Les Éditions Paysana Ltée (p. 53-56).

ACCORD


Des jeunes veulent que j’te change, ma Gaillarde

Et que j’te change
pour une automobile !
C’est pourtant vrai.

S’imaginent-ils qu’ils seront plus heureux
quand ils t’auront pas devant les yeux ?

Ils ont pour leur dire
que ça va vite, une automobile.

Comme si avec toé on restait en chemin !

J’me demande pourquoi c’te presse
qui les prend tout d’un coup.
Ç’a le corps plein d’plans,
c’est jeune, je comprends,
— ils vieilliront ben assez vite —

mais c’est pas une raison pour te jeter dehors
et pour me grèyer d’une machine.

On s’connaît ben, nous deux, hein ?
Si on s’connaît ben
depuis tant de temps qu’on vit ensemble !

J’pense à la fois
quand le p’tit est né
et qu’on était d’cérémonie.
Ah ! cré bateau !
on était faraud
pas rien qu’un peu
sur la concorde du dimanche.
Même les voisins nous regardaient aller
comme si on avait été
des étrangers.
S’il y avait eu moyen, t’aurais ri
d’les voir s’tortiller de jalousie.

Et quand la femme a été malade, là !
— j’pensais quasiment qu’elle en reviendrait pas —
on en a passé une vraie nuitée
c’te nuit-là, nous deux !
Avec ton cœur de cheval,
t’avais compris ça, toé,

qu’il fallait marcher ?
Au grand galop, tu t’en allais,
sur le chemin à moitié balisé,
quérir le docteur et le prêtre.

Et la fois de la fois qu’on a calé,
non, mais !
si on a rasé d’y rester !

Puis quand le vieux a trépassé,
qui c’est qui est allé le r’mener,
si c’est pas encore moé pis toé,
Gaillarde ?

Quand j’y pense
et que j’y repense,
j’aime autant pas y penser.

Ouais ! Ils veulent que j’te change
pour une automobile.

Tu m’coûtes pas cher,
t’as pas d’licence
ni d’exigences :
un peu d’avoine et t’es réparée.
T’aimes pas les bebelles comme une auto.
Rien qu’un p’tit chapeau de paille

avec les oreilles qui dépassent,
l’été,
des grelots en masse,
l’hiver,
c’est assez pour toé.

Crever à tout bout de champ,
toé, comme une auto ?
T’as ben trop de cœur.
Quand t’as plus de souffle,
t’en trouves encore.

Nous deux, Gaillarde,
on crèvera
une fois pour toutes.
Mais pas de sitôt.

T’changer pour une auto ?

Jamais de la vie !
J’te changerais pas pour ben du monde,
et encore moins pour une machine.