En racontant/Les Pêcheurs du Labrador

Traduction par Alphonse Gagnon (1851-1932).
Typographie de C. Darveau (p. 11-75).

LES
PÊCHEURS DU LABRADOR


UN ÉPISODE
SUR LA CÔTE DU LABRADOR.

Le poète fait des chansons,
Le guerrier massacre des hommes,
Et le pêcheur prend des poissons.

LEFRANC DE POMPIGNAN.


La surveillance de la marine, c’est-à-dire le soin des phares, des signaux et des postes d’approvisionnements, fait partie de mes attributions. Je dois aussi veiller au bien-être des pêcheurs, surtout dans les mauvaises années, et maintes fois je me suis vu obligé de visiter différents endroits, en particulier la côte du Labrador, et d’y distribuer des secours, la pêche ayant complètement fait défaut. Ces années dernières surtout, l’intervention généreuse et immédiate des gouvernements provincial et fédéral a été mise à contribution.

Le pauvre pêcheur, vivant éloigné des grands centres, est exposé à bien des privations à raison même de son état. La pêche, comme toutes les choses du monde, du reste, est inconstante, et semble varier au gré du caprice ; là, surtout, la nature a ses retours d’heurs et de malheurs. À une année d’abondance succéderont peut-être plusieurs années qui seront presque nulles. Je ne puis mieux faire, pour vous donner une idée de la vie du pêcheur, que de vous raconter quelques faits venus à ma connaissance, lorsque, en 1868, je fus chargé de visiter la côte du Labrador et autres stations de pêche.

Au commencement de l’automne de cette même année, le gouverneur-général, alors Lord Monck, reçut une lettre du capitaine du vaisseau le Sphinx, revenant d’une croisière sur la côte du Labrador, attirant son attention sur l’état déplorable des pêcheurs, et citant, en particulier, le cas d’une famille de la baie Bradore, appelée Jones. Comme cette partie de la côte était comprise dans le territoire de la province de Québec, cette affaire fut référée au gouvernement provincial.

Le ministère de la marine voulut bien tout de même mettre à la disposition du gouvernement le steamer Napoléon iii, qui devait bientôt visiter les phares du golfe. Sir Narcisse Belleau était alors lieutenant-gouverneur, et l’honorable M. Chauveau, premier ministre de la province.

Ces messieurs prièrent le ministre de la marine, à Ottawa, de vouloir bien me permettre de me rendre sur les lieux, et de porter secours aux pêcheurs en détresse.

Je reçus en conséquence instruction de représenter le gouvernement provincial, qui m’accorda généreusement la somme de $2,000, avec liberté absolue d’en disposer comme je l’entendrais pour alléger la misère de ces pauvres gens ; j’avais ordre aussi de ramener tous ceux qui en manifesteraient le désir.

Je partis de Québec le 22 septembre, après avoir fait placer à bord du Napoléon iii plus de 300 quarts de farine, de viande et autres provisions ; de la poudre et du plomb pour ceux qui, possédant un fusil, pourraient faire la chasse. Inutile de vous raconter aucun incident des trois premières semaines de mon voyage ; je vais de suite essayer de vous décrire l’état dans lequel je trouvai une famille, celle de Jones, comme un exemple de beaucoup d’autres placées dans les mêmes conditions.

Nous atteignîmes Blanc-Sablon, dernière limite du Labrador canadien ; une petite rivière à cet endroit sert de démarcation entre le territoire du Canada et celui de Terreneuve.

Je visitai au-delà de trente établissements de pêche. En été, les pêcheurs viennent sur les îles où ils font la pêche. Ces îles sont fort nombreuses sur toute la côte du Labrador, qui s’étend sur une longueur d’environ soixante lieues. La côte elle-même est une assise de granit très accidentée, formant des collines et de petites montagnes sur la terre ferme. Chaque famille possède ordinairement deux maisons. L’une est construite sur l’île où se fait la pêche, et sert de demeure pendant la plus grande partie de l’année ; l’autre est érigée sur la terre ferme. En hiver, ils habitent celle de terre, qui est plus chaude et plus rapprochée du bois, qu’ils vont chercher dans les ravins, quelquefois à des distances considérables, au moyen de traîneaux appelés cométiques.

Lorsque j’arrivai sur la côte du Labrador, j’y trouvai plusieurs familles dans le plus grand dénuement, en face d’un hiver rigoureux de huit mois. Elles furent toutes abondamment secourues. Le matin du 13 octobre, je poussai une reconnaissance jusqu’à Blanc-Sablon, où je trouvai quelques pêcheurs au service d’une puissante compagnie, qui achetait le poisson et chargeait des navires pour une maison de Jersey. Cette localité était le rendez-vous où tous les pêcheurs des environs venaient échanger les produits de leur pêche contre des provisions de bouche, des étoffes et autres nécessités de la vie. Je m’informai d’abord de cette famille Jones, dont on m’avait mentionné le cas particulier. On me dit qu’elle demeurait à la baie de Bradore, à huit ou neuf milles plus loin mais comme il m’était impossible de m’y rendre par bateau, à cause de la grosse mer qu’il faisait, je pensai qu’il me serait facile d’y arriver par terre, avec l’aide d’un guide qui m’y conduirait à travers les montagnes.

M. Duhamel, naguère gardien du phare de la Pointe Est de l’Anticosti, qui devait remonter à Québec en même temps que moi, s’offrit à m’accompagner. Nous nous habillâmes chaudement, sans trop cependant nous surcharger, et, chaussés de bottes légères de loup-marin et nos poches bourrées de biscuits, nous nous mîmes en route, un pêcheur, autrefois de St. Malo, battant la marche.

Il faisait froid mais beau, et comme les rochers étaient couverts d’une mousse tendre, nous allions passablement vite. Notre guide, qui aimait à causer, contribua beaucoup à diminuer les ennuis de la route, en me décrivant les lieux d’intérêt que nous traversions.

Comme nous n’avions plus que cinq milles à parcourir, nous vîmes venir au-devant de nous un homme d’une grande taille, au teint bruni, d’une quarantaine d’années, revêtu d’un habit de toile, portant un chapeau de toile goudronné, et chaussé de souliers en peau de loup-marin.

Notre guide, qui le connaissait, l’appela par son nom, et j’appris par là que c’était justement ce pauvre Jones chez qui nous devions nous rendre. Lorsque nous le rencontrâmes, il se dirigeait du côté de la baie, pour tâcher de découvrir quelque chose pour empêcher sa famille de mourir de faim.

Sa démarche semblait indécise, son regard morne et abattu, et son apparence souffreteuse dénotait un homme en proie aux privations et à la misère. Je m’approchai et lui donnai la main, qu’il toucha en homme bien élévé, et répondit d’une manière intelligente et courtoise aux questions banales que je lui adressai.

Je le priai de revenir sur ses pas, vu que je désirais visiter son établissement, ne voulant lui laisser savoir, pas plus qu’à notre guide, la nature de ma mission.

« C’est une bien triste demeure à visiter, me dit-il ; la pêche m’a fait défaut depuis plusieurs années, et je suis réduit à la pauvreté. »

Il me donna à entendre que je devais connaître assez le Labrador pour savoir que la pêche était le seul moyen d’y trouver sa subsistance. Il ajouta qu’il avait été jadis dans une position qui lui permettait de recevoir convenablement les hôtes qui se présentaient ; que M. Noël Bowen, de Québec, y avait passé ses vacances, et que le Dr. Fortin, lorsqu’il était commandant de La Canadienne, avait pris, en compagnie d’autres touristes, plus d’un dîner chez lui.

« J’étais heureux de les recevoir alors, ajouta-t-il, et chacun était le bienvenu chez moi, mais aujourd’hui, monsieur, tout cela est terriblement, terriblement changé. »

Je l’amenai graduellement à me parler de ses projets futurs, et j’avoue qu’ils étaient loin d’être encourageants. Je lui demandai s’il n’aimerait pas à quitter la côte avec sa famille pour d’autres lieux, où les moyens de gagner sa vie n’étaient pas si précaires.

« Je suis né sur la côte, répondit-il, je ne l’ai jamais quittée et je ne pourrais le faire maintenant, quand bien même j’en aurais la volonté, attendu que je suis impropre à toute autre occupation que celle de pêcheur, et que je possède le meilleur poste de pêche aux loups-marins des environs. Autrefois, mon père passait pour un homme riche ; il faisait un profit de $6,000 à $8,000 par année avec la pêche aux loups-marins ; mais des procès ruineux, et l’insuffisance de la pêche, m’ont réduit à la condition où vous me voyez. »

Des vents d’ouest continuels avaient bouché la baie de glaces à l’époque où les loups-marins font leur apparition, de sorte qu’il ne pût tendre la seine : aucune saison n’avait été favorable depuis plusieurs années.

Le père et la mère de Jones partirent d’abord, abandonnant à lui-même et à ses frères la pêcherie, mais ceux-ci se laissèrent bientôt gagner par le découragement et s’éloignèrent à leur tour. Ses parents étaient morts quelque part près de Québec, et lui, quoique resté seul, ne voulut jamais abandonner le lieu qui l’avait vu naître.

Il faut qu’il soit bien fort ce sentiment qui nous attache au sol natal, pour qu’on ne veuille pas le quitter, même en de pareilles circonstances ! Il faut que les souvenirs qu’évoquent les lieux de notre enfance tiennent une grande place dans ce pauvre cœur humain, déjà pourtant si tourmenté, pour qu’il ne puisse se séparer des objets mêmes qui sont pour lui une cause de souffrance !

Il est de ces hommes au caractère entier qui se prêtent difficilement aux circonstances, qui considèrent comme une faiblesse de fléchir devant les difficultés qu’ils éprouvent à atteindre le but qu’ils s’étaient proposé. Ces natures, fortement trempées, luttent longtemps avant d’abandonner la partie, et finissent d’ordinaire par triompher.

Tel semblait être Jones, qu’une volonté énergique avait soutenu au milieu des plus rudes combats de la vie.

Il me cita l’exemple d’un pêcheur à qui la pêche avait fait défaut, et qui s’était trouvé à peu près dans les mêmes circonstances que lui. Soudain, le vent avait changé, la baie était devenue libre de glaces.

Le pêcheur avait immédiatement tendu la seine, et, en moins de deux à trois heures, avait pris au-delà de 500 loups-marins, représentant une valeur de quatre piastres chacun.

Peu après, le vent avait de nouveau sauté ; la baie encore une fois s’était bouchée, et notre pêcheur n’avait plus pris de loups-marins cet hiver-là.

Pauvre Jones ! il espérait toujours que la fortune finirait par le favoriser d’une chance pareille.

Tout en causant, nous nous étions rapprochés de sa maison que nous pouvions maintenant apercevoir. C’était une grande bâtisse en bois, tombant presqu’en ruines. Tous les matériaux qui entraient dans sa construction avaient été descendus de Québec par goélette. Jones me dit que c’était là sa maison d’été, mais qu’il en avait une plus petite dans l’intérieur, plus près du bois. En approchant de la maison, je remarquai qu’il manquait plus d’une vitre aux fenêtres, et, qu’ainsi exposée au vent, il devait y faire bien froid.

Le propriétaire prit le devant pour attacher un chien-loup que la faim rendait presque furieux, et dont les grognements significatifs auraient modéré la hardiesse de plus d’un brave : il était en effet dangereux pour les étrangers.

Nous pénétrâmes ensuite dans cette maison par la porte de derrière, dans un appartement qui avait servi de cuisine. Le plancher avait été en partie arraché. Comme je prêtais quelque attention à ce fait, Jones s’arrêta et me dit que le printemps dernier, alors qu’il faisait encore froid, il s’était installé dans cette maison, afin de se tenir prêt pour la pêche, mais le manque de nourriture l’avait réduit à un tel état de faiblesse, qu’il lui avait été impossible d’aller chercher du bois de chauffage, et qu’il avait enlevé une partie du plancher pour empêcher sa famille de périr de froid. Les cloisons étaient peintes en imitation de chêne.

Continuant à avancer, nous arrivâmes à la salle de devant, de chaque côté de laquelle on voyait des chambres à travers les portes ouvertes. Les planchers étaient peints en carrés de différentes couleurs. Quelques lambeaux de papier-tenture français adhéraient encore aux murs du salon et des principales chambres. Ce papier, représentant des scènes de chasse de grandeur presque naturelle, devait être autrefois d’une grande valeur. Quant au reste, toutes ces chambres étaient dans un dénuement complet, à l’exception d’une seule qui contenait un poële, un escabeau à trois pieds, une table en pin et un gros paquet de filets.

Je me demandais comment il était possible que des êtres humains pussent demeurer dans une semblable habitation sans geler à mourir. Je n’avais encore aperçu personne, excepté le maître du logis, qui nous accompagnait. Aussi, je priai Jones de nous permettre de voir sa femme et ses enfants. Il me répondit qu’ils étaient à peine suffisamment vêtus pour se montrer, mais qu’il irait tout de même à l’étage supérieur où ils étaient, et essaierait de les engager à descendre.

Au bout de quelques instants, j’entendis dans l’escalier les pas d’une personne qui me semblait souffrir d’une bien mauvaise toux : c’était sa pauvre femme, suivie de cinq de ses petites filles, âgées respectivement de trois à douze ans.

Madame Jones portait une veste de coton bien mince et bien usée, et une jupe faite de toile à voile, mais parfaitement propre. Je ne crois pas qu’elle eût des vêtements plus chauds ni qu’elle en portât aucun en flanelle.

Je vis de suite par le salut qu’elle me fit en entrant dans la chambre où nous étions, qu’elle était une femme bien élevée. Elle resta à côté du poêle, près de moi, jusqu’à ce que je la fis consentir à accepter le seul siège disponible de l’appartement ; quant à M. Duhamel et moi-même, nous nous assîmes sur le paquet de filets.

Ah ! quelle expression de souffrance et de tristesse se peignait sur les traits de cette femme. Ses regards n’avaient plus cet éclat qu’ils reflètent quand l’espérance les anime. Sa figure, pâle et amaigrie, disait assez qu’elle était en proie aux horreurs de la faim et de la misère. Autant que j’en pouvais juger, elle avait dû être jolie et brillante en couleur à l’époque de ses beaux jours.

Elle était Écossaise, née à Glasgow, et pouvait avoir 35 ans. Elle était venue à Halifax visiter une de ses sœurs, employée comme gouvernante chez une famille riche de cette ville, avec qui les Jones avaient des relations commerciales. Quelque temps après son arrivée, le frère de Jones, qui passait pour un homme à l’aise et heureux en affaires, épousa cette sœur, ce qui lui donna l’occasion de leur faire une visite au Labrador, où, à son tour, elle fut mariée à notre pauvre Jones, son beau-frère.

Pendant plusieurs années ils vécurent heureux et dans l’abondance ; mais la fortune, jalouse, capricieuse et inconstante, avait depuis changé ce bonheur en désolation. Aujourd’hui, le spectre de la faim est là qui torture ces enfants et cette pauvre mère, qui a fini par tomber malade.

La famille se composait de neuf enfants, le plus âgé étant une fille de 16 ans. Venait ensuite un garçon de 14 ans ; tous les deux étaient partis pour la chasse avec leur dernière charge de poudre, cherchant à tuer le plus gros oiseau qu’ils rencontreraient, afin de fournir un maigre repas à la famille. Depuis plusieurs jours, ils s’empêchaient de mourir en mangeant de la petite truite, que les enfants pêchaient dans un ruisseau voisin. De graisse ou de beurre pour faire cuire ce poisson il n’y en avait pas plus que toute autre espèce d’aliments ; de fait, ce petit poisson seul avait prolongé leur existence.

Ces pauvres petits enfants étaient bien maigres et presque nus ; depuis longtemps ils ne connaissaient plus l’usage des bas et des souliers, en hiver comme en été.

Je demandai à Jones s’il ne pouvait pas leur faire quelque espèce de chaussure avec des peaux de loups-marins. Il me répondit que oui, mais qu’il leur fallait d’abord manger, et que les peaux de loups-marins étaient échangées contre de la farine, pour les empêcher de mourir de faim.

Madame Jones me dit d’un ton triste et résigné : « Tout sera bientôt fini, car il ne nous est pas possible de passer un autre hiver comme le dernier, et celui qui va commencer nous trouve encore plus mal pourvu. »

Je lui dis qu’avant d’arriver à la maison, en compagnie de son mari, je lui avais conseillé d’abandonner ce misérable endroit, et je la priai à son tour d’user de son influence pour l’engager à accepter mon offre et à partir de suite. Elle porta vers son mari des regards empreints d’une douce et maladive tristesse, et lui dit qu’elle acquiesçait à tout ce qu’il jugerait à propos de faire.

La présence de ces pauvres petits affamés me rappela que les poches de nos paletots étaient remplis de biscuits, que nous avions apportés pour nous-mêmes et notre guide, vu que nous avions une longue course à faire, qui nécessiterait une absence de plusieurs heures.

M. Duhamel et moi, mus par le même sentiment, nous nous levâmes et distribuâmes ces biscuits par poignées. Je n’oublierai jamais la façon dont ils furent dévorés, et les regards reconnaissants qui se portèrent sur nous.

« Allons, dis-je à Jones, en me tournant vers lui, préparez-vous, je vais vous attendre et pourvoir à vos besoins et à ceux de votre famille. Je vais vous transporter dans une partie du pays où vous trouverez de l’emploi pour vous-même et votre fils.

« Vous recommencerez une nouvelle existence, vous pourrez élever vos enfants convenablement, et, dans le besoin, vous serez certain de trouver des voisins charitables, toujours prêts à rendre service. Vous ne pouvez pas vous établir ici ; ce n’est pas un lieu habitable avec une famille comme celle que vous avez, surtout avec autant de filles. Quel avenir y a-t-il pour elles ici ? Voulez-vous les voir mariées à des hommes aussi pauvres que vous, et recommencer une vie de souffrances et de privations, telle que celle que vous menez maintenant… ?

Je comptais sans l’indomptable énergie de cet homme.

« À Dieu ne plaise, répondit-il ; il n’y a pas de sacrifices que je ne sois disposé à faire pour améliorer le sort de mes enfants, mais je suis impropre à tout autre état que celui de pêcheur. Et je ne puis encore me décider à abandonner ce lieu où Je suis né. »

L’année dernière, ne pouvant obtenir à crédit le gréement voulu pour conduire la pêche à son compte, il s’était engagé à accorder à une autre personne qui lui ferait les avances nécessaires, le privilège de pêcher dans sa baie, lui-même et son garçon devant prendre part aux travaux et avoir droit à un tiers des profits. Il ne reçut pour sa part que quinze loups-marins, représentant une valeur de soixante piastres, ce qui ne fut pas même suffisant pour acquitter ses obligations envers ses associés. Il sala les carcasses de ces loups-marins pour nourrir ses chiens durant l’hiver, mais la nécessité les força d’en manger eux-mêmes la plus grande partie. Cette viande les rendit malades, tant elle est rance, coriace et difficile à digérer. Une petite fille cependant parvint à se faire à ce régime. Elle en coupait une tranche qu’elle laissait dans de l’eau pour la faire dessaler, puis la faisait chauffer sur le poële et la mangeait.

Jones me montra sa dernière obligation envers les marchands à qui il devait encore. Cet achat ne contenait que quelques articles, tels que de la farine, des biscuits de matelot, quelques clous, de la ficelle et du fil ; il n’était aucunement fait mention de porc, de thé, de sucre, de mélasse ou de tabac, ces objets étant considérés comme des friandises qu’ils ne pouvaient se permettre. On leur chargeait la farine $15 le quart, les biscuits $5 par cent livres, quinze centins pour une livre de clous, et cela en échange de poissons à un bas prix.

En justice pour les marchands, je dois faire remarquer que si leurs prix paraissent élevés, ils subissent souvent des pertes considérables, car quand un pêcheur n’a pas la volonté ou ne peut pas payer, c’est une perte sèche pour eux. Impossible de retirer quoi que ce soit de ces gens-là, qui ne sont pas propriétaires du sol ni d’aucune autre valeur susceptible d’être saisie.

Cette famille si éprouvée avait vendu peu à peu ses meubles, ses effets de ménage, jusqu’aux lits de plume, à des trafiquants qui passaient par là en goëlettes. Jones me pria de sortir pour aller voir sa baie, et qu’il me ferait connaître la manière de prendre les loups-marins.

Tout en marchant, nous passâmes tout près d’un lopin de terre qui avait été autrefois soigneusement enclos : c’était le cimetière de la famille, contenant trois ou quatre jolies pierres tumulaires en marbre, dont chacune indiquait le dernier endroit de repos d’un des membres de la famille, décédés dans des jours meilleurs.

« Je craignais beaucoup », dit-il, en parlant de ceux que la mort avait ainsi couchés là, « que plusieurs autres tombes ne fussent ajoutées à celles-ci l’hiver dernier. Il pourra bien s’en trouver d’autres le printemps prochain, mais celles-là n’auront pas de pierres tumulaires. »

D’un plateau que nous venions d’atteindre. Il me montra sa baie, qui avait la forme d’un fer à cheval, où la pêche aux loups-marins était naguère si abondante. Il me raconta que le printemps dernier, de l’éminence où nous étions maintenant, pendant que sa famille se mourait de faim, des milliers de loups-marins couraient sur la glace, mais étaient trop éloignés pour tenter sans danger d’en faire la chasse. Le vent pouvait changer d’un moment à l’autre ou la glace se fendre, et il aurait été inévitablement entraîné à la mer.

De ce que j’appris, j’en conclus que les loups-marins, lorsqu’ils sont très gras et dans les meilleures conditions pour fournir de l’huile, cherchent de pareilles baies, si elles sont libres de glaces. Ils semblent éprouver un véritable plaisir à s’approcher du rivage, où ils s’assemblent en très grand nombre dans ces havres tranquilles et abrités.

Pour en faire la capture, les pêcheurs se servent de seines fait de corde de la grosseur d’un crayon.

Ces seines embrassent souvent une grande étendue ; on les attache d’un côté de la baie à un cabestan, puis on les charge dams une ou deux barques, et on les déroule vers le point opposé de la baie, où est un autre cabestan, pareil à celui du point de départ. On forme ainsi un demi-cercle à l’entrée de la baie que les loups-marins ne peuvent franchir. Dès que ceux-ci s’aperçoivent qu’ils sont emprisonnés, ils plongent, et en cherchant à gagner les eaux profondes, piquent une tête à travers les mailles de la seine, poussent en avant de toute leur force, et ne reculent jamais. Aussi, ils finissent presque toujours par s’étrangler, et ceux qui échappent à ce danger, sont ramenés au rivage au moyen de la seine, où on les assomme à coups de gourdins.

La chasse aux loups-marins est sans contredit l’une des principales sources de revenu des habitants de cette partie de la côte.

Ces amphibies semblent être encore très abondants malgré la destruction qu’on en fait depuis plusieurs siècles, car il paraît que longtemps avant la découverte du Nouveau-Monde, des pêcheurs basques, danois, irlandais et norvégiens se rendaient dans ces parages, et y faisaient des captures considérables.

On dit même que lorsque Jacques Cartier découvrit le fleuve St-Laurent, il fut tout étonné de rencontrer un vaisseau de La Rochelle, dans les environs de l’ancien port de Brest, aujourd’hui Bonne Espérance. Dès le milieu de l’hiver les banquises flottantes qui s’étendent à l’est de Terreneuve, et partant, dans le golfe à l’est de Betsiamis, sont couvertes de ces mammifères qui y déposent leurs petits. Au bout de deux ou trois semaines, ces derniers sont fort gras et pèsent alors de 40 à 50 livres, tandis qu’à leur naissance ils pèsent de 15 à 20 livres.

Par une sage prévoyance de la nature, les mères qui ont transmis toute leur graisse à leurs petits, les abandonnent au commencement de mars pour reprendre la mer vers le même temps que les steamers de Terreneuve peuvent entreprendre cette chasse. Ces steamers s’engagent alors dans les glaces et jetteront l’ancre près d’une banquise couverte de jeunes loups-marins.

Ceux-ci, étendus sur les glaces, ne semblent pas avoir conscience du danger qui les menace, car ils y restent immobiles. Les pêcheurs, armés de bâtons, les assomment, en commençant par ceux du bord, à leur aise, par un coup donné sur le nez.

Cette chasse commence vers le 20 de mars et dure cinq à six semaines.

Pour donner une idée de l’importance de cette chasse, je ne citerai que la statistique de cette année (1886) où 20 steamers ont chargé 201,000 loups-marins, ce qui représente une bonne moyenne. Les pêcheurs le long des côtes en prirent 150,000. La prise de 1877, (24 steamers) fut de 412,000, représentant une valeur de $68,000 pour chaque vaisseau.

Pour faire la pêche avec quelque succès, il faut que les goélettes puissent quitter leurs quartiers d’hivernement vers la fin de mars, et essayer de pénétrer à travers les champs de glaces à la recherche des loups-marins. Au nombre des difficultés qu’elles éprouvent alors est celle des vents d’est, qui refoulent la glace sur le nord de la côte et bloquent l’entrée des ports, empêchant les goëlettes de sortir à temps pour arriver aux jeunes loups-marins, avant qu’ils soient en état de prendre la mer. Cette chasse par goëlettes ou par bateaux est bien précaire et est à la merci des vents et de la condition des glaces.

Les Terreneuviens ont des capitaux considérables engagés dans cette payante industrie, et ils ont capturé durant les vingt dernières années, une moyenne annuelle de 350,000 loups-marins, moyenne évaluée à $1,400,000 — (Voir Great Fisheries of the World).

De 1848 à 1875, 22,822,174 peaux de loups-marins furent expédiées en Angleterre seulement. (Products of the Sea, page 50).

On comprend que les pêcheurs de Terreneuve, qui possèdent de bons steamers, peuvent faire la chasse aux loups-marins avec bien plus d’avantage que les pêcheurs de la côte du Labrador, qui n’ont que des goëlettes ou des barges. Les steamers peuvent bien plus facilement approcher des banquises et manœuvrer à travers les glaces.

Le pauvre Jones était un exemple frappant de cet état de choses. Il avait une couple de barges, de bonnes seines et tout l’attirail nécessaire pour faire la pêche aux loups-marins, mais à la condition que la saison prochaine serait favorable.

Comme il commençait à se faire tard, que nous avions une longue course à parcourir, et que je désirais visiter d’autres familles en revenant, nous rentrâmes dans la maison pour dire adieu à madame Jones et aux enfants.

Je dis à madame Jones qu’il était évident que son mari ne voulait pas quitter la baie, et qu’il devait avoir de bonnes raisons pour en agir ainsi ; que j’avais lieu d’espérer qu’ils verraient bientôt des jours meilleurs, et que la prochaine fois que je les visiterais, qu’ils jouiraient d’un meilleur confort et seraient heureux.

« Merci, monsieur », me dit-elle d’une voix douce et mélancolique, « de vos bons souhaits et de vos paroles encourageantes, j’espère qu’elles seront bientôt réalisées. »

Ils ignoraient que je devais leur laisser des provisions. Je n’en avais encore rien dit, mais les paroles qui devaient annoncer cette bonne nouvelle étaient si près des lèvres, que j’avais peine à m’empêcher de les exprimer. Quel bonheur intime je goûtais à la pensée que j’allais bientôt changer en joies l’état constant d’angoisses de mes pauvres hôtes ; que j’allais, comme par enchantement, faire succéder un avenir riant et plein de promesses aux pensées de désespoir qui les torturaient… !

« Je suis obligé de retourner à Blanc-Sablon », dis-je à madame Jones, « et si votre mari veut venir avec moi, je lui remettrai une quantité suffisante de provisions et autres choses nécessaires que je pourrai me procurer, et qui vous aideront à passer le long hiver qui s’annonce ; prenez courage ; le ciel récompensera votre patience et vos épreuves. »

En entendant ces paroles consolantes, des pleurs coulèrent le long des joues de madame Jones. Les mots lui manquaient pour exprimer, comme elle l’aurait voulu, les sentiments de reconnaissance dont son cœur débordait, et les prières qu’elle adressait au ciel de bénir ceux qui venaient ainsi les sauver du désespoir, en les empêchant de mourir de faim.

Mon heureux moment était venu, et je lui dis que j’étais chargé par le gouvernement de m’enquérir de leur condition et de les secourir.

Jamais je ne pourrai oublier l’expression d’étonnement et de reconnaissance de cette pauvre femme.

Nous nous séparâmes en nous serrant la main, car personne ne pouvait parler ; je fis signe à Jones de me suivre, et nous quittâmes cette demeure, où nous avions fait naître de bien douces espérances.

Durant le trajet, Jones devint très gai et communicatif, dit tant de choses de l’air d’un homme distrait, qu’il me pria d’excuser ses manières peut-être étranges.

La sombre perspective qu’il entrevoyait pour passer l’hiver qui allait commencer, se présentait depuis une heure sous des aspects si différents, que ses esprits en étaient ébranlés, et qu’il savait à peine ce qu’il disait. Il lui fallut quelque temps avant de pouvoir se familiariser avec ce brusque changement.

En revenant, je visitai aussi deux autres familles, maigrement pourvues de provisions, mais ne manquant pas de vêtements.

Nous atteignîmes la baie du Blanc-Sablon vers sept heures du soir. Jones me dit qu’il attendrait chez un pêcheur de sa connaissance que je vins à lui envoyer les effets que j’avais l’intention de lui faire tenir.

Sur un signal de notre part, la chaloupe du steamer fut amenée à terre pour mon compagnon et moi-même, et nous fûmes bientôt à bord, harassés de fatigues, et affamés comme on peut bien se le figurer, après notre marche de 18 à 20 milles sans nourriture.

À peine avions-nous gagné le steamer, que le vent fraîchit, et souffla bientôt en véritable tempête ; il nous fut impossible de lancer une chaloupe, de sorte que l’infortuné Jones passât une nuit pleine d’anxiétés. Le matin suivant, l’économe du Napoléon iii, frappa à ma porte, disant qu’un homme, venant de terre, était à bord, et m’attendait sur le pont. Je me levai et m’habillai de suite. En arrivant sur le pont, je vis le pauvre Jones, qui, craignant que nous pourrions peut-être partir sans penser à lui, avait emprunté une chaloupe et ramé vers nous.

Quand notre capitaine et notre ingénieur, deux braves et courageux marins, le virent, ils ne purent s’empêcher de se sentir la larme à l’œil, car je leur avais fait connaître le soir précédent, l’état dans lequel je trouvai la famille Jones et la présence de cet homme, à demi-vêtu et grelottant de froid, à l’air abattu et découragé, ne faisait que corroborer ce que je leur avais dit.

Le capitaine John Smith, inspecteur des phares, qui était à bord avec sa femme, lui témoignèrent beaucoup de bonté, et se dépouillèrent de plusieurs morceaux de linge en leur faveur. M. Duhamel, qui montait à Québec, et dont les malles contenaient une certaine quantité de vêtements de sa famille, lui fit aussi une généreuse distribution d’articles utiles à madame Jones et à ses enfants.

J’étendis sur le plancher de la cabine une grande couverte de camp, et je priai les officiers et l’équipage du steamer de me donner ou de me vendre tous les effets de ménage dont ils pouvaient disposer. Au bout de quelques instants, on voyait entassés pêle-mêle, des bottes, des bas, des blouses, des chemises de flanelle, des pantalons, des mitaines, des casques, etc., dont le tout forma un gros paquet.

J’y ajoutai de la poudre, du plomb, des capsules, des pipes, du tabac, des allumettes, et un peu de thé et de sucre pour la pauvre mère malade ; tout cela fut attaché ensemble et transporté sur le pont. J’y montai aussi moi-même, et je sus que Jones, tel que je l’avais d’ailleurs ordonné, avait été conduit au mess des officiers, où l’attendait un déjeuner de jambon et d’œufs, servi avec des pommes de terre chaudes et fumantes, et une bonne tasse de café.

Je l’engageai à bien manger. « Tout ce que vous m’avez servi est excellent, monsieur, mais quand je pense qu’ils n’ont rien à la maison pour déjeuner, je ne puis en jouir moi-même, mon appétit m’abondonne ! »

Il me fut impossible de l’amener à faire un bon repas. Il quitta bientôt la table, évidemment anxieux de retourner chez lui, avec quelque chose pour sa femme et ses enfants.

J’ordonnai, en conséquence, de lancer la grande chaloupe à la mer. Elle fut chargée de plusieurs quarts de farine, de pois, de lard, en quantité suffisante pour leur permettre de passer l’hiver, et l’on y déposa, pour couronner le tout, le paquet de linge. Des matelots vigoureux la conduisaient ; Jones, s’étant assis près de son trésor, fut ramené à terre.

Il me semble avoir encore sous les yeux les chaudes et vibrantes effusions de reconnaissance, et entendre les bénédictions de ce malheureux, rendu à la vie avec sa famille.

Quelle joie ce dût être quand il arriva chez lui, chargé de cette richesse, premières nécessités de la vie auxquelles ils étaient étrangers depuis longtemps !

Comme je lui avais laissé de la poudre et du plomb, il pouvait faire la chasse au caribou, au lagopède ou ptarmigan, que l’on découvre dans les environs, et ajouter ainsi du gibier à ses autres provisions.

Je suis heureux de dire que l’année qui suivit apporta plus de bonheur à Jones, et qu’il eut la chance de faire une pêche profitable ; mais sa pauvre femme n’a pu partager pendant longtemps sa bonne fortune : elle est morte de consomption peu de temps après. Il n’y a aucune circonstance de ma carrière officielle qui m’ait donné d’aussi douces émotions, que celle où, grâce à la sollicitude intelligente du gouvernement, j’ai pu apporter un soulagement à une aussi profonde misère, et quelque peu de bonheur à une famille aussi cruellement éprouvée.

À Blanc-Sablon, je constatai aussi que plusieurs autres familles étaient dans un tel état de pauvreté, qu’elles n’auraient certainement pas passé l’hiver, sans ce secours opportun.

Non seulement la pêche aux loups-marins avaient fait défaut, mais celle de la morue et du hareng avait été presque nulle.

J’ai été heureux de constater que, sur aucune partie de la côte, l’usage de la boisson n’avait en rien contribué à la misère qui y régnait. D’ailleurs, je ne crois pas qu’il soit possible de s’en procurer.

Vraiment, c’est un spectacle affligeant de voir des hommes forts et courageux, dont l’existence est sans cesse menacée par les dangers de la mer et la rigueur des saisons, succomber au découragement, en face de déceptions et d’insuccès répétés.

Lorsque j’arrivai à Blanc-Sablon, plusieurs familles étaient parties en goëlettes, soit pour la Baie des Isles, Terreneuve, les mines de fer de Moïsie ou Québec. Elles craignaient de mourir de faim si elles persistaient à demeurer dans ces parages, vu que les maisons de commerce devaient fermer leurs portes cet hiver-là, ne voulant pas faire de nouvelles avances aux pêcheurs qui déjà étaient trop endettés.

Mardi, le 15 octobre, nous mîmes le cap sur Bonne Espérance, où nous arrivâmes à 2 heures de l’après-midi. Presqu’en même temps, nous aperçûmes une barge blanche à deux voiles se diriger vers le steamer ; c’était la barge du missionnaire de l’Église d’Angleterre, le révérend M. Wainright, qui, accompagné d’un esquimau et d’un pêcheur, était parti de St-Augustin pour rencontrer le steamer à Bonne Espérance. Après quelques minutes passées à bord, nous acceptâmes, le révérend M. Butler, une dame, un autre passager et moi-même, la proposition obligeante de M. Wainright, de nous conduire à la Rivière des Esquimaux, puis à la Baie aux Saumons, que le révérend M. Butler lui-même, missionnaire de l’endroit, nous avait invités à visiter.

Nous naviguâmes donc vers la rivière des Esquimaux ; mais pour prendre terre, il fallut que M. Wainright nous transporta tour à tour sur son dos, étant le seul chaussé de grandes bottes à l’épreuve de l’eau. Comme il portait un poids de deux cents livres en ma personne, il avoua que j’étais un pesant fardeau. Au son de la cloche de la petite chapelle, des pavillons furent hissés pour souhaiter la bienvenue au missionnaire et à ses hôtes. Après une courte visite à la chapelle, élevée dans un endroit isolé, nous fumes invités à entrer dans une maison appelée « maison de la mission », où nous reçûmes une hospitalité des plus empressée de la part d’une demoiselle Baylis, de Montréal, qui, depuis deux ans, se consacrait à une œuvre de dévouement, en remplissant les fonctions d’institutrice auprès des pauvres pêcheurs.

La maison, construite en bois, est confortable. Des madriers, provenant du naufrage du steamer Ottawa, jeté sur la côte opposée de Terreneuve, avaient servi à faire un portique qui relevait de beaucoup l’apparence de l’édifice. Je rencontrai là aussi plusieurs jeunes filles pensionnaires, qui secondaient mademoiselle Baylis, en tenant une école fréquentée par 30 à 40 enfants. Elles aident aussi le missionnaire dans ses travaux apostoliques, et parcourent elles-mêmes un vaste territoire, l’été en bateau, et l’hiver sur des cométiques ou traîneaux tirés par des chiens. Elles visitent les malades, leur distribuent des médicaments ; et, plus d’une fois, durant des hivers longs et rigoureux, elles ont été obligées de partager leurs provisions avec les indigents.

Dix à douze pauvres familles, ayant généralement huit à dix enfants chacune, sont établies dans les environs de ce chef-lieu de la mission. Je les visitai toutes en compagnie de M. Butler, et je constatai qu’elles étaient dans la plus grande pénurie. Après avoir fait une liste des habitants de ce district, en tenant compte du nombre et des besoins de chaque famille, nous passâmes à cette maison de la mission une soirée des plus agréables, qui fut terminée par des prières et des hymnes. Le lendemain matin, après déjeuner, nous dîmes adieu à mademoiselle Baylis, au révérend M. Butler, aux habitants de la Baie aux Saumons, et nous nous embarquâmes pour regagner le steamer, mouillé à 9 milles plus loin.

Durant ce trajet, nous fumes gratifiés d’une pluie battante qui nous trempa jusqu’aux os. Nous atteignîmes notre vaisseau à 2 heures, non sans avoir éprouvé le roulis plus que désagréable d’une grosse mer.

En arrivant à bord, mon premier soin fut de décharger les secours, que je confiai à un M. Whiteby, de Bonne Espérance, le point le plus rapproché de la Baie aux Saumons, et qui, de plus, possède un port excellent. On y arrive par plusieurs passes, au milieu de nombreux groupes d’îles de formation granitique.

Une curieuse légende se rattache à ces îles qui sont quelquefois appelées « les îles de la Demoiselle ». Il paraîtrait que l’infortuné sieur de Roberval y aurait laissé une de ses nièces, Mademoiselle Marguerite, en compagnie de deux autres personnes, et que, ces deux dernières étant mortes, elle aurait séjourné dans ces îles désertes pendant longtemps, jusqu’à ce qu’un navire, venant faire la pêche dans ces parages, la ramena en France.

M. Wainright était venu nous rejoindre à bord pour nous aider à faire la distribution des secours nécessaires à St. Augustin, et dans le reste de son district.

Le 17, nous entrions dans le havre de Cumberland, un des meilleurs et des plus accessibles de la côte. Ce jour-là, quoique dimanche, fut employé à décharger les provisions. M. Wainright agissait comme pilote. Deux chaloupes, chargées de quinze quarts chacune, s’éloignèrent du steamer dans la matinée. L’une de ces chaloupes était conduite par M. Wainright lui-même, aidé de quatre hommes ; l’autre était sous la charge du second du Napoléon et de quatre hommes. Nous avions un vent de côté, et nous naviguions au milieu d’îles nombreuses, à travers d’étroits passages. Rendus à l’île aux Chiens, à une distance de 9 milles du steamer, nous confiâmes nos deux charges aux soins de M. Kennedy.

Comme il faisait froid, aussitôt que nous eûmes atteint le rivage, nous allumâmes un grand feu avec des quarts d’huile vides, faisant cercle autour pour nous réchauffer. Je m’enquis auprès de M. Kennedy de l’état des pêcheurs de cet endroit, et son rapport ne fit que corroborer celui du révérend M. Wainright. Nous embarquâmes de nouveau dans nos chaloupes respectives, faisant rames pour regagner le steamer, que nous atteignîmes vers midi, après une course animée.

Peu après, je pris congé de M. Wainright. Je ne puis que me féliciter de mes relations avec ce monsieur. C’est bien l’homme qu’il faut pour ces missions difficiles : dévoué, charitable et toujours prêt à assister tous ceux qui s’adressent à lui. Il est à la fois rebouteur, médecin, marin et pilote : ses services en ces capacités multiples sont constamment requis, et on l’envoie chercher parfois d’une distance de 60 milles, pour donner ses soins aux malades, ou remettre un membre démis. Tous ceux qui le connaissent, sans distinction de croyances, en font les plus grands éloges. Il a fait ériger une petite chapelle à St. Augustin, où il réside avec sa famille.

Le poste de St. Augustin est établi sur l’une des îles qui se trouvent à l’entrée de la rivière du même nom. Bon nombre de pêcheurs habitent ce poste, où il se prend une grande quantité de saumons. Le sol, le long de la rivière St. Augustin, est cultivable, et peut être d’un grand secours aux pêcheurs ; le climat y est aussi moins rigoureux que sur les bords de la mer.

En général, le climat est très rigoureux sur la côte du Labrador, c’est-à-dire depuis Wapitugan jusqu’à Blanc-Sablon, à cause, sans doute, des glaces venant du Nord, qui séjournent dans les eaux qui baignent la côte une grande partie de l’été.

Du havre de Cumberland, nous fîmes voile vers l’île du Grand Mécatina, où nous jetâmes l’ancre. Le poste de Mécatina date du temps de la colonie française, et, par conséquent, est un des plus anciens de toute la côte.

C’était mon intention de me rendre jusqu’à la Tabatière, située à six milles du Grand Mécatina, exploitée autrefois par un riche négociant de Québec ; j’en fus empêché par un gros vent qui rendait ce voyage périlleux pour une légère embarcation. D’ailleurs, j’appris avec plaisir, d’un jeune et intelligent pêcheur du poste où nous étions, M. Samuel Gaumond, que la pêche avait été bonne à la Tabatière, et que le besoin de secours ne s’y faisait pas sentir. Je ne laissai que la quantité nécessaire pour deux familles pauvres de la Baie Plate. Un brouillard épais, qui était survenu, nous obligea à une relâche de deux jours dans ces parages. J’en profitai pour visiter l’île, qui peut avoir environ cinq milles de long sur trois de large, et est de composition granitique. J’y vis beaucoup de loups-marins, mais tous étaient d’une timidité telle, qu’ils m’évitèrent même le trouble d’épauler mon fusil ; je dus m’en tenir au gibier, qui abonde généralement sur les rives de cette île. Je visai un plongeon, communément appelé huard, qui fut mangé de bon appétit au steamer.

Ce fut aussi en cette circonstance que j’eus occasion de connaître et d’admirer les qualités des chiens du Labrador. On ne garde ni chevaux ni bêtes à cornes d’aucune espèce sur toute la côte, depuis Natashquan jusqu’à Blanc-Sablon, pour la bonne raison que le Labrador ne formant qu’un rocher continu, il n’y pousse pas d’herbe en quantité suffisante pour les nourrir. Les chiens rendent donc les mêmes services aux labradoriens, que les chevaux partout ailleurs. On s’en sert pour les voyages de plaisir comme pour transporter des charges. Chaque famille garde généralement cinq ou six de ces auxiliaires indispensables à l’existence au Labrador. M. Gaumond, dont je viens de parler, en avait quatorze. Il en mit cinq sous attelage à un cométique, ce qui était un spectacle tout à fait nouveau pour moi. Aux préparatifs que fit Gaumond, ces chiens parurent éprouver autant de plaisir que des limiers, lorsqu’ils voient leur maître prendre son fusil. La vue de leurs harnais éveilla chez eux des signes d’une évidente satisfaction.

Le cométique est un traîneau étroit, d’environ neuf pieds de long sur deux de large, dont les patins se terminent en pointe. Ces patins sont lissés au moyen d’os de baleine d’une épaisseur d’un demi-pouce. Au lieu d’un fond plat ordinaire, des barres transversales, d’une largeur de trois pouces, et retenues par des lanières de peaux de loups-marins, garnissent le haut des patins. Le cométique d’apparat ou de voyage est pourvu de peaux d’ours ou de loups-marins, qui servent au même usage que nos « peaux de carriole ».

Après avoir enfermé tous les chiens, à l’exception des cinq qu’il devait atteler, Gaumond appela le chien guide, noble animal aux oreilles droites, au poil ras et noir et à la queue mouchetée de blanc. Il lui passa son attelage, fait de bandes de peaux de loups-marins, ornées de petits morceaux de draps aux couleurs voyantes. Un trait d’une soixantaine de pieds de long, également en peau de loup-marin, partant du harnais, fut attaché sur le devant du traîneau.

Les autres chiens furent attelés de la même manière ; mais le trait du second chien était plus court de vingt pieds de celui du chien de l’avant, le trait du troisième chien avait trois pieds de moins que celui du second, et ainsi de suite jusqu’au dernier, chaque chien étant attelé et guidé indépendamment des autres.

Lorsque tous les cinq furent prêts, Gaumond me demanda de prendre place sur le cométique : ce que je fis. À un commandement donné d’une voix forte, en langue esquimaude, les chiens se placèrent en file, et un autre mot inintelligible pour moi les mit en course, allant bride abattue à travers les rochers, montant une côte à pic, en hurlant comme des loups, auxquels ils ressemblent. Les ayant arrêtés d’un autre mot sur le haut de la côte, il renversa le traîneau, afin qu’ils ne pussent pas partir avant un nouveau signal.

Après quelques instants de repos, et à un autre commandement donné encore en esquimau, les chiens reprirent leurs places. Gaumond me demanda de reprendre le traîneau, mais j’en avais assez d’avoir ainsi monté la côte, et l’idée de la descendre par le même mode de transport ne me souriait guère. Gaumond prit alors les rênes et partit, descendant à une vitesse à se casser le cou, son chapeau s’envolant, et ses cheveux flottant au vent. Je m’attendais à chaque instant à le voir rouler sur quelque rocher, mais il arriva sain et sauf à la maison, où les chiens furent remis en liberté.

Le fouet dont se servent les habitants du Labrador mesure de cinquante à soixante pieds de long, le manche ne dépassant pas un pied. Vu sa grande longueur, bien peu de personnes peuvent le manier facilement. Deux raisons exigent qu’il soit de cette longueur, d’abord pour atteindre le chien de l’avant quand cela est nécessaire, et pour tenir à une distance respectueuse les autres chiens qu’ils pourraient rencontrer en chemin. Le claquement de ce fouet produit un son aussi éclatant que la détonation d’un fusil, et fait trembler toute une meute de chiens.

On raconte qu’un jour un yankee des environs de Boston consentit, pour une bouteille de rhum, à recevoir deux coups de fouet de la main d’un célèbre claqueur de la côte. Celui-ci, cependant, par mesure de prudence, lui avait fait passer deux paires de caleçons et autant de pantalons. Ainsi cuirassé, il se place à une distance de cinquante pieds du claqueur, qui lance tranquillement son fouet ; l’arme terrible effleure sur la personne du yankee la partie vouée à l’épreuve « enlevant une étroite lisière des pantalons, des caleçons et de ce qui se trouvait de chairs et de nerfs dans la région voisine ». Notre yankee, au même instant, pousse un cri, portant avec douleur ses deux mains sur l’endroit touché.

La bouteille de rhum cependant était la récompense de deux coups de fouet, mais il y renonça généreusement à ce prix, craignant, disait-il, à ce coup, d’être percé trop à jour pour contenir de la boisson.

Les habitants de la côte ont soin de choisir comme chien guide l’animal le plus intelligent, et, de même que nos chevaux, il doit comprendre les mots d’ordre qui lui sont donnés ; les autres chiens n’ont qu’à le suivre. Le voyageur peut reposer pleine confiance en la sagacité de son chien guide, s’il est bien dressé, et s’il ne le gourmande pas inutilement sur la route ; dans les voyages difficiles, par des temps de tempêtes, il peut être certain qu’il ne perdra pas le bon chemin, et qu’il saura reconnaître les traces que la neige recouvre.

« Le chien esquimau, dit M. l’abbé Ferland, a servi de base à toutes les familles de chiens au Labrador ; dans quelques localités, il s’est croisé avec des chiens appartenant à d’autres races ; ailleurs il a été conservé pur et sans mélange. Le vrai chien esquimau est de forte taille ; sa robe est blanche avec quelques taches noires ; il a le poil long, les oreilles pointues, la queue touffue et relevée ; il n’aboie point, mais pousse des cris courts et étouffés, qui semblent être des essais d’aboiement. Il ressemble d’une manière frappante au loup du pays, ou plutôt c’est un loup réduit à l’état domestique. Assez souvent on a vu des loups au milieu d’une troupe de chiens esquimaux, s’amusant à jouer avec eux ; mais les derniers semblent comprendre que cette compagnie n’est pas respectable ; car, dans ces occasions, dès qu’ils aperçoivent leur maître, ils prennent un air de gravité tout à fait comique. Les deux familles s’allient quelquefois ensemble.

« Si les chiens esquimaux ne savent point aboyer, en revanche ils sont habiles à hurler : chaque soir, autour des maisons, ils donnent un concert au profit des dormeurs. Un vieux chien commence ordinairement à donner le ton, avec sa voix de basse-taille ; puis viennent les ténors ; et enfin les jeunes chiens se joignent con amore, aux anciens de la troupe, et un chœur de musique infernale continue ses lamentations jusqu’à une heure avancée de la nuit. Malheur au dormeur qui n’est pas encore accoutumé à ce vacarme ! Quant à ceux qui y sont habitués, ils n’en sont aucunement dérangés. Les hurlements sont répétés par les meutes des environs. Durant une nuit passée à bord de la goélette dans la baie de Bonne Espérance, autour de laquelle sont disposées quatre ou cinq habitations, nous fûmes régalés jusques après minuit, des hurlements d’autant de musiciens.

« Parfois la chanson est commencée par quelque chien exilé de la bande, et est continuée par les autres. À la Tabatière, chaque matin, en me rendant à la chapelle, vers cinq heures, je rencontrais, sur un morne écarté, un vieux solitaire de cette espèce. Je le trouvais ordinairement couché sur la mousse ; à mon approche, il se levait, secouait son poil hérissé et sur trois pattes, car une des quatre était toujours hors d’état de faire le service, il décrivait un cercle pour éviter ma rencontre. Quelle faute expiait-il ? c’est ce que je n’ai pu savoir.

« Trois mois auparavant, un meurtre, le meurtre d’un chien jeune et vigoureux, avait été commis en ce lieu. Qui sait ? — Eh bien ! tous les soirs, le vieux se rendait fidèlement sur une pointe de rocher qui s’avance au-dessus de la mer, et soit qu’il eût l’âme poétique, ou que le souvenir d’un crime lui rongeât le cœur, il attendait, morne et silencieux, le lever de la lune. Au moment où elle se montrait, il poussait un hurlement digne des chiens chantés par Ossian. — Le premier cri restait sans réponse ; au second, vingt voix claires relevaient l’antienne avec une énergie et une constance propres à désespérer un dormeur ordinaire.

« Les chiens du Labrador sont querelleurs pendant le jour aussi bien que durant la nuit : à peine une heure de la journée se passe-t-elle sans qu’il s’élève une contestation, à laquelle tous veulent prendre part. Chez eux, comme chez les loups, gare au plus faible ; car tous les autres se jettent sur celui qui a été renversé et le déchireraient à belles dents, si le fouet du maître n’était mis en jeu pour les séparer. À moins d’exercer une vigilance continuelle, l’on ne saurait prévenir les meurtres dans une société si mal réglée. Des planteurs ont perdu dans une année jusqu’à quatre ou cinq de leurs chiens, tués par leurs camarades, souvent enfants de la même mère.

« Comme mesure préventive et pour maintenir une apparence d’ordre, lorsqu’un chien devient tapageur et hargneux, on lui attache au cou une patte de devant ; ce remède est infallible pour l’obliger à garder la paix envers tous. Dans une meute, l’on rencontre parfois trois ou quatre chiens qui subissent cette peine. Ils semblent un peu embarrassés ; mais ils peuvent encore suivre les autres dans leurs courses et leur faire de rudes morsures lorsque l’occasion s’en présente.

« Jusqu’à ce jour, à deux ou trois exceptions près, on n’a pu réussir à élever d’autres animaux domestiques : chats, vaches, cochons, moutons, tout a été détruit. Si un chien est élevé dans la maison, on peut être sûr qu’à la première occasion il sera étranglé. Un planteur avait un beau chien de Terreneuve, plein d’intelligence et rendant de grands services par son adresse à la mer. Il était d’autant plus prisé que les chiens esquimaux ne peuvent être dressés pour l’eau. Le terreneuve avait le privilège d’entrer dans la maison et recevait assez souvent les caresses de son maître. C’en fut assez pour exciter la jalousie des autres, qui guettèrent une bonne occasion, étranglèrent le favori et le traînèrent à la mer. Après ce mauvais coup, ils s’esquivèrent à la maison, mais leur mine embarrassée ayant fait soupçonner que tout n’allait pas bien, on découvrit bientôt les preuves de la trahison, sur le cadavre du pauvre chien de Terreneuve.

« Je n’ai trouvé sur la côte qu’une chèvre et un cochon qui aient échappé au massacre général. Un marchand de Boston, venu au Labrador pour y chercher la santé, avait amené avec lui ces deux animaux ; le premier pour lui fournir du lait, le second était un élève favori. À peine déposé sur le sol de la nouvelle patrie, le pauvre cochon faillit être dévoré ; il fallut, pour prévenir de nouvelles attaques, lui préparer une cage que l’on élargit à mesure que l’hôte grandit. Quant à la chèvre, dès le premier jour, elle sut se faire respecter ; la tête baissée et les cornes en avant, elle attendit ses ennemis de pied ferme.

« Le premier qui osa l’approcher fut renversé et s’enfuit, en hurlant et boitant ; un second voulut soutenir l’honneur du corps, mais il éprouva le même sort. La chèvre a depuis joui d’une paix profonde et obtenu le droit de cité. Elle parcourt les environs avec les chiens, elle se couche au milieu d’eux, et ils n’en font pas plus de cas que si elle était un membre de la famille.

«  Il a pu arriver que des chiens aient attaqué quelque voyageur isolé, mais cela a dû être fort rare. Partout je les ai trouvés civils et caressants pour moi. Une fois que la connaissance avait été faite avec eux, ils me suivaient dans mes courses, et j’avais souvent peine à les renvoyer, lorsque leur compagnie ne me convenait point.

«  Pendant l’hiver ils récompensent leur maître des dépenses et des inquiétudes qu’ils lui ont causées durant le reste de l’année. En été, les voyages se font en barges ou en chaloupes ; en hiver, c’est au moyen des chiens et des cométiques. Vers le mois de janvier, les baies et les passes se couvrent d’une glace solide, jusqu’à trois et quatre lieues au large. L’on en profite pour traîner aux maisons le bois qui a été coupé pendant l’année précédente, cinq ou six chiens attelés à un cométique enlèvent de lourdes charges. Six ou sept bons chiens, traînant trois personnes, parcourront dans la journée de vingt à vingt-cinq lieues. »

Le premier jour de notre mouillage au Grand Mécatina, nous prîmes le dîner chez M. Gaumond. On nous servit du porc avec des pommes de terre, du thé arrosé d’un peu de mélasse et un immense pâté du Labrador fait de canneberges, le tout, il va sans dire, saturé de mélasse. Les habitants de la côte sont très affables. La saison qui venait de s’écouler avait été favorable aux pêcheurs, qui avaient pris au delà de 300 loups-marins au printemps, ainsi que de la morue et du hareng.

M. Gaumond est âgé de 21 ans, sa femme de 18, et ils n’ont pas de famille. Il est bien logé et emploie quatre hommes qui reçoivent une part des profits ; l’équipage d’une barge se compose ordinairement de quatre hommes.

Le hareng fait son apparition dans le St-Laurent vers le commencement de juin, mais la pêche, à proprement parler, n’a lieu que vers le mois d’août. Il nous arrive par bancs plus ou moins nombreux, après un séjour de quelques mois dans les régions glacées du cercle polaire. Au mois de mars, on aperçoit les avant-gardes des bancs innombrables de ce poisson des côtes de l’Islande, où ils se séparent en deux grandes armées, l’une devant parcourir les côtes du nord de l’Europe, et l’autre les rivages de l’Amérique.

Quant à la morue, on la trouve surtout sur les bancs de Terreneuve et dans la partie septentrionale de l’Atlantique.

La morue se pêche à la ligne dans des barges.

«  Ces barges, dit M. Mathew Warren, portent généralement trois voiles et sont pourvues de câbles et de grappins. Chaque barge est montée d’ordinaire par deux ou trois hommes. Ils pêchent généralement avec deux lignes dans 10 à 30 brasses d’eau. Si le poisson est en abondance, ils chargeront leur barge en trois ou quatre heures. J’ai souvent vu deux hommes prendre plus de 3,000 poissons par jour. Un autre moyen pour prendre le poisson plus en grand est avec des seines de 500 à 600 pieds de long, et d’une hauteur variant suivant la profondeur de l’eau où l’on veut s’en servir. Dans un des établissements dont j’ai eu la direction durant 18 ans, au Labrador, on se servait d’une seine de 80 pieds, et d’une autre de 43 pieds de haut, l’eau étant plus profonde dans une baie que dans l’autre. La barge à seine est généralement montée par six hommes. Une seine peut quelquefois prendre 500 quintaux de morues dans une journée. »

On faisait aussi la pêche à la baleine sur une grande échelle autrefois dans le golfe St-Laurent et sur la côte du Labrador.

Probablement les Normands et les Scandinaves furent les premiers qui exploitèrent cette industrie. Ces hardis marins, qui découvrirent l’Islande et le Groenland à une époque reculée, pêchaient dans nos eaux dès le neuvième siècle. Au quinzième, les Basques y employaient cinquante à soixante navires.

Le capitaine Fraser, de la Nouvelle-Écosse, qui a passé les trente-six dernières années à faire la pêche à la baleine, soit dans l’Atlantique, soit dans le Pacifique, dit que des années, pas moins de 200 navires se livrent à cette industrie.

Ces vaisseaux jaugent en moyenne 400 tonneaux. Les vaisseaux plus grands ne conviennent pas, les plus petits courent plus de dangers. La moyenne d’une cargaison est de 15 à 20 baleines, mais des fois on en prend jusqu’à 25 et 27. Capturer une baleine est une affaire de quelques minutes. Le capitaine Fraser déclare qu’en apercevant un jour deux ours polaires, il paria avec son contre-maître qu’il en tuerait un avant lui. Tous deux se mirent à la poursuite de leur proie, mais, chemin faisant, le capitaine vit une baleine et lui livra combat ; il l’eut bientôt harponnée ; son contre-maître en avait fait autant, en sorte qu’en moins de dix minutes ils avaient pris deux baleines.

La pêche à la baleine est loin d’être aussi dangereuse qu’on le suppose. Un été, le capitaine Fraser se livra à l’agriculture dans une plaine de Californie, et il déclare qu’il a été tué plus d’hommes dans son voisinage par les chevaux et les instruments aratoires, qu’il s’en perd dans toute la flotte baleinière des États-Unis en vingt ans. Il en meurt de froid parfois, et il arrive que des chaloupes s’égarent dans les brumes et que leurs équipages périssent, mais ces cas sont rares. Des fois aussi des chaloupes sont brisées en mille morceaux par des coups de queue de baleines blessées, mais il se perd très peu de vies de cette manière. Les hommes sont lancés dans l’air, puis retombent à l’eau, quitte pour un bain froid.

«  En 1802, dit Scoresby, le capitaine Lyons faisant la pêche sur la côte du Labrador, aperçut près de son bâtiment, une grosse baleine. Il envoya aussitôt quatre canots à sa poursuite. Deux de ses canots abordèrent l’animal en même temps et plantèrent leur harpon. La baleine frappée plongea, mais revint bientôt à la surface, et, ressortant dans la direction du troisième canot, qui avait cherché à prendre de l’avant, elle le lança en l’air comme une bombe. Le canot fut porté à plus de seize pieds, et s’étant retourné par l’effet du choc, il retomba la quille en haut. Les hommes s’accrochèrent à un autre canot qui était à portée. »

Mais la mésaventure du capitaine Marshall, patron du baleinier de Provincetown William A. Grosier, arrivée cet été même (1886) a été bien autrement émouvante, s’il faut en croire les nouvellistes. Le capitaine et ses hommes étaient à la pêche lorsqu’ils aperçurent la plus grosse baleine qu’ils eussent jamais vue de leur vie. Aussitôt le capitaine Marshall descend lui-même avec quelques hommes dans une embarcation et harponne le monstre. La baleine n’était pas plus tôt frappée par le harpon, qu’elle partit comme un éclair, entraînant l’embarcation à sa remorque avec une rapidité vertigineuse. Le jour commençait à baisser et, au moment où les pêcheurs se disposaient à abandonner leur proie, la baleine est revenue sur eux et a démoli leur embarcation d’un coup de queue. Le capitaine Marshall, lancé du coup à une hauteur de vingt pieds, est retombé sur le dos du cétacé et de là dans l’eau, d’où il a été retiré très grièvement blessé. Le second, qui tenait la corde du harpon, lancé à la même hauteur que le capitaine, a été plus heureux que lui. Il est retombé à cheval sur le dos de la baleine et s’y est si bien accroché, que le monstrueux animal l’a promené ainsi sur les flots, sur une distance de plus de six milles. On eût dit Neptune en personne. Finalement, la baleine ayant ralenti son allure, le second en a profité pour l’abandonner, et a regagné une embarcation à la nage.

Quelquefois elle s’amusera à jouer aux pêcheurs des tours de sa façon. Un jour, dit-on, il y a quelques années, des pêcheurs de Gaspé, étaient allés à la pêche dans une barge. Il faisait nuit lorsqu’ils arrivèrent au large. N’ayant rien de mieux à faire dans le moment, ils plièrent les voiles et jetèrent l’ancre. La mer était calme, et ne laissait présager rien d’extraordinaire. Les hommes de l’équipage passaient la veillée à la belle étoile, fumant leur pipe et racontant des histoires du bon vieux temps. Tout à coup, une violente secousse les culbute pêle-mêle et la barge se prend à filer sur l’eau comme un mystérieux fantôme.

Ils se lèvent tout abasourdis, mais ne voient rien. Une terreur folle s’empare de leur esprit ; ils croient avoir affaire au diable, et s’imaginent que leurs jours sont comptés. Au bout de quinze à vingt minutes, un ronflement se fait entendre en avant d’eux, et ils aperçoivent en même temps une énorme baleine qui fuyait, entraînant la barge à sa remorque. Elle venait respirer à la surface de la mer en lançant deux colonnes d’eau. Ils parcoururent ainsi une distance de 25 à 30 milles. En vue des côtes de la Gaspésie, la baleine, changeant de direction, abandonna la barge, à la grande satisfaction des pêcheurs, qui avaient peu goûté cette course nocturne.

Ceci peut s’expliquer par le fait que la baleine, plongeant verticalement, avait suivi le câble, et s’était, sans le vouloir, probablement accroché le grappin dans un de ses ailerons, ou dans ses barbes, et ne put s’en dégager qu’au moment où elle prit une direction inverse.

L’espèce de baleine appelée cachalot attaque les chaloupes quand elle est blessée. Elle plongera dans l’eau et reparaîtra sous la chaloupe la gueule tout grande ouverte, une mâchoire de chaque côté de la chaloupe. Alors il faut faire un saut ; la baleine croquera la chaloupe, mais il est rare qu’elle s’en prenne aux hommes. On distingue facilement le cachalot par sa tête monstrueuse, tout à fait disproportionnée du reste du corps. Quelquefois il faut abandonner les vaisseaux quand ils sont pris entre les glaces et les rivages. En 1873, 41 vaisseaux ont été ainsi abandonnés dans le voisinage de la Pointe Barrow, il n’en a été sauvé que 8 sur ces 41. L’année suivante 32 vaisseaux ont été écrasés dans les glaces.

L’usage du pétrole nuit beaucoup à l’industrie baleinière ; et maintenant on recherche la baleine surtout à cause des os.

Le capt. Fraser a souvent voyagé au nord et à l’est de la Pointe Barrow, qui se trouve dans le 73e degré de latitude. Il a atteint jusqu’à l’embouchure de la rivière McKenzie. Il croit à l’existence d’un passage arctique, et aurait pu y passer même, une fois, s’il l’eût voulu. Il avait avancé 30 milles plus loin que l’endroit où le capt. McLure avait abandonné son vaisseau gelé, et il y avait de l’eau tout autour. Il a souvent pris des baleines qui portaient des harpons anglais sur lesquels le nom du vaisseau se trouvait. Il aurait été impossible à ces baleines de faire le tour par le Cap-Horn, car elles ne vivent point dans l’eau chaude. Elles ont été blessées du côté de l’Atlantique et ont remonté le passage jusqu’au point où on les prenait.

Le capt. Fraser a souvent eu des rapports avec les Esquimaux qui sont de braves et honnêtes gens. En général, ils vivent confortablement, mais non pas dans le sens dont nous entendons le confort.

Quelquefois, quand la saison de pêche et de chasse est mauvaise, ils souffrent beaucoup. Il y a alors des villages entiers où les hommes et les chiens se meurent de faim. Les chiens, que les hommes mangeraient avec délices, ont alors le flair de s’éloigner des hommes jusqu’à ce que la faim les pousse à retourner, et alors les hommes sont trop faibles pour les tuer. Heureusement cela arrive bien rarement.

On rencontre toutes les nationalités dans ces lointains parages. Il y a des Grecs, des Portugais, des Français, des Anglais, des Suédois, et des Kanackars — ces derniers étant des habitants des îles du nord de l’océan Pacifique.

Avant de terminer, je désire résumer mes remarques touchant l’avenir des pêcheurs depuis Blanc-Sablon jusqu’à Mécatina.

La population établie sur cette partie de la côte est d’environ 500 personnes, dont 200 hommes. Elle se compose d’habitants venus de l’Île de Jersey, de Terreneuve, du Canada, de l’ancienne Acadie et de quelques Esquimaux.

Tous ces pêcheurs vivent sur les îles nombreuses qui bordent la côte, chaque îlot contenant une ou deux familles.

On est tout étonné de voir, en parcourant ce littoral, que des gens puissent consentir à y faire leur demeure. Inutile d’essayer d’y récolter quoi que ce soit ; rien ne vient, ni pommes de terre, ni légumes d’aucune espèce. Le poisson, le poisson seul est l’unique ressource de ces gens, et quand le poisson ne vient pas à leur propre porte, la pêche est manquée. Il fut un temps où, sans doute, ces endroits étaient d’excellents postes de pêche, et les premiers occupants en ont pris possession dans le but de les garder pour eux-mêmes. Plus tard, ils y amenèrent leurs familles et s’y établirent. La pêche fut leur unique occupation, de même que celle des nombreuses flottes de goëlettes qui visitent ces îles. Cependant, le poisson semble avoir déserté ces parages depuis quelques années. Sa disparition est-elle due à ce que ces poissons ont été pêchés jusqu’à épuisement ? On ne saurait trop le dire, car on peut attribuer ce fait à d’autres causes.

Le malheureux pêcheur, espérant pouvoir se rattraper d’une année à l’autre, est devenu de plus en plus pauvre. L’usage constant des mêmes barges et des même rets a fini par les rendre presque hors de service, et l’on n’a pas les moyens de les remplacer. En différentes circonstances, le gouvernement leur a envoyé des secours qui ont été reçus avec reconnaissance ; les missionnaires, de leur côté, ont plus d’une fois partagé avec quelques-uns des pêcheurs leur dernier quart de farine, pour leur conserver la vie.

Le gouvernement de la province de Québec, désirant enfin faire quelque chose pour améliorer le sort des pêcheurs, me chargea de visiter la côte, de leur distribuer des provisions pour la dernière fois, et d’en ramener toutes les familles qui voudraient s’établir ailleurs.

Les fonds mis à ma disposition me permirent d’embarquer à bord du steamer une grande quantité de provisions, et tout en avertissant ces gens qu’ils ne devaient plus s’attendre à recevoir d’aide, je leur recommandai fortement d’abandonner la côte pour s’établir dans quelque endroit le long de la ligne du chemin de fer Intercolonial où l’ouvrage ne leur manquerait pas, et où ils pourraient cultiver la terre. Je laissai à chaque famille des vivres en quantité suffisante pour tout l’hiver, avec l’entente que ce secours était plutôt pour les aider à faire des épargnes pour pouvoir émigrer dans une autre partie plus favorisée du pays. J’étais prêt même à amener de suite aucune des familles qui témoigneraient le désir d’abandonner ces plages arides.

Je pensais bien, tout de même, que bien peu suivraient mon avis ; en effet, tous voulaient tenter un nouvel essai. Ils aiment ce genre de vie qu’ils mènent, malgré ses épreuves et ses dangers, et ils comptent sur leurs missionnaires pour les assister au besoin. Lorsqu’ils ont la chance de faire une pêche un peu avantageuse, ils se trouvent entièrement à la merci des commerçants, qui descendent en goëlette acheter leur poisson. Ceux-ci offrent généralement $2.50 à $2.60 le quart pour le hareng, $2.00 à $3.00 le 112 lbs. pour la morue, 30 à 40 centins par gallon pour l’huile. D’un autre côté, ils demandent $10 à $15 par quart pour de la farine commune et le reste en proportion.

Dernièrement encore, ces trafiquants, à l’exception de trois ou quatre, ont parcouru tout le district entre Mécatina et Blanc-Sablon, tellement il y avait peu de commerce à y faire.

L’hiver commence de bonne heure et finit tard, dans ces endroits, la neige et la glace, séjournant de huit à neuf mois, quoique cette région se trouve sous la même latitude que l’Angleterre.

Impossible, durant tout ce temps-là, de communiquer avec aucune partie du pays.

En hiver, ils font de longs voyages à travers les montagnes avec leurs cométiques, que traînent les chiens, en quête de sapins rabougris pour se chauffer.

Quant aux hôtels et aux auberges, il n’y en a nulle part, et le pauvre pêcheur, qui a le malheur de se trouver logé le long des routes, voit souvent sa maison envahie. On y exerce la plus grande hospitalité. On m’a dit qu’il n’y a rien d’extraordinaire d’y voir sept ou huit voyageurs, possédant de huit à neuf chiens chacun, dont les échos d’alentour répètent l’infernal vacarme.

Il y a, le long de la côte, beaucoup d’habitants qui sont très habiles à la pêche. Ils feraient bien mieux, suivant moi, d’établir leurs familles dans des localités où elles pourraient cultiver la terre, tandis qu’eux-mêmes, au lieu d’agir individuellement, se joindraient à des propriétaires de goëlettes et de seines, et suivraient la côte à la découverte du poisson, chaque homme devant partager dans les produits de la pêche. Par ce moyen, ces pauvres gens pourraient se procurer la farine sur le marché de Québec au prix de $5 à $7 le quart, au lieu de payer $10 à $15 ; de même qu’ils vendraient leur poisson de $4 à $5 et $6 au lieu de $2.60 à $2.80, et les autres effets, soit d’achat ou de vente, en proportion.

Ceci me semble le seul moyen pratique de faire la pêche avec profit sur la côte du Labrador, tant pour les pêcheurs associés que pour les commerçants eux-mêmes, car, en dépit des prix exorbitants auxquels ceux-ci vendent leurs marchandises, peu d’entre eux s’enrichissent, vu les avances qu’il leur faut faire ; et quand un pêcheur ne veut pas, ou ne peut pas payer, il faut que le commerçant se résigne à tout perdre.

Un fait qui m’étonne grandement, c’est que nos marchands de Québec n’aient pas songé à fréter des navires en société pour la pêche au Labrador. C’est pourtant ce que font les Américains qui en retirent de bons bénéfices. Vous voyez des centaines de Yankees qui font la pêche tout le long de la côte, mais cherchez en un seul qui consente à y demeurer.

Je suis heureux de voir que monsieur Saint-Cyr, ancien député, et conservateur du musée de l’Instruction Publique, dans un rapport qu’il vient de publier d’une exploration faite par lui sur la côte nord et dans le bas du fleuve en 1885, abonde dans les idées que j’émettais ainsi il y a plusieurs années. Il constate avec regret l’état précaire dans lequel se trouvent nos pêcheurs canadiens comparés aux étrangers. Ces derniers sont pourvus de meilleurs vaisseaux, et des appareils de pêche des plus perfectionnés.

« On paraît ignorer, dit-il, les avantages que l’on pourrait retirer de l’association des individus pour atteindre un but commun, en mettant à la disposition de la société de plus forts capitaux. L’exploitation de nos pêcheries, tant maritime que fluviale, semble être laissée à l’initiative privée. »

Un peu plus loin, en parlant de la pêche au marsouin, il ajoute : « Je ne saurais cependant passer outre sans exprimer le regret que les forces vives de la nation canadienne s’épuisent ainsi en vains efforts isolés, donnant des résultats à peine appréciables. En effet, les dépenses qu’occasionne une pêcherie exploitée par un seul individu, pour bateaux et ustensiles, sont trop considérables pour permettre au pêcheur de se les procurer de bonne qualité et en quantité suffisante. Une association peut seule encourir les frais nécessaires à une bonne exploitation de nos pêcheries. »

Il est d’avis que le gouvernement devrait donner tout l’encouragement possible à de puissantes compagnies, qui pourraient tenir tête aux compagnies actuelles, et donner aux pêcheurs pauvres une chance d’améliorer leur sort.

Entre Blanc-Sablon et Mécatina, distance d’une vingtaine de lieues, il y a au moins cent pêcheurs qui connaissent leur métier, et je ne crois pas qu’un seul soit propriétaire d’une goëlette. La conséquence est que quand il prend fantaisie au poisson de visiter cette partie du pays, ces pauvres gens, qui n’ont bien souvent que de vieilles barges et des seines en mauvais état, font la pêche tant bien que mal ; mais lorsque le poisson se tient au large, ou pousse une reconnaissance, comme cela arrive souvent, sur quelque endroit de la côte où ils pourraient donner après, ils n’y peuvent rien, et leur situation est bien pénible.

Je faisais remarquer toutes ces choses aux malheureux pêcheurs qui admettaient volontiers que j’avais raison. Quant à suivre mon avis, de laisser la côte pour s’établir ailleurs, on en reconnaissait bien l’urgence, mais je prévoyais que bien peu mettraient cette suggestion en pratique.

Ce fut au bruit de la fusillade et des hourras de Gaumond et de ses hommes, auxquels nous répondîmes, que le Napoléon iii mit sous vapeur le 21 au matin, du Grand Mécatina pour Natashquan, où nous arrivâmes le 22, après avoir couru neuf milles au large, pour nous tenir à une distance prudente des nombreux écueils bordant la côte.

Quel changement vous remarquez en arrivant à Natashquan ! Accoutumé depuis plusieurs semaines à ne voir que des rochers et des îles dénudées, j’éprouvai un véritable sentiment de plaisir en apercevant ce joli village de quarante et quelques maisons, peintes aux couleurs riantes, et le clocher d’une petite église.

Ici il y a des vaches, des cochons, etc, ainsi que du bois en abondance à proximité. J’appris avec regret que les patates avaient péri par la gelée le 24 août. La population à Natashquan est d’environ 300 âmes.

Le sol cependant n’est pas riche, ce n’est qu’une amélioration sur celui de la partie inférieure de la côte. Il se compose de sable mouvant que le vent soulève et fait poudrer de façon à former autour des habitations des amas semblables à nos bancs de neige l’hiver. On peut y cultiver des patates et quelques légumes, mais à la condition de couvrir le champ dès l’automne d’une épaisse couche de varech. Au printemps, après la plantation, il faut encore recourir au même procédé, lorsque le soleil est trop ardent, car ce sable est tellement sec, que les germes des patates y périraient sans cette précaution ; et comme les hommes sont partis pour la pêche dans ce temps là, ce sont les femmes qui font ce rude travail, au prix de bien pénibles difficultés.

Plusieurs capitaines à Nastahquan possèdent des goëlettes et emploient de vingt à vingt-cinq hommes. Ils suivent la côte, en passant au milieu des pêcheurs indigents entre Mécatina et Blanc-Sablon, faisant voile jusqu’à ce qu’ils rencontrent le poisson.

On se met alors en frais de pêcher, mais au moment où les préparatifs ont lieu, après avoir touché un banc de poissons, il arrive que ceux-ci prennent la fuite, et il faut que les goëlettes fassent encore 200 à 300 milles avant d’avoir la chance de rencontrer de nouveau le poisson. On comprend facilement que ces gens-là peuvent faire la pêche avec bien plus d’avantages que les pêcheurs des régions inférieures, qui ne possèdent pas de goëlettes, d’autant plus qu’ils peuvent vendre leur poisson sur le marché de Québec au plus haut prix, et y acheter ce dont ils ont besoin au plus bas chiffre. Je visitai plusieurs familles à Natashquan qui, non seulement ne manquaient de rien, mais vivaient fort à l’aise.

Cette population est composée en partie d’Acadiens et de Canadiens-Français. La compagnie de la Baie d’Hudson y possède un comptoir, et plusieurs autres commerçants sont aussi établis à cet endroit. Vu la perte de la récolte des patates, je laissai quelques quarts de blé d’Inde, que le révérend M. Auger, missionnaire, se chargea de distribuer.

Les pêcheurs qui ne s’étaient pas éloignés et avaient pêché sur la côte même, avaient assez bien réussi, mais ceux qui avaient gagné le large avaient fait une pêche abondante.

Il me fait peine d’apprendre que cette année, (1886) la pêche a complètement fait défaut, et que les habitants de Natashquan se trouvent dans un état critique ; quarante familles ont manifesté l’intention d’aller s’établir sur des terres, et prient, en ce moment, le gouvernement de les aider à accomplir ce projet.[1]

De Natashquan, nous levâmes l’ancre pour la Pointe aux Esquimaux, où sont établies un grand nombre de familles venant des Îles de la Madeleine, de l’ancienne Acadie, ou des paroisses françaises du long du fleuve.

Ces colons sont à la fois agriculteurs et pêcheurs ; ils ont des terres cultivables en arrière desquelles s’étendent des forêts, où ils font la chasse avec profit.

En face de la Pointe est un port excellent, abrité par le bois épais d’une île s’étendant en avant.

En débarquant, nous fûmes reçus par le révérend N. Pérusse, le missionnaire catholique de l’endroit, que je connaissais déjà. Ce village est plus considérable que celui de Natashquan, et comprend environ 500 âmes.

Je trouvai cet établissement dans un état florissant, et bien peu de secours furent requis. Les pêcheurs, qui possèdent plusieurs goëlettes, font la pêche en société, tandis que l’hiver, ils s’occupent de chasse et tendent des pièges. Je visitai une habitation où je constatai que déjà même à cette époque peu avancée de l’hiver, deux hommes avaient pris un renard noir, un renard argenté, trois renards roux et trois loutres, ce qui représentait déjà une valeur considérable.

La fourrure de ces animaux est très estimée et se vend fort cher. Une peau de renard argenté vaut de quarante à cinquante piastres, et celle du renard noir atteint quelquefois cent piastres, et, par une anomalie difficile à expliquer, la peau du renard roux n’est payée qu’une ou deux piastres.

Les ours ne sont pas aussi nombreux qu’autrefois sur la côte du Labrador ; l’ours blanc surtout s’y voit bien rarement. L’ours noir y est plus commun, et aime le voisinage des habitations, malgré les dangers qu’il y court, car les chasseurs lui font souvent payer de la vie les dégâts qu’il se plaît à causer à leurs cabanes en leur absence. La chair de cet animal est excellente, et sa peau, qui est d’une grande utilité dans ce climat rigoureux, a aussi son prix.

Dans ses notes de voyage sur la côte du Labrador M. l’abbé Ferland raconte « que trois jeunes gens qui passaient l’hiver ensemble, avaient laissé la cabane pour visiter les pièges tendus dans la forêt. En entrant au logis, ils furent étonnés de trouver la porte arrachée et jetée sur la neige. Ils crurent d’abord que quelque farceur de voisin était venu leur jouer un tour pendant leur absence. Dans la cabane, tout avait été bouleversé : le poêle et le tuyau étaient renversés ; l’armoire avait été vidée, et la provision de lard gaspillée ; le sac de farine n’y était plus, et avec lui avait disparu une tasse de fer-blanc, une paire de bottes et un paletot. Ce n’était plus un badinage ordinaire : il y avait vol avec circonstances aggravantes, car il ne restait plus de provisions ; il fallait découvrir le voleur. Tous trois se mettent en quête ; l’on cherche des pistes, on les trouve, et l’on reconnaît que deux ours de forte taille avait causé tout le dégât. Les voleurs avaient décampé, et ne purent être rejoints ; mais ils avaient laissé des preuves du délit. À peu de distance était le sac vide et déchiré ; un peu plus loin gisait la tasse broyée et portant l’empreinte de longues et fortes dents. Quant au paletot et aux bottes, les gaillards, probablement en voie de civilisation, avaient cru devoir les emporter, dans l’intérêt des mœurs. »

« Une autre fois un pêcheur avec sa femme et son petit enfant, habitait une cabane près de la mer. Sur le toit plat et peu élevé, séchait une provision de morue qu’il préparait soigneusement pour l’hiver. Par une nuit sombre, il reposait paisiblement, sans inquiétude au sujet des voleurs, lorsque le bruit d’un pas pesant sur la maison lui fit comprendre qu’on enlevait son poisson.

« Armé d’un fusil et suivi de sa femme, qui portait une chandelle allumée, il entr’ouvrit la porte pour reconnaître le voleur. Au même moment, effrayé par le bruit, un ours tombait du toit, et en culbutant, effleurait l’épaule du chasseur. Le pêcheur tombe tout épouvanté dans la maison en éteignant la lumière. Le mari et la femme hurlent de toutes leurs forces, et l’enfant joint ses cris aux leurs, chacun d’eux s’imagine que l’ours est enfermé dans l’appartement et croit déjà entendre broyer les os des autres. L’excès de la peur rétablit enfin la paix, la chandelle est rallumée et Willy s’aperçoit qu’ils ont eu une terreur panique, tout aussi bien que l’ours, qui s’est empressé de fuir. »

La chasse, très abondante autrefois sur toute la côte du Labrador, devient de plus en plus rare. Parmi les animaux sauvages, nous citerons le renne-caribou, l’ours noir et le blanc, le glouton, le loup, le renard, la martre, le loup-cervier, la loutre, le rat-musqué, et le lièvre.

Les oiseaux les plus remarquables sont : l’aigle, l’épervier, le faucon, le hibou, le corbeau, et différents oiseaux aquatiques ; nous remarquons encore la perdrix, la bécassine et le pigeon sauvage (tourte), qui a disparu, il est vrai, depuis plusieurs années, mais qu’on rencontrait fréquemment autrefois.

Quant aux arbres, nous rencontrons dans l’intérieur les espèces suivantes, qui sont les plus communes : le mélèze, le bouleau, le sapin, l’épinette noire et la blanche, le saule, le petit mérisier, le cormier et quelques arbustes fruitiers, tels que l’airelle, l’atocas et la camarine.

Les rivières de la Pointe aux Esquimaux et des environs abondent en saumons et en truites de mer, et le chasseur, en quête de gibier, revient rarement bredouille. De fait, je ne connais pas d’endroit où l’amateur de sport, soit seul ou avec sa famille, puisse passer la saison de l’été d’une manière plus agréable qu’à la Pointe aux Esquimaux.

J’aurais aimé y séjourner plus longtemps, lors de ce voyage ; et ce fut avec regret, après une visite de quelques heures, que je m’embarquai de nouveau, en route cette fois pour Québec que je revoyais le dimanche du 25 octobre, après une absence de près de cinq semaines.

246 personnes avaient été mises à l’abri du besoin. 300 quarts de farine, du blé d’Inde, des pois, de même que des vêtements, de la poudre et du plomb avaient été distribués parmi les habitants d’environ trente postes de pêche. Enfin, j’éprouvais un sentiment de bonheur en pensant que cet hiver-là, personne ne manquerait du nécessaire.



  1. Quelques semaines plus tard, en septembre dernier, le steamer Napoléon iii ramenait ces familles qui se sont établies dans le comté de Beauce.