne L’aime pas assez, là, s’il faut vous le dire.

Enfin, depuis deux jours, une affreuse certitude s’est implantée en moi ; je suis sûr que, malgré ma bonace charnelle, si je me trouvais en face de certaine femme dont la vue m’affole, je céderais ; j’enverrais la religion au diable ; je reboirais mon vomis à pleine bouche ; je ne tiens que parce que je ne suis pas tenté ; je ne vaux pas mieux que lorsque je péchais. Avouez que je suis dans un bien misérable état pour me retirer dans une Trappe.

— Vos raisons sont pour le moins fragiles, répondit l’abbé :

Vous me dites d’abord que vous êtes distrait dans vos prières, inapte à ne point disperser vos sens ; mais vous êtes comme tout le monde, en somme ! Sainte Térèse, elle-même, déclare que bien souvent elle ne pouvait réciter le « Credo » sans s’évaguer : c’est là une faiblesse dont il sied de prendre humblement son parti ; il convient surtout de ne pas s’appesantir sur ces maux, car la crainte de les voir revenir en assure l’assiduité ; on se distrait de ses oraisons par la peur même de ces distractions et par le regret de les avoir eues ; allez plus de l’avant, cherchez le large, priez du mieux que vous pourrez et ne vous inquiétez pas !

Vous m’affirmez, d’autre part, que si vous rencontriez une personne dont les attraits vous troublent, vous succomberiez ; qu’en savez-vous ? pourquoi prendre souci de séductions que Dieu ne vous inflige pas encore et qu’il vous épargnera peut-être ? pourquoi douter de sa miséricorde ? pourquoi ne pas croire au contraire, que s’il jugeait la tentation utile, il vous aiderait assez pour vous empêcher de sombrer ?

Dans tous les cas, vous n’avez pas à appréhender par anticipation le dégoût de votre faiblesse ; l’Imitation l’atteste : « quoi de plus insensé et de plus vain que de s’affliger de choses futures qui n’arriveront peut-être jamai »s. Non, c’est assez de s’occuper du présent, car, à chaque jour suffit sa peine : « sufficit diei malitia sua ».

Vous prétendez enfin que vous n’avez pas l’amour de Dieu, je vous répondrai encore : qu’en savez-vous ? — Vous l’avez cet amour, par cela seul que vous désirez l’avoir, que vous regrettez de ne pas l’avoir ; vous aimez Notre Seigneur par ce seul fait que vous voulez l’aimer !

Oh ! C’est spécieux, murmura Durtal. — Enfin, reprit-il, et si, à la Trappe, le moine, révolté par l’outrage prolongé de mes fautes, me refuse l’absolution et m’empêche de communier ?

Du coup, l’abbé se mit à rire.

— Vous êtes fou ! ah ça, mais quelle idée vous faites-vous du Christ ?

— Du Christ, non, mais de son médiateur, de l’être humain qui le remplace…

— Vous ne pouvez échoir qu’à l’homme désigné d’avance, là-haut, pour vous juger ; vous avez d’ailleurs, à Notre-Dame de l’Atre, toutes les chances pour vous agenouiller aux pieds d’un saint ; dès lors, Dieu l’inspirera, sera là ; vous n’avez rien à craindre.

Quant à la communion, la perspective d’en être écarté vous effraie ; mais n’est-ce pas encore une preuve de plus que, contrairement à votre opinion, Dieu ne vous laisse pas insensible ?

— Oui, mais l’idée de communier ne m’effraie pas moins !

— Je vous répéterai encore : si Jésus vous était indifférent, il vous serait bien égal de consommer ou de ne pas consommer les Espèces Saintes !

— Tout cela ne me convainc guère, soupira Durtal ; je ne sais plus où j’en suis ; j’ai peur du confesseur, des autres, de moi-même ; c’est insensé, mais c’est plus fort que moi ; je ne parviens pas à prendre le dessus !

— L’eau vous épouvante ; imitez Gribouille, jetez-vous bravement dedans ; voyons, si j’écrivais à la Trappe aujourd’hui même que vous y arrivez ; quand ?

— Oh ! s’écria Durtal, attendez encore.

— Le temps d’avoir une réponse, comptons deux fois vingt-quatre heures ; voulez-vous vous y rendre dans cinq jours ?

Et comme Durtal, abasourdi, se taisait.

— Est-ce entendu ?

Alors Durtal éprouva, dans ce moment, une chose étrange ; ce fut, ainsi que plusieurs fois à Saint-Séverin, une sorte de touche caressante, de poussée douce ; il sentit une volonté s’insinuer dans la sienne, et il recula, inquiet de se voir ainsi géminé, de ne plus se trouver seul dans ses propres aîtres ; puis il fut inexplicablement rassuré, s’abandonna, et dès qu’il eut prononcé ce « oui », un immense allègement lui vint ; et, sautant alors d’un excès à un autre, il s’ébroua à l’idée que ce départ n’aurait pas lieu tout de suite et il regretta de passer encore à Paris cinq jours.

L’abbé se mit à rire. — Mais encore faut-il que les trappistes soient prévenus ; c’est une simple formalité, car avec un mot de moi, vous serez aussitôt reçu, mais attendez au moins que je l’envoie, ce mot ! Je le mettrai à la poste ce soir, n’ayez donc aucune inquiétude et dormez en paix.

Durtal rit, à son tour, de son impatience. — Avouez, dit-il, que je deviens bien ridicule !

Le prêtre haussa les épaules. — Voyons, vous m’avez questionné sur ma petite Trappe ; je vais m’efforcer de vous satisfaire. Elle est minuscule si on la compare à la grande Trappe de Soligny ou aux établissements de Sept-Fonds, de Meilleray ou d’Aiguebelle, car elle ne se compose que d’une dizaine de pères de chœur et d’une trentaine de frères-lais ou convers. Il y a aussi avec eux un certain nombre de paysans qui travaillent à leurs côtés et les aident à cultiver la terre ou à fabriquer leur chocolat.

— Ils font du chocolat !

— Cela vous étonne ? et avec quoi voulez-vous qu’ils vivent ? Ah dame ! Je vous préviens, ce n’est pas dans un somptueux monastère que vous irez !

— J’aime mieux cela. — Mais, à propos des légendes sur les Trappes, je suppose que les moines ne se saluent pas d’un « frère, il faut mourir » et qu’ils ne creusent pas, chaque matin, leur tombe ?

— Ce sont des histoires à dormir debout. Ils ne s’occupent nullement de leur tombe et ils se saluent silencieusement, puisqu’il leur est interdit de parler.

— Mais alors, comment ferai-je, moi, si j’ai besoin de quelque chose ?

— L’abbé, le confesseur, le père hôtelier ont le droit de converser avec les hôtes ; vous n’aurez affaire qu’à eux seuls ; les autres s’inclineront devant vous lorsqu’ils vous rencontreront, mais si vous les interrogez, ils ne vous répondront pas !

— C’est toujours bon à savoir. — Et comment sont-ils habillés ?

— Avant la fondation des Cîteaux, les Bénédictins portaient, on le croit du moins, le costume noir de saint Benoît ; les Bénédictins proprement dits s’en revêtent encore ; mais à Cîteaux la couleur fut changée et les Trappes, qui sont un rejeton de cette branche, ont adopté la robe blanche de saint Bernard.

— Vous me pardonnez, n’est-ce pas, toutes ces questions qui doivent vous paraître puériles ? Mais puisque je suis sur le point de fréquenter ces religieux, encore faut-il que je sois un peu renseigné sur les coutumes de leur ordre.

— Je suis à votre entière disposition, répliqua l’abbé.

Et Durtal le questionnant sur la situation de l’abbaye même, il reprit :

— Le monastère actuel date du XVIIIe siècle, mais vous verrez dans ses jardins les débris de l’ancien cloître qui fut érigé du temps de saint Bernard. Il y eut, au Moyen Age, une succession de Bienheureux dans ce couvent ; c’est une terre vraiment bénie, apte aux méditations et aux regrets.

L’abbaye est située dans le fond d’une vallée, suivant les prescriptions de saint Bernard, car vous savez que si saint Benoît aimait les collines, saint Bernard recherchait les plaines basses et humides pour y fonder ses cénobies. Un vieux vers latin nous a conservé les goûts différents de ces deux saints :

« Benedictus colles, valles Bernardus amabat. »

— Etait-ce par attrait personnel ou dans un but pieux que saint Bernard bâtissait ses ermitages dans des lieux malsains et plats ? — C′était pour que ses moines, dont la santé se débilitait dans les brumes, eussent constamment sous les yeux la salutaire image de la mort.

— Diantre !

— J’ajoute tout de suite que le val où s’élève Notre-Dame de l’Atre est maintenant sans marécage et que l’air y est très pur ; vous y longerez de délicieux étangs et je vous recommande, à la lisière de la clôture, une allée de noyers séculaires où vous pourrez faire d’émollientes promenades, au point du jour.

Et, après un silence, l’abbé Gévresin reprit :

— Marchez beaucoup là-bas, parcourez les bois dans tous les sens ; les forêts vous instruiront mieux sur votre âme que les livres, « aliquid amplius invenies in sylvis quam in libris », a écrit saint Bernard ; priez et les journées seront courtes.

Durtal partit, réconforté, presque joyeux, de chez ce prêtre ; il se sentait au moins l’allègement d’une situation tranchée, d’une résolution enfin prise. Il ne s’agit plus maintenant que de se préparer de son mieux à cette retraite, se dit-il ; et il pria, se coucha, pour la première fois depuis des mois, l’esprit tranquille.

Mais, le lendemain, dès son réveil, il déchanta ; toutes ses préoccupations, toutes ses transes revinrent ; il se demanda si sa conversion était mûre pour la brancher et la porter dans une Trappe ; la peur du confesseur, l’appréhension de l’inconnu l’assaillirent à nouveau. J’ai eu tort de répondre si vite, et il s’arrêta :

Pourquoi ai-je dit oui ? Le souvenir de ce mot prononcé par sa bouche, pensé par une volonté qui était encore la sienne et qui était cependant autre, se rappelait à sa mémoire. Ce n’est pas la première fois que pareil fait m’arrive, rumina-t-il, j’ai déjà subi, seul, dans les églises, des conseils inattendus, des ordres muets, et il faut avouer que c’est vraiment atterrant de sentir cette infusion d’un être invisible en soi, et de savoir qu’il peut presque vous exproprier, s’il lui plaît, du domaine de votre personne.

Eh non, ce n’est point cela ; il n’y a point substitution d’une volonté extérieure à la sienne, car l’on conserve absolument intact son franc-arbitre ; ce n’est pas davantage une de ces impulsions irrésistibles qu’endurent certains malades, puisque rien n’est plus facile que d’y résister et c’est moins encore une suggestion puisqu’il ne s’agit, dans ce cas, ni de passes magnétiques, ni de somnambulisme provoqué, ni d’hypnose ; non, c’est l’irrésistible entrée d’une velléité étrangère en soi ; c’est la soudaine intrusion d’un désir net et discret, et c’est une poussée d’âme tout à la fois ferme et douce. Ah ! je suis encore inexact, je bafouille, mais rien ne peut rendre cette attentive pression qu’un mouvement d’impatience ferait évanouir ; on le sent et c’est inexprimable !

Toujours est-il que l’on écoute avec surprise, presque avec angoisse cette induction, qui n’emprunte pour se faire entendre aucune voix même intérieure, qui se formule sans l’assistance des mots — et tout s’efface, le souffle qui vous pénétra disparaît. L’on voudrait que cette incitation vous fût confirmée, que le phénomène se renouvelât pour l’observer de plus près, pour tenter de l’analyser, de la comprendre, et c’est fini ; vous restez seul avec vous-même, vous êtes libre de ne pas obéir, votre volonté est sauve, vous le savez, mais vous savez aussi que, si vous repoussez ces invites, vous assumez pour l’avenir d’indiscutables risques.

En somme, poursuivit Durtal, il y a là influx angélique, touche divine ; il y a là quelque chose d’analogue à la voix interne si connue des mystiques, mais c’est moins complet, moins précis, et pourtant c’est aussi sûr.

Et, songeur, il conclut : ce que je me serais rongé, ce que je me serais colleté avec moi-même, avant de pouvoir répondre à ce prêtre dont les arguments ne me persuadaient guère, si je n’avais eu ce secours imprévu, cette aide !

Mais alors, puisque je suis mené par la main, qu’ai-je à craindre ?

Et il craignait quand même, ne parvenait pas à se pacifier ; puis, s’il avait profité du bien-être d’une décision, il était miné pour l’instant par l’attente d’un départ.

Il essayait de tuer les journées dans des lectures, mais il devait constater, une fois de plus, qu’il n’y avait de consolations à attendre d’aucun livre. Nul ne se rapprochait, même de loin, de son état d’âme. La haute Mystique était si peu humaine, planait à de telles altitudes, loin de nos fanges, qu’on ne pouvait espérer d’elle un souverain appui. Il finissait par se rejeter sur l’« Imitation », dont la Mystique mise à la portée des foules, était une tremblante et plaintive amie qui vous pansait dans les cellules de ses chapitres, priait et pleurait avec vous, compatissait, en tout cas, au veuvage éploré des âmes.

Malheureusement, Durtal l’avait tant lue et il était si saturé des Evangiles, qu’il en avait temporairement épuisé les vertus parégoriques et les calmants. Las de lectures, il recommença ses courses dans les églises. Et si les trappistes ne veulent pas de moi ? se disait-il, que deviendrai-je ?

— Mais puisque je vous affirme qu’ils vous accueilleront, répliquait l’abbé qu’il allait voir. Il ne fut tranquille que le jour où le prêtre lui tendit la réponse de la Trappe.

Il lut :

« Nous recevrons très volontiers, pour huit jours, à notre hôtellerie, le retraitant que vous voulez bien nous recommander ; je ne vois, pour le moment, aucun empêchement à ce que cette retraite commence mardi prochain. »

« Dans l’espoir, monsieur l’abbé, que nous aurons également bientôt le plaisir de vous revoir dans notre solitude, je vous prie d’agréer l’assurance de mes sentiments les plus respectueux. »

« F. M. Etienne,
« hôtelier. »

Il la lut et la relut, enchanté et terrifié à la fois. Il n’y a plus à douter, c’est irrévocable, fit-il. Et il s’en fut en hâte à Saint-Séverin, ayant moins, peut-être, le besoin de prier que de se rendre près de la vierge, de se montrer à elle, de lui faire une sorte de visite de remerciement, de lui exprimer, rien que par sa présence, sa gratitude.

Et il fut pris par le charme de cette église, par son silence, par l’ombre qui tombait dans l’abside, du haut de ses palmiers de pierre, et il finit par s’anonchalir, par s’acagnarder sur une chaise, par n’avoir plus qu’un désir, celui de ne pas rentrer dans la vie de la rue, de ne pas sortir de son refuge, de ne plus bouger.

Et le lendemain, qui était un dimanche, il s’arrêta chez les bénédictines pour entendre la grand’messe. Un moine noir la célébrait ; il reconnut un bénédictin, quand ce prêtre chanta : « Dominous vobiscoum », car l’abbé Gévresin lui avait appris que les bénédictins prononçaient le latin à l’italienne.

Bien qu’il n’aimât guère cette prononciation qui enlevait au latin la sonorité de ses mots et faisait, en quelque sorte, des phrases de cette langue, des attelages de cloches dont on aurait cotonné les battants ou étoupé les vases, il se laissait aller, poigné par l’onction, par l’humble piété de ce moine qui tremblait presque de respect et de joie, alors qu’il baisait l’autel ; et il avait une voix foncée à laquelle répondaient, derrière la grille, les claires envolées des nonnes.

Durtal haletait, écoutant ces tableaux fluides de primitifs se dessiner, se former, se peindre dans l’air ; il était saisi aux moelles ainsi qu’il l’avait été jadis pendant la grand’messe de Saint-Séverin. Perdue dans cette église où la fleur des mélodies se fanait pour lui depuis qu’il connaissait le plain-chant des bénédictines, il la retrouvait, cette émotion, ou plutôt il la rapportait avec lui, de Saint-Séverin dans cette chapelle.

Et pour la première fois, il eut un désir fou, un désir si violent qu’il lui fondit le cœur.

Ce fut au moment de la communion. Le moine, levant l’hostie, proférait le « Domine, non sum dignus ». Pâle et les traits tirés, les yeux dolents, la bouche grave, il semblait échappé d’un moutier du Moyen Âge, découpé dans un de ces tableaux flamands où les religieux se tiennent debout au fond, alors que, devant eux, des moniales agenouillées prient, les mains jointes, près des donateurs, l’enfant Jésus auquel la vierge sourit, en baissant, sous un front bombé, de longs cils.

Et lorsqu’il descendit les marches et communia deux femmes, Durtal frémit, jaillit en un élan vers le ciboire.

Il lui parut que s’il était alimenté avec ce pain, tout serait fini, ses sécheresses et ses peurs ; il lui sembla que ce mur de péchés qui avait monté, d’années en années, et lui barrait la vue, s’écroulerait et qu’enfin il verrait ! Et il eut hâte de partir pour la Trappe, de recevoir, lui aussi, le corps sacré des mains d’un moine.

Cette messe le renforça comme un tonique ; il sortit de cette chapelle, joyeux et plus ferme, et quand l’impression s’affaiblit un peu avec les heures, il demeura moins attendri peut-être, mais aussi résolu, plaisantant avec une douce mélancolie, le soir, sur sa situation ; se disant : il y a bien des gens qui vont à Barèges ou à Vichy faire des cures de corps, pourquoi n’irais-je pas, moi, faire une cure d’âme dans une Trappe ?