En prenant le thé/Voici l’hiver !

Achille Faure (p. 211-220).

VOICI L’HIVER !



Devant nous, l’avenue se jonchait de feuilles mortes ; l’air était frais et pur, le ciel bleu et limpide. Le vent nous apportait, à travers son bruissement dans les arbres à moitié dépouillés, les bruits lointains de la campagne, et lentement, — une à une, — comme à regret, — les feuilles rougeâtres et dorées se détachaient, et tombaient avec un balancement paresseux. C’était comme un tapis aux riches couleurs qui s’étalait devant nos yeux.

L’enfant, de ses pas mal assurés, courait, en poussant de petits cris aigus, vers chaque feuille qui rasait le sol, et c’était, à chaque nouvelle feuille tombée, des hésitations et des exclamations de bonheur.

Ses petites mains, rougies par l’air vif, se tendaient en avant pendant qu’il courait, et de temps en temps, tout à son plaisir, il venait se jeter dans nos jambes.

La mère, assise près de mon fauteuil, suivait des yeux les mouvements du chéri, prête à s’élancer à la moindre alarme.

À chaque geste mignon de son fils, à chaque exclamation joyeuse, elle tournait vers moi son visage rayonnant, et ses grands yeux tout souriants semblaient me dire :

— N’est-ce pas, grand-père, que j’ai le droit d’être fière de votre petit-fils ?

Que de bonheur dans ce muet regard !

Après quelques instants passés ainsi :

— Ne sens-tu pas trop de fraîcheur, bon père ? me demanda-t-elle en se penchant vers moi ; veux-tu rentrer ? L’enfant jouera tout aussi bien au salon, va… il ne faut pas rester pour lui.

Elle s’était levée en disant cela, et pressait ma main pâle et amaigrie dans ses mains fraîches et potelées.

— Non, certes, chère enfant, lui répondis-je, il fait très bon ici, et ces derniers rayons de soleil valent cent fois mieux pour moi que tous les feux possibles ; et puis… ajoutai-je en lui montrant du regard l’enfant qui allait et venait en jouant, et puis, j’aime tant à suivre ses jeux ! — J’oublie mes cheveux blancs, alors, et je te revois à cet âge.

Elle rapprocha sa tête de mon épaule, et ses yeux me remerciaient d’avance. Elle savait si bien combien je l’aimais.

—…Tu étais si gentille, ma fille chérie, dans ta petite robe blanche, avec tes longs cheveux blonds en boucles sur ton cou, et tes petites mains d’une si adorable maladresse.

Nous avions alors tant de bonheur à suivre tes jeux, et c’est un peu toi, vois-tu, mon enfant, que je revois dans ton chéri.

Comme c’est bon, n’est-ce pas, de surveiller les premiers jeux de son bébé !

Quelle joie de le voir sourire, et quelle douleur de le voir pleurer !

Oh ! j’ai passé par là, moi aussi, mignonne ; va, n’aie pas honte de ce bonheur-là, tout naïf qu’il est ! — je sais ce que c’est, et j’y trouve un regain de mon bonheur passé, c’est ma jeunesse de la Saint-Martin.

— Bon père, interrompait-elle.

Et ses yeux se mouillaient de larmes, quand elle voyait ma pauvre tête branlante.

— … N’est-ce pas que c’est bon d’aimer son enfant ? Si tu savais quel bonheur ce fut pour nous de surprendre ton premier sourire et de diriger tes premiers pas !

Ta bonne mère, accroupie devant toi, te faisait, de ses deux bras allongés, un double soutien ; quand tu avais fait un petit progrès, quand au lieu de deux, tu avais marché trois pas, elle m’appelait pour venir voir, et comme deux grands enfants, — mais deux enfants heureux, — nous nous asseyions par terre pour te mieux voir.

Je me souviens des douces et bonnes heures que je passai à t’apprendre à bégayer : Maman. — Tu ne pouvais pas, mignonne ; mais je le désirais tant, que je parvins à te le faire dire.

Ce fut, cette année-là, le bouquet de fête de ta bonne mère.

Tu nous as, du reste, rendu au centuple, chère petite, toute l’affection que nous avons pour toi, et si ce n’était que l’hiver approche, — le mien comme celui de la nature, — je ne t’ennuierais pas de mon radotage de vieillard.

Que veux-tu ? les souvenirs d’un grand-père sont un peu comme les rayons du soleil couchant : — ils font beaucoup d’effet, mais ils ne réchauffent plus personne ; la chaleur n’y est plus. — C’est tout au plus bon à rappeler ce qu’il fut autrefois.

Et quand je n’y serai plus….. je veux que tu puisses te dire quelquefois en pensant à ton bon vieux père :

— Il m’a bien aimée.

Et qu’une bonne grosse larme, — comme à présent, — coule de temps en temps sur ta joue.

Ça fait du bien, vois-tu, au moment de s’en aller, de penser qu’on laisse derrière soi un regret, et que la place qu’on quitte ne saurait être prise…

— Tu as de vilaines idées, père, me dit-elle en se levant et en m’embrassant. — Prends mon bras, et rentrons au salon, je vais te jouer un de tes airs favoris. C’est cette vilaine chute des feuilles qui te rend triste… — Je suis forte, va, ne crains pas de peser sur mon bras.

Et tournant un peu la tête tout en marchant :

— Henri ! Henri ! appela-t-elle.

Puis, son fils d’un côté et moi de l’autre, elle se dirigea vers la maison.

Pourquoi vous ai-je raconté tout cela ? Pourquoi ai-je cherché à me souvenir de cette conversation ? Je ne le saurais dire.

Pourquoi l’âme aime-t-elle à ne pas perdre l’impression d’un dernier bonheur ? Et pourquoi le cœur cherche-t-il à renouveler sans cesse le souvenir d’un chagrin profond ?

Le lendemain, l’enfant se mit au lit.

Il toussait.

Huit jours après, je vis ma pauvre fille pleurer sa plus grande douleur.

Et moi, dont la vie inutile était remplie, qui avais usé toutes les joies comme tous les bonheurs, je restais là, anéanti, usurpant dans la famille la chère place du pauvre petit être.

Peu à peu, les rangs s’éclaircissaient autour de moi.

De tous les cœurs qui avaient battu tout jeunes à l’unisson du mien, combien en restait-il encore pour comprendre ma douleur ?…

J’étais seul.

Mais, je m’arrête, ma pauvre tête se perd…

Quel triste emploi cependant de mes dernières forces ! Est-ce bien là la justice de la Providence, et mes derniers pas devaient-ils servir à conduire là tout ce que j’aimais… et deux fois dans la même année ?

Pauvre fille, qu’elle a dû souffrir !…

La dernière fois que j’entrai dans sa chambre, elle se dressa sur son séant ; ses yeux grands ouverts me regardaient sans me voir, et de sa voix qui éclatait comme un cuivre :

— Père, me disait-elle, il a si froid… là-bas — j’irai le réchauffer — je suis sûre qu’il grelotte, n’est-ce pas ?

Et comme je baissais la tête pour cacher mes larmes :

— Tu le vois, tu penses, comme moi, qu’il a froid, puisque tu pleures. Tu l’aimais bien, toi, je le savais… Et moi donc !

Sa voix, pour un instant, redevenait plus calme.

— Te souviens-tu de ce soir où nous étions dans l’avenue des tilleuls ? — Il jouait dans les feuilles mortes, et tu me racontais mon enfance. — Tu comprends, père, n’est-ce pas, tu comprends que je te parle de lui ?

Si je pouvais pleurer seulement !

Aurais-tu pu pleurer, toi, père, si j’étais morte ?

Moi, je ne peux pas ; tu sais pourtant que je l’aimais bien, dis !

Et la pauvre femme, dans son délire, répétait les mots favoris de l’enfant.

Pauvre enfant ! Qu’elle a dû souffrir !

Que lui dire pour la consoler ? — L’affreuse douleur qui l’accablait, je la sentais s’approcher de moi : je la voyais, la pauvre mère, s’épuiser, s’affaiblir d’instants en instants.

Douleur contre nature, erreur de la Providence, appelez cela comme vous voudrez, mais c’est hor rible que l’enfant s’en aille avant le père !

La vieillesse est-elle donc si près de l’enfance, que la mort puisse se tromper de victime ?

L’hiver était venu autour de moi ; les feuilles tombées avaient laissé à nu le squelette dépouillé des grands arbres.

Le soleil pâle, de ses rayons sans force, éclairait ma promenade solitaire, et chaque fois que je parcourais l’allée des tilleuls, mon souvenir partait vers les absents, — les chers absents qui ne m’attendront pas longtemps.

Mon hiver est venu, à moi aussi, comme celui de la nature : je n’ai plus, pour me faire revivre, la gaieté d’un enfant ni les caresses d’une fille. Il fait froid dans mon cœur, comme au dehors.

Au lieu des souvenirs que je devais laisser dans leurs cœurs, ces chers êtres m’ont quitté les premiers, et c’est à peine si mon pauvre cœur brisé a la force de se souvenir quels ils étaient.

Leur âme à eux était jeune, charmante ; la vie leur souriait, tandis que moi…

— Pauvres enfants !

Mon Dieu !… La vieillesse est-elle donc si près de l’enfance, que la mort puisse se tromper de victime !